Le roman-feuilleton, un medium quarante-huitard ? Littérature, politique, morales et mémoires de la Deuxième République (1848-1852)
1Le 28 avril 1850, 127 812 voix portent le candidat démoc-soc de la Seine, le romancier-feuilletoniste à succès Eugène Sue — dont Les Mystères de Paris (1842-1843) avaient atteint les 60 000 exemplaires en deux ans sous la monarchie de Juillet1 —, sur les bancs de l’Assemblée nationale législative. Deux mois et demi plus tard, le 15 juillet 1850, la majorité de droite, celle du parti de l’Ordre, vote le timbre Riancey, présenté comme une mesure de haute moralité pour la littérature et le journalisme, un moyen d’atteindre les revenus littéraires des rois du roman-feuilleton et de limiter les transgressions politiques, sociales et morales de la littérature industrielle. Article 14 de la nouvelle loi sur la presse votée le 16 juillet 1850, entrant en vigueur le 1er août 1850, il taxe, d’un centime dans les départements de la Seine et de Seine-et-Oise2 et d’un demi-centime dans les autres départements, tout exemplaire d’un journal publiant un roman-feuilleton, dont une circulaire du ministère de l’Intérieur du 19 août 1850 offre une définition arbitraire et extensive : « on peut, dès à présent, poser en principe qu’un roman peut être renfermé dans un seul feuilleton, dans un seul numéro du journal, comme il peut faire la matière d’une série de publications3. » Les romans-feuilletons sont alors considérés comme « origines culturelles4 » de la révolution de Février 1848 et « révélateurs des processus d’exculturation des anciennes morales du Décalogue de la sphère publique à l’âge de la démocratie et du suffrage universel5 » dans la patrie de la Révolution française et de ses répliques de 1830 et de 1848. Morales littéraires — entendues comme les idées véhiculées par la littérature et les écrivains à propos de Dieu, de l’État, de la société et de la famille — et morales politiques — entendues comme les idées se rapportant à l’action et aux institutions politiques —, mœurs privées et mœurs publiques, sont jugées interdépendantes. Et cette question morale doit amener une action politique. Inquiet des ravages de la lecture auprès des éternels « mineurs » du xixe siècle, ouvriers, femmes et enfants, et faisant l’amalgame entre mise en scène de l’adultère, défense du divorce, apologie de l’insurrection et roman-feuilleton, le parti de l’Ordre s’est attaqué directement aux mœurs des romans-feuilletons en 1850, soutenu dans sa « politique littéraire6 » par l’Index romain7. Très rapidement le nombre de romans-feuilletons diminue. Pour autant cet effacement formel du roman-feuilleton est-il synonyme d’une dépolitisation de celui-ci et d’un désengagement de ses auteurs ? Selon les études littéraires de Paul Bénichou8, l’échec définitif du sacre et le désengagement de l’écrivain romantique datent justement de cette année 1850. Des romanciers comme Gustave Flaubert revendiquent, alors que se structure le champ littéraire depuis les années 1830, leur autonomie et leur indépendance dans la seconde moitié du xixe siècle, grâce à une rupture esthétique et éthique avec le lyrisme et la phraséologie de la littérature romantique9 que nourrit le « spleen » de Juin 1848, événement traumatique refoulé10. Ce désengagement et cette dépolitisation de la littérature au milieu du xixe siècle signeraient l’effacement du peuple et l’abandon de toute dialectique historique dans les romans historiques bourgeois, selon Georg Lukács11, et se traduiraient par la « trahison des clercs12 », le refus de prendre part aux luttes et aux débats politiques qui agitent la société, une posture moderne menant à une impasse sociale et littéraire, selon Jean-Paul Sartre et Roland Barthes13. Au-delà de ces débats philosophiques, littéraires et politiques sur la radicalité littéraire et politique de la geste romanesque et poétique d’un Gustave Flaubert et d’un Charles Baudelaire et sur le caractère « petit-bourgeois » et la nature lyrique des romans-feuilletons d’un Eugène Sue ou d’un Hippolyte Castille, il s’agit ici d’apprécier, à l’aide d’une approche quantitative et qualitative des romans-feuilletons parus dans les journaux politiques des départements de la Seine et de Seine-et-Oise sous la Deuxième République, l’extrême diversité littéraire et politique des romans-feuilletons et de leurs auteurs, et d’interroger la disparition du roman-feuilleton quarante-huitard, pour peu qu’il soit possible de le caractériser, afin de souligner le lien entre roman-feuilleton, politique et morale sous la Deuxième République, jalon essentiel dans l’établissement de la croyance dans le pouvoir du roman. Après avoir interrogé l’effacement du roman-feuilleton lors de l’avènement de la Deuxième République, attaqué à droite comme à gauche, je me demanderai si le roman-feuilleton peut être considéré encore comme un medium politique et, si oui, à quelles fins et par qui, et enfin j’analyserai la « rupture » de 1850.
I. « Le dernier souper du roman-feuilleton14 » : l’agonie du roman-feuilleton entre 1848 et 1850 ?
2Dès la naissance et tout au long de la Deuxième République, des critiques littéraires et des journalistes politiques dressent des nécrologies du roman-feuilleton. Cette disparition du roman-feuilleton serait due à une actualité politique brûlante mais aussi à l’engagement politique des romanciers-feuilletonistes, sur fond de crise de l’industrie littéraire. Pour autant, cet engagement concerne-t-il tous les auteurs de romans-feuilletons et freine-t-il réellement la publication ? Les chiffres viennent-ils confirmer ce constat répété ?
« Les révolutions […] un écueil pour la littérature frivole15 »
3Le jeune essayiste de La Liberté de penser Ernest Renan lie en 1849 effacement du roman-feuilleton et actualité révolutionnaire :
Que les révolutions et les craintes de l’avenir soient un écueil pour la littérature frivole […], cela se conçoit. Il y a des jours où s’amuser est un crime ou tout au moins une impossibilité. La niaise littérature des coteries et des salons […] est bien dépréciée par les terribles spectacles des guerres et des révolutions ; le roman-feuilletonperd beaucoup de son intérêt au bas des colonnes d’un journal qui offre le récit des combats de chaque jour […]. Tout le secret de la situation intellectuelle du temps où nous vivons est dans cette fatale vérité : Le travail intellectuel a été abaissé au rang des jouissances. Le jour des luttes sérieuses étant venu, les jouissances se sont trouvées insignifiantes et fades16.
4Le quotidien Le Journal des villes et des campagnes rend grâce quant à lui à la révolution de Février 1848 d’avoir banni à perpétuité la « littérature de ruelle et de préaux17 ». Quand l’actualité politique est intense, le roman-feuilleton doit ainsi être relégué au second plan. Le Journal des Débats, dont le rez-de-chaussée avait accueilli Les Mystères de Paris entre juin 1842 et octobre 1843, ne publie plus aucun roman-feuilleton après la mi-mars 1848. En mars paraissent dans les départements de la Seine et de Seine-et-Oise 28 nouveaux romans-feuilletons, en avril 19, en mai 33, en juin 22. Les premières élections législatives pourraient expliquer cette baisse du nombre de nouveaux romans-feuilletons en avril 1848. Par ailleurs aucun nouveau roman-feuilleton n’est paru dans un journal politique de la Seine et de Seine-et-Oise lors de l’invasion de l’Assemblée nationale, et un seul roman-feuilleton paraît lors des journées de Juin 1848 dans le département de la Seine18. Certains journaux, comme Le National, attendent la fin des élections présidentielles pour renouer avec le roman-feuilleton19. La Gazette de France a de son côté interrompu juste après la révolution de Février la publication du roman La Maison Dombey père de Charles Dickens et ne publie aucune fiction au bas du journal entre fin février 1848 et fin avril 1849.
5Beaucoup de journaux politiques promettent, dès que les questions politiques et sociales se feront moins pressantes, notamment après juin 1848 ou lors des vacances parlementaires, entre le 11 août et le 30 septembre 1849, que le roman-feuilleton, plus largement la littérature, apparaîtra ou réapparaîtra. Dans son mensuel Le Mois, Alexandre Dumas père avance que les grandes questions « qui préoccupaient tous les esprits » se résolvant peu à peu, c’est-à-dire surtout la question des ateliers nationaux, fermés le 21 juin et à l’origine immédiate des sanglantes journées de Juin 1848, « la littérature aura ses pages dans notre Revue » ; « nous ne nous contenterons pas de la politique20. »
6Parallèlement, lorsque la révolution de Février 1848 éclate, l’industrie littéraire est déjà en pleine crise — comme le secteur industriel et le secteur agricole dans leur ensemble depuis 1846. La révolution freine toutefois encore un peu plus l’industrie littéraire et trouble la fréquentation des théâtres. En 1848, la production annuelle de romans tombe à 153 alors qu’elle s’élevait à 282 en 1846 et remonte à 294 en 185021. Le bonapartiste Paul Dupont, dans son Histoire de l’imprimerie (1854), affirme que le retour de la confiance et la reprise des affaires de l’imprimerie et de la librairie ne viennent qu’après les événements de décembre 1851, qui effacent les derniers vestiges de la crise industrielle de 1848. Il indique que, pour 1848, le total des affaires de la librairie a diminué de 27% par rapport à l’année précédente22. Avant la révolution de 1848 et la crise de l’édition, l’éditeur Cadot débourse en moyenne 3 500 francs pour un volume de Dumas et Maquet ; après février 1848, 1 500 francs. Les romanciers Paul Féval et Xavier de Montépin, respectivement dans leurs quotidiens L’Avenir national et Le Canard, désespèrent, malgré les affiches placardées sur les murs parisiens, de l’indifférence du public, trop occupé par l’actualité politique, envers les romans : « Qu’a publié Dumas, depuis février, je vous prie ? Qu’ont publié Féval, George Sand, Sue et Balzac ? Qu’a publié tout ce qui écrit ? Rien23. »
Le « linceul de plomb de la politique24 »
7De plus, la liberté totale de la presse politique périodique et non périodique, décrétée en mars 1848 par le Gouvernement provisoire, se traduit par l’investissement de plus de 70 auteurs de romans-feuilletons dans le journalisme politique et la publication de pamphlets et de brochures politiques entre les 22 février 1848, début des journées révolutionnaires, et le 31 juillet 1850, veille de l’effectivité de la taxe sur le roman-feuilleton. De même, au moment où le Gouvernement provisoire, avec à sa tête le poète Alphonse de Lamartine, se met en place et où bientôt plus de neuf millions de Français doivent élire leurs représentants du peuple à l’Assemblée nationale, une quarantaine d’auteurs de romans-feuilletons expriment leur « désir de politique25 ». Déplorant, sur un mode humoristique, l’accaparement de Paul Féval par son journal politique Le Bon sens du peuple et plus largement le journalisme politique et les velléités de siéger à l’Assemblée nationale des romanciers-feuilletonistes, Le Canard de Xavier de Montépin s’interroge sur le devenir de la littérature :
Si tous les hommes littéraires désertent la plume de romancier pour les orages de la vie du Forum et du Sénat qu’adviendra-t-il de la littérature ?
[…]
Dites-nous ce que vont devenir les éditeurs, les journaux, les cabinets de lecture, et ces pauvres honnêtes gens qui se plaisent aux merveilleuses aventures de nos modernes héros de roman, alors que Dumas, Balzac, le marquis de Foudras, E. Sue et Cie, auront disparu dans le linceul de plomb de la politique26 ?
8Ainsi George Sand offre un unique roman dans la presse républicaine parisienne : La Petite Fadette, publié dans le journal saint-simonien Le Crédit, administré par le père Enfantin, entre le 1er décembre 1848 et le 31 janvier 184927. Dès le mois suivant, les décrets de mars 1848 abolissant le régime monarchique de la presse précédent et suspendant notamment le cautionnement, George Sand fonde La Cause du peuple28. Proche de certains de ses membres, elle est aussi sollicitée par le Gouvernement provisoire, rédige — anonymement — des éditoriaux du Bulletin de la République entre les 25 mars et 29 avril 1848 et des brochures populaires, les Paroles de Blaise Bonnin aux bons citoyens29. Entre février et juin 1848 ce sont près d’une cinquantaine de romanciers-journalistes30, œuvrant dans près d’une cinquantaine de journaux politiques, qui fréquentent la salle des Pas-Perdus31. Le bibliographe de la presse Eugène Hatin relève plus tard à propos de la presse de 1848 que tous ceux qui vivaient de leur plume se jettent alors dans le journalisme : « On vit Lamartine, Victor Hugo, Lamennais, Lacordaire, Dumas, Cavaignac, et même Ledru-Rollin, patronner, inspirer ou rédiger des journaux32. » En 1848, les hommes de lettres ont pu ainsi trouver un débouché nouveau dans l’activité de guides de l’opinion grâce à la liberté de la presse et la multiplication des journaux. Alors que l’état de siège, proclamé le 25 juin 1848, dure déjà depuis trois semaines, Le Pamphlet d’Amédée Achard indique qu’il « n’est pas un romancier, pas un conteur, pas un poète, qui n’est abandonné le roman, le conte ou le poème pour le Premier Paris, l’entrefilet et l’article de fond. Les journaux sont devenus les ateliers nationaux de la littérature33. » Paul Féval souligne aussi, dans son quotidien L’Avenir national,alors que l’état de siège dure depuis un mois et demi et que de nouveaux décrets sur la presse, rétablissant le cautionnement et établissant une liste des délits de la presse, viennent d’être votés, l’activité des journalistes-écrivains : Alphonse Karr est en train de rédiger un Premier-Paris sur la question du Schleswig, Joseph Méry prépare un travail sur l’impôt sur le revenu, Léon Gozlan écrit des entrefilets sur la question moldo-valaque et Théophile Gautier prépare des articles sur le crédit hypothécaire et commente les projets de lois financiers34. Des journaux politiques, non fondés par des romanciers-feuilletonistes, espèrent parallèlement augmenter leurs tirages en confiant leur rédaction politique à un « seigneur35 » du roman-feuilleton. Leur collaboration à la rédaction politique du journal s’annonce à grands renforts d’entrefilets, d’affiches sur les murs parisiens et de prospectus distribués. Ainsi La Liberté de Lepoitevin Saint-Alme est fière d’annoncer la collaboration d’Alexandre Dumas père dans un prospectus du 25 mars 1848 : « À partir de ce jour, la collaboration politique de M. Alexandre Dumas est acquise exclusivement au journal La Liberté36. » Un des propriétaires et administrateur de La Liberté est Armand Dutacq, ancien administrateur (1836-1841) du Siècle, journal qui avait pu se réjouir à l’époque du succès d’un des premiers romans-feuilletons d’Alexandre Dumas : Le Capitaine Paul37. La crise de l’industrie littéraire amène en effet des libraires, des éditeurs et des entrepreneurs de presse à investir plus massivement dans la presse politique en s’appuyant sur la popularité de romanciers-feuilletonistes devenus journalistes politiques. Abandonnant La Liberté le 25 mai 1848, Alexandre Dumas père devient rédacteur en chef politique de La France nouvelle à partir du 1er juin 1848, ce que ce dernier journal s’empresse d’afficher sur les murailles parisiennes38. La France nouvelle disparaissant le 24 juin suivant, c’est au tour de La Patrie de mettre en avant cette collaboration politique début juillet 1848. Quand ce n’est pas la direction politique du journal, c’est la collaboration politique d’un romancier-feuilletoniste connu qui est mise en avant. La Commune de Paris de Marie-Joseph Sobrier débute son cinquantième numéro du mercredi 26 avril 1848 par la liste de ses collaborateurs, parmi lesquels Eugène Sue et George Sand. Dans le même numéro, une lettre-article, « De la création de bataillons de travailleurs volontaires », est publiée avec une introduction mentionnant l’ami et collaborateur du journal : le citoyen Eugène Sue qui, malgré quelques lettres envoyées et publiées dans La Commune de Paris, offre en fait ici son seul article au journal. Quant à George Sand, elle n’y publie aussi qu’un seul article, sur « La question sociale39 ». George Sand et Eugène Sue n’en sont pas moins présentés comme membres du comité de rédaction politique du journal.
