Colloques en ligne

Dominique Dupart

Éloquences ouvrières, 1830-1848

1Comme elle était perçue en 1830, et jusqu’en 1848, depuis sa réactivation héroïque avec la Révolution française — les discours de Mirabeau, notamment —, l’éloquence populaire est un domaine quasi-perdu aujourd’hui. Elle désignait un art de la parole autant qu’une manière en vogue de parler (depuis la tribune) qui, sans s’embarrasser trop de sa mémoire lointaine qui est celle des prêches dans les églises autant que l’héritage fabulaire des pouvoirs d’Orphée, entretenait une pratique de la mise en mots de la participation politique — en ce sens, identifiée à la Chambre et à la Presse, quand elle était du ressort de certains orateurs qualifiés de « lyriques » (Lamartine), ou encore d’orateurs qui s’adressaient au « peuple », au-delà de l’auditoire des représentants. L’éloquence populaire, c’est celle qui est parlée ad populum, qui s’adresse au peuple en ce que ce dernier désigne tous ceux qui ne sont pas des officiels, des Députés, qui sont de simples citoyens qui achètent le journal. L’éloquence populaire, c’est un art de l’adresse et de la parole qui a été inventé par des orateurs professionnels, qui n’avaient rien de « populaire », au sens où on l’entend aujourd’hui, mais qui, s’ils devaient forcément hériter d’une part de l’infamie attachée à cette étiquette, pourraient être définis comme « populistes » en ce qu’ils étaient accusés d’agiter les passions dites « du peuple », en parlant par « la fenêtre » de la Chambre, les passions dites « démocratiques », comme les appelait Tocqueville, passion de l’égalité et passion de la liberté1.

2À partir de Février 1848, et jusqu’en mai, cette éloquence populaire/populiste a progressivement été identifiée comme une « éloquence lyrique », pas seulement parce que son grand orateur était Lamartine — tous les membres actifs du personnel politique de 48 ont fait de l’éloquence populaire et lyrique, Louis Blanc, Ledru-Rollin, Garnier-Pagès, Pagnerre, etc. —, mais parce que, d’éloquence de combat et d’opposition au sein de la Chambre, elle est devenue une éloquence fusionnelle d’assentiment en mesure de gouverner depuis les acclamations d’une foule révolutionnaire. Cette éloquence populaire puis lyrique a été le médium démocratique par excellence du temps, c’est-à-dire celui par lequel la souveraineté ne paraissait plus seulement être de quelques-uns mais, possiblement, de tous.

3Cette éloquence populaire, lyrique, nous la connaissons essentiellement aujourd’hui par sa réception critique : Balzac, entre autres, dans Modeste Mignon [1844], Flaubert, dans sa correspondance et dans L’Éducation sentimentale [1869], mais aussi Baudelaire, tel qu’il a été confronté par Dolf Oehler2. Marx, lui, a été le plus féroce de tous pour remettre en cause la légitimité et aussi l’honnêteté de cette parole dont la réception était autant littéraire que politique, en remettant en cause expressément sa dimension lyrique, désignant par là une magie de la persuasion autant qu’un art contre-révolutionnaire pour diriger les masses. Flaubert, Marx, se sont attachés à décrire la fabrique d’illusions inhérente à cette visée démocratique de la tribune quand elle s’adresse à tous, alors qu’elle servait davantage à asseoir, selon eux, la souveraineté de quelques-uns au moyen de tous3.

4On ne s’attardera pas ici, pour l’instant, sur la critique de Flaubert, renommée, érigée surtout en criterium définitoire pour tout ce qui est rejeté aujourd’hui en dehors de la sphère noble du discours littéraire, c’est-à-dire de tout ce qui importe. La critique de Marx l’est aussi, renommée, mais son intérêt est qu’elle n’est pas totalement disqualifiante des pouvoirs de la parole ad populum, qu’elle cherche aussi à éclaircir le mystère de cette éloquence qui s’apparente à maints endroits à la définition de la marchandise en tant que « fétiche ». En désignant à l’œuvre, expressément, « le charlatanisme hypocrite de quelques rêveurs extravagants », Marx implique que la phrase, toujours, déborde le contenu, alors qu’une vraie perspective révolutionnaire se doit d’envisager le contraire, à savoir que « le contenu déborde la phrase4. » En apparence improvisée, transparente, spontanée, collective, l’éloquence populaire met en œuvre par les mots et les discours, une langue spécifique qui s’apparente à une « magie sociale », alors même qu’elle doit répondre elle aussi à une comptabilité et à une économie qui impliquent la circulation d’un pouvoir en mesure de déposséder les ouvriers de leur travail révolutionnaire. Cette « magie sociale » et littéraire, Marx en fait un crime politique, c’est-à-dire un crime lyrique, le crime de ceux qui ont confisqué la Révolution de 1848 aux ouvriers au moyen de beaux discours en les hypnotisant, en leur faisant accroire qu’ils participaient à l’édification d’un nouveau pouvoir. Alfonse Karr, pour faire l’éloge de cette éloquence magicienne, prétend, lui, que « la parole puissante » de Lamartine a tenu « enchaîné un million d’hommes qui n’avaient plus d’autre loi, d’autre frein que cette parole5. »

5Désormais, pour l’avenir, il faudra donc éduquer par la critique ceux qui ont donné foi à ces fétiches de la parole dont les épithètes pour la qualifier définissent chaque fois une auréole d’enchantement trompeur : l’éloquence lyrique a été la Circé du temps politique de 1848. En 1849, la réponse d’Engels à Bakounine concernant son Appel aux Slaves prend ainsi tout d’abord les tours d’une critique de sa langue littéraire et éloquente pour fustiger celui qui prétend ne « donner au peuple qu’une phraséologie sentimentale au lieu d’actes révolutionnaires ». Engels poursuit : « Lamartine, ce gredin aux belles paroles, était le héros classique de cette époque de trahison du peuple, dissimulée sous les fleurs de la poésie et le clinquant de la rhétorique6. » Le relais du « gredin » Lamartine, pendant la courte vie politique de la Deuxième République, c’est Ledru-Rollin, chef de la Montagne, dont Marx dit qu’il est un des « représentants politiques et littéraires7 » de la petite-bourgeoisie.

6Les familiers de l’œuvre de Pierre Bourdieu auront reconnu en ce terme « magie sociale » une des formules et un des objets par excellence de son travail sociologique. Au cours des très nombreuses critiques qu’il a adressées aux hérauts de la linguistique, dans les années 1980, Pierre Bourdieu n’a eu de cesse de déconstruire la formule pragmatique, parce que, selon lui, elle ne dit rien des pouvoirs effectifs qui sont propres aux magisters qui discourent et dont la puissance de parole doit tout au champ structuré dans lequel les discours sont tenus8. Pierre Bourdieu, après Marx, a cherché à percer le mystère de ces prises de paroles qui hypnotisent ceux qui les écoutent en les asservissant à une position subordonnée. Mais, en sus de cette déconstruction, Pierre Bourdieu nous transmet aussi comme question pour l’étude de l’éloquence ouvrière de 1848 la quasi-impossibilité de s’extraire des mécanismes aliénants du mimétisme social des discours : même en dissidence, même dans la marge, ceux qui parlent, ceux qui prennent la parole, en entrant en concurrence, ne peuvent que s’aliéner à cette fabrique d’illusions par la parole, à moins qu’à la faveur d’un événement politique, tout de même, quelque chose soit possible en termes d’émancipation. Mais cette éventualité, parce qu’elle relève d’une mise en mouvement inverse à la permanence des structures qu’il décrit, n’a pas à ma connaissance fait l’objet d’une recherche proprement dite, directe, dans son travail, sans doute parce qu’il est difficile pour la visée sociologique de percevoir autrement qu’en le déconstruisant ce qui est de l’ordre de la dissidence, de la transgression et de la rupture, c’est-à-dire l’ensemble de ces mécanismes d’émancipation que fabriquent, entre autres, les révolutions.

La tribune démocratique n’est pas une tribune ouvrière

7Ainsi, nous touchons maintenant au premier problème soulevé par cet énoncé en forme de titre : « Éloquences ouvrières en 1848 ». Au regard des descriptifs engagés par Flaubert, par Marx et ensuite par Bourdieu, peut-il exister une éloquence ouvrière qui ne soit pas seulement mimétique, qui ne soit pas seulement aliénée, qui ne soit pas seulement un simple travestissement de l’éloquence démocratique, populaire, « officielle », ou reconnue comme artefact d’illusions et d’aliénations ? Il s’agit d’interroger la possibilité d’un médium démocratique et oratoire, tel qu’il existerait aussi en soi avec ses valeurs et ses normes propres en même temps qu’il pourrait s’identifier avec un corpus sociologique d’orateurs qui ne soient pas seulement considérés comme de simples épigones aliénés par la sphère officielle des discours. Ce qui transforme automatiquement la question du corpus des discours ouvriers en celle de sa légitimité à être construite.

