Littérature et caricature du XIXe au XXIe siècles – Introduction
1La littérature et la caricature commencent à entretenir des relations fortes au XIXe siècle, lorsque écrivains et caricaturistes collaborent en France dès le début des années 1830 au sein de journaux satiriques illustrés comme La Silhouette1, La Caricature, désigné en sous-titre comme « journal rédigé par une société d’artistes et de gens de lettres2 » ou Le Charivari3. Après l’interdiction de la caricature politique en septembre 1835, ils travaillent ensemble à la réalisation de livres satiriques illustrés comme les « physiologies4 », spécialité de l’éditeur Aubert, qui cultivent les calembours et la blague5 sous couvert de références aux savoirs médicaux et naturalistes6, ou de projets éditoriaux plus importants comme Les Scènes de la vie privée et publique des animaux, éditées par Hetzel par livraisons puis en deux volumes entre 1840 et 1842, auxquelles participent Balzac, Nodier, George Sand et le caricaturiste Grandville. Dans ces journaux et recueils, la collaboration des romanciers et des caricaturistes crée une véritable émulation, qui apparaît par exemple dans l’intitulé des rubriques des articles de La Caricature dès 1831 : « Caricatures », « Fantaisies », « Croquis », « Charges », « Pochades ». Devant les succès des caricatures, les écrivains sont incités à redoubler de génie comique et de fantaisie. Dans le prospectus du journal La Caricature écrit par Balzac le 1er octobre 18307, l’écrivain commence en effet par constater le nouveau « pouvoir » de la caricature, qui a été démontré selon l’auteur pendant les journées révolutionnaires de Juillet 1830. Il écrit : « En France, comme en Angleterre, la caricature est devenue un pouvoir. [...] Notre dernière révolution a prouvé toute l’importance du crayon de nos dessinateurs. » Pour cet auteur qui a le culte de l’ énergie et qui estime que les artistes et les intellectuels doivent constituer une puissance propre, à côté de la puissance de l’argent et de celle de l’aristocratie, ce « pouvoir » de la caricature est une qualité enviable. Comme Balzac, les écrivains du XIXe siècle reconnaissent ce nouveau pouvoir politique, moral et esthétique de la caricature. Stendhal, dans La Chartreuse de Parme, raconte par exemple comment une caricature de Gros a ouvert les yeux des Milanais sur les iniquités de l’Ancien Régime et les a conduits à accueillir les soldats napoléoniens en libérateurs8. Dans « Quelques caricaturistes français », Baudelaire souligne quant à lui le pouvoir « tyrannique » de la poire représentant Louis-Philippe dans les journaux satiriques des années 18309 et présente cette métaphore visuelle, qu’il attribue à Daumier, comme un « argot plastique10 ». La caricature a, pour ces auteurs, le pouvoir de transmettre des idées et des émotions avec une force singulière. Elle renouvelle, en outre, les codes de l’écriture elle-même en inventant un art expressif et vivant de la légende. Dans la monographie qu’ils lui ont consacrée, les Goncourt louaient en effet Gavarni tant pour ses lithographies que pour ses légendes, tellement prisées qu’elles avaient été publiées en recueil en 1868 dans Masques et visages11:
L’artiste mettra au bas de ses dessins toutes les phrases, les ironies, les blagues du dix-neuvième siècle. Et ce ne sera pas le moindre des étonnements de la postérité que tous ces tableaux soient des tableaux parlants, que toutes ces images aient une langue et une voix, et que le miracle soit renouvelé au bas de ses lithographies des paroles dégelées dans l’air, au dire du curé de Meudon12.
2Les deux écrivains discernent ici, dans l’imbrication de la légende et de l’image, l’émergence d’un nouveau mode d’expression mixte, tout à la fois visuel et verbal. De même, les légendes des lithographies de Daumier, souvent dialoguées, sont confiées à des « faiseurs de légendes » issus du monde du vaudeville.
3Les écrivains des années 1830 revendiquent dans leurs œuvres la même énergie ou la même verve que ces images et leurs légendes13. Dans le prospectus du journal La Caricature, Balzac affirme en effet qu’il existe une littérature capable de répondre au titre de « caricature » et d’être l’équivalent verbal de la caricature visuelle. Il écrit :
N’est-ce pas une idée heureuse que d’avoir deviné qu’il y avait à Paris une littérature spéciale dont les créations pouvaient correspondre aux folies de nos dessinateurs ? La Charge, car nous nous permettrons ici ce mot technique des ateliers, la charge que Charles Nodier a faite des divers styles dans les Questions de littérature légale ; les Contes fantastiques par lesquels Hoffmann s’est moqué de certaines idées, les peintures de mœurs parisiennes, arabesques délicates dont les journaux sont souvent ornés, nous ont suggéré de réunir des caricatures écrites à des caricatures lithographiées.