9Ainsi du 22 février 1848, début de la révolution, au 8 septembre 1848, date limite pour verser le cautionnement, 55 romanciers-journalistes collaborent à 56 journaux politiques. Du 8 septembre 1848 au 31 juillet 1849, 46 romanciers-journalistes collaborent à 32 journaux politiques. Du 1er août 1849 au 31 juillet 1850, période correspondant à un nouveau régime de presse (prorogation du cautionnement, allongement de la liste des délits), 41 romanciers-journalistes collaborent à 34 journaux politiques. Pas moins de 75 romanciers-journalistes collaborent à 82 journaux politiques de la révolution de Février 1848 à l’été 1850, ce qui représente plus de 15% de la presse politique périodique à l’échelle de Paris et plus de 10% à l’échelle nationale40, et une quarantaine de romanciers-journalistes ne cesse de collaborer, selon la loi des affinités électives, c’est-à-dire politiques, à une trentaine de journaux politiques, avant tout parisiens, entre février 1848 et juillet 1850. Parmi eux Paul Meurice, rédacteur en chef et gérant du journal hugolien L’Événement, de l’été 1848 à l’été 1851, qui n’offre aucun roman-feuilleton dans la presse politique parisienne sous la Deuxième République.
10Des romanciers-feuilletonistes peuvent aussi se consacrer au rôle de publiciste en tant que pamphlétaire et suspendre leur production romanesque. Ainsi aucun roman-feuilleton de Victor d’Arlincourt ne paraît dans les journaux politiques de la Seine et de Seine-et-Oise entre fin février 1848 et mi-avril 1849. Le romancier légitimiste, après avoir échoué dans l’Eure aux élections législatives d’avril 1848, appelle de ses vœux, dans Dieu le veut, publié après les journées de Juin 1848 et édité 64 fois entre 1848 et 1850, une restauration monarchique. Le pamphlet est saisi lors de la quatrième édition et vaut au héraut du comte de Chambord d’être appelé devant la Cour d’assises le 23 novembre 1848. Le Procureur général accuse le prophète contre-révolutionnaire d’avoir comparé la république à la peste, d’avoir eu le désir coupable de changer la forme du gouvernement et d’avoir commis un attentat contre la souveraineté du peuple41, tous crimes et délits commis par voie de presse condamnés par le décret du 11 août 1848. Cependant le pamphlétaire est acquitté, comme son imprimeur et son éditeur. Fort du retentissement médiatique et judiciaire de son pamphlet Dieu le veut à l’automne 1848, Victor d’Arlincourt se présente à nouveau en mai 1849 aux élections législatives, cette fois dans la Seine. Il met en avant sa qualité de publiciste, comme l’illustre une grande affiche jaune du Comité central de l’Union nationale de la Seine où son nom apparaît en sixième position sur les 28 candidats proposés42. Victor d’Arlincourt écrit alors au marquis de Pastoret : « Ma candidature a en ce moment de grandes chances de succès ; […] quel triomphe si Dieu le veut réussissait à Paris43 ! » Tandis qu’il échoue une nouvelle fois, L’Ère nouvelle se met à publier, du 14 avril au 23 mai 1849, son roman Les Fiancés de la mort.
11La prise de fonctions politiques officielles ou le simple « désir de politique » peut aussi ralentir voire suspendre la livraison des feuilletons par le romancier concerné. La publication des Mémoires de Don Juan de Félicien Mallefille, commencée dans La Presse le 21 août 1847, est ainsi interrompue le 11 mars 1848. Le romancier-feuilletoniste a mis en effet de côté son roman et son œuvre littéraire pour mieux se consacrer à l’avènement, à la défense et à la représentation de la République. Afin de veiller au respect des édifices publics, des propriétés privées et des lois, il est nommé par le Gouvernement provisoire gouverneur du château de Versailles entre les 25 et 29 février 1848. S’il ne parvient pas à être élu représentant du peuple en avril 1848 dans le département de Seine-et-Oise, il est néanmoins nommé par Jules Bastide — sur la recommandation du ministre des Finances et ami Charles Duclerc, républicain modéré auparavant sous-secrétaire d’État du ministre des Finances du Gouvernement provisoire, Louis Antoine Garnier-Pagès — chargé d’affaires à Lisbonne, autrement dit ambassadeur de France au Portugal, poste qu’il occupe du 8 juin 1848 au 27 mai 1849. En ce qui concerne Alexandre Dumas, qui effectue des tournées électorales entre avril et novembre 1848, dans les départements où il se présente, la Seine, la Seine-et-Oise et l’Yonne, La Presse attend plusieurs mois avant de poursuivre la publication de son cycle romanesque autour de la Révolution française, la tétralogie intitulée Mémoires d’un médecin. Entre le dernier feuilleton de Joseph Balsamo (22 janvier 1848) et le premier feuilleton du Collier de la Reine (29 décembre 1848), il s’écoule onze mois. Parallèlement Le Siècle interrompt Le Vicomte de Bragelonne entre avril et septembre 1848. Au-delà de ces quelques exemples ce sont en tout 35 auteurs de romans-feuilletons qui se présentent sous la Deuxième République dans 29 départements à des élections législatives se déroulant entre avril 1848 et avril 1850 — et même jusqu’à juillet 1851 avec une énième candidature malheureuse d’Auguste Luchet dans la Seine-et-Marne. En y ajoutant les auteurs de romans-feuilletons devenus gouverneurs de châteaux, commissaires de la République, secrétaires (de mairies, de commissions et de préfectures), sous-préfets, chanceliers de consulat, ambassadeurs, clubistes et délégués de comités électoraux, aspirant parfois aussi à siéger à l’Assemblée nationale, le nombre d’auteurs de romans-feuilletons exprimant un « désir de politique » s’élève à 4244.
Les seigneurs du roman-feuilleton
12Cependant, la centaine d’auteurs de romans-feuilletons devenus publicistes (journalistes politiques, essayistes et pamphlétaires) et/ou exprimant un « désir de politique » ne représente qu’un cinquième des auteurs de romans-feuilletons sous la Deuxième République, qui sont plus de 47045. Parmi ceux qui ne s’engagent pas dans les débats et les campagnes politiques, et qui par ailleurs ne politisent pas leurs romans-feuilletons, il existe des romanciers-feuilletonistes très prolifiques entre fin février 1848 et juillet 1850, à l’image de Marie Aycard (15 nouvelles), Alexandre Dumas fils et Eugène de Mirecourt (8 romans et nouvelles chacun) ou encore Henry Murger (7 romans et nouvelles).
13De plus certains n’ont pris que très ponctuellement la plume de journaliste politique, à l’image de Joseph Méry, qui publie en feuilleton durant cette période 9 romans et nouvelles. D’autres n’ont connu une intense activité journalistique que durant quelques mois, à l’image de Paul Féval, qui cesse son activité de journaliste politique début septembre 1848 — quatre jours avant que le cautionnement ne doive obligatoirement être versé46 — et qui offre aussi 9 romans-feuilletons durant cette période. De même peu d’auteurs de romans-feuilletons ont endossé des responsabilités politiques et parfois durant seulement quelques mois, à l’image du « buveur d’eau47 » Adrien Lelioux. Ce dernier devient commissaire de la République dans l’Aisne, après Février 1848, puis conseiller et secrétaire général à la préfecture du département, à partir de mai 1848, avant de renouer avec le roman-feuilleton dès après sa démission en octobre 1848. Un cheveu du Juif-Errant paraît le mois suivant dans Le Courrier de l’Aisne48.
14Enfin, l’activité de journaliste politique, de pamphlétaire ou de représentant du peuple, n’empêche pas de publier des romans au rez-de-chaussée des journaux. Arthur Ponroy, collaborateur du Pamphlet puis rédacteur en chef du Représentant de l’Indre, publie 7 romans-feuilletons entre l’été 1848 et l’été 1850. De même les deux « seigneurs » du roman-feuilleton Alexandre Dumas père et Eugène Sue sont parmi les romanciers-feuilletonistes les plus prolifiques entre février 1848 et juillet 1850. Le premier, candidat malheureux dans la Seine, la Seine-et-Oise, l’Yonne et la Guadeloupe entre avril 1848 et janvier 1850, devient rédacteur en chef de La Liberté, puis de La France nouvelle et enfin de La Patrie, entre mars et juillet 1848, et rédige son mensuel politique Le Mois de mars 1848 à l’été 185049. 12 romans-feuilletons signés de son nom n’en paraissent pas moins dans la presse politique parisienne. Le second distribue son Républicain des campagnes dans le Loiret à la veille des premières élections législatives, collabore, finance et soutient la presse démoc-soc (La Commune de Paris, La Démocratie pacifique, Les Veillées du peuple, Le Peuple de 1850) — en s’appuyant sur la Propagande démocratique et sociale européenne, société aidant et diffusant tous les écrits socialistes, périodiques ou non, et dont il est aussi actionnaire —, se porte candidat dans le Loiret et la Seine en avril et juin 1848 et est élu représentant du peuple dans la Seine en avril 1850. 8 romans-feuilletons issus de sa plume n’en paraissent pas moins dans la presse politique parisienne.
15Il est vrai que la définition du roman-feuilleton offerte par le gouvernement, après l’adoption du timbre Riancey, est extensive et concerne des écrits de longueur aléatoire. A minima le roman-feuilleton est une œuvre de fiction paraissant dans un journal, écrite en prose, non exclusivement composée de dialogues (à l’image de pièces de théâtre) et excluant les proverbes et souvent — mais pas toujours — les fables et les légendes. Ainsi la longueur d’un roman-feuilleton varie de la nouvelle publiée sur un rez-de-chaussée, à l’image du Blanc-seing de Jules d’Areines paru dans Le Garde national le 14 mars 1848, au roman-fleuve publié sur près d’un an, comme Les Chemises rouges de Charles Monselet paru dans la grande édition du matin de La Patrie entre le 3 août 1849 et le 15 juin 1850, et au cycle romanesque publiée sur dix ans, à l’image des Mémoires d’un médecin d’Alexandre Dumas père parus dans La Presse entre le 31 mai 1846 et le 31 mai 185650. Et la plupart des fictions publiées au rez-de-chaussée des journaux républicains de la Seine et de Seine-et-Oise sont des nouvelles et de courts romans. De plus, certains romans-feuilletons ont déjà été publiés sous la monarchie de Juillet comme Belle-Rose d’Amédée Achard, publié deux ans auparavant dans L’Esprit public et alors réimprimé dans les deux éditions de L’Estafette (15 septembre-25 décembre 1849), Cendrillon princesse de Charles Deslys, publié en 1846 dans L’Esprit public et réimprimé et illustré dans La Semaine (24 mai-14 juin 1850) ou encore un fonds de romans anciens d’Alexandre Dumas père, de Paul Féval, de Joseph Méry que le quotidien Le Siècle peut publier à satiété dans son Musée littéraire.
Rythme et croissance du roman-feuilleton dans les départements de la Seine et de Seine-et-Oise
16Force est surtout de constater, en s’appuyant sur l’exemple des journaux politiques des départements de la Seine et de Seine-et-Oise, que le roman-feuilleton est en pleine croissance durant les deux premières années de la Deuxième République, jusqu’au timbre Riancey et ce malgré l’actualité politique et l’engagement politique de romanciers-feuilletonistes.
17Au total, entre fin février 1848 et fin juillet 1850, ce sont 752 romans-feuilletons — dont 9 ayant débuté sous la monarchie de Juillet — qui sont parus, soit en moyenne près de 27 par mois. Ces 752 romans-feuilletons — dont 98 anonymes — sont sortis de la plume de 211 écrivains signant de leur nom et/ou d’un pseudonyme51. En moyenne, durant les dix premiers mois de la Deuxième République, malgré l’état de siège, les nouveaux décrets sur la presse des 9 et 11 août 1848 (avec notamment le rétablissement du cautionnement, suspendu entre la révolution de février et le 9 août 1848, pour les journaux paraissant plus de deux fois par semaine), la discussion et le vote de la Constitution (4 septembre-4 novembre 1848) et la campagne électorale présidentielle (octobre-décembre 1848), plus de 24 romans-feuilletons paraissent par mois. En 1849, année ponctuée par la journée du 29 janvier 1849 autour de l’adoption législative de la proposition Rateau sur la date de fin de mandat de l’Assemblée nationale constituante, sur fond de menace insurrectionnelle, les débats et manifestations sur l’intervention française en République romaine entre février et juin 1849 et les nouvelles lois sur la presse des 21 avril et 27 juillet 1849, avec notamment le maintien du cautionnement, ce sont 280 nouveaux romans-feuilletons qui paraissent, donc environ 23 par mois. Dans l’ensemble, l’actualité politique et la législation sur la presse politique ont une nouvelle fois peu d’incidence sur la publication de romans-feuilletons. Par contre, en 1850, avant l’effectivité du timbre Riancey le 1er août, ce sont 221 nouveaux romans-feuilletons qui paraissent, donc près de 32 par mois, plus d’un par jour. Les débats et le vote de la loi Falloux (15 mars 1850) sur l’école, les débats et la loi du 31 mai sur la restriction du suffrage universel masculin ainsi que les élections législatives partielles dans la Seine (en mars puis en avril 1850) n’ont pas freiné non plus la croissance du roman-feuilleton. Ainsi malgré le caractère éphémère de l’immense majorité des journaux politiques, la disparition de nombreux journaux, l’augmentation de leur prix et l’espacement de la périodicité, au fur et à mesure d’une législation sur la presse politique plus contraignante, et une actualité politique foisonnante, le rythme mensuel des nouveaux romans au bas des journaux politiques de la Seine et de Seine-et-Oise a oscillé entre 22 et 32 entre février 1848 et juillet 1850. Le rythme mensuel de publication de nouveaux romans-feuilletons se maintient en 1848 et 1849 et augmente lors des sept premiers mois de 1850, avant que le timbre Riancey ne vienne le ralentir. Finalement, si l’actualité politique peut perturber très momentanément l’organisation et le contenu romanesque d’un journal politique, elle ne remet pas en question, sur le moyen terme, l’accueil favorable fait aux romans-feuilletons, nouveaux comme anciens. Les chiffres contredisent donc les espoirs d’effacement et les « nécrologies » du roman-feuilleton. La Deuxième République amplifie le mouvement littéraire et industriel commencé en 1836, à savoir la diffusion croissante des romans-feuilletons.
18Ce qui peut expliquer le nombre volumineux de romans-feuilletons et le rythme quotidien de près d’un nouveau roman-feuilleton par jour entre février 1848 et juillet 1850 — en ne s’en tenant qu’aux journaux politiques des départements de la Seine et de Seine-et-Oise —, c’est l’explosion de la presse au printemps 1848. Le bibliographe de la presse Petit de Baroncourt recense 283 titres de journaux politiques parisiens parus entre février et août 184852. Le 21 octobre 1848, le Journal général de l’imprimerie a enregistré 337 feuilles périodiques ayant paru à Paris entre mars et octobre 1848 — et près de 450 en province, dont 15 à Lyon, 11 à Bordeaux, 5 à Rouen, 5 à Nantes, 76 dans les autres villes de province53. À la fin de l’année 1848, ce sont plus de 400 journaux politiques qui ont paru à Paris en 184854. En effet les décrets des 4, 6 et 22 mars 1848 ont totalement libéré la presse politique. Il faut ajouter qu’une presse à bon marché, les journaux à 5 centimes, éclot alors55, à l’image de La Liberté dont Alexandre Dumas père est rédacteur en chef du 25 mars au 25 mai 1848 et dont les tirages quotidiens dépassent alors les 60 000 exemplaires.
19De plus, même si le nombre de journaux politiques n’a cessé de diminuer à la suite d’une législation sur la presse de plus en plus contraignante à partir de l’été 1848, la part des romans-feuilletons dans la presse politique de Seine et de Seine-et-Oise n’a cessé de croître, à l’image du nombre de romans-feuilletons. Entre février 1848 et juillet 1850, un cinquième des journaux politiques de Seine et de Seine-et-Oise publie des romans-feuilletons. En 1848, sur plus de 400 feuilles politiques périodiques, 65 possèdent un roman-feuilleton, soit plus de 16%. En 1849, sur 175, 56 offrent un roman-feuilleton, soit environ 32%. Lors du premier semestre de l’année 1850, 117 journaux politiques paraissent dont 47 avec un roman-feuilleton, soit plus de 40%. Enfin, au 31 juillet 1850, sur les 77 journaux politiques existant encore alors dans les départements de la Seine et de Seine-et-Oise, 42 ont offert des romans-feuilletons, c’est-à-dire plus d’un journal sur deux, environ 55%. Selon la Société des gens de lettres, « les journaux sont devenus l’unique ressource des écrivains56 » et plus précisément des romanciers. Ce développement des écrits périodiques a en partie compensé les pertes de l’industrie littéraire.