8Ce qui est en jeu n’est pas seulement une question de méthode. En effet, à partir de février 1848, l’éloquence lyrique a été bel et bien « trans-classe », ce qui signifie que des ouvriers en sont venus, comme naturellement, à parler comme Lamartine, Ledru-Rollin, Garnier-Pagès9… Entre les harangues des députations ouvrières et les harangues officielles qui leur répondent, il n’y a pas de différences de parlure, de rythme. Ce sont les mêmes tournures, les mêmes formes, etc. C’est la magie sociale lyrique et fraternitaire de Février qui enterre la hache oratoire de la discorde en autorisant des publications officielles de tribunes ouvrières dans Le Moniteur, qui lamartinisent à qui mieux mieux. Lamartine, magicien orateur, a transformé les ouvriers à son image, plus précisément, la transformation démocratique et révolutionnaire gomme l’appartenance sociale des voix et des éloquences, mais, si elle la gomme au nom de l’égalité, elle lui donne tout de même les tours de l’éloquence qui s’exerce en tant que pouvoir de gouvernance pendant le Gouvernement provisoire.

9Un point de départ en forme de remise en cause de notre sujet, tout de même, donc : la médiatisation de l’éloquence ouvrière en 1848 implique, dans et par une langue littéraire, un processus de « dés-identification », processus qui remet en cause l’identité sociale en tant que formation ou origines stables et identifiables. Chantal Jacquet note en prenant pour exemple Julien Sorel qui alterne entre deux costumes chez le marquis de la Môle : « Changer de classe, c’est entrer dans un autre monde d’objets, de vêtements10. » Concernant les harangues ouvrières de 1848, ce serait également parler depuis une tribune différente, avec une autre éloquence, celle de Lamartine justement, en tant que distinction de tribune. Mais alors, sur quels critères, et à partir de quelles valeurs, composer un corpus oratoire ouvrier, si ce dernier, formellement, peut ne pas se distinguer du corpus oratoire lamartinien ? Mentionner qu’il y a des ouvriers qui font du Lamartine, c’est intéressant sociologiquement et/ou politiquement, mais sur le plan de l’observation littéraire, c’est un aller-simple vers l’aporie.

10De cette impasse, Balzac, puis Flaubert, ont fait un angle d’attaque critique à propos de Hugo. Flaubert, après 1848 : « Où y a-t-il des prostituées comme Fantine, des forçats comme Valjean, et des hommes politiques comme les stupides cocos de l’A, B, C ? Pas une fois on ne les voit souffrir dans le fond de leur âme. Ce sont des mannequins, des bonshommes en sucre, à commencer par monseigneur Bienvenu. » Les personnages sont des types qui n’ont pas d’existence autre que romanesque. Plus loin : « Quant à leurs discours, ils parlent très bien, mais tous de même11 ». Avant 1848, Balzac, lui aussi, reproche à Hugo un nivellement de langue : c’est lui, spécifiquement, qui empêche d’incarner les personnages. « Le dialogue de Hugo est trop sa propre parole, il ne se transforme pas assez, il se met dans son personnage au lieu de de devenir le personnage12. » Devenir le personnage ? La formule est saisissante si on l’applique aux transcriptions des harangues ouvrières de 1848. Pour qu’il y ait une observation poétique possible de l’éloquence ouvrière, il faudrait donc, également, qu’explicitement le transcripteur devienne le personnage, qu’il devienne l’orateur ouvrier ? Or, en écrivant à la manière de Lamartine, les transcripteurs des discours ouvriers devant l’Hôtel de ville en février et mars 1848 se sont sans doute, eux aussi, comme Hugo selon les termes de Balzac, montrés incapables de devenir le personnage. Selon cette hypothèse, le timbre lamartinien des harangues ouvrières ne témoigne plus maintenant seulement d’un mimétisme transclasse mais également d’une poétique invasive de retranscription officielle — et c’est vrai, comment parler une autre langue que la langue officielle dans cet organe de la parole officielle qu’est Le Moniteur ? La démocratisation de la tribune, qui intervient avec la Révolution de Février, a impliqué par l’intériorisation, ou par l’imposition par l’extérieur, un nivellement du timbre et des formes qui a accompagné, sans doute, dans le registre de la poétique, la part d’universel héritée de la pensée démocratique née avec la Révolution française et réactivée en 1848.

Flaubert ne devient pas le personnage

11À côté des transcriptions officielles, il faut maintenant considérer le savoir-faire littéraire — devenir le personnage — mis en œuvre dans les Mémoires, dans la presse, dans les romans, celui qui résiste à cette tentation démocratique de puissance de nivellement et d’intériorisation des timbres. Enjolras, de la barricade des Misérables, doit bien réussir à parler quelque part autrement qu’en Enjolras ! Pour désigner les ouvriers qui sont appelés à l’avenir à devenir Députés dans la nouvelle Assemblée nationale, Balzac dans sa Lettre sur le travail [mars 1848] mentionne des « gens sans éducation ni instruction13 ». Depuis l’absence d’instruction et d’éducation de ses orateurs, la tribune ouvrière, en tant qu’objet d’enquête romanesque ou d’écriture de l’histoire, pourra-t-elle résister, enfin, au nivellement démocratique à la sauce Lamartine ?

12Oui, et tout d’abord par l’absence tout simplement. Chez Balzac, point de savoir-faire littéraire concernant la représentation de ce point aveugle hors de la culture. Quand il s’empare du sujet des ouvriers dans sa Revue parisienne, Balzac satirise sous la forme d’une grande harangue stéréotypique successivement le « Chœur de l’Ordre » et le « Chœur de la Liberté », mais jamais il ne fait parler les ouvriers au style direct14. Comme les ouvriers sont « l’avant-garde des Barbares », ils s’associent au Chœur de la Liberté mais jamais ils ne peuvent parler de leur propre voix15. Flaubert ne succombe pas, non plus, à la tentation « démocratique » qui aurait consisté à faire comme dans le Moniteur, c’est-à-dire à écrire l’unisson d’ouvriers qui auraient parlés comme lui, mais il résiste tout autant à l’impératif balzacien de « devenir le personnage ». La singularité de la tribune ouvrière, habilement, il la situe hors de la tribune16. Ainsi, à la différence de Balzac, des éclats de voix, toujours indirects, sont représentés dans L’Éducation sentimentale. C’est un maçon, « un citoyen couvert de plâtre », par exemple, qui s’insurge contre une comparaison qui met selon lui en cause la profession de maçon… Sinon les seules vraies grandes lignes des harangues ouvrières lisibles dans toute la presse ouvrière du temps finissent par nous parvenir dans le roman sous la forme d’une harangue descriptive furieuse du Deslauriers, qui en a plus qu’assez de tous ces « cocos-là17 ». [Texte 1] Le roman déroule ainsi, toujours hybridées d’autres voix — comme aurait pu l’écrire Bakhtine — un certain nombre de non-représentations de l’éloquence ouvrière qui finissent par transformer la question en énigme même de la représentation romanesque des discours. « Ils se penchèrent sur leurs pièces, sans murmurer ; mais on devinait leur colère au souffle rauque de leur poitrine. Ils étaient, d’ailleurs, peu faciles à conduire, tous ayant été chassés de la grande fabrique18. » « Être peu faciles à conduire » : un énoncé qui a pour sources simultanées le commentaire de Sénécal, contre-maître de la fabrique d’Arnoux, le narrateur « omniscient », et Frédéric qui observe. La respiration de la colère, elle fait parole sans mots, à sa manière, habilement. Plus loin, c’est la « Bordelaise », dans l’atelier des femmes, qui apostrophe Sénécal, mais, toujours, point de tribune qui s’installe. Pour raconter et/ou représenter hors de la ventriloquie démocratique et lyrique, Flaubert fait résonner une dissonance en creux, sans jamais s’emparer directement d’elle, nous renvoyant à notre propre jugement, pire, ce faisant, nous assimilant, nous, lecteurs à la quantité de personnages secondaires qui s’arrogent dans le roman, eux, le droit de parler pour eux, les ouvriers. Se déploie ainsi la part d’inaudibilité d’une tribune ouvrière située simultanément hors de la culture officielle de la tribune et en son cœur médiatique même, car sans cesse happée, reformulée, rectifiée, réorientée par l’hydre aux mille bouches de l’opinion publique.

13Flaubert ne devient pas le personnage mais il nous aide à comprendre que l’éloquence ouvrière ne se ressaisira jamais qu’en tant que représentation — si on en doutait — et surtout que, pour trouver une brèche dans la forteresse de sa condition mimétique, ventriloquée et/ou fabriquée, il ne faut pas, paradoxalement, laisser de côté le point de vue des Lettrés, ceux que les ouvriers appelaient dans la presse ouvrière avec répugnance les « érudits », les « hommes de collèges », les « orateurs », ou les poètes officiels. Ce qui ne signifie pas s’identifier sans raison à ce point de vue mais l’utiliser comme un héritage qu’on ne peut pas refuser, en tant instrument d’observation et d’analyse. Tout simplement parce que ce dernier, quand il ne cède pas fusionnellement à la tentation démocratique, ouvre une fenêtre sur l’irréductibilité des pratiques d’éloquences ouvrières à une manière de faire reconnue et officielle, commune et exclusive, en ce qu’elle désigne hors d’elle tous ceux qui n’œuvrent pas comme elle. En effet, le racisme social et culturel dont le point de vue érudit peut témoigner (parfois en contradiction même avec l’empathie démocratique et sociale de celui qui raconte) implique un classement par différence, par écart, par confrontation qui organise un sens et une forme, en même temps qu’il nous transmet réflexivement ce sens et cette forme comme un questionnement de l’altérité sociologique et littéraire. Ce qui a été problématisé et théorisé dans l’observation sociologique — la part du point de vue de celui observe et qui participe même à la situation d’observation19 — peut faire point d’optique aussi quand il est question d’observation poétique. Il faut saisir les formes poétiques en même temps qu’il faut saisir leur saisissement, ici, concernant la tribune ouvrière, un saisissement qui est tout entier de la contradiction sociale et sociologique : ne pas être ce que je vois et ce que je décris, le transmettre en tant que tel, tout en s’invitant simultanément dans sa transmission, involontairement ou en l’assumant. Dans ce paradoxe se déploient toutes les ambiguïtés de la formule balzacienne à visée sociologique et qui date de 1840 : devenir le personnage. À la fois on enquête et, en même temps, on devient et/ou on ne devient pas l’objet ou le sujet sur lequel on enquête. Pierre Bourdieu écrivait qu’il voulait vivre toutes les vies possibles20. Tout l’enjeu, pour nous qui recevons ce nœud d’écriture, est d’évaluer dans quelle mesure et dans quelle proportion il est possible d’observer comment on devient  ou on ne devient pas  le personnage, plutôt que devenir (ou pas) le personnage à notre tour nous aussi.