4Le parallèle établi par Balzac confère à une littérature « spéciale » et contemporaine les mêmes qualités de comique, de fantaisie et de vérité que la caricature visuelle, tout en soulignant leur agencement commun sur le support partagé de la livraison du journal.
5Depuis une vingtaine d’années, les relations entre la littérature et les « imageries » du XIXe siècle, pour reprendre le terme de Philipe Hamon14, ont été beaucoup étudiées par les littéraires, comme par les historiens de l’art et de la gravure, de plus en plus intéressés par l’étude de la culture visuelle (« visual culture ») et la question de l’intermédialité. L’importance, en effet, des images divulguées par la presse, les livres illustrés, les almanachs, les panoramas textuels15, les keepsakes, les affiches, qui s’entremêlent dans l’imaginaire et le projet esthétique des écrivains a bien été montrée, que ce soit lors de colloques tels que L’Œil de Victor Hugo16, Balzac et l’image17(repris en numéro spécial de L’Année balzacienne, 2004/1, n°5) ou, plus récemment, lors du Congrès de la Société des Études Romantiques et Dix-neuviémistes L’Œil du XIXe siècle qui a eu lieu en mars 2018 et dont les actes ont été publiés sur le site de la SERD18. Plusieurs colloques d’historiens de l’art ont également abordé la question de la caricature19, et c’est dans leur continuité qu’a été organisée, à l’initiative d’Amélie de Chaisemartin, la journée d’étude interdisciplinaire et interuniversitaire du 5 février 2020 Littérature et caricature du XIXe au XXIe siècle qui s’est tenue à la Maison de la recherche de Sorbonne Université, et dont les actes sont ici réunis20. En choisissant comme objet les relations entre littérature et caricature, cette journée s’est proposé d’étudier plus particulièrement la manière dont l’image caricaturale, avec ses caractéristiques propres et la puissance que lui reconnaissent les auteurs dès son apparition dans la presse, sollicite la littérature, la provoque et devient un modèle de représentation du monde avec lequel la littérature cherche à rivaliser.
6La caricature a eu, au cours du temps, des définitions plus ou moins restreintes. Son langage codifié s’est formé à partir de procédés expressifs plutôt que mimétiques, – la déformation, la schématisation, l’animalisation... –, et recourt aux conventions de la pathognomonie et de la physiognomonie. Comme l’ont montré les historiens de la caricature21 (et notamment Laurent Baridon et Martial Guédron22), alors que dans l’Italie renaissante et baroque la caricature désigne essentiellement un portrait physique chargé, qui accentue les défauts de l’individu représenté, au XVIIIe siècle, le terme est également employé pour désigner des caricatures de mœurs, comme les gravures de Hogarth, dans lesquelles le corps des personnages n’est pas nécessairement chargé, tandis que la référence théâtrale se renforce23. Au XIXe siècle, la caricature, dont la portée est politique ou sociale, et parfois l’une et l’autre24, a un emploi très étendu et désigne aussi bien des portraits-charges et des scènes satiriques que des scènes de genre et des créations de « fantaisies ». La caricature n’a pas alors nécessairement de but satirique clair, comme le montre la multiplicité des interprétations de la gravure de Grandville Mœurs aquatiques : Un rapt proposées par Balzac dans le journal La Silhouette, et la caricature ne peut donc pas être définie comme une image satirique au sens strict25. Elle se distingue cependant des autres images par une tonalité humoristique ou amusante. Au XIXe siècle, la caricature ne vise en effet pas, ou pas seulement, à informer et critiquer, mais à divertir26. Dans les scènes de genre, la reconnaissance de scènes familières amuse les spectateurs, et la folie et l’étrangeté des créations de « fantaisies » peuvent également surprendre et faire sourire. La caricature ne peut en outre être réduite au dessin ou à la gravure. Au XIXe siècle, les caricaturistes Dantan et Daumier créent en effet des sculptures caricaturales, dont l’intention est explicitement satirique27. À la fin du XXe siècle, Alain Duverne dessine et fait réaliser des marionnettes politiques satiriques qui seront utilisées dans des émissions comme « Les Guignols de l’info ». Au XXIe siècle, Bansky peint, à l’aide de pochoirs, des scènes et des symboles satiriques sur les murs de villes anglaises, françaises ou palestiniennes. Si les gravures de Grandville, les marionnettes de Duverne et les pochoirs de Bansky ont un médium différent, elles ont cependant en commun une dimension visuelle – ce sont des « images » – et satirique (ou humoristique) et peuvent ainsi entrer dans la dénomination commune de « caricature ».