20Par ailleurs, une même nouvelle ou un même roman peut être publié(e) à de multiples reprises dans les différentes éditions et suppléments et/ou les collections d’un même journal et dans plusieurs journaux. La Patrie publie à la fois les romans de Georges de La Landelle dans son édition du soir et son édition du matin, et les romans d’André Thomas dans son édition du soir, sa grande édition du matin et sa petite édition. La République publie les romansde Jules Ducamp, d’Eugène de Mirecourt, de Clémence Robert dans son édition hebdomadaire et sa deuxième édition. Quant à L’Estafette, elle reproduit des nouvelles (de Paul du Plessis, d’Audebrand, d’Eugène de Mirecourt, de Marie de L’Épinay, d’Alphonse de Calonne, de Marie Aycard, de Gustave Desnoiresterres, de Joseph Méry) et des romans (de Molé-Gentilhomme, d’Amédée Achard, de Georges de La Landelle, de Pierre Zaccone), souvent déjà parus dans d’autres journaux (Le Journal, L’Assemblée nationale, La République, L’Opinion publique), dans sa deuxième édition et son bulletin du soir.
21S’ajoutent de plus les journaux politiques provinciaux publiant des romans-feuilletons57, mais aussi les journaux littéraires, les premières collections de romans à quatre sous et le colportage qui assurent également la diffusion des romans-feuilletons. Parmi les centaines de journaux littéraires58, exempts de cautionnement, L’Écho des feuilletons, Le Voleur, L’Artiste, Le Musée des familles, Le Magasin pittoresque, nés sous la monarchie de Juillet, se distinguent par rapport aux moins connus, comme L’Image, et aux nouveaux-nés, comme La Critique, La Malle-Poste, La Revue pittoresque, La Revue des auteurs unis et Le Journal du plaisir. Les journaux spécialisés destinés aux jeunes filles, aux femmes et aux enfants possèdent de même tous des nouvelles, à l’image du Journal des dames, du Journal des demoiselles, du Journal des jeunes personnes, nés sous la monarchie de Juillet, ou encore de La Revue de l’éducation nouvelle. Journal des mères et des enfants, né à la fin de l’année 1848. Les formules populaires des romans à quatre sous — des livraisons de 16 pages à 20 centimes et ornées de deux gravures — des éditeurs Pierre-Joseph Bry et Gustave Barba, tirés en moyenne à 12 500 exemplaires, offrent quant à eux une nouvelle jeunesse aux œuvres de George Sand, d’Honoré de Balzac, d’Alexandre Dumas père, de Victor Hugo, d’Eugène Sue59. Le roman-feuilleton continue aussi d’exister à travers les volumes vendus en librairie. Toutes les fictions d’Alexandre Dumas père, de Paul Féval et d’Eugène Sue paraissent en volumes chez Cadot, Herzen ou Lévy60. Celles-ci peuvent être diffusées par le colportage et les « crieurs de feuilletons », commis ambulants appointés par des libraires61. Par exemple les commis-voyageurs Beausire et Bouliot proposent aux habitants d’Eure-et-Loir des romans anciens et nouveaux d’Elie Berthet (La Mine d’or), de Fenimore Cooper (Les Pionniers, La Prairie), de Louis Reybaud (Jérôme Paturot à la recherche de la meilleure des républiques), d’Eugène Sue (Thérèse Dunoyer, La Vigie de Koatven) mais aussi des journaux politiques accueillant des romanciers-feuilletonistes : Le Droit (Amédée de Bast), L’Ordre (Georges de La Landelle, Marie Aycard, Joseph Méry), L’Assemblée nationale (Molé-Gentilhomme, Bazancourt, Félix Deriége, Alexandre Dumas fils, Amédée Achard, Xavier de Montépin), Le Corsaire (Gaston de Montheau, Théodore de Banville, Henry Murger), La Semaine (Joseph Méry, Gabriel de Kersan, Marie Aycard, Paul Féval, Mme de Grune, Charles Saint-Maurice, Paul du Plessis, la comtesse de Bassanville, Jules de Saint-Félix, Jérôme Baïssas, Henry Murger, Paul Foucher, Frédéric Sézanne, Xavier Eyma, André de Goy), Le Crédit (George Sand, Maurice de Saint-Aguet, Edmond Texier, Clément Caraguel, comtesse Dash), La Liberté (Pierre Zaccone, Arthur Desliens, Frantz de Lienhart, Hippolyte Castille, Georges de La Landelle, Clémence Robert)62. Les adaptations théâtrales permettent enfin de continuer à faire vivre les personnages des romans-feuilletons. Par exemple le Théâtre Historique d’Alexandre Dumas père, ouvert en 1847, offre aux spectateurs de la capitale 46 représentations des Mystères de Londres de Paul Féval entre le 28 décembre 1848 et le 17 février 1849. Alexandre Dumas père continue d’y représenter aussi nombre de ses romans-feuilletons : Le Comte de Monte-Cristo (3 février-12 avril 1848), Le Chevalier d’Harmental (26 juillet-29 septembre 1849), La Guerre des femmes (29 septembre-22 novembre 1849). De même après les adaptations théâtrales de Mathilde (24 septembre 1842-15 janvier 1843) puis des Mystères de Paris (créé le 13 février 1844) d’Eugène Sue sous la monarchie de Juillet, c’est au tour du Juif errant de trouver le chemin des planches fin juin 1849.
22Ainsi le roman-feuilleton, malgré la crise de l’industrie littéraire, l’actualité politique et sociale brûlante et l’engagement politique d’une partie de ses auteurs, demeure une caractéristique de la presse périodique, politique et littéraire, durant les deux premières années de la Deuxième République. À l’échelle des journaux politiques des départements de la Seine et de Seine-et-Oise, en moyenne un nouveau roman-feuilleton paraît par jour entre fin février 1848 et fin juillet 1850, rythme qui s’accélère à la veille du vote du timbre Riancey. De plus, les échos du roman-feuilleton, à travers les différentes éditions d’un même journal, les reproductions dans plusieurs journaux, les primes et collections littéraires des journaux, les romans à quatre sous, les planches de théâtre, sans parler des murailles parisiennes, des crieurs de feuilletons, des colporteurs, sont nombreux.
II. Le roman-feuilleton, un outil de propagande du communisme63 ou un « vieillard de la droite64 » ?
23La querelle du roman-feuilleton, entamée dès 1836 lors de la rencontre entre un genre littéraire appelé à devenir dominant, le roman, et un médium, le journal65 — qui va le premier faire entrer la France dans un nouveau régime de communication sociale, le régime médiatique —, est ravivée sous la Deuxième République par l’engagement politique massif d’auteurs de romans-feuilletons et l’idée que la chute de la monarchie matérialiste, frivole et corrompue de Juillet ne pouvant qu’entraîner la disparition d’une de ses créations : le roman-feuilleton. S’il est attaqué à droite comme à gauche, le roman-feuilleton apparaît pourtant aussi bien au bas des journaux royalistes que des journaux républicains et est issu aussi bien de la plume d’écrivains légitimistes que d’écrivains démocs-socs. Outil au service de la publicité et du succès des journaux littéraires comme politiques, le roman-feuilleton peut-il être encore un medium politique ? La querelle du roman-feuilleton recoupe-t-elle aussi une bataille aux enjeux moraux, politiques et littéraires entre roman-feuilleton socialiste et roman-feuilleton conservateur ?
Le roman-feuilleton, symptôme du matérialisme bourgeois
24L’Ami de la religion, journal légitimiste dirigé par Charles de Riancey, frère de Henry de Riancey — qui propose le 15 juillet 1850 de taxer le roman-feuilleton —, critique l’influence néfaste du roman-feuilleton contemporain. Alphonse de Milly présente ce dernier, à travers une série de feuilletons critiques dans le quotidien catholique, comme un outil au service de la propagande communiste66. Après bien d’autres, il propose une histoire du roman, du roman grec lascif au roman graveleux de Rabelais et au roman satirique de Scarron, et une généalogie du roman contemporain, le roman communiste d’Eugène Sue étant le fils spirituel du roman philosophique de Diderot, Voltaire et Rousseau67. Aux yeux des critiques légitimistes, le roman, chose futile, légère, comme toute littérature secondaire, ne trouve grâce que sous la plume de Mlle de Scudéry, Mme de la Fayette et Walter Scott. Sous la monarchie de Juillet, le roman historique de Walter Scott a été concurrencé, tout en l’amorçant, par le roman de mœurs, inventé par Lesage au siècle antérieur, continué par Pigault-Lebrun et Paul de Kock puis redéfini en profondeur par Balzac. « Le panoptikon critique, si actif en ces années-là, se plaît à écrire l’histoire du roman sur le temps long, pour mieux en souligner la modernité ; à le raccorder à l’histoire de la classe bourgeoise montante68 ». Licencieux, matérialiste, athée comme la classe qu’il accompagne et critique, le roman-feuilleton doit disparaître chez les critiques catholiques avec l’avènement de la Deuxième République. D’ailleurs, à droite, le roman-feuilleton est considéré comme « en partie l’auteur de la révolution de février69 ». Sacrifiant bientôt les préceptes de l’art aux calculs de l’industrie, des romanciers-feuilletonistes ont énervé les âmes, préparé la révolution de Février. La licence (chez Alexandre Dumas père), l’apologie de la force (chez Honoré de Balzac), le socialisme vague (chez Eugène Sue), la remise en question du mariage (chez George Sand) étalés au bas des journaux ont fait perdre tout idéal et précipité, selon Alfred Nettement, les masses dans la rue70. Le critique littéraire du Dix Décembre, Amédée Achard, tient à rappeler au printemps 1849 que :
On a vu, durant les dernières années du règne de Louis-Philippe, quels coups terribles le roman a portés à l’opinion publique, et combien il savait solliciter la sympathie des masses, l’attendrir ou l’exalter. Il n’est pas de question difficile qu’il n’ait abordée sous le masque de la fable, pas de problème social dont il n’ait cherché la solution dans les péripéties d’un drame émouvant. La famille, le mariage, les plus saintes institutions ont été tour à tour discutées et combattues avec l’arme du mensonge et de la passion71.
25Dans son Histoire de la littérature française publiée après la fin de la Deuxième République, l’ancien rédacteur en chef de L’Opinion publique et représentant du peuple à la Législative, Alfred Nettement, explique comment le roman, rare sous la Restauration, s’affirme sous la monarchie de Juillet. D’abord circonscrit à la librairie et aux revues, le roman devient potentiellement dangereux quand, à partir de 1836, il s’affiche au rez-de-chaussée des journaux. C’est alors que :
Sur la fin de cette seconde période, l’esprit de révolution, qui grandit de jour en jour, finit par s’introduire dans le roman sous une double forme : il peint la société à un point de vue tellement pessimiste, qu’il la fait mépriser et haïr ; il propose un idéal nouveau à l’imagination, et remplace la protestation individuelle qui, au début de l’établissement de 1830, s’élevait au nom de quelques individus blessés, par une protestation collective, faite au nom des droits et des intérêts populaires. À cette époque, le roman est socialiste72.
26Pour le critique littéraire de L’Opinion publique, Armand de Pontmartin, décadence politique et décadence littéraire sont intimement liées. La littérature romantique, révolutionnaire mais non dépourvue d’esthétique au début de la monarchie de Juillet, a cédé le pas à une littérature immorale, dépourvue d’éthique et d’esthétique avec le roman-feuilleton, triomphant avec la révolution de Février 1848 et l’insurrection de Juin 1848. « En somme M. de Balzac a fait l’éducation des préfets de M. Ledru-Rollin et M. Eugène Sue celle des insurgés de juin et des électeurs de M. Raspail73. » L’écrivain légitimiste s’en prend aux romanciers-feuilletonistes, « fanfarons d’inutilité74 », et surtout à la phalange des écrivains démocratiques et révolutionnaires, avec au premier plan Béranger, Lamennais, Alphonse de Lamartine, George Sand et au second plan les « auteurs de septième ou huitième ordre, les Pascal Duprat, les Altaroche, les Mallefille, les Félix Pyat, les Auguste Luchet, les Anthony Thouret, et autres comparses de la comédie républicaine75. »
27Cette condamnation de la « littérature à la course76 » se retrouve pourtant à gauche de l’échiquier politique. Illustration là aussi du matérialisme et de la frivolité de la monarchie de Juillet, sous laquelle il est né, il doit disparaître avec elle. Pour le républicain Léon Plée, rédacteur de L’Avant-Garde, il faut une loi qui interdise aux journaux d’être libraires afin de redorer le blason du journalisme politique et de ne pas concurrencer déloyalement la librairie77. Aussi s’engage début juin 1848 une polémique entre le père de l’anarchisme français Pierre-Joseph Proudhon et un des rois du roman-feuilleton, Alexandre Dumas père, une nouvelle fois candidat dans la Seine aux élections législatives, sur les origines littéraires de la révolution de Février 1848. Proudhon, contrairement à Alfred Nettement, nie le rôle de la littérature, sérieuse comme frivole, dans la révolution. Surtout il jette l’opprobre sur la « littérature de pacotille » abandonnée aux « entrepreneurs de journalisme78 », étrangère au droit du travail et aux mœurs républicaines, souillant les révolutionnaires, la famille, le travail. Toujours dans son journal Le Représentant du peuple Proudhon poursuit :
La littérature de Louis-Philippe doit avoir été emportée à jamais dans le tourbillon de Février. Malheur aux spéculateurs qui en ont fait une prostituée ! honte à ces agioteurs de l’esprit humain, honte aux adorateurs de l’art pour l’art, honte à ces esprits sans convictions, à ces entrepreneurs de corruption, de souillure et d’ignominie ! […] Qu’ils restent donc enfouis dans l’élément fangeux où ils ont, pendant quinze ans, célébré leurs bacchanales79.
28Chez les critiques littéraires socialistes, c’est parce que la République doit être synonyme de littérature sérieuse que le roman-feuilleton est condamné à disparaître.
La littérature était-elle le reflet de la société, ou celle-ci au contraire, s’était-elle façonnée à son image ? Grave question que nous examinerons peut-être un jour. Quant à présent, bornons-nous à constater qu’il y avait harmonie parfaite.
C’est au milieu de cette société gangrenée, dans cet art malsain, que la révolution de février a éclaté comme un coup de foudre. Les orages purifient. Espérons que la tempête aura été salutaire et que les nuages dont le ciel est encore obscurci feront place enfin à un azur inaltérable.
Républicains politiques et républicains littéraires, nous avons tout à refaire80.
29De l’extrême-droite à l’extrême-gauche, le roman-feuilleton est vivement critiqué. Les raisons avancées de l’effacement, ressenti et espéré, du roman feuilleton à partir du printemps 1848 sont sa nature même, c’est-à-dire le caractère industriel de cette littérature, la frivolité et l’immoralité de ses sujets et de ses fins, reflet d’une monarchie bourgeoise honnie, sa corruption du journalisme politique, sa concurrence déloyale de la librairie et le contexte, celui de l’avènement d’un nouveau régime politique et d’une actualité politique et sociale débordante. Mais à droite, ses critiques insistent sur son rôle dans l’instabilité politique de la fin des années 1840, tandis qu’à gauche ses critiques relativisent voire nient ce rôle. En tout état de cause, dans les deux camps, la République de 1848 doit annoncer une littérature morale et des belles-lettres débarrassées des oripeaux littéraires du régime déchu.
Le roman-feuilleton, un medium politique ?