Faire contre-tribune

14Pour inaugurer ce point d’optique, nous avons tout d’abord Hugo dans Choses vues qui, dans un club, assiste à un discours, le retranscrit et, le retranscrivant, bien sûr, le qualifie et le juge. Ce n’est sans doute pas un ouvrier qui parle, mais dans cette manière de retranscrire, il y a une méthode que l’on retrouve ensuite dans tous les Mémoires de la révolution de 1848 quand il s’agit d’une éloquence de la rue identifiée ou non à une origine ouvrière21. [Texte 2] Ce qui se transmet dans cette chose vue hugolienne, c’est une réduction-résumé de la harangue qui se caractérise par la brièveté et par l’attaque ad hominem. Si on met de côté toutes les harangues ouvrières lyriques lisibles dans le Moniteur qui racontent la révolution de Février sous les auspices de la Fraternité et de la réunion des cœurs, l’éloquence ouvrière est avant tout une mise en accusation de ceux dont elle parle et de ceux auxquels elle s’adresse. Ici, c’est Lamartine, la cible de la harangue, cible médiatique évidente et facile. Morceau de reportage passionnant que cette vignette hugolienne qui met à distance sociale et culturelle l’orateur qui est décrit et ventriloqué sans pour autant renier le propos accusateur : car tous les collègues écrivains, poètes, députés de Lamartine, comme Hugo, avaient de leur côté, eux aussi, identifié cette parlure lyrique, longtemps minoritaire, devenue exercice du pouvoir dans la nouvelle révolution.  

15Marx a donc bel et bien été précédé en 1848, entre autres, par de multiples orateurs anonymes, comme il avait été précédé dans la presse ouvrière française de 1830 à 1848 qui, à longueur d’articles, fustige les fétiches de l’éloquence officielle. Elle les fustige d’autant plus que chaque organe ouvrier, en dépit des divergences de l’un à l’autre, se conçoit comme une contre-tribune qui est destinée à un collectif de lecteurs, chaque fois conçu en sécession avec la sphère publique officielle22. En tant que journalisme de discours et de voix, il était en effet normal qu’un de ses foyers de critique les plus virulents soient d’autres voix et d’autres discours. La critique des fétiches de l’éloquence officielle est dans ces journaux tout à fait parente des exercices de critique littéraire qui y sont également mis en œuvre. On dissèque une langue, une voix, des tics d’écriture et de langage qui mettent en œuvre ce que nous pourrions appeler aujourd’hui un racisme social envers les ouvriers, un racisme social indissociable d’une poétique de la parole jamais conçue séparément de sa nature sociale23. L’enjeu, ce n’est pas seulement la critique de la langue des dominants mais aussi les tours formels que cette dernière prend quand elle s’incarne dans une prise de parole ou dans un article qui fait tribune. Par exemple, dans L’Écho de la fabrique, journal ouvrier lyonnais de la première heure, Antoine Vidal, rédacteur, stigmatise ainsi « ces écrivains qui ont épuisé leur rhétorique pour insulter le peuple en style pompeux » à propos d’un article de Saint-Marc Girardin dans le Journal des Débats qui traite de l’insurrection lyonnaise24. [Texte 3] De la même manière que les journaux ouvriers cherchent à rassembler autour de chansons et de poèmes en tant que puissances d’incarnation d’un collectif de lecteurs, ils se donnent aussi pour mission de créer un front qui rassemble dans le combat qu’il s’agit de mener contre les pièces de prose et de vers de ce qu’il faut bien appeler le parti adverse, alors même que ce parti adverse désigne l’ensemble de la sphère officielle des discours. On fait de la critique d’éloquence en tant qu’ouvrier et à destination des ouvriers.

16On fait aussi de la critique d’éloquence en tant que farouche républicain plus tard, en 1848, quand il est question de cerner le bon modèle de représentant pour la toute nouvelle assemblée élue au suffrage universel. Les manuels républicains qui fleurissent après Février fournissent souvent le portrait de l’orateur modèle auquel il ne doit pas manquer l’éloquence mais dont cette dernière doit se nourrir à un champ d’expérience pratique, seul garant d’une tribune honnête, c’est-à-dire non susceptible d’utiliser les artifices de la langue pour tromper les électeurs. Il faut faire porter son choix sur « des hommes simples comme vous et n’obéissant qu’à leur conscience. » Éviter les « parleurs » qui sont « la plaie de la discussion », qui sont « habiles à déguiser la pauvreté des idées sous le clinquant des phrases brillantes. » Aux « phraseurs », préférer « les hommes nouveaux » : « Regardez autour de vous, ouvriers, artisans, laboureurs ; choisissez parmi vous celui dont l’instruction a grandi l’intelligence […], soyez sûrs que ses idées vaudront mieux que les mots de beaucoup d’orateurs et de grand nombre d’avocats25. » C’est en ces termes que la critique de l’éloquence officielle se tourne en prescription électorale d’un genre étonnant, qui conjugue la défense d’un ethos simple défini par une vie pratique en tous points irréconciliable avec celui de « l’homme d’étude » identifié au républicain de la veille qui ne peut honnêtement représenter les nouveaux électeurs.

17Ce renversement républicain de la hiérarchie sociale en matière de représentation parlementaire oratoire en faveur des gens simples, ouvriers, laboureurs et artisans, qui est en vogue au sein du monde ouvrier dans la décennie qui précède 1848, réverbère fortement, même en dehors de ce monde, pour que Balzac, en mars, avant les journées de Juin, donc, assez habilement, critique le principe d’une réduction du temps de travail pour les ouvriers en faisant un parallèle avec les gens de Lettres, « pour ne pas les blesser », précise Balzac : ne pas blesser les ouvriers en rappelant qu’il est néanmoins juste, selon lui, de noter que parmi les travailleurs, même intellectuels, il y en a toujours eu de « médiocres26 ». Plus tard, après le coup d’État, en un surprenant retour de flammes anachronique pour la condition ouvrière, et qui signe sa participation à l’aventure quarante-huitarde, dans son Cours familier de Littérature, criblé de dettes, forcé d’écrire à la ligne pour survivre économiquement, Lamartine, lui, ne cessera de se dépeindre en « ouvrier » épuisé qui travaille sans cesse, sans répit, surtout qui s’adresse à ses « amis » depuis la tribune de sa publication au moyen d’une éloquence apolitique — censure oblige — mais qui n’en réactive moins un collectif de lecteurs sur le modèle des assemblées de journaux ouvriers quand ces derniers paraissaient encore27. Être « l’ouvrier », c’est alors témoigner de son impuissance, mais, en sus de son impuissance, c’est se placer du côté du discours subalterne dont les porte-paroles ont perdu le droit à occuper une place dans l’espace public autorisé. Il se place, en fait, du côté du peuple dont la souveraineté a été confisquée28. Surtout, il réactive immatériellement des expériences de tribune anciennes, désormais oubliées, forcément invisibilisées sous le nouveau régime en tant qu’elles autorisaient une parole libre conçue comme un foyer de dissidence par opposition aux polémiques journalistiques officielles (menées par le réactionnaire catholique bonapartiste Louis Veuillot), elles qui mettent en cause la sincérité de la tribune médiatique lamartinienne en accusant ce dernier « d’aimer l’argent, de flatter une populace et aduler un parti puissant29 ». De même que le gage de l’honnêteté de la parole du représentant républicain idéal était son expérience du travail physique réalisé par « ces rudes athlètes du travail physique », celui de la tribune critique de lamartinienne est son rude travail d’écriture, travail autant physique qu’intellectuel30.