7La puissance de la caricature peut être liée à l’efficacité de son trait, à l’intensité, parfois violente, de la charge, à sa liberté d’invention métaphorique, ou à sa force de vérité. Elle est aussi le fruit de sa très grande diffusion dans les médias. Au XIXe siècle, la « civilisation du journal28 » accompagne l’essor du rire moderne29. Depuis la première moitié du siècle, en effet, l’invention de la lithographie et de la gravure sur bois de bout a fait entrer le dessin, et la caricature en particulier, dans l’ère de la reproductibilité. Le glissement de la caricature au dessin d’humour accompagne ensuite l’entrée de l’image satirique politique dans la culture de masse dans la seconde moitié du siècle30. Du XIXe au XXIe siècle, les caricatures sont ainsi diffusées dans de nombreux journaux satiriques illustrés, depuis La Caricature et Le Charivari de Philipon jusqu’à Charlie Hebdo, fondé en 1970, en passant par Le Canard enchaîné, fondé en 1915. À la fin du XXe siècle, l’image satirique est diffusée par un autre média de masse, la télévision, qui accueille, par exemple, des marionnettes satiriques dans les émissions « Le Bébête Show » ou « Les guignols de l’info ». Au XXIe siècle, la diffusion numérique de la presse sur Internet et la naissance des réseaux sociaux démultiplient encore la diffusion des images satiriques et donnent naissance à de nouveaux types d’images caricaturales, comme le photomontage numérique ou le morphing, signalés par Laurent Baridon et Martial Guédron dans la conclusion de leur histoire de la caricature.
8Il nous a ainsi semblé intéressant d’étudier les relations entre littérature et caricature pendant trois siècles de large diffusion et de force d’impression de l’image satirique. Les relations entre littérature et caricature ont, en effet, été beaucoup moins étudiées au XXe et au XXIe siècles, alors même que les polémiques autour des caricatures de Mahomet et les attentats contre Charlie Hebdo ou, tout récemment, contre le professeur Samuel Paty, sollicitent un regain d’intérêt pour les caricatures dans de nombreuses disciplines, comme l’ethnologie, la théologie, la science politique et montrent toute la force symbolique des caricatures au XXIe siècle. Dans le numéro 4 de la revue Perspective de l’année 2009, Bertrand Tillier a montré que, si les caricatures des XXe siècle et XXIe siècles ont souvent été considérées comme des « documents » historiques plus que comme des objets esthétiques, les historiens d’art s’intéressaient de plus en plus à la dimension formelle de la caricature, et, en particulier, à l’exploitation par les artistes d’avant-garde de ce qu’il appelle le « caricatural », qui pourrait être mis en lien avec les formes contemporaines de la littérature31. La mise en évidence récente de l’importance de la satire socio-politique dans la littérature contemporaine lors d’une journée d’étude sur « la veine satirique de la littérature contemporaine » organisée en novembre 2018 à l’Université de Namur, invite en effet à étudier les relations entre la littérature des XXe et XXIe siècles et la caricature ou le « caricatural ».
9Comment la littérature s’empare-t-elle de ce nouveau « pouvoir », pour reprendre le terme de Balzac, que constitue la caricature ? Est-ce par un renouvellement de son langage, qui chercherait à imiter l’énergie comique et vitale de la caricature visuelle, ou par un changement de paradigme esthétique, qui consiste à placer le « vrai » et la vie au dessus du beau ? Ou est-ce enfin en intégrant plus directement la caricature visuelle à sa pratique, comme dans l’œuvre des « écrivains dessinateurs », de plus en plus nombreux au XIXe siècle ?