30Si le roman-feuilleton est avant tout un outil commercial pour augmenter les ventes du journal en divertissant les lecteurs, il peut aussi devenir pour la presse périodique un outil politique, soit indirect, en attendant que l’abonné, l’acheteur du journal quitte le rez-de-chaussée (avec l’espoir que des « seigneurs » du roman-feuilleton y offrent leur prose), où par ailleurs le roman-feuilleton ne se cantonne pas, soit direct, en diffusant des romans-feuilletons attaquant les ennemis et opposants politiques du journal. Ainsi, le romancier-feuilletoniste Élie Berthet, dans sa nouvelle Les Communistes au Paraguay (20-27 juillet 1848) et un autre, anonyme81, dans sa nouvelle Le Rose et le Rouge (9 mars 1849), en écho aux attaques du Siècle contre les socialistes, ridiculisent-ils alors ces derniers au rez-de-chaussée du journal. A contrario Antoine Méray — condamné à un mois de prison et à 100 francs d’amende le 24 août 1847 par la Cour d’assises de la Seine pour son roman-feuilleton La Part des femmes, paru au début de l’été dans La Démocratie pacifique82 — défend dans Fortunata. Voyage invraisemblable (11 septembre-29 décembre 1849), paru aussi dans l’organe fouriériste, la République démoc-soc et ses amis condamnés par la justice et exilés après avoir participé à la manifestation montagnarde du 13 juin 1849. De son côté La Commune de Paris du révolutionnaire Marie-Joseph Sobrier publie des extraits des Mystères de Paris d’Eugène Sue tandis que Le Pamphlet, périodique rédigé par des « républicains sans le vouloir83 », publie Les Tribulations, Traverses et Mystifications d’un Terroriste de 1848 (6-14 juin 1848) de Paul Féval. Dans celles-ci l’« ouvrier sans ouvrage » — expression par laquelle Paul Féval signe ses feuilletons — offre sous la forme d’une fiction politique une critique acerbe des socialistes, respectant ainsi le ton satirique du Pamphlet. Il y brode une histoire comique d’un père de famille président du « club démocratique-général-central-populaire-socialiste » et y raille le principe d’égalité de la République rouge. Les journaux politiques peuvent en effet s’assurer la collaboration de romanciers-feuilletonistes partageant les mêmes idées politiques. Par exemple L’Opinion publique a pour collaborateurs des romanciers-feuilletonistes espérant le retour à la monarchie : Alphonse de Calonne, Alexandre Ferrier, Joseph Walsh, Galoppe d’Onquaire, Armand de Pontmartin, Jules de Saint-Félix. Ponson du Terrail, faisant ses débuts de romancier-feuilletoniste — il signe alors ses feuilletons Pierre du Terrail — y raille aussi au rez-de-chaussée du quotidien légitimiste les cabétistes. Dans La Vraie Icarie (2-15 mars 1849), le jeune héros Daniel de Beuzeville, venu en 1845 à Paris chercher la gloire littéraire et marié à une jeune fille vertueuse, se voit ruiné au lendemain de la révolution de Février 1848. Peu de temps après, il décide avec des amis artistes de se constituer en communauté et d’aller vivre sur une île délicieuse, l’Icarie. Mais au bout de deux semaines, le communisme révèle ses failles. Un ami de Daniel lui vole des vers de poésie et séduit sa femme. Daniel s’emporte, tue l’ami, tandis que sa femme, désespérée, se suicide. Au fait Daniel, inquiet de sa situation financière, a fait un cauchemar. Il se réveille, apprend que son père va l’aider et décide d’avoir un enfant. Morale de l’histoire : la vraie Icarie se trouve dans le foyer familial. Les journaux proudhoniens possèdent aussi de leur côté une équipe de romanciers-feuilletonistes dévoués aux idées démocratiques et socialistes. Le Peuple publie des romans de Jean Vertot, de Fulgence Girard (qui utilise le pseudonyme d’A. Tubole), de R. Delaunay, La Voix du peuple ceux de Fulgence Girard encore, de Champfleury — après avoir annoncé dans son numéro spécimen du mardi 25 avril 1849 un roman d’Eugène Sue.
31Cette politisation du roman-feuilleton, dont les critiques littéraires contemporains font remonter l’origine aux Mystères de Paris publiés dans Le Journal des Débats entre juin 1842 et octobre 1843, connaît plusieurs degrés. D’abord ce roman-feuilleton a pour cadre l’histoire contemporaine, comme les nouvelles d’Alphonse Balleydier, Le Garde municipal du 24 février84, d’Alphonse de Calonne, Madame de Merville85, et de la comtesse de Bassanville, La fille de l’ouvrier. Histoire vraie86, et le roman de Paul Féval Le Jeu de la mort87. Dans ce dernier les événements contemporains n’ont pas d’incidence sur l’intrigue mais ils permettent ponctuellement à Paul Féval de se moquer des socialistes88. Il peut aussi avoir pour toile de fond la Révolution française, comme la nouvelle inachevée Louise. Souvenirs de 93 de Laurent Saint-Criq89 et Le Collier de la Reine et Ange Pitou d’Alexandre Dumas père90. Il peut encore avoir pour sujet les insurrections de 1832 comme Le Mont Saint-Michel. Épisode de 183291 — roman déjà publié en 1843 — de Fulgence Girard qui dépeint les luttes héroïques de Saint-Merry et les souffrances des vaincus de juin 1832. Cet arrière-plan est alors propice à des effets prophétiques a posteriori. Le romancier-feuilletoniste peut ensuite user de la satire pour se moquer d’acteurs de la Deuxième République, comme Adèle Cléret dans sa courte nouvelle Les Jeunes Républicaines92 et Xavier de Montépin dans Les Communistes en 178093, tous deux farouches opposants des démocrates-socialistes, ou encore le démocrate-socialiste Auguste Carré dans ses Tribulations d’un réactionnaire94 moquant le parti de l’Ordre. Enfin le roman-feuilleton peut être construit, avec une mise en scène, des personnages, une trame, dans le but de dessiner une république idéale ou une république impossible. Dans Les Enfants de Paris aux barricades. Le faubourg Saint-Antoine95, Pierre Zaccone met en scène la révolution de Février 1848 à travers l’histoire de deux enfants ouvriers dont le martyre a permis l’avènement de la République. Clémence Robert entreprend pour le quotidien La République, en s’inspirant de l’actualité et en s’appuyant sur des documents inédits de proscrits, un cycle de « romans démocratiques » (sous-titre des romans), Peuples et rois, sur le Printemps des peuples. Les révolutions hongroise, italienne, sont tour à tour glorifiées dans Kossuth ou les Hongrois96, Garibaldi ou les Romains97. A contrario d’autres romans-feuilletons mettent en scène une république impossible, comme déjà sous la monarchie de Juillet Jérôme Paturot à la recherche de la meilleure des républiques de Louis Reybaud, roman à nouveau publié de juin à décembre 1848 sous la forme de 50 livraisons à bon marché98et par extraits au printemps et à l’été 1848 au rez-de-chaussée du Corsaire, du Journal des villes et des campagnes, du Courrier de Paris, des départements et de l’étranger et du Lampion. F. de Bazancourt, dans son roman Le Montagnard, ou les deux Républiques, 1793-184899, tient à montrer combien dès février 1848 la Deuxième République est viciée par l’héritage montagnard.
32Ces exemples de romanciers-feuilletonistes et de journaux politiques parisiens publiant des romans-feuilletons permettent de souligner que quelle que soit la couleur politique du journal le roman-feuilleton est partie intégrante de celui-ci. Certes le républicain libéral Le Siècle publie durant ces premières années de la Deuxième République 47 romans-feuilletons, nouvelles comme romans-fleuves, mais les défenseurs du parti de l’Ordre Le Journal des villes et des campagnes et L’Estafette font paraître quotidiennement des nouvelles et cumulent à eux deux un cinquième des romans-feuilletons parus durant cette période, 155 sur 752. De même le pourfendeur du roman-feuilleton Alfred Nettement, à la tête du quotidien légitimiste L’Opinion publique, publie dans son journal 20 romans-feuilletons entre le 27 septembre 1848 et le 28 juillet 1850. Le quotidien L’Assemblée nationale100, organe « fusionniste », après avoir refusé de « faire passer [sa] politique sous le couvert d’un littérateur à la mode101 », fait paraître 11 romans-feuilletons entre le 7 septembre 1848 et le 1er mai 1850. La légitimiste Gazette de France en a publié 5 et commencé un sixième lors du vote de la nouvelle loi sur la presse de 1850. De même, à l’extrême-gauche de l’échiquier politique, les journaux Le Peuple puis La Voix du peuplede Pierre-Joseph Proudhon102 — pourtant peu tendre avec le roman-feuilleton au printemps 1848 — publient des romans-feuilletons. Finalement, avant le timbre Riancey, organes républicains libéraux (Le Siècle, Le National), royalistes (L’Opinion publique, La Gazette de France, L’Assemblée nationale, L’Union), bonapartistes (Le Pays, Le Dix décembre), comme démocs-socs (La Réforme, La Démocratie pacifique, La Révolution démocratique et sociale, La Tribune des peuples) publient des romans-feuilletons.
33Pour terminer, il convient de souligner que certains auteurs de romans-feuilletons ne sont pas des habitués du rez-de-chaussée mais qu’ils choisissent la forme du roman-feuilleton pour diffuser leurs idées politiques et sociales. Ainsi l’ouvrier serrurier devenu représentant du peuple démoc-soc de Seine-et-Marne (mai 1849-décembre 1851), Jérôme Gilland, entreprend une série de nouvelles — même si les ouvriers révolutionnaires usent plutôt de la poésie en vers comme arme littéraire103 —, intitulée Les Dévouements populaires et publiée dans La Feuille du village entre le 25 octobre 1849 et le 1er août 1850, où il met en scène les vertus du peuple à travers des personnages simples. De même le poète Alphonse de Lamartine, ancien membre du Gouvernement provisoire et de la Commission exécutive (février-juin 1848) et représentant du peuple de la Seine et de la Saône-et-Loire (avril 1848-décembre 1851), épouse le roman-feuilleton avec Geneviève, « petite série de récits et de dialogues à l’usage du peuple des villes et des campagnes104 ». Le maréchal Bugeaud d’Isly, bras armé de la monarchie de Juillet lors de la répression des insurrections de 1834 à Paris et dans la conquête de l’Algérie, proposait déjà un an auparavant, des Veillées d’une chaumière de la Vendée105. De même, l’abbé Constant, prêtre appartenant à l’« école littéraire-socialiste106 » dont les ouvrages étaient condamnés sous la monarchie de Juillet107 et pour lesquelles il fut emprisonné, donne à lire Le Seigneur de la Devinière aux lecteurs de La Réforme108.
34Preuve s’il en faut d’un roman-feuilleton considéré aussi comme un medium politique adéquat sous la Deuxième République. L’encadrement de la liberté d’expression a pu même servir le roman-feuilleton soit en faisant de lui un espace de divertissement aux proportions croissantes, soit en en faisant un refuge de la parole politique, à gauche comme à droite.
Les théories du roman-feuilleton
35Journaux et écrivains de droite comme de gauche ne s’en tiennent pas seulement à la publication de romans-feuilletons politisés. Ils offrent aussi des théories du roman-feuilleton et s’appliquent à en expliciter la forme et le but.
36À gauche, Eugène Sue prévient qu’il cherche avant tout à vulgariser dans ses romans le socialisme doctrinaire : « Les théoriciens agitent des questions de pure doctrine et formulent à leur manière les principes abstraits de la science sociale. Je me suis tracé un autre rôle : je me suis efforcé de populariser les idées générales du socialisme et de ce qu’il y a de pratique dans chaque école109. » Mais celui qui développe toute une réflexion sur le roman-feuilleton est le critique littéraire et romancier-feuilletoniste Hippolyte Castille. Dolf Oehler a étudié les écrits de Job le Socialiste, pseudonyme d’Hippolyte Castille, sous la Deuxième République, qu’il présente comme « des modèles de la littérature révolutionnaire de l’“école socialiste de 1848”110 », c’est-à-dire caricaturaux et manichéens, au « ton larmoyant propre au romantisme social111 ». Finalement, malgré les bonnes intentions, le « Dante autoproclamé du prolétariat112 » n’offrirait dans ses romans et ses pamphlets que des émotions sociales fiévreuses et pompeuses. Hippolyte Castille n’arriverait ainsi pas à résoudre la tension entre subjectivité esthétique et expérience politique dans la condition artistique, parce qu’« il se nie lui-même comme intellectuel petit-bourgeois113 » et nie la distance qui le sépare du peuple, contrairement à Heine et Baudelaire qui, tout en étant sympathiques aux opprimés, expriment leur différence. C’est pourquoi Job le Socialiste d’abord porteur des idées révolutionnaires deviendrait le porte-parole du despotisme impérial114. Toutefois, avant de devenir un écrivain démoc-soc et un défenseur de l’art social115, à la suite de la répression des journées de Juin 1848, et après avoir cherché à offrir des fondements philosophiques et des principes politiques à la quatrième dynastie au début du Second Empire, Hippoplyte Castille défend surtout la liberté et le « self government », aime se réclamer des « économistes » Adam Smith, Jean-Baptiste Say, Frédéric Bastiat puis Pierre-Joseph Proudhon, et critique les romans sociaux d’Eugène Sue sous la monarchie de Juillet. Libéral sur le plan politique, à la veille et au lendemain de la révolution de Février 1848, comme l’illustrent son journal Le Travail intellectuel (1847-1848) et sa candidature dans le Pas-de-Calais (avril 1848) — comme à la fin du Second Empire et sous la Troisième République l’illustrent ses lettres publiées sous le pseudonyme d’Alceste dans la presse républicaine et libérale entre 1868 et 1873 —, il appelle de ses vœux, sous la monarchie de Juillet, à un roman humaniste sur le plan littéraire : « toute œuvre d’art doit […] tendre vers un but : le Beau. Mais le Beau ainsi que l’entendaient les Grecs, c’est-à-dire le Beau contenant l’âme du Bien. De là au sens moral, il n’y a pas loin116. » Le critique littéraire du nouvel hebdomadaire La Semaine critique alors, en 1846-1847, le romancier chantre du désespoir — et « le désespoir est immoral117 » — Balzac au nom de l’art pour l’art, les romans historiques frivoles d’Alexandre Dumas, le roman de mœurs noires de Frédéric Soulié père mais aussi les sermons et digressions politiques des romans socialistes de George Sand comme des romans légitimistes de Georges de La Landelle. Toutefois, son évolution politique sous la Deuxième République, de libéral à socialiste, se traduit rapidement dans ses conceptions littéraires. Dans La Révolution démocratique et sociale, dont il est chargé de la rédaction littéraire à partir de janvier 1849, Hippolyte Castille se pose en véritable censeur des lettres bourgeoises et épouse désormais le discours socialiste et moralisateur dans ses romans-feuilletons. Il s’accorde — sur le plan littéraire mais non politique à ce moment-là puisque défendant un État socialiste — avec Pierre-Joseph Proudhon sur le fait que la révolution annonce une nouvelle littérature et non l’inverse118 et que « le roman-feuilleton, cette littérature d’estaminet et de cabinet de lecture, qui économise du temps et de l’argent, et qui devait, par conséquent, convenir [sous la monarchie de Juillet] à l’industrie et au négoce qui aiment le plaisir rapide et facile119 » devrait sous la Deuxième République disparaître. Toutefois ne pouvant l’anéantir, il va tâcher d’en tirer parti : « le roman-feuilleton est, à l’heure qu’il est, un vieillard de la droite, qui intrigue, fait de la coalition, proteste sur son banc, mais qui tôt ou tard doit être emporté par le flot de la génération nouvelle. En attendant, si nous ne pouvons changer le cadre, changeons du moins le fond120. » Le roman-feuilleton d’Hippolyte Castille doit être sincère, servir le perfectionnement de l’humanité. Ainsi son roman Les Contrebandiers, publié au rez-de-chaussée de La Révolution démocratique et sociale entre les 10 janvier et 7 février 1849, a pour cadre un village paysan entre Douai et Cambrai, quelques années avant la Restauration, et narre l’histoire de modestes contrebandiers, au cœur simple et ardent. Poursuivis par la justice, les humbles protagonistes connaissent une triste fin : la misère et la mort. La seule constante, avec ses feuilletons littéraires de La Semaine, demeure une conception classique du Beau et du Vrai et l’attrait pour des personnages issus des milieux les plus modestes.
37À droite, celui qui défendait au printemps 1848 la Jeune-Irlande face à l’Angleterre dans son journal politique Le Bon sens du peuple121 et dont Le Fils du diable avait été annoncé début 1846 dans les rues de Paris par un cortège de dizaines de personnes déguisées en protagonistes du roman-feuilleton sur un char122, laisse transparaître une certaine nostalgie de l’Ancien régime et les remords du romancier-feuilletoniste. Dans un épilogue ajouté à l’édition en volume en 1849 de son roman Alizia Pauli, publié auparavant dans La Semaine, il écrit :
Hélas ! Hélas ! où est la foi, où est l’art, où est l’avenir ? […]
Oh ! […] nous avons été parfois bien sévère pour les vices de la vieille société ; nous avons regardé à la loupe les hontes et les misères de la monarchie. Aujourd’hui nous voudrions avoir un bandeau sur les yeux pour ne pas voir les misères mille fois plus navrantes, les hontes mille fois plus profondes de la République !