18Avant de tourner au manuel républicain et à la réactivation fraternitaire démagogique lamartinienne, ce front critique se ramifie de journal en journal ouvrier au cours des deux décennies qui précèdent 1848, il essaime aussi dans la presse de la liberté lyonnaise qui, à la faveur de l’insurrection de Lyon, et déjà avant même cette dernière, au moyen de la satire, invente comme une langue ouvrière littéraire (avant sa ressaisie romanesque) qui critique en action les discours-fétiches et leur fausse œuvre de représentation démocratique. C’est le cas de tous les dialogues inventés entre Marteau, serrurier, et Rabot, menuisier, qui sont publiés dans les premières années de la monarchie de Juillet dans La Glaneuse de Lyon, journal ami de L’Écho de la fabrique. Le travail littéraire de la satire est, bien entendu, un écho très distordu et fabriqué de la parlure ouvrière mais il n’en est pas moins écho écrit à des fins militantes, pour faire pièce aux « bourgeois représentants ». Pour lire ces satires, il faut savoir que « la lime » et « le marteau » sont communément les objets-types employés pour désigner la population ouvrière qui englobe alors tous ceux qui travaillent de leurs mains sans considération spécifique de la population industrielle et prolétaire, et c’est le cas même dans les journaux ouvriers parisiens proprement dits, particulièrement dans ceux qui naissent tout de suite après 1830, comme c’est le cas, dans une sphère limitrophe, pour la Glaneuse. « Rabot : Quoiqu’y vont donc représenter ? Marteau : Et pardinne ! le peuple ! Rabot : Ils vont donc parler pour nous ? Marteau : Ah ! il s’agit bien de ça ! Je ne sommes pas du peuple, nous. Rabot : Et quoi que je sommes donc ? Marteau. La populace31. » [Texte 4] La Glaneuse carnavalise et transfigure par le bas la langue blanche des Représentants, et, de cette manière, élève au rang de parole littéraire le parler inventé des Rabot et Marteau. Belle opération de transfiguration balzacienne, encore le devenir-personnage, mais par le bas, qui miniaturise en le critiquant le principe même de l’éloquence démocratique ad populum en tant qu’exercice hypocrite de ventriloquie intéressée. La Glaneuse est une mine d’inventions littéraires virtuoses, toutes de la même eau, jusqu’à l’insurrection lyonnaise, une mine d’inventions qui nécessiterait qu’on écrive à son sujet une étude entière pour mettre au jour combien l’éloquence ouvrière peut aussi se penser en termes de représentations bienveillante, et même partisanes, par ceux-là même qui ne sont pas ouvriers mais des républicains enragés qui prendront fait et cause pour les insurgés de Lyon.

19Des inventions littéraires de La Glaneuse, en passant par les critiques de fétiches oratoires par les journaux ouvriers, jusqu’au regard hugolien effaré mais curieux, étrangement conforté, en 1848, nous avons là une première trajectoire qui prouve combien une poétique de la forme éloquente est aussi une politique, et sans que cela soit de vains mots de l’écrire comme cela, puisque les pratiques d’invention et de transcription des discours sont chaque fois des tentatives de redistribution des pouvoirs de la parole en fonction de critères minoritaires, c’est-à-dire qui diffèrent de ceux qui dominent. Dans le même moment, chaque fois, la scène d’observation « déborde » sur la tribune observée, pour reprendre les termes de Marx, soit qu’elle se crée ex nihilo sous la forme d’une invention dramatique (La Glaneuse), soit qu’elle actionne un regard catégorisateur explicite (Hugo et L’Écho de la fabrique). Ce qui se module, des uns aux autres, c’est le degré de fictionnalisation comme indice de degré d’identification : devenir complétement, idéalement, le personnage (La Glaneuse) ou rester à distance de lui en incluant en dépit de soi, ou non, son regard à la tribune observée (Hugo).  

La mise en voix

20Pour être tout à fait juste, cette trajectoire doit être complétée par un témoignage d’ouvrier qui, sans transcrire de harangues proprement dites, peut aider à se représenter ce qu’était la pratique ouvrière de harangues entre ouvriers, cette fois en fabrique et dans la rue. Les Mémoires de Norbert Truquin est un texte qui montre très bien comment un moment d’éloquence, si moment d’éloquence il y a, peut naître de lectures pratiquées à voix haute à destination d’un petit auditoire situé (qui, possiblement, ne sait pas lire). Tous les journaux ouvriers invitent à faire circuler des exemplaires, à en favoriser la lecture à haute voix, mais ce que raconte Norbert Truquin, spécifiquement, c’est comment, pendant les pauses, à la fabrique, un ouvrier dénommé Constant lit à voix haute le Voyage en Icarie d’Étienne Cabet, si bien qu’il est même surnommé « Cabet » par ses camarades, pendant que, durant ces mêmes pauses, les ouvriers s’amusent à faire des prêches32. Norbert raconte aussi comment, en février et mars 1848, alors qu’il est ouvrier au Faubourg du Temple (lieu de construction d’une des plus grandes barricades des journées de Juin), il existe un ouvrier-lecteur pour la population de la rue : « Au n° 10 de la rue Saint-Ambroise vivait un ouvrier fondeur d’une trentaine d’années, de taille moyenne mais robuste. Personne n’ayant rien à faire pour le moment, la foule encombrait la rue. Le fondeur parut tenant un journal à la main dans lequel se trouvait un article qu’il lut à haute voix33. » On surnomme cet ouvrier-fondeur la « Gazette du quartier », et c’est lui qui apprend aux ouvriers que la plantation de l’Arbre de la Liberté à laquelle ils ont assisté a été vilipendée dans la presse conservatrice comme circonstance de débauches ouvrières, ce qui n’avait pas été du tout le cas, précise Norbert dans ses Mémoires34. Cette fois, en dehors du lieu de travail, dans la rue même, on apprend que ce ne sont pas seulement des nouvelles qui circulent, qui sont transmises par un lecteur à voix haute à destination de la rue et de ceux qui la peuplent, mais la construction comme d’une conscience de classe au combat qui, semble-t-il, conduit par la suite aux journées de Juin.

21Difficile alors de ne pas voir percevoir en ces séances de lecture publique improvisées la possibilité d’une tambouille de révoltes sérieuses, celles-là même que Louis Veuillot fustigera, comme étant de la ville et des ouvriers, au moins depuis la Révolution française (!). Catholique conservateur, rédacteur en chef du journal L’Univers, Louis Veuillot défend en 1849 que la culture républicaine est indissociablement liée à la culture citadine identifiée à la culture émeutière et ouvrière, qui se propage dans les cabarets au moyen d’une presse « rouge », d’une presse « cosaque », qui cherche, désormais, pour des raisons de campagne électorale, à enrégimenter les habitants des campagnes au détriment de leurs intérêts : « toujours à la bouche des tueurs, les mots si doux de liberté, égalité, fraternité […]. Déjà, pendant la Révolution française, les paysans étaient libertifiés, égalifiés, fraternifiés comme les autres. Comme dans la chanson : La liberté de ne rien faire/L’égalité dans la misère/La fraternité de Caïn35. » Avant lui, le romantique et archiviste Francis Wey — mais, à la différence de Louis Veuillot, républicain, preuve s’il en est, que l’observation sociale en tant que regard de classe s’accommode tout à fait d’engagements et de convictions divergents — fustige avec la même véhémence dans les clubs qui suivent Février « la tyrannie de l’émeute », une tyrannie aux ressorts essentiellement oratoires : « N’avons-nous pas vu une foule imbécile écouter comme des oracles et servir en esclave les passions cyniques de quelques transfuges d’espions de police, de chevaliers d’industrie, et même de misérables échappés des bagnes36 ! » Balzac, en 1848, lui, est plus sensible à la détresse des ouvriers et il accuse les meneurs de les mobiliser sans tenir compte de la concrétude de leur existence sciale :

Aussi les orateurs du système en sont-ils arrivés à demander aux ouvriers le dévouement du soldat sur le champ de bataille. Mais comment peut-on oublier que le soldat n’a, sur le champ de bataille, à s’inquiéter ni de sa famille, ni de son pain, ni de son vêtement, ni de ses outils de guerre, que le général en chef, la France, ou le sol ennemi, lui fournissent tout. On a toujours beaucoup de courage, en France, quand on n’a que du courage à donner37.

22Autre domaine proche de l’éloquence ouvrière identifié par Veuillot, avec les lectures collectives, le cabaret et les goguettes, dont Philippe Darriulat décrit avec précision qu’ils étaient surveillés avec attention par les indicateurs, en tant que foyers de sédition possibles, jusqu’à la révolution38. Les chansons, comme les discussions dans les cabarets, les pratiques de la lecture à voix haute dans la rue ou dans la fabrique, ne sont pas à proprement parler des moments d’éloquence mais elles ne peuvent pas se réduire non plus seulement à une « lecture » ou à une « sociabilité » par les chansons. Toutes, elles mettent en œuvre une mise en voix : ce sont ces types de modalités et de pratiques qui confèrent à la presse ouvrière aussi, en plus, toujours, sa qualité d’éloquence, en ce que les voix qui écrivent dans le journal ont toujours comme horizon une appropriation orale et collective et donc forcément éloquente car dotée d’une adresse, d’un auditoire, en d’autres termes, de l’ensemble des signes sociaux et afférents à la scène oratoire.