Les équivalents littéraires de la caricature
10La « caricature écrite » définie par Balzac dans son prospectus est présentée comme un nouveau type d’écriture, propre au XIXe siècle, et lié à la « civilisation du rire », pour reprendre un terme d’Alain Vaillant32. L’un des buts de cette journée est donc d’abord d’étudier ce que peut signifier l’expression de « caricature verbale » : cette expression a-t-elle un sens propre ou est-ce une simple métaphore pour remettre au goût du jour des genres littéraires plus anciens comme la satire ou le pamphlet ? Bernard Vouilloux montre ainsi la nature essentiellement « mixte », graphique et littéraire, de la caricature au XIXe siècle et propose un parcours de son « champ » qui en définit les différentes formes, tant visuelles que verbales. Sophie Vanden Abeele-Marchal étudie également l’influence de la caricature sur l’écriture au XIXe siècle, et, en particulier, sur la littérature du « désenchantement » à travers le roman Stello de Vigny. Elle montre que les caricatures anglaises offrent au romancier les moyens de représentation d’un monde en crise. Ji Eun Hong analyse, quant à elle, la manière dont, grâce à un art littéraire de la caricature, Gautier met en échec les représentations des étrangers véhiculées par la littérature panoramique. Chez Vigny comme chez Gautier, la caricature permet en effet à la littérature d’échapper à tout esprit de sérieux et constitue le modèle d’une écriture du paradoxe. Guillaume Métayer s’interroge, enfin, sur les relations entre l’œuvre polémique et satirique d’Anatole France et l’art de la caricature pour montrer l’originalité de la caricature verbale francienne.
La caricature et le réel
11Un autre défi lancé par la caricature à la littérature est, avant l’invention et la diffusion de la photographie avec laquelle se nouent des liens33 celui de la reproduction du réel et de la vie moderne. Les croquis de mœurs, les scènes de la vie parisienne ou les galeries de types ou de portraits-charges34, ont en effet souvent été présentés, dans les journaux du XIXe siècle, comme de véritables miroirs de leurs contemporains, et ont été perçus comme tels par les écrivains contemporains. Dans son article « Quelques caricaturistes français », Baudelaire écrit à propos de Carle Vernet : « les images triviales, les croquis de la foule et de la rue, les caricatures, sont souvent le miroir le plus fidèle de la vie35 ». Il loue le don d’observation des caricaturistes et leur capacité à être fidèle à la nature humaine. Les Goncourt, qui parsèment leur journal de « Gavarniana », louent ce même talent chez Gavarni dans la monographie qu’ils lui ont consacrée36, appréciant autant son « faire » de dessinateur « d’après nature37 » que la « sténographie de la langue parlée et causée38 » de ses légendes. La caricature a pu être ainsi, pour la littérature du XIXe siècle, et peut-être aussi des siècles suivants, un modèle de vérité et une injonction au réalisme, à la fois par l’image et par l’oralité de la légende.
12Et pourtant, comme le montre Alain Vaillant, les écrivains réalistes ont une relation paradoxale avec l’image caricaturale. Cette dernière est, en effet, un modèle qu’il faut à la fois imiter et dépasser, car les réalistes cherchent à restituer la réalité avec fidélité, sans la déformer. De la même façon, Michela Lo Feudo souligne que, si la caricature est un modèle incontestable dans la poétique romanesque de Champfleury, elle est associée à d’autres modèles artistiques « populaires39 », comme la chanson ou la faïence, dans lesquels Champfleury trouve la même force d’expressivité et de vérité du trait. C’est ainsi moins en tant qu’image satirique ou déformante que la caricature intéresse le romancier, qu’en tant que représentation expressive et vivante du réel. Cette incapacité de la caricature à restituer, seule, le réel avec exactitude, peut expliquer la place singulière qu’elle occupe dans l’œuvre écrite et graphique du jeune résistant Denis Guillon, déporté dans le camp de Dora. Anna Paola Bellini et Vincent Briand expliquent en effet que les caricatures dessinées par Denis Guillon pendant son internement en camp de concentration, conservées au Musée de la Résistance et de la Déportation de Besançon, ne seront jamais publiées ni exposées et n’ont laissé aucune trace dans son récit de témoignage illustré Matricule 51186.