Nous regrettons les paroles prononcées, car ces paroles, si faible que soit notre voix, ont été comme une note de plus dans le concert d’anathèmes sous lequel l’ancien monde a chancelé. […]
Nous plaidions pour l’honneur de la société et non pour sa chute123.
38Tandis que Paul Féval se lamente et que seuls les romans historiques du Tory Walter Scott et les romans de l’âge classique de Mlle de Scudéry et Mme de la Fayette trouvent grâce aux yeux de L’Ami de la religion, d’autres écrivains et journaux conservateurs entendent aussi moraliser le roman-feuilleton et louer les vertus du peuple. À l’été 1848, Arthur Ponroy met en avant la « haute probité morale124 » de ses romans où il entend comme dans ses pièces de théâtre et ses ouvrages historiques insuffler un sens moral et religieux. Au printemps 1850, L’Ami du peuple — dont le rédacteur en chef est un républicain démoc-soc repenti, Charles Marchal — indique que le journal n’a pas seulement pour mission d’enseigner ; « il doit surtout moraliser125 ». Le corps du journal représente le champ de bataille politique et le rez-de-chaussée le lit de repos où la « littérature qui polit et adoucit les mœurs » doit « instruire en amusant126 », prendre sa source dans l’histoire et se développer dans la morale, sans exclure la grâce et la légèreté. La matière doit être le peuple « qui doit se sanctifier par sa vertu » et cette « mission si sainte de moralisateurs, c’est ce que ne comprennent malheureusement pas tous les feuilletonistes127 ». Dénonçant l’art pour l’art comme l’idée que l’art doit dépeindre le laid, le critique littéraire anonyme affirme que l’art redeviendra la tendance vers le beau et que la bonne littérature, malgré tous les obstacles, a triomphé contre ces hommes sans pudeur, les romanciers-feuilletonistes à succès, cherchant à pervertir le goût resté pur de la masse. Il conclut que sachant bien que la corruption dans le goût mène à la corruption morale, il s’agit d’y opposer tous les principes justes et vrais de toutes les bonnes traditions afin de conserver la société. Trouvent alors leur place au rez-de-chaussée du journal conservateur, entre autres œuvres de fiction, des nouvelles historiques de Molé-Gentilhomme et de Ponson du Terrail. Certains sujets ou figures historiques doivent toutefois être proscrits. Ainsi le quotidien légitimiste L’Opinion publique, à la suite de lettres de lecteurs mécontents que la martyre Marie-Antoinette soit le sujet d’un roman-feuilleton, doit interrompre, en avril 1850 après trois feuilletons parus, le roman historique Une Reine de France de Jules de Saint-Félix128. Par ailleurs malgré les tentatives de journaux et romanciers d’offrir un roman-feuilleton conservateur, L’Ami de la religion estime que le combat est vain : « Au dix-neuvième siècle, le roman a suivi sa destinée, il a été tour à tour une arme offensive et une arme défensive ; mais il faut le dire, la lance a été bien autrement maniée que le bouclier129. »
39À droite comme à gauche il faut donc moraliser le roman-feuilleton. Cependant ce dernier doit permettre, à droite, de conserver la société, à gauche, de réformer la société. La République des lettres, parcourue par différentes éthiques littéraires et opinions politiques et religieuses, offre ainsi diverses morales littéraires et politiques. Il est possible toutefois de les regrouper en deux camps :
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les romanciers qui mettent en avant l’abnégation et les vertus du « petit peuple », des « misérables », et se retrouvent dans la défense du triptyque platonicien « Beau, Bon et Vrai » : les écrivains démocs-socs, par une peinture « noire » (comme chez les tenants du réalisme, que Champfleury, grand admirateur de Balzac, théorise) invitant la bourgeoisie à remédier aux inégalités et à l’injustice et/ou appelant à la révolte collective (Hippolyte Castille), et les écrivains conservateurs, par une « peinture rose », appelant les « classes dangereuses130 » et les ouvriers qui les composent à accepter leur état en s’appuyant sur la religion et le labeur (Arthur Ponroy) ;
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les romanciers qui sont contre une littérature politique, une œuvre littéraire politisée : les tenants de l’art pour l’art (Honoré de Balzac, Théophile Gautier, Gérard de Nerval, Henry Murger).
40Par ailleurs, il est difficile de lier affinités politiques et théories littéraires. Si dans le camp démoc-soc des romanciers, issus de la bohème (Champfleury) ou non (Eugène Sue), défendent l’art utile, dans le camp conservateur, des romanciers défendent l’autonomie de l’art (Honoré de Balzac, Amédée Achard) tandis que d’autres l’ordre moral (Alphonse de Calonne, Arthur Ponroy). De même la bohème littéraire, qu’elle soit aristocratique ou démocratique131, peut épouser l’art social (Alphonse Esquiros pour la bohème aristocratique, Champfleury pour la bohème démocratique) comme l’art pour l’art (Théophile Gautier, Gérard de Nerval, Arsène Houssaye pour la bohème aristocratique, Henry Murger pour la bohème démocratique). De plus il y a les romanciers-feuilletonistes qui conservent, malgré Juin 1848 et le coup d’État, l’insurrection comme un horizon littéraire et politique, soit par la révolte individuelle (Alexandre Dumas père) soit par la révolte collective (Eugène Sue), illustration du romantisme social, qui nourrit à la fois l’idéal prophétique et l’idéal scientifique, séparément (Eugène Sue, Champfleury) ou conjointement (Alexandre Dumas père). Et il y a ceux qui se détournent de, voire condamnent, l’expérience révolutionnaire de Février et de Juin 1848 et défendent à partir de 1849-1850 un roman conservateur (Paul Féval, Amédée Achard, Arthur Ponroy). Bien sûr ces prises de position littéraires ne sont pas exclusives les unes des autres et les romanciers-feuilletonistes peuvent se retrouver tour à tour dans l’une et l’autre, comme user de différents genres et registres littéraires (roman épistolaire, satire, parabole…). Par exemple l’orléaniste Amédée Achard s’en prend à l’art utile et défend les doux et rêveurs romanciers de l’art pour l’art qui ne cherchent pas à réformer l’humanité dans ses Lettres parisiennes au rez-de-chaussée de l’organe fusionniste L’Assemblée nationale,tout en appelant les romanciers à corriger l’œuvre néfaste des romans socialistes au rez-de-chaussée du Dix Décembre :
la littérature, sous peine d’abdiquer, a elle aussi, sa mission, à remplir et ne peut, ne doit pas rester étrangère aux luttes qui sollicitent l’activité publique. Elle aussi a sa part d’action à revendiquer : il faut qu’elle éclaire les âmes en les élevant, qu’elle ne se borne pas à les charmer par la grâce et l’originalité d’un récit, la finesse ou l’émotion intérieure de la pensée, il faut qu’elle les adoucisse, les purifie et les pousse au bien par l’amour du beau132.
41Finalement la République des lettres se caractérise surtout par la singularité des parcours individuels sous la Deuxième République, au gré des insurrections et des espoirs et déceptions politiques.
42Atout économique, le roman-feuilleton peut être ainsi encore un medium politique utilisé par les rédactions politiques des journaux et les écrivains, à gauche comme à droite, et devenir un lieu de bataille idéologique entre romanciers et critiques littéraires conservateurs et révolutionnaires. Mais à droite, des écrivains légitimistes et catholiques pensent que le combat pour un roman-feuilleton conservateur est vain et qu’il faut prendre des mesures politiques pour anéantir le roman socialiste.
III. Le timbre Riancey ou la disparition et la dépolitisation du roman-feuilleton ?
43L’effectivité du timbre Riancey entre le 1er août 1850 et le 29 février 1852 se traduit par une baisse du nombre de romans-feuilletons. Pour autant l’article 14 de la loi du 16 juillet 1850 a-t-il pour effet de dépolitiser le roman-feuilleton et ses auteurs ? Le gouvernement, qui soutient l’amendement — en la personne du ministre de la Justice Eugène Rouher, du ministre de l’Intérieur Jules Baroche et du ministre des Finances Achille Fould alors présents — et qui est chargé d’exécuter l’article 14 de la nouvelle loi sur la presse, parvient-il à concilier taxation du roman-feuilleton et moralisation de la littérature ? Comment réagissent les romanciers-feuilletonistes et les journaux ?
Une diminution du nombre de romans-feuilletons dans les journaux politiques de Seine et Seine-et-Oise
44Au nom de la morale publique, Henry de Riancey propose de taxer le roman-feuilleton le 15 juillet 1850, tandis que l’Assemblée nationale législative, dominée par le parti de l’Ordre, discute depuis le 9 juillet d’une nouvelle loi sur la presse. Selon le représentant du peuple légitimiste et catholique, le fond du roman-feuilleton contemporain menace la sphère familiale et donc la stabilité sociale, par la glorification de l’adultère, la remise en cause de la famille, du foyer domestique et de l’autorité paternelle. Dans les années 1830-1840, trois catégories de lecteurs du roman-feuilleton sont en train de se constituer. Premièrement, un public féminin découpe dans le journal acheté par le mari (La Presse, Le Siècle, Le Constitutionnel) les feuilletons qui sont ensuite cousus main pour être conservés, relus, prêtés ou échangés. D’autres lecteurs préfèrent conserver les collections du journal. Le Siècle par exemple a créé la collection « Musée Littéraire ». Ce lectorat est plus aisé que le premier. Un troisième lectorat est capable de débourser une somme de 2 francs pour acheter un volume standardisé repérable à sa forme matérielle, à sa typographie, au grain du papier et à la couverture du livre133. Au milieu du xixe siècle, les journaux et les romans, tirés à quelques milliers ou dizaines de milliers d’exemplaires, sont avant tout souscrits par la bourgeoisie voire la petite bourgeoisie, fréquentant les cabinets de lecture, les artisans et les petits employés soucieux de promotion sociale, plutôt que par les ouvriers134 — la culture populaire est essentiellement orale et visuelle135 —, même si à l’échelle inter-régionale, selon une ligne imaginaire Saint-Malo/Genève, la France du Nord est plus alphabétisée que la France du Sud136. Mais pour Henry de Riancey, l’industrie du roman-feuilleton a aussi des conséquences économiques (concurrence déloyale de la librairie, enrichissement de quelques écrivains), littéraires (effacement de la critique littéraire) et politiques (mise à l’arrière-plan du corps politique du journal) néfastes. Aux représentants du peuple de l’extrême-gauche (Émile de Girardin, Théodore Bac, Charras) qui, le 15 juillet 1850, crient à la censure ou qui demandent à Henry de Riancey d’être conséquent en rétablissant la censure plutôt que de proposer une demi-mesure et d’associer le gouvernement aux bénéfices d’une littérature jugée immorale, le représentant du peuple catholique, soutenu par le représentant du peuple protestant Athanase Coquerel, répond qu’il entend non pas censurer le roman contemporain mais « empêcher la diffusion extra-naturelle du roman-feuilleton par le journal à 30 ou 40 000 exemplaires, au grand détriment de la librairie137 ». Henry de Riancey explique avec quels attraits — le talent, l’imagination et la puissance mis à contribution dans les scènes dramatiques — et de quelle manière — en profitant de la curiosité qui s’attache aux agitations et débats politiques pour se répandre subrepticement —, l’industrie immorale du roman-feuilleton a envahi le bas des feuilles périodiques puis tout le journal et « s’est créé ainsi une sorte d’opinion publique factice138 », concurrençant de manière déloyale le livre d’un libraire, qui lui doit être imprimé et trouver des lecteurs. Le journal politique est une entreprise anonyme dans lequel seuls les noms du rédacteur en chef, du gérant — parfois réunis —, et de l’imprimeur apparaissent. Le rez-de-chaussée, consacré au roman-feuilleton, à la critique et à la chronique, demeure, quant à lui, un espace non anonyme, jusqu’à l’imposition des signatures pour tout article politique ou traitant d’économie sociale découlant de la loi du 16 juillet 1850, effective à partir d’octobre suivant.
45Et le timbre Riancey, qui devient l’article 14 de la loi sur la presse du 16 juillet 1850, ne s’apparente pas à l’instauration d’une censure politique puisque c’est non le fond mais la forme qui intéresse en tout premier lieu l’administration fiscale. Il s’agit de veiller à ce que les journaux poursuivant la publication de romans-feuilletons s’acquittent bien de la somme exigée : « Tout roman-feuilleton, publié dans un journal ou dans son supplément, sera soumis à un timbre d’un centime par numéro. Ce droit ne sera que d’un demi-centime pour les journaux des départements autres que ceux de la Seine et de Seine-et-Oise139. » Afin de faire appliquer la loi sur la presse du 16 juillet 1850140, un décret du président de la République Louis-Napoléon Bonaparte portant sur le timbre, qui rend les dispositions de la nouvelle loi exécutoires à partir du 1er août 1850 et dont le ministre des Finances Achille Fould est chargé de l’exécution, paraît le 27 juillet 1850. Le 31 juillet 1850, le directeur général des Postes, E. J. Thayer, envoie une circulaire aux inspecteurs, directeurs, sous-directeurs et distributeurs des postes141 et prévient que les articles 12, 13 et 14, bien qu’exclusivement relatifs au droit du timbre, doivent être étudiés avec soin par les préposés des Postes parce que, aux termes de la loi du 9 vendémiaire an VI, ils encourent, solidairement avec les auteurs ou éditeurs, l’amende prononcée par cette loi142. Par ailleurs, tandis que La Réforme administrative. Journal spécial et non politique des employés des administrations publiques demande l’augmentation du nombre de timbreurs à la suite de la nouvelle loi, l’Atelier national du timbre, faisant partie de l’administration de l’enregistrement et des domaines (chargée, entre autres tâches, de recouvrer les amendes) dans le ministère des Finances, est réorganisé en raison des nouvelles nécessités législatives. Il est désormais doté d’un sous-chef du timbre, Hanault, et dispose de deux receveurs du timbre sur les journaux, Bouglé et Simonet143. Le 19 août suivant, c’est au tour du ministre de l’Intérieur Jules Baroche de préciser aux préfets les modalités d’application de l’article 14 :
Les dispositions qui concernent le timbre sont spécialement confiées, pour l’exécution, au soin des administrations financières. Vous n’aurez à vous en préoccuper que dans le cas où la loi ne serait pas obéie.
L’article 14 frappe d’un droit de timbre supplémentaire les feuilles qui contiendront des romans-feuilletons.
Si des difficultés s’élèvent sur l’interprétation de cette expression, c’est […] devant les tribunaux qu’elles devront être portées. Toutefois, on peut, dès à présent, poser en principe qu’un roman peut être renfermé dans un seul feuilleton, dans un seul numéro du journal, comme il peut faire la matière d’une série de publications144.
46Finalement, en vertu des articles 12 et 14 de la loi sur la presse périodique et non périodique et des circulaires des ministères de l’Intérieur et des Finances, un roman-feuilleton, quelle que soit sa place — rez-de-chaussée, corps du journal ou supplément — et sa longueur — un seul feuilleton ou plusieurs feuilletons — dans un journal, politique ou non politique, est soumis au timbre. Sa quotité varie en fonction du lieu — un centime, en plus du timbre de 4 à 5 centimes pour le transport et la distribution de l’exemplaire du journal soit par l’éditeur ou la Poste à l’intérieur de la ville (et de la petite banlieue pour Paris), dans les départements de la Seine et de Seine-et-Oise, et un demi-centime, en plus du timbre de 1 à 1,5 centime pour le transport et la distribution de l’exemplaire du journal soit par l’éditeur ou la Poste à l’intérieur de la ville, dans les 84 autres départements. Toutefois un arrêt de la Cour d’appel du 5 août 1851 précise que le roman-feuilleton
dans un journal est cette partie imprimée ordinairement en petits caractères au bas des pages […] ;
Qu’il fait corps avec le journal, dont il est partie intégrante ;
Qu’il n’est pas spécialement disposé pour être détaché ;
Qu’il a la même date, la même pagination que le journal lui-même, s’accroît ou diminue selon l’importance des autres matières contenues dans le journal avec lequel il est destiné à être lu […]145.