23Toute la circulation médiatique pendant la monarchie de Juillet fonctionnait en actionnant certains des énoncés qui étaient dans la grande presse extraits des discours parlementaires — ces fameuses « formules » ou « pointes » qui consacraient le succès médiatique d’un discours et qui pouvaient se répéter ad libitum comme autant de « bons mots ». Il est significatif que, pour nous peindre rétrospectivement la classe ouvrière au cours de ces années-là, Corbon, qui a participé à l’aventure du journal L’Atelier, recense, entre autres, les énoncés militants qui étaient discutés dans les ateliers parisiens afin d’évaluer la portée des différentes chapelles, les communistes, les socialistes, les fouriéristes, etc. Forme de l’improvisation, la harangue se façonne toujours à partir de formules qui circulent en traversant de multiples formes de discours et dont rend compte adéquatement la description que donne Michel Foucault des systèmes de formation de discours39. Corbon relève les énoncés : « faire cesser l’exploitation de l’homme par l’homme », mais aussi « De chacun selon ses forces, à chacun ses besoins ». « Je me souviens parfaitement que [ces formules] couraient dans les ateliers et qu’on les y commentait40 », précise Corbon. La puissance d’un énoncé, le fait qu’on le retrouve dans les discussions, dans les harangues improvisées, tient à son degré de « popularité » — pour parler comme Corbon. Tout le travail du journalisme ouvrier et des sociétés de propagande se cristallise donc autour de ce type de formules qui essaiment ensuite dans les discours. Joseph Benoît, ouvrier à Lyon, futur Député en avril 1848, décrit en détail l’horizon d’action qui accompagne le travail de mise en circulation de ces énoncés et qu’il ne faut pas confondre avec celui des sociétés conspirationnistes : « La société de propagande a pour but de faire passer les idées dans les masses, de les faire accepter par tous, ou tout au moins de les faire connaître par la discussion. Et quand ces idées sont suffisamment comprises, ce n’est plus elle qui prend l’initiative de leur application, mais les masses elles-mêmes qui se les sont appropriées41. »

24Il est ainsi significatif, en écho, que le point de vue « érudit » qui témoigne d’épisodes de harangues ouvrières est seulement en mesure de se remémorer et de transcrire ce qui fait slogan en tant que parole liée indissolublement à sa traduction insurrectionnelle dans une assemblée, sans jamais percevoir le discours dans sa singularité. Le 22 juin 1848, Maxime Du Camp est témoin d’une scène oratoire nocturne frappante sur la place du Panthéon. Un groupe d’ouvriers se prépare au combat au moyen d’un rituel de slogans et de discours en formant « un long serpent » qui finit par se mettre en cercle autour de l’un d’entre eux qui monte sur une table pour parler entouré de torches enflammées : la scénographie de rue semble au témoin assez spectaculaire pour lui consacrer au moins deux bonnes pages de ses Souvenirs de l’année 184842. Maxime Du Camp entend tout d’abord « une sorte de mélopée sourde qui reproduisait toujours les mêmes notes graves, en mineur, d’une incomparable tristesse43 ». Ensuite la mélopée se précise en slogan : « Sans cris ni clameurs, ils répétaient la même phrase, à demi-voix, sur un mode lugubre : “Du pain ou du plomb ! Du pain ou du plomb !” » Mais, comme par un hasard étrange, le discours qui est prononcé, lui, demeure inaudible :

Ce qu’il dit, je l’ignore ; pas un mot de son discours n’est venu jusqu’à moi ; je m’étais tant bien que mal juché sur la base d’une des colonnes qui accostent la porte de l’École de droit ; je voyais bien mais j’étais trop loin pour pouvoir entendre. Parfois des cris interrompaient l’orateur : « Oui ! oui ! c’est cela ! » Lorsqu’il eut terminé son discours, une immense acclamation retentit ; on criait une phrase complète qui paraissait convenue d’avance ; je n’en pus distinguer que les trois derniers mots : « Ou la mort ! » On éteignit les torches ; le cercle fut rompu […]44

25Maxime Du Camp entend ensuite que tous chantent sur l’air des Girondins. Pour des raisons d’acoustique, mais sans doute pas seulement, ce qui demeure audible relève seulement du collectif, plus précisément, relève de ce qui fonde la circonstance du rassemblement : donc à l’absence d’individuation des ouvriers, qui forment un corps en mouvement effrayant d’unité et de résolution combattante, correspond la disparition de la harangue qui fut prononcée par un seul homme, dont aucune description ne nous est donnée alors même qu’elle aurait été possible selon le régime du visible adopté par le témoin pour raconter. Demeure seulement, alors, la mise en voix d’un groupe social converti à l’insurrection.

26De la chanson à boire dans les cabarets aux toasts démocratiques ouvriers prononcés dans les banquets d’imprimeurs et publiés dans les journaux ouvriers, jusqu’aux chansons chantées avant les journées de Juin, la frontière est fine au cours de la double décennie qui conduit jusqu’en 184845. Et c’est pourquoi il est très important de ne pas faire comme Maxime Du Camp en son temps et de lire les pièces lyriques publiées dans la presse ouvrière sans les dissocier de l’encadrement critique qu’en propose le journal, car c’est lui qui fait franchir aux lecteurs d’hier et d’aujourd’hui le seuil de lecture qui sépare la chanson du « discours », en termes de contenus, de propos délivrés, mais surtout en termes de prises de parole en lesquelles on peut se reconnaître : l’éloquence ouvrière alors est bel et bien elle aussi « populaire » et « démocratique », en ce sens qu’elle cherche à instituer un porte-parole, mais à la différence des Lamartine et consorts, ce porte-parole est interne au collectif des lecteurs du journal ou de l’assemblées des auditeurs rassemblés : surtout, sa forme lyrique en fait un instrument d’appropriation dynamique. La chanson, c’est la harangue tournée en pièce lyrique et comme arrangée spécialement, donc, en vue de la « propagation » au sein du collectif social et militant des lecteurs : c’est ce qui s’appelle dans le Journal des ouvriers, journal ouvrier parisien de 1830, publier des « couplets de circonstances »46. Ces derniers ont pour vocation d’« égayer », ils sont choisis pour la publication parmi tous ceux que les lecteurs envoient au journal et, surtout, dans le Journal des ouvriers, ils sont accompagnés d’un commentaire critique très fourni qui allie appréciation formelle et rectification politique comme une ombre portée sur la voix qui chante et qui la dépossède de son auctorialité, afin de la transformer en voix de tous possiblement47.

27Avec le numéro 1 du Journal des ouvriers, publié le 19 septembre 1830, nous n’en sommes pas encore à la fabrique de ces formules de propagande qui viendront plutôt pendant la décennie 1840-1848, mais l’enjeu est déjà le même : comment s’accorder tous autour d’une pièce de paroles ? Ou comment se rassembler pour l’action insurgée à partir d’une pièce de paroles ? La chanson publiée dans ce premier numéro doit être chantée sur l’air du Patriote mécontent, et le fait est qu’elle parle déjà de la désillusion et du ressentiment, qu’elle chante déjà la ritournelle de la révolution trahie, ce qui déplaît à la rédaction qui ventriloque à l’envers le contenu tout en publiant pourtant la pièce : « Nous insérons cette pièce, adressée à un autre journal et insérée par lui, parce qu’elle est spirituelle et qu’elle est de notre ressort : mais nous n’en adoptons pas entièrement les principes, sur lesquels même nous présenterons quelques observations à nos lecteurs48. » La glose rectificatrice est assez longue, et épouse la phraséologie du journalisme politique de la grande presse, elle provoque un contraste important avec la parlure populaire visible dans la transcription jusqu’à l’élision des mots qui fait très « faubourg ». [Texte 5] Sans doute, à cette occasion-là, la chanson ouvrière est recyclée dans un discours journalistique qui mime celui de la grande presse sans pour autant renoncer à sa vocation première d’être des ouvriers. Mais quels ouvriers ? Des ouvriers d’un certain type, ceux qui ont été héroïsés en tant que peuple des trois journées de Juillet et dont le rédacteur ne veut pas abdiquer la victoire, alors même qu’il publie une voix ouvrière (ou présentée comme telle) qui parle déjà au-delà de cette victoire, ce qui nous met face aujourd’hui à une mise en voix paradoxale qui confronte un point de vue en surplomb (analogon à celui de Hugo dans Choses vues puis à celui de Maxime Du Camp dans ses Souvenirs) à un point de vue plus « Iroquois » ou plus « Tatare », puisqu’on désignait en ce temps-là les ouvriers avec ce type d’épithètes.

Une critique sociale en acte

28Ce qui fait éloquence, ce qui fait tribune, dans les discours prononcés à la marge, à la marge du mondes des maîtres et des contre-maîtres dans la fabrique, à la marge de l’espace public officiel, dans la rue, dans les ateliers, dans les cabarets, ce qui s’origine dans ces voix singulières, c’est, chaque fois, on l’a dit, une remise en cause de la légitimité de l’éloquence officielle (chez Hugo, l’éloquence lyrique ; dans l’Écho de la fabrique, le discours stigmatisant sur les ouvriers aux accents oratoires « pompeux » ; dans la Glaneuse, l’éloquence démocratique). C’est aussi une critique sociale qui se déploie en acte, que ce soit par la manière de discourir ou par les propos qui sont tenus. Et ainsi, on tient un autre des ancêtres de la pratique sociologique, avec l’éloquence ouvrière, car toute éloquence située porte en elle une sociologie implicite de l’éloquence, seulement cette sociologie ne prend pas toujours la forme de contenus ou de propos descriptifs, mais elle prend la forme d’une langue spécifique. Si je parle en public, en même temps que je parle en public, je questionne ou je mets en balance dans ma prise de parole l’ensemble des manières de prendre la parole et je me situe face à toutes ces manières en faisant des choix de formes, de formules, etc. Le choix de la forme est un choix de sociologie active en même temps qu’un choix militant : la critique sociale est au service d’une position politique. Ainsi, chez l’orateur décrit par Hugo, c’est une position contestataire au sein d’une révolution qui marche toujours et qui implique un type de tribune dont la traduction lettrée est toujours un discours indirect résumé et qualifié en surplomb. La marque de son audibilité par l’auditeur auquel elle ne s’adresse pas — ou auquel elle s’adresse seulement en tant que cible (Lamartine, Hugo) — se conjugue alors avec sa part d’inaudibilité, celle que l’on peut déceler dans cette manière de retranscrire ou dans le romanesque à la Flaubert ou encore dans l’écriture mémorialiste à la Du Camp.