Écrivain dessinateur et « dessinauteur »
13Dès la seconde moitié du XIXe siècle, alors que s’affirme le goût (et la collection) de l’autographe, les dessins de Hugo avaient été reproduits et réunis en albums, de même que ceux de Jules de Goncourt ; le critique Philippe Burty s’était intéressé à ces deux écrivains dessinateurs dans Maîtres et petits maitres40, tandis que le premier Salon Poil et plume, devait se tenir en 1891 au théâtre d’Application (La Bodinière)41. Le « catalogue littéraire » du Salon était préfacé par Emile Bergerat, qui défendait, contre la spécialité des talents, le droit d’être « omniartiste », tout en espérant que cette initiative « amusante » pourrait faire rire le public parisien : la liste des dessins exposés s’ouvrait sur le nom de Hugo, récemment panthéonisé, qui incarnait cette double pratique, et se poursuivait avec Gautier, Musset, Mérimée et Nerval, faisant la part belle à la génération romantique... Au XXe siècle, ce sont les maisons d’écrivains qui ont intégré les écrivains-dessinateurs au « musée de la littérature » appelé à exister par Paul Valéry en 1937, par exemple lorsque la Maison de Balzac en présenta deux collections particulières en 198442. Dans La Revue de l’art, en 1979, un éditorial « Musées et expositions de la littérature » à la mémoire de Julien Cain, qui avait porté avec Valéry le projet de « musée de la littérature » et l’avait soutenu par les expositions de la Bibliothèque nationale, introduisait un dossier sur « Les écrivains-dessinateurs », constitué d’un « Dictionnaire »sans précédent43 et introduit par une importante étude de Werner Hofmann44, l’auteur de La Caricature, de Léonard à Picasso45, qui distinguait symétriquement deux pratiques, celle des écrivains-dessinateurs, et celle des dessinateurs-écrivains.Pour Hofmann, le dessin d’écrivain, non sans écho avec son interprétation de la caricature, apparaissait comme une pratique tout à la fois marginale et expérimentale pour la sphère esthétique, un aiguillon de modernité graphique.
14L’intérêt des chercheurs en littérature pour l’œuvre graphique des écrivains, à commencer par Victor Hugo, s’est considérablement développé depuis une vingtaine d’années. À la suite des travaux initiés par Pierre Georgel46, les dessins grotesques de Victor Hugo et leurs liens avec son œuvre littéraire ont ainsi beaucoup été étudiés, depuis les manifestations du bicentenaire de sa mort en 198547 jusqu’à celles de sa naissance en 2002, qui ont donné lieu à de nombreuses expositions ainsi qu’à des colloques comme « Victor Hugo et les images48 », organisé en 1984 ou « L’œil de Victor Hugo », organisé à Orsay en 200249. Le dessin d’écrivain a aussi donné lieu à d’autres recherches, comme en témoignent le colloque « De la plume au pinceau », tenu à Valenciennes en 2004, – où Delphine Gleizes est intervenue sur Hugo50 –, ou celui organisé sous l’angle de la génétique par l’Institut des Textes et Manuscrits modernes (ITEM/CNRS-ENS) à l’Ecole normale supérieure en 2008, lié à l’exposition « L’Un pour l’autre. Les écrivains dessinent » de l’Institut Mémoires de l'Édition contemporaine (IMEC) à l’abbaye d’Ardennes51.
15Philippe Kaenel s’intéresse ici à une œuvre graphique d’écrivain moins connue, celle de Friedrich Dürrenmatt, conservée au Centre Dürrenmatt de Neuchâtel, dont fait partie la villa de l’auteur, devenue maison-musée. Philippe Kaenel montre l’importance de cette pratique – qu’il rapproche de celle du griffonnage chez Rodolphe Töpffer, l’inventeur de la « littérature en estampes » – dans l’œuvre de l’auteur : elle est à la fois la matrice de sa création, le théâtre de ses idées, et l’expression d’une forme d’engagement politique à distance. De manière symétrique, Laurent Baridon met en lumière l’œuvre littéraire d’un artiste surtout connu pour son œuvre graphique et caricaturale : Roland Topor. À travers l’étude d’un texte de Topor sur Grandville, Laurent Baridon montre comment Topor, en se plaçant sous la figure tutélaire de l’illustrateur du XIXe siècle, revendique le statut d’ « auteur » ou de « dessinauteur » et refuse ainsi que son œuvre soit réduite à la fonction d’illustration d’un autre texte. Ce texte à tonalité burlesque opère un brouillage entre les champs de la littérature et des arts visuels, et une remise en question carnavalesque de la séparation entre high and low52, grand genre et « mauvais genre53 ».