47À la suite de la nouvelle loi sur la presse confirmant le cautionnement, l’élargissant aux mensuels et aux journaux non politiques, et instaurant le timbre, nombre de journaux disparaissent, à l’image du Crédit qui avait publié, entre autres, des romans de George Sand, de Clément Caraguel, d’Edmond Texier. Pour autant le nombre de journaux publiés à la veille de l’application de la nouvelle loi sur la presse équivaut à celui publié entre août 1850 et décembre 1852, c’est-à-dire un peu moins de 80 — nombre qui tombe à 20 aux lendemains du coup d’État du 2 décembre 1851. Quant aux journaux qui survivent ou qui naissent, la plupart renonce à publier des romans-feuilletons afin de ne pas augmenter le prix du timbre de chaque exemplaire distribué, à l’image de L’Ami du peuple et du Constitutionnel. D’autres journaux en publient de manière moins régulière. C’est le cas de L’Estafette, très remontée contre le timbre Riancey. Le Journal des journaux, sous-titre de L’Estafette, avait publié entre le 28 février 1848 et le 31 juillet 1850 64 romans-feuilletons, ce qui en faisait le deuxième quotidien politique parisien le plus prolifique en matière de roman-feuilleton. Sous le timbre Riancey, elle n’en publie plus que 10. L’Opinion publique ne publie quant à elle qu’un seul roman-feuilleton après le 1er août 1850. De même La Patrie cesse de publier des romans-feuilletons en septembre 1850, après le dernier feuilleton timbré du roman Les rois sans couronne d’André Thomas146. Le quotidien affirme par ailleurs ne publier que des romans qui respectent la morale et dénonce le coût prohibitif du timbre Riancey adopté par l’Assemblée nationale qui d’« un seul vote, — en un quart d’heure tout au plus, — […] a donc atteint dans leur propriété, dans leurs moyens d’existence, une centaine de littérateurs147 » et la masse d’ouvriers vivant de la littérature et du journalisme.
48La Société de gens de lettres, qui accueille nombre de romanciers-feuilletonistes et touche un pourcentage sur les droits de reproduction des œuvres littéraires de ses sociétaires, perd alors une grande partie de ses revenus. Le 28 mai 1851, une assemblée générale extraordinaire a lieu. 71 membres de la Société des gens de lettres se réunissent afin de lire et adopter un projet de pétition adressée à l’Assemblée nationale réclamant l’abrogation de l’article 14. La pétition est déposée le 4 juillet 1851 par Victor Hugo entre les mains de l’Assemblée législative148. Déjà lors de la présentation du projet de loi sur la presse — où la taxation du roman-feuilleton est absente — à l’Assemblée nationale par le ministre de la Justice Eugène Rouher le 21 mars 1850, la Société des gens de lettres, en la personne de son vice-président Achille Comte et d’un de ses secrétaires Léo Lespès, avait adressé une pétition, datée du 30 mars 1850, à l’Assemblée nationale. S’inquiétant de la diminution des travaux littéraires et scientifiques dans les journaux politiques par leurs nouvelles conditions d’existence, elle demandait surtout à ce que, si jamais le projet de loi était adopté, soient exempts de timbre et de cautionnement tous les journaux et écrits périodiques autres que ceux traitant de matières politiques et d’économie sociale. Elle s’appuyait sur les lois du 9 juin 1819, du 18 juillet 1828 et du 9 août 1848, lois dont le projet de Rouher propose l’abrogation partielle ou totale. À la pétition est jointe une liste de 292 journaux littéraires et scientifiques. Finalement, non seulement les journaux littéraires comme politiques, quelle que soit leur périodicité, sont timbrés et doivent verser un cautionnement149, mais en plus la publication d’un roman-feuilleton entraîne une augmentation du timbre. La Société des gens de lettres indique désormais, dans ses bulletins mensuels pour les écrits autorisés à être reproduits par les journaux ayant traité avec la société, quels sont ceux qui sont soumis à l’article 14.
49Henry de Riancey semble alors atteindre un de ses buts : ne plus assujettir, par souci de se vendre, le journal politique au roman-feuilleton. Si dans les journaux politiques des départements de la Seine et de Seine-et-Oise, entre février 1848 et juillet 1850, 752 romans-feuilletons avaient paru, en moyenne 27 nouveaux romans-feuilletons par mois, il y en a seulement 156 et en moyenne 8 par mois qui paraissent entre août 1850 et février 1852, période d’application du timbre sur le roman-feuilleton. De plus, tout en décidant d’augmenter la surface consacrée au roman-feuilleton — agrandissement de la taille du rez-de-chaussée au bas du journal et étalement sur trois pages au lieu de deux — les journaux poursuivant la publication de romans-feuilletons offrent plus souvent encore des nouvelles et de courts romans, déclinés sur un ou quelques feuilletons. La part des journaux politiques contenant un roman-feuilleton sur l’ensemble des journaux politiques de la Seine et de Seine-et-Oise, où le timbre est plus élevé, diminue de même. Pour autant elle demeure importante. 25 journaux au moins sur 79 proposent des romans-feuilletons, c’est-à-dire près d’un journal sur trois (environ 32%) — au lieu de plus d’un journal sur deux (55%) avant la taxation du roman-feuilleton.
Le roman-feuilleton, apanage de la presse républicaine et des romanciers républicains ?
50À la suite de l’arrestation et de l’exil d’une trentaine de représentants du peuple après la manifestation montagnarde du 13 juin 1849 contre l’intervention française à Rome, des élections partielles ont lieu. Alors que le nom d’Eugène Sue, candidat malheureux dans le Loiret et la Seine au printemps 1848, avait déjà circulé dans les Bouches-du-Rhône lors des élections générales de mai 1849, il réapparaît lors des élections partielles de mars 1850 dans les départements de l’Ain, de Saône-et-Loire et de la Seine. Cependant, tout à son travail de rédaction des Mystères du peuple, dont la publication en livraisons a commencé en décembre 1849, le romancier refuse une nouvelle fois toute candidature et appelle à voter en faveur des candidats désignés par le Comité électoral démocrate-socialiste. Dans la Seine, ces derniers (le lieutenant de vaisseau arrêté et emprisonné après le 15 mai et les journées de Juin 1848 Paul-Louis-François-René Deflotte, le publiciste, ancien député et représentant du peuple de l’Hérault François Vidal et l’ancien ministre de l’Instruction publique Hippolyte Carnot) sont élus le 10 mars 1850. Le 28 avril 1850, Eugène Sue, candidat désigné par le Comité démocrate-socialiste de la Seine et soutenu par la presse républicaine modérée (Le National, L’Événement, La Semaine, La Presse, Le Siècle) et démoc-soc (La Démocratie pacifique, Le Populaire, La République, Le Réveil du père Duchêne, Le Suffrage universel, La Voix du peuple), est à son tour élu150 — un des trois représentants démocs-socs élus le 10 mars 1850, François Vidal, a opté pour le Bas-Rhin. Eugène Sue l’emporte notamment dans les quartiers de petit négoce et d’artisans du centre (Châtelet, Halles, Hôtel-de-Ville) et dans les faubourgs ouvriers (Gobelins, Faubourgs du Temple et de Saint-Martin), ce qui n’empêche pas L’Opinion publique d’écrire que Paris est allé « se personnifier dans le roman immoral et anti-social151. » et un rédacteur du Corsaire d’écrire : « Le roman représente la France152 ». Cette percée des républicains démocs-socs, alliés aux républicains modérés dans un front uni contre le parti de l’Ordre aux élections partielles de 1850, ravive le « spectre rouge153 ». Entre-temps, le 21 mars 1850, le ministre de la Justice Eugène Rouher propose à l’Assemblée législative d’augmenter et d’élargir le cautionnement de la presse ainsi que de rétablir le timbre. Le 31 mai 1850, le suffrage universel masculin est restreint, le 16 juillet 1850, la nouvelle loi sur la presse périodique et non périodique adoptée. Lorsque la veille Henry de Riancey prend la parole, l’extrême-gauche s’agite et la droite approuve154. Les arguments du représentant du peuple en faveur de la taxation du roman-feuilleton ne sont pas d’ordre politique mais touchent à la morale et à l’économie. Pour autant chez l’écrivain et homme politique légitimiste, morale politique et morale littéraire sont liées, ainsi que morale publique et morale privée. Idées socialistes (égalité politique et socio-économique, défense de l’émancipation civile voire politique de la femme, restauration du divorce, école laïque, gratuite et obligatoire) et romans-feuilletons mettant en scène l’adultère, la licence, la violence, la révolte individuelle ou collective, ne peuvent que se tendre la main pour Henri de Riancey. Ce sont donc bien les romans-feuilletons du romancier-feuilletoniste et représentant du peuple montagnard Eugène Sue, dont Riancey souligne les revenus princiers, qui sont principalement visés mais aussi ceux de George Sand et d’Alexandre Dumas père. Lors des débats et du vote de l’amendement de Riancey, droite et gauche se distinguent. Le 15 juillet 1850, sur les 603 votants, 351 représentants du peuple votent pour la taxation du roman-feuilleton et 252 contre tandis que le gouvernement de Louis-Napoléon Bonaparte soutient le nouvel article.
51Pour autant, sur les 25 journaux politiques de la Seine et de la Seine-et-Oise s’acquittant du « timbre Riancey », une dizaine d’entre eux se situe à droite de l’échiquier politique, que ces journaux soient légitimistes (La Chronique de Paris, La Gazette de France, L’Union, La Mode, L’Opinion publique), orléanistes (L’Assemblée nationale) ou bonapartistes (Le Pays). Leurs tirages peuvent tourner autour de 10 000 exemplaires, à l’image du Pays155, ou osciller entre 20 000 et 50 000 exemplaires, à l’image de L’Assemblée nationale156. C’est ainsi que les nouvelles et romans d’écrivains royalistes, comme Gustave Desnoiresterres, Paul Féval, Georges de La Landelle ou Molé-Gentilhomme, sont timbrés. D’ailleurs, avant le timbre Riancey, 3 quotidiens sur les 7 journaux politiques de la Seine et de Seine-et-Oise les plus prolifiques en matière de publication de romans-feuilletons sont de tendance légitimiste : Le Journal des villes et des campagnes (91 romans-feuilletons), Le Corsaire et L’Opinion publique — qui possède par ailleurs un supplément hebdomadaire — (20 romans-feuilletons chacun). Toutefois, la dizaine de journaux de tendance républicaine, modérée ou démoc-soc, proposant des romans-feuilletons dans les départements de la Seine et de Seine-et-Oise sont plus prolifiques entre le 1er août 1850 et le 29 février 1852. Leurs tirages peuvent aussi osciller entre 20 000 exemplaires et 50 000 exemplaires, à l’image du Siècle157, voire parfois atteindre les 100 000 exemplaires comme L’Événement158. La Semaine, qui avait publié 69 romans-feuilletons entre fin février 1848 et fin juillet 1850, s’acquitte du timbre Riancey pour 21 nouveaux romans-feuilletons. Le Siècle, qui avait publié 47 romans-feuilletons entre fin février 1848 et fin juillet 1850, s’acquitte quant à elle du timbre Riancey pour 26 romans-feuilletons. Ainsi durant l’application du timbre Riancey près d’un roman-feuilleton sur trois dans la Seine et dans la Seine-et-Oise paraît dans ces deux journaux républicains. La Chronique de Paris, le journal conservateur parisien le plus prolifique alors en matière de roman-feuilleton, n’en propose que 11. De plus les seigneurs du roman-feuilleton affirment leur républicanisme et offrent prioritairement leurs romans-feuilletons à des feuilles républicaines, notamment Le Siècle, La Presse, La Semaine et L’Événement. Le montagnard Eugène Sue offre ainsi 7 nouveaux romans-feuilletons au Siècle, à La Presse — dont le directeur Émile de Girardin siège auprès des Montagnards à l’Assemblée nationale —et à La Semaine. Ce dernier hebdomadaire remercie d’ailleurs le romancier et représentant du peuple Eugène Sue de pouvoir publier sa prose : « C’est annoncer à la fois à nos abonnés une bonne fortune et un acte de confraternité politique159. » Si Alexandre Dumas, auteur de 9 nouveaux romans-feuilletons durant la période d’application du timbre Riancey, demeure d’abord le romancier du Siècle, il n’en offre pas moins un long roman-feuilleton, Dieu dispose, en trois parties — et quelques articles au printemps 1850 où il s’élève contre la restriction du suffrage universel (masculin) — aux rédacteurs de L’Événement dirigé par son ami Paul Meurice et inspiré par son ami Victor Hugo. Le roman-feuilleton dumasien, qui met en scène l’histoire française contemporaine, paraît à partir du 28 juin 1850 dans le quotidien hugolien et est timbré à partir du 1er août suivant. Cependant le gérant Paul Meurice est traduit en justice en août 1850 et L’Événement condamné à 20 000 francs d’amende pour avoir fait tirer sans timbre le roman d’Alexandre Dumas père. Profitant de l’équivoque entre les articles 14 — timbre d’un centime pour tout feuilleton d’un roman paru dans le journal ou son supplément — et 18 — les suppléments des journaux paraissant plus deux fois par semaine sont exemptés de timbre — de la loi du 16 juillet 1850, L’Événement a en effet publié des feuilletons de Dieu dispose dans des suppléments. Le Siècle profite de son côté de son Musée littéraire pour publier des romans d’Alexandre Dumas père, Alphonse Karr, Honoré de Balzac — en plus des romans et nouvelles d’Alexandre Dumas père, Alexandre Dumas fils, Alexandre Mesnier, sous le pseudonyme de Paul Ferney, Albéric Second, André Thomas, Eugène Sue, Alphonse de Lamartine, Elie Berthet au rez-de-chaussée. Le Siècle, qui avait initié le roman-feuilleton dans ses pages en juillet 1836, s’honore, « malgré la surtaxe du centime quotidien dont la nouvelle loi frappe le roman-feuilleton », de continuer « d’être le seul grand journal publiant un feuilleton invariablement quotidien consacré aux productions inédites de nos meilleurs romanciers160. » Le quotidien républicain ridiculise les attaques contre la littérature industrielle d’Henry de Riancey et d’Athanase Coquerel, derrière lesquels il retrouve celles du député Chapuys-Montlaville, à la Chambre des députés en 1847161, et du critique universitaire de La Revue des Deux-Mondes Saint-Marc Girardin en 1845.
L’inefficacité du timbre Riancey
52Si le timbre Riancey a pu limiter le rythme et le nombre de romans-feuilletons, il n’a donc pas pu moraliser le roman-feuilleton, autrement dit, chez Henry de Riancey, empêcher la remise en question de la morale du Décalogue et l’action politique du parti de l’Ordre, ni freiner la publication de romans-feuilletons par le quotidien d’opposition républicaine Le Siècle. Ainsi, l’ancien romancier-feuilletoniste du Constitutionnel offre les derniers feuilletons de sa série romanesque Les Sept péchés capitaux — où le romancier anticlérical s’attaque à la morale biblique et s’appuie sur les passions fouriéristes pour mieux défendre le libre arbitre et examen et dénoncer l’Église romaine et les ultramontains162 — au Siècle163, dont Eugène Sue a rejoint la rédaction littéraire à partir du printemps 1850. La presse républicaine modérée et la presse démoc-soc se rapprochent alors dans le but de s’opposer aux candidats et à la politique du parti de l’Ordre. Quant à Alexandre Dumas père, s’il ne va pas jusqu’à rejoindre les bancs de la Montagne comme ses confrères Eugène Sue et Alphonse Esquiros et son ami Victor Hugo, il n’en tient pas moins à se détacher du parti de l’Ordre et à soutenir et mettre en scène les combats contemporains en faveur d’une République démocratique et laïque dans son roman-feuilleton Dieu dispose offert à L’Événement. Le romancier-feuilletoniste Eugène de Mirecourt, pseudonyme de Charles Jean-Baptiste Jacquot, étranger aux luttes politiques de la Deuxième République et dont aucun roman-feuilleton ne paraît dans la presse politique parisienne durant le timbre Riancey, critique vertement a posteriori l’amendement d’Henry de Riancey qui décida les journaux à ne plus ouvrir leurs colonnes qu’aux œuvres d’Alexandre Dumas père, George Sand et Eugène Sue. Il félicite alors ironiquement Riancey pour ses bienfaits apportés à la morale publique164. D’ailleurs L’Ami de la religion reconnaît l’inefficacité de la taxation du roman-feuilleton : « En vain est-il taxé, il connaît son prix, il paie la taxe et va son chemin. Ne sait-il pas qu’il endort et qu’il réveille ? Peut-il douter qu’il ne soit le bien-venu de tous ? Eh ! Mon Dieu, dans ce pays de représentation, il est des gens qui lisent le feuilleton avant l’Assemblée165. » Et d’ajouter que le communisme
a su trouver des alliés puissants, habiles, spirituels, les romanciers ; à l’aide de ces amis connus ou inconnus […], telle porte qui se serait fermée d’elle-même devant lui s’est ouverte à deux battants devant le roman ; tel qui le chasse dès qu’il apparaît en son costume véritable et officiel, le reçoit comme un ami de la maison s’il se présente en habit noir ou en robe de soie cachant ou Eugène Sue ou George Sand […] ; comme humble feuilleton, il a ses entrées ; et, profitant de son heureuse ruse, le voilà courant du cabinet de Monsieur au boudoir de Madame, à la chambrette de Mademoiselle, récréant le laquais somnolent, la camériste avide d’une nouvelle de son écrivain chéri, et enfin, entrant au collège du petit frère, couverture ignorée des marrons de la sœur. Avec le feuilleton, le roman est partout, oserai-je le dire ! le presbytère même le reçoit, et je crains bien fort que les enfants de chœur ne l’épellent166.