29Rien de « lyrique », rien de « beau » dans la chose vue hugolienne, seulement une auréole gothique à la manière d’une franc-maçonnerie d’en bas, obscure, lourde de menaces chez Du Camp, et dont George Sand romance la face éclairée dans Consuelo en 1843. Pour que la beauté advienne, c’est-à-dire un jugement d’ordre littéraire, du moins d’ordre belle-lettriste, il faut attendre l’enchantement fraternitaire de 1848. Quand ce dernier advient, alors, dans la presse de la liberté surgissent des éloges de discours ouvriers en tant que documents qui témoignent de la valeur noble, héroïque, vertueuse, de cette population désormais plus souveraine qu’hier. Se rejoue alors l’effet de glorification de 1830 mais avec bien plus de puissance qu’en 1830 et surtout de manière beaucoup plus polarisée sur la population ouvrière en tant que telle, moins diluée en somme dans l’abstraction du « Peuple ». La critique ouvrière et des partisans de la liberté est toujours une critique éthique, même lorsqu’il s’agit d’objets littéraires ; elle choisit de ne pas jouer la littérature contre la presse mais, à l’inverse des grandes plumes critiques, de faire des textes les supports d’une critique sociale à visée d’exemplarisation49. En ce sens, les discours sont des objets de choix car ils conjuguent épopée démocratique en acte et valeurs poétiques d’ordre immatériel : c’est pourquoi La Liberté, Journal de Lyon choisit un discours d’ouvrier imprimeur en étoffe de Paris comme « emblème » de son journal. [Texte 6] Ce discours fait « image », il peut entrer dans le panthéon des bonnes, justes et belles représentations, il est toujours une pièce d’un journalisme de voix, mais son accompagnement critique fait de lui un signe avant-coureur du journalisme de la mise en page qui affichera plus tard les nouvelles en « une » selon un régime spectaculaire50. Sa valeur littéraire se conçoit donc, déjà, dans le cadre d’une esthétique républicaine toute nouvelle, comme on voudra orner désormais la ville de statues, de monuments commémoratifs, de peintures51, car le moment d’éloquence se monumentalise à merveille en raison du rituel qui le soutient et de sa sémiologie d’ordre théâtral qui empêche de concevoir le texte même séparé de sa mise en scène. « Nous avons tenu à le reproduire dans le premier numéro de notre journal, et d’en faire ainsi, en quelque sorte, la préface de notre œuvre52. » Cette publication enthousiaste a pour ambition d’immobiliser un moment oratoire en tant qu’il est du ressort d’un ouvrier et qu’il est aussi à destination de « nos ouvriers lyonnais » : ce qui compte, ici, est la force inclusive mise en œuvre, comme le produit textuel avéré d’un régime d’égalité enfin consacré, qui implique en retour une participation à la chose publique qui reconnaît tout en la fragilisant dans sa singularité la voix éloquente de l’ouvrier imprimeur d’étoffe en question. Car La Liberté de Lyon n’est pas une feuille industrielle : elle naît de la Révolution de 1848, aussi sa visée sociologique est de distinguer la voix d’un socius que dans la mesure où elle vient s’agréger à une participation commune. « Car enfin, plus ou moins, nous sommes tous ouvriers ! », déclare le banquier Dambreuse à Frédéric, momentanément converti à la Révolution53. Avant ce moment particulier de Février 48, si « magie sociale » il y a, avec ce type de tribune, cette dernière porte toujours un relent de poudre pour les Hugo et consorts, et, dans les années qui précèdent, un relent d’insubordination intolérable : Constant Cabet, le camarade de Turquin finit ainsi par se faire renvoyer de la fabrique, preuve que cette pratique de lecture orale est une pratique contestataire.

La harangue ouvrière révolutionnaire

30L’éloquence, en ce temps, immédiatement, fait « couleur », comme les drapeaux, les chants, les hymnes, les affiches54 : si sa dimension partisane relève de sa brièveté, elle s’inscrit aussi dans un espace social fortement marqué par la conflictualité avant de faire partie pleinement de la signalétique d’une situation révolutionnaire en cours. Si toute « magie sociale » doit être déconstruite, donc, ne disqualifions pas pour autant la formule pragmatique à l’opposé du regard bourdieusien pour décrire l’éloquence ouvrière : situons plutôt sa portée pour la comprendre. Les harangues ouvrières en 1848 ont été des actes de discours qui délivraient des droits et des devoirs, dans la mesure où ces actes de discours étaient voués à instituer un nouvel ordre de souveraineté en s’appuyant sur un auditoire conçu comme puissance d’action révolutionnaire : sur la place de l’Hôtel de ville, face au Gouvernement provisoire, dans les rues autour des affiches, etc., et puis ensuite dans les clubs, dans les cortèges… Ce n’est pas pour rien, ensuite, que Hugo intitule ses œuvres de réflexion, ses œuvres de critiques mais aussi ses tribunes : Actes et Discours. Les écrivains savent très bien s’emparer des circonstances pour les transformer en poétique.

31La controverse Louis Blanc/Lamartine au sujet de la harangue du jeune ouvrier Marche, fusil/mousquet en bandoulière, qui surgit dans la salle où siège le Gouvernement provisoire le 25 février 1848, est tout à fait explicite à ce sujet. [Texte 7] La scène oratoire du 1848 révolutionnaire est un agôn qui met face à face l’éloquence lyrique et l’éloquence ouvrière, l’une et l’autre luttant pour faire advenir un nouvel ordre social démocratique sans pour autant s’entendre du tout sur les modalités de cet avènement : du moins, c’est en ces termes que ceux qui racontent les journées révolutionnaires interprètent les situations de paroles qui se succèdent à l’Hôtel de ville. Nous avons au moins à disposition quatre transcriptions de la harangue de l’ouvrier Marche dans la salle du Conseil à l’Hôtel de ville en ce jour du 25 février 1848. Chacune s’accompagne d’une description formelle de l’éloquence ou, au moins, d’une mise en scène de sa harangue qui équivaut à sa qualification. Lamartine (qui répond à l’ouvrier), Louis Blanc qui signe sous son regard le décret qui proclame la légitimité de la revendication du Droit au travail (portée entre autres revendications par Marche), Lord Normanby (qui se concentre sur le fait que l’ouvrier ne sait ni lire ni écrire), enfin, Daniel Stern (Marie D’Agoult) qui raconte brièvement l’épisode. Quatre narrations romancées d’un même épisode oratoire qui met aux prise l’homme important du moment, l’orateur lyrique qu’est Lamartine, et la puissance révolutionnaire du moment portée — selon Lamartine — par le « parti terroriste » et qui désigne toute cette masse prolétaire révolutionnaire armée des énoncés dont Corbon fera le recensement plus tard : dans les pages qui précèdent le récit de l’épisode, Lamartine fait un portrait effroyable de cette frange prolétaire qui sait lire, commenter, discuter, sans pour autant cesser d’être des ouvriers, qui porte des revendications à ses yeux totalement irréalistes et qui tient, pour faire vite, la volonté d’inscrire un impératif de justice sociale (sous les atours d’une exigence de « l’organisation du travail ») dans l’acte de naissance de la toute nouvelle république. Pour lire Lamartine et Louis Blanc, il faut garder en tête l’ouvrage de Marc Bloch — dans lequel il traite spécifiquement du mensonge des sources testimoniales dans les récits de Lamartine — sans pour autant renoncer à l’interprétation d’une harangue ouvrière qui, à la faveur des circonstances, a réussi à briser le mur de verre des représentations officielles55. Dans toutes les narrations de la révolution de 1848, les ouvriers sont là mais jamais, ou alors de manière exceptionnelle, les discours qu’ils tiennent sont retranscrits sous forme de prise de parole isolée, au discours direct avec un orateur/énonciateur défini en tant que tel. C’est pourquoi le statut de l’ouvrier Marche et de sa harangue est remarquable, parce que se conjugue à la transcription du discours direct de ses propos un portrait de sa langue et de son éloquence ainsi que de son individualité qui tranche avec le lot commun des représentations des ouvriers. À quoi tient ce traitement hors du commun ?

32Dans le cas d’affrontements oratoires en situation de révolution, l’enjeu n’est pas la discussion — si on en doutait — mais bien le rapport de force qui s’institue en parole, état de fait rendu possible, comme on l’a dit, par la puissance d’action véhiculée et armée par les soutiens populaires massifs de celui qui parle toujours en délégation. Le jeune ouvrier Marche parle au nom de tous ces camarades qui, ce jour-là, sont amplifiés à la dimension menaçante d’un peuple révolutionnaire, ou d’une populace en armes, tout dépendant du point de vue adopté. Si l’épisode de la harangue de l’ouvrier Marche atteint ce degré d’existence exceptionnelle dans ces quatre narrations des journées révolutionnaires, c’est qu’une puissance d’action réelle derrière les mots de Marche a été identifiée par les protagonistes de la scène. Et le fait est que le décret sur le Droit au travail, qui est l’avancée la plus sociale (sur laquelle la Chambre élue reviendra très vite), est rédigé et signé au cours de circonstances procédant directement de cette poussée révolutionnaire, qui se raconte donc dans la grammaire politique et formelle propre au temps : un échange de harangues entre deux orateurs qui, chacun, représentent un parti, une couleur, un type d’éloquence.

33Louis Blanc raconte en ces termes :

[…] une rumeur formidable enveloppa tout à coup l’Hôtel-de-Ville. Bientôt, la porte de la chambre du Conseil s’ouvrit avec fracas, et un homme entra qui apparaissait à la manière des spectres. Sa figure, d’une expression farouche alors, mais noble, expressive et belle, était couverte de pâleur. Il avait un fusil à la main, et son œil bleu, fixé sur nous, étincelait. Qui l’envoyait ? que voulait-il ? Il se présenta au nom du peuple, montra d’un geste impérieux la place de Grève, et, faisant retentir sur le parquet la crosse de son fusil, demanda la reconnaissance du Droit au Travail56.

34Louis Blanc note « la forme menaçante de la sommation » qui lui déplaît autant qu’aux autres, ne retranscrit pas la harangue, excepté au style direct un « Assez de phrases ! » qui stigmatise l’éloquence lyrique de Lamartine. Lamartine, lui, de son côté, note : « Il parlait avec cette éloquence rude, brutale, sans réplique, qui ne discute pas mais qui commande57. »

35Hugo, Lamartine et Louis Blanc sont d’accord sur un seul point mais de taille : tous les trois s’accordent sur la question du rythme spécifique qui est propre à l’éloquence de celui qui parle depuis un domaine de culture étranger à celui de l’éloquence. Roland Barthes a consacré un développement sur la question du « rythme » au sein d’une réflexion plus vaste sur le « Vivre-ensemble », en exposant que le « rythme » relève plutôt de la définition d’une « forme distinctive », d’une « figure proportionnée », plus proche qu’on ne le pense intuitivement de la notion de « schéma ». Barthes conclut ensuite que l’exercice (« la subtilité ») du pouvoir passe par la dysrythmie ou encore l’hétérorythmie58. S’il est difficile d’être assuré des mots et des phrases prononcés et retranscrits par le point de vue « érudit », en revanche la concordance des commentaires sur la dimension dysrythmique inhérente à la harangue ouvrière, de la rue, semble être un point plus fiable et sur lequel on peut s’attarder. D’ordre injonctive, rythmée par une gestuelle désordonnée, les coups frappés par le fusil, l’éloquence de Marche frappe d’étonnement, désaccorde les normes qui régissent l’art de la persuasion qu’est l’éloquence lyrique : elle est fascinante en ce qu’elle met à bas un décorum de la langue et de la parole en y substituant un rythme qui témoigne de son indocilité envers la construction normée de la scène oratoire. Hugo avait noté déjà que le discours clubiste se terminait en « escopette59 ». Balzac, lui, avait déjà dentifié « l’insurrection » à un type de regards du peuple, un type particulièrement brutal et violent, et qui, même, se « vomit », plutôt que se lance. Chez Balzac, comme chez Louis Blanc ou Lamartine plus tard, on pourrait donc « vomir des insurrections » ? Ce qui impliquerait une rythmique de débit singulière, on en conviendra60.

36Thomas Bouchet note un usage très ostentatoire de la ponctuation dans une narration d’ouvrier insurgé de juin 1832 — Charles Jeanne — en décrivant les points d’exclamation en cascades mais aussi le soulignement des expressions collectives61 : or, dans toute la presse ouvrière, mais aussi dans la presse de la liberté, la presse républicaine, on joue aussi énormément avec un dépassement explicite et manifeste des codes typographiques, comme s’il fallait que la colère ou l’indignation percent l’écrit et s’oralisent, s’incarnent dans un ensemble de signes textuels qui montrent que l’écrit s’excède à lui-même. Hors de l’éloquence officielle, on cherche à rendre les énoncés perceptibles au moyen d’un corps de voix qui déborde de l’énoncé lui-même, que ce dernier doit jouer dans le fusil qui frappe la terre ou dans les séries de points d’exclamation ou de suspension qui trouent les pages des journaux. Plus prosaïquement, on peut se contenter de noter que l’usage ouvrier des codes typographiques du rythme diffère hors de la sphère des érudits. Remarquons, en guise d’indice de discordance, que la description des signaux sonores et visuels dépasse largement la transcription de la harangue de Marche.

37Il n’est pas difficile ensuite au bon écrivain qu’est Lamartine de faire une description amplifiée de ce corps de voix qui accompagne les mots proprement dits. L’éloquence « brutale », ce n’est rien moins que le souffle révolutionnaire qui souffle par la voix de l’organe avant que l’orateur prolétaire ne se transmue en marionnette agitée par la masse excitée située à l’extérieur de la salle du Conseil. « Il semblait sentir et entendre derrière lui le peuple immense et furieux dont il était l’organe qui l’écoutait et qui allait lui demander compte de ses paroles62. » Libres à nous de suivre ou non cette description fantasmatique du corps oratoire populaire dont Lamartine piste les roulements d’yeux, les balbutiements, toute une gestuelle excitée qui ne relève en rien de la maîtrise de soi, comment en serait-il autrement ? La brièveté n’est pas seulement partisane et injonctive, elle est aussi une accélération qui remet en cause l’unité de la voix et du corps. Il faudrait aussi s’attarder sur les couleurs (quand il est question d’ouvrier, il y a toujours un aspect du corps qui est « noirci », le visage, les mains… souvent dans la presse ouvrière même) qui définit une physionomie/physiognomie ouvrière. Marche est un ouvrier mécanicien, et il est certain que la mécanique éloquente qu’il fait surgir dans la salle du Conseil exerce un pouvoir sous la figure d’une disjonction de la forme et du rythme.

38Pour sortir néanmoins vainqueur, Lamartine doit donner du temps et de l’espace à la harangue de Marche, car plus la voix, la parole, l’éloquence de l’ouvrier seront présents, plus son éloquence lyrique qui le désarme (Lamartine raconte comme il finit par faire fléchir le jeune ouvrier) aura d’importance aux yeux de ses lecteurs, et c’est ainsi, qu’à la faveur d’un écrit propagandiste de lui-même, Lamartine donne finalement droit de cité au discours direct à la harangue. Il ne ménage pas ses effets dans sa narration en décrivant « la physionomie sauvage de l’orateur des prolétaires63 ». Lamartine ne déclame pas, tel Orphée, il dompte une bête féroce.

« Lamartine ! s’écria avec défiance l’orateur ; que me veut-il ? Je ne veux pas l’écouter. Je veux que le peuple soit obéi sur-le-champ, ou sinon, ajouta-t-il en portant la main à la détente de son arme, des balles et plus de paroles. Laissez-moi, Lamartine ! poursuivit-il en agitant son bras pour le dégager. Je suis un homme simple ; je ne sais pas me défendre par des paroles ; je ne sais pas répondre par des idées ; mais je sais vouloir. Je veux, ce que le peuple m’a chargé de dire ici. Ne me parlez pas ! ne me trompez pas ! ne m’endormez pas avec vos habiletés de langue ! voilà une langue qui coupe-tout, une langue de feu ! dit-il en frappant sur le canon de sa carabine, il n’y en a plus d’autre, entre vous et nous. » Lamartine sourit à cette expression du prolétaire en lui retenant toujours le bras : « Vous parlez bien, lui dit-il, vous parlez mieux que moi. Le peuple a bien choisi son interprète. Mais il ne suffit pas de bien parler […]64. »

39Il y aurait beaucoup à commenter sur les ambivalences d’un tel morceau d’écriture qui reconnaît droit de cité à une voix ouvrière (en la complimentant sur son éloquence) tout en racontant sa soumission héroïque.

40Le point d’optique lamartinien désigne exemplairement, sans aucun doute, le cadre de perception des ouvriers et de leurs tribunes de revendication au sein de la caste des érudits, des officiels, des poètes. Quand les « Barbares » parlent, à quel autre type d’éloquence peut-on s’attendre65 ? Lamartine conjugue le regard clinique et la distance sociale vécue sur le mode de la lutte (possiblement à mort). L’Éducation sentimentale conserve aussi les traces des discours qui circulaient sur les ouvriers cannibales dans Paris. Ce cadre de perception, Balzac l’enrichit dans le même sens dans les deux textes qu’il consacre aux ouvriers en termes de puissances sociales. Lamartine devient-il néanmoins aussi, un peu, le personnage ? Oui, car, sur la scène oratoire de l’Hôtel de ville, en termes de puissance oratoire, qui peut rivaliser de force avec Marche, si ce n’est Lamartine lui-même ?