53Le décalage entre la condamnation morale et — de manière implicite — politique de la littérature industrielle par le parti de l’Ordre à l’Assemblée législative et la taxation d’une forme particulière de prose dans les périodiques par l’administration publique expliquent pour une large part l’inefficacité du timbre Riancey. Pour preuve, le défenseur d’un roman-feuilleton humaniste alors acquis à la cause socialiste Hippolyte Castille continue de glorifier les vertus populaires et de dénoncer l’ambition des parvenus bourgeois dans ses romans-feuilletons timbrés offerts à La Semaine et à L’Estafette entre août 1850 et septembre 1851. Ainsi Les Ambitieux,publié dans La Semaine entre le 6 octobre 1850 et le 13 juin 1851, et dont l’action débute en novembre 1848, raconte les coups bas de trois neveux ambitieux prêts à tout pour hériter de la fortune de leur tante en se mariant avec leur cousine Louise Lambrun. Mais l’aristocrate Louise finit par se marier avec un quatrième neveu, Noël, un modeste travailleur. Et l’ancien rédacteur de La Révolution démocratique et sociale et de La Tribune des peuples, journaux démocs-socs victimes de procès en juin et octobre 1849, de conclure son roman-feuilleton par l’espoir que cette fin heureuse « puisse nous annoncer l’ère bienfaisante où les armoiries de l’orgueil et du despotisme seront remplacées par celles du travail et de la fraternité167 ! » De même, à partir du moment où L’Ordre d’Auguste Chambolle, ancien rédacteur du Siècle, s’acquitte du timbre pour un roman de Joseph Méry, ce dernier peut s’attaquer au parti clérical dans sa Juive du Vatican à partir du 18 septembre 1850. Le journaliste catholique de L’Univers, Louis Veuillot, a beau accuser d’hétérodoxie le roman-feuilleton et engager une polémique théologique avec son auteur168, La Juive du Vatican paraît jusqu’à son dernier feuilleton, le 29 mars 1851. Il apparaît même de nouveaux auteurs de romans-feuilletons. Ainsi le représentant du peuple de l’Aveyron Pierre Pradié, un « disciple de l’école catholique révolutionnaire, dont Buchez était le chef169 » surtout connu comme auteur d’ouvrages de philosophie religieuse sous la monarchie de Juillet170, s’essaie en 1851 au roman-feuilleton, qu’il entend renouveler en profondeur, dans La République universelle171.
54Tout au plus gouvernement et administration peuvent-ils s’appuyer sur l’article 14 pour se montrer très pointilleux envers les journaux politiques d’opposition poursuivant la publication de romans, admettre une définition extensive du roman-feuilleton et laisser en suspens la décision de considérer tel ou tel écrit du journal comme un roman. Aussi l’hebdomadaire La Semaine, qui décide en janvier 1851 de tirer à part les premiers chapitres des Ambitieux d’Hippolyte Castille, doit-il attendre l’accord de l’administration des Finances en mai 1851 pour offrir en primes à ses abonnés la première partie du roman mais seuls les feuilletons parus avant janvier 1851 sont autorisés à être reproduits. Parallèlement lorsque le mensuel spiritualiste La Liberté de penser publie entre novembre 1850 et février 1851 une série d’articles, « Réalités sociales. Études sur le prolétariat dans les campagnes. Jean-Louis le journalier », d’Eugène Sue — s’inspirant de son expérience personnelle des campagnes environnant sa demeure des Bordes dans le Loiret, mettant en scène les difficultés économiques du prolétariat rural à travers le personnage de Jean-Louis le journalier et défendant le crédit foncier, un mode de répartition proportionnelle au rendement du produit, le salaire minimum fixe et les associations agricoles —, le mensuel spiritualiste doit s’acquitter du timbre sur le roman-feuilleton, comme Le Vote universel et La Semaine qui reproduisent les articles172. Si La Semaine est habitué à offrir des romans-feuilletons, ce n’est pas le cas de La Liberté de penser et du Vote universel, mais ces derniers sont alors des journaux d’opposition. Le quotidien La Patrie est un journal conservateur mais lors des débats et du vote de la nouvelle loi sur la presse il s’est fait l’écho du mécontentement de la presse parisienne et départementale. Lorsque renonçant au roman-feuilleton, le journal publie au rez-de-chaussée à partir du 21 septembre 1850 La Sonora. Esquisse de mœurs mexicaines de Paul Du Plessis, présenté comme des souvenirs d’un voyage, il doit interrompre ces derniers le 9 janvier 1851. L’administration fiscale doit déterminer si le récit d’aventures de voyage ne devrait pas être soumis à l’article 14. Finalement les feuilletons de La Sonora sont exemptés du timbre sur le roman-feuilleton et réapparaissent au rez-de-chaussée de La Patrie le 21 février 1851. La Société des gens de lettres s’empresse alors d’indiquer aux journaux qui ont traité avec elle qu’ils ont donc le droit de reproduire La Sonora sans être astreints à la nouvelle loi qui impose le roman-feuilleton.
55La définition du roman-feuilleton se révèle donc malaisée, y compris par l’administration fiscale. Le rapporteur de la Commission chargé d’examiner le projet de loi sur la presse soumis par le ministre de la Justice Eugène Rouher, Chasseloup-Laubat, avait justement repoussé l’amendement Riancey en raison de la difficulté de distinguer les véritables histoires, les fragments d’historiens, les mémoires plus ou moins véridiques, les souvenirs, des romans. Il n’entendait pas demander « aux tribunaux de lire les feuilletons que les journaux appelleront histoire et que le fisc voudra nommer roman » et laisser à l’opinion publique le soin de flétrir le roman-feuilleton « s’abandonnant aux écarts d’imaginations déréglées, [qui] semble n’être qu’un instrument pervers, qui s’adresse aux passions de l’élève qu’il corrompt trop souvent […] surtout quand il s’agit de ces mauvais romans qui n’ont pas craint d’aller chercher dans tous les vices leurs images les plus dangereuses, les plus séduisantes173. » Gérard de Nerval s’en donne à cœur joie pour brouiller les frontières entre chronique historique et roman. Il ridiculise, dans Les Faux saulniers. Histoire de l’abbé de Bucquoy, écrit non timbré publié au rez-de-chaussée du National entre les 24 octobre et 22 décembre 1850, le timbre Riancey. Le premier feuilleton, le 24 octobre 1850, est précédé d’un mot au directeur du journal républicain où Nerval explique que ce qu’il livre au National est une étude historique sur cet abbé curieux vivant à la fin du règne de Louis XIV et non un roman. Cette étude n’est donc pas passible de la nouvelle loi du 16 juillet 1850 sur le roman-feuilleton mais il s’inquiète de l’interprétation large du gouvernement, qui pourrait donner « au pouvoir des moyens pour éteindre toute opposition » et menace aussi les moyens d’existence de « bien des écrivains, étrangers à toute couleur politique174 ». Dans les feuilletons suivants, il raconte ses recherches et pérégrinations à la Bibliothèque nationale, à Mazarine et aux Archives nationales afin de prouver l’existence réelle de l’abbé de Bucquoy et son travail d’historien pour éviter tout quiproquo, puis se rend au Palais de Justice où le substitut officiel chargé des questions relatives aux journaux dit que les délits relatifs au roman-feuilleton ne concernent pas le parquet, que le parquet n’agit que d’après les déclarations de contraventions qui lui sont faites par la direction du Timbre, lequel a des agents chargés d’apprécier le cas où un simple feuilleton pourrait mériter le titre de roman, et se trouver soumis aux exigences du timbre.
Le parquet n’a connaissance encore que d’une seule contravention relative à l’Évènement pour la reproduction du roman : Dieu dispose, d’Alexandre Dumas, qui n’était publié qu’en supplément. — C’est une affaire sans gravité.
Il en est ainsi de la saisie du journal les Villes et Campagnes,à l’occasion de la reproduction d’un feuilleton de M. Marie Aycard, — et de l’avertissement donné au Droit pour un feuilleton du même auteur, arrêté à la poste, mais qu’on a pu faire partir en consignant le prix de l’excédant [sic] qu’il était supposé avoir encouru.
Ce sont des affaires qui se termineront administrativement.
Rassurons-nous donc pour le présent, — sans oublier qu’il nous faut encore aller consulter la direction du timbre, laquelle ressort de l’administration de l’enregistrement et des domaines175.
56Gérard de Nerval s’inquiète en effet d’être considéré comme un romancier s’il met en scène
et même en dialogues certaines parties de sa narration, dont toutefois les faits généraux ne peuvent être contestés.
Ce qui le rassure par instants, c’est que le journal d’hier n’a pas encore été saisi — ce qui démontrerait l’intelligence des lecteurs de l’administration du timbre176.
57Mais de toute façon « personne probablement ne pourrait nous prouver à nous […] que nous trompons sciemment l’administration du timbre et le public177. » Il déplore tout de même de ne pouvoir faire avec ces personnages historiques et leurs histoires d’amour un beau roman : « Il est triste, cependant, pour un écrivain qui avait songé à s’essayer dans la carrière du roman, plus avantageuse jusqu’ici que toute autre, de ne pouvoir que difficilement accomplir un travail promis depuis trois mois en dehors de toute prévision de l’amendement Riancey178. » Le dernier feuilleton, le 22 décembre 1850, évoque les dernières pensées politiques de l’abbé de Bucquoy, présenté comme un précurseur de la Révolution française. L’abbé avoue que le pouvoir monarchique entre les mains d’un sage serait le plus parfait de tous mais devant l’exemple de la tyrannie de Louis XIV il conclut que l’État républicain lui paraît être le moins défectueux des tous les États.
58Il existe d’autres parades par les écrivains et les journaux pour contourner le timbre Riancey. Alfred de Meilheurat le relève dès septembre 1850 dans Le Corsaire. Désormais le roman-proverbe, en vers et en prose et qui échappe au timbre, fleurit au bas des journaux179 ainsi que les fictions sous une forme théâtrale ou en vers permettant d’éviter à la fois le timbre Riancey et la censure théâtrale, rétablie depuis le 1er août 1850. De même les romans-feuilletons cèdent la place aux mémoires, aux souvenirs, aux chroniques historiques, aux légendes et aux récits de voyage dans les journaux politiques. Le timbre sur le roman-feuilleton entraîne une utilisation massive de la première personne, du « je », afin de brouiller les pistes des timbreurs et de la justice.
59Du côté du gouvernement, l’article 14 de la loi du 16 juillet 1850 s’attaquant à la forme et à un mode de publication du roman et ne permettant pas de s’en prendre au fond des romans-feuilletons, quand le timbre est acquitté, d’autres outils législatifs se révèlent plus efficaces pour combattre les attaques politiques et la remise en question de la morale du Décalogue par des romanciers contemporains et gêner la diffusion des journaux d’opposition. Fin novembre 1851, Champfleury est ainsi interrogé au parquet de la Seine par le juge d’instruction Delalain et inculpé d’excitation à la haine entre les citoyens pour une ballade, L’Hiver. Celle-ci a été écrite sept ans auparavant et publié par Michel Lévy dans son volume de Contes. Cependant elle a reparudernièrement dans des journaux provinciaux puis dans des journaux parisiens et surtout dans des journaux démocratiques, comme La République et La Révolution. Le Républicain démocrate de la Côte d’Or a ainsi inséré la ballade et s’est vu saisir son numéro par le procureur de la République de Dijon, qui, précise le romancier réaliste, n’aime pas les petits poissons « rouges180 ». Les moyens législatifs et judiciaires mis au service de la poursuite d’œuvres de fiction écrites en prose jugées licencieuses et séditieuses, publiées en feuilleton comme offertes en livraisons ou lues chez des particuliers, sont ainsi divers, comme l’illustre aussi le cas d’Eugène Sue, dont la « notabilité romancière181 » entraîne sa surmédiatisation. Son article-pièce Monsieur Duchignon ou la famille !! la propriété !! la religion !!, paru dans Les Veillées du peuple entre novembre 1849 et février 1850, entraîne la saisie du premier numéro du mensuel et l’accusation contre Eugène Sue par le juge d’instruction du parquet d’Orléans d’avoir excité à la haine les citoyens les uns contre les autres. Le procès n’a pas lieu du fait d’un vice de procédure (dépassement du délai légal d’accusation) mais la circulation n’en est pas moins entravée, en vertu de la loi défendant l’impression et la vente des imprimés saisis182. Lorsqu’une autre fois le romancier fait alternativement à Lusignan (Vienne), chez trois personnes, des lectures privées de ses Mystères du peuple à une soixantaine d’auditeurs au printemps 1850, celles-ci sont rapportées par la gendarmerie et les juges de paix de Lusignan au substitut de Poitiers. La Cour d’appel de Poitiers cherche alors à s’appuyer sur les articles 14 ou 15 de la loi du 28 juillet 1848 sur les clubs pour interdire, en raison de leur périodicité et de leur but politique, ces réunions non publiques183. Une autre disposition législative, l’article 6 de la loi du 27 juillet 1849184, avant même l’institution de la commission du colportage en novembre 1852, donne pouvoir aux préfets d’autoriser ou non le colportage. Une circulaire du 28 septembre suivant soumet cette autorisation à l’obligation de présenter un catalogue des ouvrages colportés. Les Mystères du peuple, publiés en livraisons, véritable manuel républicain de l’électeur et de l’insurgé,est alors un ouvrage dont la diffusion est soigneusement surveillée par le pouvoir politique. Si Eugène Sue n’est pas directement atteint, les imprimeurs (comme Louis Henry Decan185), éditeurs (comme Maurice Lachâtre186) et colporteurs (comme Renoux et Chauffour187) de son ouvrage sont inquiétés par le gouvernement entre mai 1850 et mai 1852188. Et si Eugène Sue suspend la publication des Mystères du peuple entre le 26 novembre 1851 et le 15 juin 1853189, la circulation de son ouvrage n’en est pas moins toujours âprement surveillée.