41Faire le portrait de Marche, c’est aussi préparer la suite politique en répondant aux multiples accusations qui sont adressées à Lamartine d’avoir pactisé avec le diable au cours du Gouvernement provisoire, diable que sont, en 1848, les terroristes communistes et socialistes. L’éloquence ouvrière ne parvient donc jusqu’à nous, aussi, qu’en guise d’aboutissement partiel d’un ensemble de stratégies médiatiques. Ainsi, la publication de cette Histoire de la révolution de 48 est un positionnement face aux revendications ouvrières dont Marche est le porte-parole révolutionnaire66. Le cadre de perception dans lequel s’inscrit ce tableau de l’éloquence ouvrière n’est donc pas seulement un cadre symbolique, il se superpose aussi à un terrain de luttes dont les grands perdants seront les ouvriers : souvenons-nous de la critique marxiste de l’éloquence lyrique. Devenir Marche, c’est-à-dire représenter le jeune ouvrier mécanicien en l’incarnant dans sa parlure, idiolecte de corps et de langage, ne peut pas être neutre, c’est-à-dire répondre aux exigences de l’histoire méthodique qui naît avec le dernier tiers du siècle. Dans ce type d’écrit hybride, historien, littéraire, journalistique, toutes les représentations sont saturées de valeurs et d’enjeux qui ne sont jamais données explicitement aux lecteurs, si bien que le portrait de l’éloquence de Marche ne nous parvient que comme un complexe de troubles de représentations, tout ce que recouvre, en somme, sans le déplier, la formule balzacienne « devenir le personnage ».  

42Dans ses propres Mémoires (lus par Flaubert dans ses travaux préparatoires pour L’Éducation sentimentale), Louis Blanc raconte ensuite comment il arrive à transformer en avantage ce surgissement révolutionnaire ouvrier au moyen de la rédaction du décret concernant le Droit au travail. Car c’est comme un ouvrier-orateur ex machina qui vient porter les revendications de la masse. Ou encore une circonstance de parole qui est l’occasion d’un retournement de la situation de pouvoir en faveur de Louis Blanc et du parti socialiste. La harangue revendicative de Marche est donc, aussi, une péripétie interne aux jeux de pouvoir à l’œuvre au sein de la salle du Conseil en même temps que l’incarnation symptomatique du fait social révolutionnaire. Au passage, Louis Blanc attaque vigoureusement la narration de Lord Normanby qui dégrade l’ouvrier en analphabète qui ne sait pas formuler le comment de ses objectifs de parole, afin de « faire justice » au peuple qui porte ses revendications67. Entre escamotage et défense de principe de l’autonomie du peuple pour définir son avenir, voilà comment la harangue de Marche fait son chemin chez Louis Blanc. À l’occasion de la situation révolutionnaire, ce qui a changé, c’est la portée d’action en termes d’audibilité du discours d’un ouvrier, désormais armé d’un fusil, il est vrai, qui, par métonymie, a fait entrer avec l’orateur toute la foule révolutionnaire dans la pièce. Il s’agit donc d’un succès oratoire d’une eau particulière… qui compte moins par la réussite de la forme que par l’inversion du rapport de force dont il est le signe.

43Que ce soit avec Louis Blanc ou avec Lamartine, la harangue de Marche est chaque fois objectivée dans le cadre d’une narration épique de la révolution dont l’enjeu est paradoxalement l’héroïsation des auditeurs de la harangue. Bien sûr, il manque la narration de Marche lui-même pour instruire le dossier de cette représentation épique de harangue révolutionnaire. Cependant, ces récits à vocation testimoniale dotent tout de même de lisibilité une harangue d’ouvrier circonscrite, advenue, même si cette lisibilité est seulement perçue en contradiction avec les intérêts partiaux qui motivent ces récits : tous permettent de mesurer la transformation d’une contre-tribune ouvrière en force d’action révolutionnaire tout autant que la métamorphose d’un porte-parole immatériel formé par la presse ouvrière à sa caractérisation poétique et politique élogieuses par ceux-là même qui doivent désormais (même si brièvement) composer avec lui pour gouverner. La « magie sociale », qui est à l’œuvre, ici, est davantage une démonstration de force qu’une action symbolique et, pour la saisir, elle nécessite de démonter un certain nombre de filtres, comme autant de seuils de représentation et d’interprétation orientés, et cependant c’est seulement au moyen de ces orientations partiales (le point de vue des « érudits », des poètes et orateurs officiels) qu’est transmise jusqu’à nous cette harangue de l’ouvrier Marche qui fut prononcée le 25 février 1848 dans la salle du Conseil de l’Hôtel de ville, à Paris.


*

44Pour conclure sur cette dernière trajectoire, il faudrait maintenant faire mention du corpus oratoire parlementaire des discours prononcés par les ouvriers dans la nouvelle Chambre élue en mai 1848, notamment à propos de la remise en cause de la réduction du temps de travail, et aussi dans les suivantes68. Il faudrait montrer en quoi ceux-ci font écho aux participations parlementaires d’Étienne Cabet à la Chambre au cours des premières années de la monarchie de Juillet pour résister à la politique chargée de mettre un frein à la liberté de la presse. Que devient l’éloquence ouvrière quand elle est portée au sein de la Chambre née de la révolution de 1848 ? Les ouvriers à la Chambre que sont, entre autres, Corbon, Agricol Perdiguier, Joseph Benoît, mais aussi, aux deux extrêmes de la Chambre, Joseph Proudhon (élu le 5 juin dans la Seine), ancien ouvrier typographe, qui fit scandale en demandant publiquement l’abolition de la propriété et Buchez (élu le 23 avril dans la Seine), premier président de la toute première Assemblée nationale de la Deuxième République, la Constituante.

45Souvent brève, la harangue ouvrière parlementaire a comme singularité de comporter fréquemment un épisode biographique à la première personne du singulier qui mentionne les origines ouvrières de celui qui parle. Elle ne reprend pas, à notre connaissance, les codes de l’éloquence populaire et lyrique ; en revanche, sans cesse elle rappelle, même si brièvement, les coordonnées concrètes de la condition sociale ouvrière pour justifier, entre autres, qu’on ne revienne pas sur la réduction du temps de travail. Ce modus operandi tribunicien ressemble très fortement au fondement démonstratif de la préface de Michelet à son ouvrage Le Peuple, un ouvrage qui date de 1840 ; celui qui parle ici, est du peuple, est de la condition ouvrière, et en ce sens, principalement, cette appartenance a une vocation testimoniale qui légitime la prise de parole. Cette appartenance sociale joue alors moins d’un format oratoire spécifique que d’une captatio à dimension éthique adaptée à l’origine de l’orateur. Les orateurs ouvriers commencent leur prise de parole en jouant d’abord à être le personnage d’eux-mêmes sans pour autant faire résonner un timbre spécifique reconnu comme tel, sans doute parce qu’ils sont devenus — fonction oblige — des personnages de l’Assemblée : exceptées les éloquences de Marc Caussidière (élu en avril 1848, puis, après sa démission, en juin 1848) et de Joseph Proudhon, qui, elles, furent particulièrement remarquées et commentées69. Eux ont joué, en timbre et sociolecte, une tribune qui s’est démarquée fortement des autres tribunes parlementaires. Cependant, il reste encore beaucoup de temps d’étude à consacrer à ces morceaux spécifiques de l’éloquence ouvrière qui ont réussi à franchir le plafond de verre de la représentation nationale. Sans doute pour effectuer ce travail, l’identité du mot « ouvrier » doit être questionnée très sérieusement en termes de trajectoires et des multiples sens que revêt le terme, selon qu’on est artisan, prolétaire, industriel, typographe, mais aussi journaliste-plumitif et/ou homme politique : à partir du moment où la scène oratoire devient commune et partagée grâce au suffrage universel par des orateurs d’origines très diverses qu’elle professionnalise en les salariant, on ne peut plus se contenter d’un point d’optique construit seulement en réception littéraire et sociale.

46Point de magie sociale ouvrière, sinon, dans les Assemblées qui succèdent à la Révolution de 1848, si ce n’est malédictive (Proudhon), puisque la tribune ouvrière représente une minorité triplement, en tant que minorité sociologique, minorité d’appartenance politique et minorité de représentation. On peut citer néanmoins pour mémoire l’ouvrier tapissier Théodore qui fut le dernier à prendre la parole devant une Chambre envahie par le peuple parisien, le 24 février 1848, à la suite de la proclamation du Gouvernement provisoire par Lamartine. Sa harangue triomphante figure dans Le Moniteur à la suite de toutes les tribunes, même si, à ma connaissance, elle ne fait pas l’objet de beaucoup de commentaires dans les narrations de 1848. On peut citer aussi, à l’autre bout du spectre, le Citoyen Hippolyte Martinetz, ouvrier mécanicien à Graville, élu le 23 mai 1848 représentant de la Seine-Inférieure à l’Assemblée constituante, par 103 040 suffrages. De sa parole, on ne connaît que sa lettre de démission qui fut lue au perchoir par Buchez : « La haute mission qui m’a été confiée par le peuple, exigeant, dans les circonstances présentes, des travaux dont je me sens incapable de supporter le poids, j’ai l’honneur de déposer dans vos mains ma démission de membre de l’Assemblée nationale. Salut et fraternité ». La courte missive, exemplaire, suggestive, est citée dans le Dictionnaire des parlementaires français70. Elle est aujourd’hui facilement accessible à la lecture sur le site de l’Assemblée nationale qui recopie le dictionnaire en question71. Pour des raisons inconnues à nous, Martinetz n’a pas eu l’occasion de devenir le personnage.