60Le gouvernement peut aussi s’appuyer sur d’autres lois pour freiner la diffusion de romans-feuilletons et ponctionner les revenus d’un journal d’opposition comme Le Siècle, quotidien républicain qui a décidé de rentabiliser l’acquittement du timbre Riancey en agrandissant la surface consacrée au roman-feuilleton et en multipliant le nombre de romans-feuilletons. Tandis qu’entre le 12 et le 19 novembre 1850 paraît Gobseck d’Honoré de Balzac dans le Musée littéraire, le rez-de-chaussée du Siècle accueille aussi une nouvelle, timbrée, d’Albéric Second, La Part du feu, entre les 12 et 16 novembre, puis une nouvelle, timbrée aussi, d’André Thomas, Pascal et Charlotte, le 19 novembre. Toutefois l’administration des postes, conformément à une ordonnance du ministre des Finances, exige, en vertu de la loi du 4 thermidor an IV un droit de timbre de 5 centimes pour le Musée littéraire des numéros des 16 et 19 novembre 1850 parce que constituant une publication de librairie190. Le Siècle suspend alors, après le 19 novembre 1850, son Musée littéraire en attendant une décision de justice favorable. La question à trancher est celle-ci : le Musée littéraire fait-il partie du corps du journal, est-il un supplément au journal ou une publication séparée et tombe-t-il sous le coup de l’article 14 de la loi du 16 juillet 1850 ou de la loi du 4 thermidor an IV ? Le 20 décembre 1850 le tribunal de première instance juge que l’exigence de l’administration des postes n’est pas fondée et déclare illégales les perceptions faites les 16 et 19 novembre parce qu’elles excèdent le droit dû aux termes de la loi du 16 juillet 1850 — c’est pourquoi Le Siècle met à son actif de l’exercice de l’année 1850 la somme de 21 513,07 francs, due par l’administration du timbre191. Le tribunal de première instance considère alors le Musée littéraire comme un supplément et donc tombant sous le coup de l’article 14. Mais l’administration des postes fait appel de cette décision le 11 avril 1851, « mettant à profit tous les délais accordés par le code de procédure192 ». Pendant ce temps le Musée littéraire ne reparaît toujours pas. Le quotidien républicain attend que la Cour d’appel confirme le jugement en première instance début juillet 1851. Devant être plaidée le 14 juillet, le président de la première chambre de la Cour d’appel, Troplong, remet à huitaine l’affaire de l’administration des postes contre le journal Le Siècle concernant la publication du Musée littéraire. Finalement l’affaire est plaidée les 28 et 29 juillet 1851. Si l’avocat du Siècle, Sénard, a beau jeu de souligner que c’est seulement quand le Musée littéraire contient des romans qu’il est alors considéré comme une publication de librairie mais non quand il contient des textes législatifs (constitution, loi électorale, loi sur l’enseignement), l’avocat général Portier n’en soutient pas moins dans son réquisitoire que le Musée littéraire tombe sous le coup de la loi du 4 thermidor an IV, ce que confirme l’arrêt définitif de la Cour d’appel le 5 août 1851 : les publications du Musée littéraire, puisque destinées à être détachées, réunies en volumes et à enrichir les bibliothèques en étant placées après les annonces, la signature du gérant et de l’imprimeur, sont des publications de librairie.
61Cependant tout cet arsenal répressif, et particulièrement le timbre Riancey, éprouve des difficultés à dépolitiser la littérature contemporaine et n’y parvient que ponctuellement. C’est pourquoi le décret du 17 février 1852, effectif à partir du 1er mars suivant, abroge l’article 14 de la loi du 16 juillet 1850. Surtout, le timbre Riancey n’a pas permis de rétablir une frontière nette entre imaginaire romanesque et raison politique, entre œuvre politique de fiction et œuvre politique non fictive, et d’éviter la corruption de l’art par la politique et de la politique par l’art, ce qui représente pour l’écrivain catholique Jean Wallon, proche de la bohème parisienne, « la maladie morale de notre époque193 ». Dans sa Bibliographie des journaux parisiens194, Jean Wallon dénigre le « journalisme littéraire », c’est-à-dire, pour lui, la méthode du roman (l’imagination) appliquée à la politique (la raison). Et force est de constater que quatre ans après la naissance de la Deuxième République les romanciers-journalistes sont toujours bien présents dans la presse politique parisienne. Si le coup d’État du 2 décembre 1851 réduit encore plus drastiquement le nombre de journaux politiques195, notamment les feuilles démocs-socs et dans une moindre mesure quelques feuilles légitimistes, et entraîne la disparition d’une vingtaine de romanciers-journalistes, il n’en reste pas moins encore près d’une vingtaine, accueillie par plus d’un journal parisien sur trois196. De plus, si quantitativement les « journaux littéraires », ici les journaux politiques fondés et dirigés par des romanciers-journalistes, ont connu leur apogée au printemps 1848, il a existé encore jusqu’au coup d’État des journaux politiques dirigés par des romanciers-journalistes, souvent éphémères, comme Le Républicain de Seine-et-Marne dirigé par Auguste Luchet, mais parfois plus pérennes, à l’image de L’Événement. Et même sous le nouveau régime répressif de presse en 1852, de grands journaux politiques parisiens sont dirigés par des romanciers-journalistes, comme La Semaine avec Alfred Busquet à sa tête et Le Charivari avec Taxile Delord et Clément Caraguel à sa tête. La confusion entre roman et politique est d’ailleurs soulignée par l’administration policière à propos de Paul Meurice, romancier-feuilletoniste et un des gérants de L’Événement : celui-ci aurait entrepris de « faire du roman en tant qu’écrivain politique197 ». Léo Lespès — plus connu sous le Second Empire sous son pseudonyme de Timothée Trimm —, quelques jours à peine après la proclamation de la République par le Gouvernement provisoire, souhaitait quant à lui « unir la politique au roman198 ».
62Si l’adoption du timbre Riancey et l’application de l’article 14 de la loi du 16 juillet 1850 entraînent une diminution du nombre de romans-feuilletons dans la presse périodique, comme l’illustre l’exemple des journaux politiques parisiens, elles n’empêchent pas des journaux royalistes et bonapartistes comme républicains de proposer encore des romans-feuilletons ni surtout les seigneurs du roman-feuilleton Alexandre Dumas et Eugène Sue, qui affichent leur républicanisme, de demeurer les auteurs les plus prolifiques ni enfin des journaux d’opposition comme Le Siècle d’offrir leurs romans-feuilletons à leurs lecteurs. De plus, écrivains et journaux trouvent rapidement des parades pour contourner la taxation d’une forme de fiction en prose en proposant des proverbes, des pièces de théâtre et des souvenirs. Au sein du journal comme hors du journal, les frontières entre imagination romanesque et raison politique demeurent floues.
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63Malgré les attaques portées à droite comme à gauche contre le roman-feuilleton, symbole du matérialisme et de la corruption de la monarchie de Juillet, et les espoirs d’une nouvelle littérature et d’une nouvelle presse politique débarrassées des oripeaux immoraux du régime monarchique défunt, les journaux politiques de la Deuxième République laissent prospérer au bas de leurs pages nouvelles et romans, plus ou moins politisés, et proposent, dans les départements de la Seine et de Seine-et-Oise, près d’un nouveau roman-feuilleton par jour jusqu’au vote et jusqu’à l’application du timbre Riancey. Au fur et à mesure que le nombre de journaux politiques diminue, face à une législation sur la presse de plus en plus répressive à partir de l’été 1848, la part des romans-feuilletons, elle, ne cesse d’augmenter, jusqu’à atteindre plus de la moitié des journaux politiques de la Seine et de Seine-et-Oise. Des critiques littéraires, des romanciers et des rédactions de journaux politiques, aussi bien démocs-socs que légitimistes, conscients de l’atout commercial que continue de représenter la littérature industrielle, s’emparent de ce medium pour livrer aussi leur bataille idéologique, politique et littéraire, au nom de la morale publique. Tout au long de la Deuxième République, avant comme après le timbre Riancey, un roman-feuilleton conservateur et un roman-feuilleton démoc-soc s’opposent, laissant peu d’espace — médiatique — aux tenants de l’art pour l’art. Chacun met en avant les vertus des classes laborieuses, mais le premier invite à honorer la religion et à respecter les hiérarchies socio-économiques et le second à remettre en question les inégalités sociales et la morale biblique. Tous les deux sont moralisateurs et ont pour but de réconcilier les pauvres et les riches. Cette politisation et cette moralisation des romans-feuilletons permettent-elles de parler d’un romancier-feuilletoniste quarante-huitard ? Maurice Agulhon a montré comment les quarante-huitards sont passés des espoirs de Février à la répression sauvage de Juin puis à l’abdication entre les mains de Louis-Napoléon Bonaparte, sanctionnant ainsi l’échec de la révolution et de la République. Sous la plume de l’historien, le terme « quarante-huitard » est synonyme d’« un esprit social sans suffixe199 ». Le panorama des romans-feuilletons, de leurs auteurs et des journaux dans lesquels ils publient permet de souligner que le romancier-feuilletoniste quarante-huitard ne peut se résumer à un Eugène Sue, c’est-à-dire au romancier démoc-soc, mais recoupe un large spectre politique et différents engagements politiques, des romanciers démoc-soc Hippolyte Castille et Clémence Robert aux romanciers légitimistes Victor d’Arlincourt et Georges de La Landelle, en passant par le républicain libéral Alphonse Karr et les romanciers « républicains sans le vouloir200 » Amédée Achard et Arthur Ponroy. Encore faut-il ajouter qu’une périodisation plus fine de la Deuxième République permet de brosser, à travers les romans-feuilletons et d’autres sources, les évolutions des idées politiques, sociales et littéraires des romanciers concernés. Reflet des espoirs contradictoires du printemps 1848, comme l’illustre alors la profusion d’étiquettes d’adjectifs politiques — cabétistes, proudhoniens, saint-simoniens, fouriéristes, philippistes, bonapartistes, légitimistes, socialistes, communistes, démocs-socs —, les romanciers-feuilletonistes semblent bien illustrer cette confusion des horizons républicains et les choix contradictoires qui s’offrent aux contemporains de la Deuxième République.
64Parallèlement le postulat d’une influence sur l’esprit et la vie du lecteur se traduit par une taxation du roman-feuilleton, entendant à la fois limiter une forme spécifique du roman, c’est-à-dire sa diffusion par le journal (que les progrès techniques permettent de tirer à des dizaines voire une centaine de milliers d’exemplaires) et le fond du roman contemporain, dont la propension à faire référence à l’actualité politique et sociale inquiète. De plus, le timbre Riancey, s’il réduit le nombre et le rythme des romans-feuilletons et permet ponctuellement, par une définition extensive du roman-feuilleton, de gêner la diffusion des journaux républicains d’opposition entre août 1850 et février 1852, offre surtout un statut de « moralistes201 » — c’est-à-dire d’écrivains écrivant et traitant de la morale, dont la politique n’est qu’une des branches202 — aux seigneurs du roman-feuilleton Alexandre Dumas et Eugène Sue, dont le succès et la publicité ne se démentent pas et qui expriment leur défense d’une République démocratique et laïque dans leurs romans timbrés lus par les classes moyennes. Le timbre Riancey illustre la croyance dans les pouvoirs de la littérature industrielle, participe à asseoir l’idée d’origines culturelles des révolutions203 et de la république, et ancre l’image, la représentation, d’une révolution de Février 1848 accouchée par un roman-feuilleton révolutionnaire, dont le porte-parole Eugène Sue siège d’avril 1850 à décembre 1851 sur les bancs de l’Assemblée nationale législative, et d’une république fragilisée par la morale licencieuse et séditieuse du roman-feuilleton. Tandis qu’environ une centaine d’auteurs de romans-feuilletons s’engage politiquement dans les débats et les campagnes politiques et que la professionnalisation de l’écrivain204 a entraîné sa responsabilité individuelle et publique, cette Deuxième République propice à la confusion des genres, à la porosité entre imagination romanesque et raison politique, serait ainsi par essence brouillonne. Inefficace sur le terrain de la morale et de la politique, par le décalage entre le but poursuivi, atteindre et freiner les romans républicains jugés immoraux, et le moyen, la taxation d’une forme particulière de roman, le timbre Riancey est abrogé le 17 février 1852. La querelle du roman-feuilleton, entamée dès 1836, relancée sous la Deuxième République, ne s’en poursuit pas moins. L’adoption puis l’abrogation du timbre Riancey n’ont pas empêché une politisation du roman-feuilleton ni même permis la moralisation voulue par le gouvernement après 1850. Les dispositions de l’article 6 de la loi du 27 juillet 1849 sont renforcées par le ministre de la Police générale Maupas les 28 juillet et 12 septembre 1852 et aboutissent à la création de la Commission du colportage en novembre 1852, avant que la circulaire du ministre de l’Intérieur Billault du 1er juin 1860, au nom de la morale publique et de la corruption des cœurs par le roman-feuilleton, ne soumette à l’estampille tout journal-roman. Bientôt d’autres circulaires, en novembre 1861 et octobre 1863, étendent cette décision à tous les journaux littéraires. La cible du gouvernement français est avant tout la licence des mœurs, à l’image des Filles de plâtre de Xavier de Montépin (1854), condamné pour atteinte aux bonnes mœurs et à la morale publique. Toutefois des romans-feuilletons, comme Les Mohicans de Paris (1854-1859)d’Alexandre Dumas père, publié dans ses journaux littéraires Le Mousquetaire puis Le Monte-Cristo et mettant en scène les luttes de la Charbonnerie à la veille des Trois Glorieuses, sont aussi pointés du doigt par la Commission du colportage pour leur esprit séditieux. Jusqu’à la fin du Second Empire, la Commission du colportage — dont les sentences sont néanmoins de moins en moins écoutées et appliquées — s’offusque que l’année 1793, Napoléon Bonaparte ou plus largement la Révolution française ne soient le sujet respectivement des romans d’Erckmann-Chatrian, de Stendhal et d’Alexandre Dumas publiés dans la presse littéraire à 5 ou 10 centimes diffusée dans les kiosques et les étalages. En 1868, malgré des rapports soulignant le danger d’une trop grande liberté de la presse, pointée comme une des causes de la révolution de 1848, et tandis que l’ancien rédacteur en chef de L’Événement, Paul Meurice, confie à George Sand avoir voulu dans son roman-feuilleton Césara, publié dans La Liberté et destiné aux jeunes et aux femmes, « y enflammer la politique205 », une nouvelle législation sur la presse plus libérale se met en place. Mais il faut attendre une loi du président de la Troisième République Mac-Mahon du 9 mars 1878 pour que l’estampille du colportage ne soit plus exigée pour la presse périodique206. Alors que la Congrégation de l’Index se montre de moins en moins tatillonne envers les romans-feuilletons français dans les années 1870207, le défenseur de l’Ordre moral en France permet ainsi que le roman-feuilleton, au lectorat plus populaire208, circule en toute liberté, quel que soit son esprit licencieux et séditieux. La même année, Émile Chevalet, romancier-feuilletoniste quarante-huitard, ancien candidat malheureux dans l’Indre en avril 1848 et ancienne plume littéraire du Corsaire légitimiste sous la Deuxième République, dédie son ouvrage 1848. Le roman dans l’histoire au député Greppo209 et mêle mise en scène romanesque d’un foyer ouvrier et des revendications égalitaires sous la Deuxième République. Toujours la même année un autre romancier-feuilletoniste quarante-huitard et candidat malheureux dans le Finistère en avril 1848, faisant désormais « partie des hommes de lettres conservateurs et cléricaux210 » après sa « conversion » (c’est-à-dire son retour à la pratique catholique), Paul Féval, défend les jésuites et publie ses Merveilles du Mont Saint-Michel (1878), récompensé d’un bref du pape Léon XIII, dont il traduit bien le raidissement intellectuel211. Ces exemples montrent la variété des « baptêmes républicains » et les rapports parfois ambigus des romanciers-feuilletonistes quarante-huitards avec la Deuxième République, une fois disparue. Il faut donc nuancer cette idée d’une modernité littéraire liée à l’abandon de la phraséologie après 1848 et d’une littérature quarante-huitarde voire de mémoires de 1848 disparues, comme l’illustrent a contrario Paul Féval, Paul Meurice, Émile Chevalet, George Sand, Hippolyte Castille, Amédée Achard, toujours présents au début de la Troisième République. À trop vouloir mettre en avant la modernité de Baudelaire et de Flaubert se perd de vue la nature même de la littérature quarante-huitarde, c’est-à-dire une littérature polymorphe, imprégnée de l’expérience de la Deuxième République, discordante, divisée par des théories et courants littéraires (romantisme, art social, réalisme, art pour l’art) et politiques (orléanisme, républicanisme, légitimisme, impérialisme) divers. De même il convient de nuancer la dépolitisation de la littérature et plus précisément du roman-feuilleton à partir de 1850 — ainsi que sa politisation dans les années 1840 —, tandis que se diffuse dans la deuxième moitié du xixe siècle l’idée d’une révolution de 1848 d’essence littéraire212 et d’une Deuxième République mariant roman et utopies politiques et sociales. Aussi la Deuxième République française demeure-t-elle une étape essentielle dans l’ancrage de cette croyance dans les « pouvoirs de la littérature213 », et plus précisément dans ceux du roman.