Colloques en ligne

Dominique Dupart

Corpus d’« Éloquences ouvrières, 1830-1848 »

1Ces textes complètent l’article de Dominique Dupart, « Éloquences ouvrières, 1830-1848 »

Texte 1. Choses vues : Victor Hugo et l’éloquence des clubs. Mars 1848.

2Samedi 6 mai. Lamartine fit à l’Assemblée le rapport du Gouvernement provisoire. Il fut très applaudi. Le soir, rumeur et colère au club Blanqui. [...] un homme aux bras nus, le menton englouti dans une énorme cravate rouge, s’écria : « Je viens d’entendre le citoyen de Lamartine à l’Assemblée (appuyant sur le de). Jusque-là, j’étais sa dupe. Je ne le suis plus. Je croyais à son éloquence, à sa politique, à son humanité. Aujourd’hui, je le vois tel qu’il est. Le citoyen de Lamartine n’est pas un orateur, n’est pas un ministre, n’est pas un homme. Il trompe la France et trahit le peuple. J’ai été longtemps séduit moi-même par cette parole emmiellée, mais aujourd’hui je vois que sa langue n’a pas de racine dans son cœur.

3Le discours se terminait en escopette1.

Texte 2. L’Éducation sentimentale : Deslauriers et « ces cocos-là ». 1869.

4L’avocat détestait les ouvriers, pour en avoir souffert dans sa province, un pays de houille. Chaque puits d’extraction avait nommé un gouvernement provisoire lui intimant des ordres.

5— D’ailleurs, leur conduite a été charmante partout à Lyon, à Lille, au Havre, à Paris ! Car, à l’exemple des fabricants qui voudraient exclure les produits de l’étranger, ces messieurs réclament pour qu’on bannisse les travailleurs anglais, allemands, belges et savoyards ! Quant à leur intelligence, à quoi a servi, sous la Restauration, leur fameux compagnonnage ? En 1830, ils sont entrés dans la garde nationale, sans même avoir le bon sens de la dominer ! Est-ce que, dès le lendemain de 48, les corps de métiers n’ont pas reparu avec des étendards à eux ! Ils demandaient même des représentants du peuple à eux, lesquels n’auraient parlé que pour eux ! Tout comme les députés de la betterave ne s’inquiètent que de la betterave ! Ah ! j’en ai assez de ces cocos-là, se prosternant tour à tour devant l’échafaud de Robespierre, les bottes de l’Empereur, le parapluie de Louis-Philippe, racaille éternellement dévouée à qui lui jette du pain dans la gueule ! On crie toujours contre la vénalité de Talleyrand et de Mirabeau ; mais le commissionnaire d’en bas vendrait la patrie pour cinquante centimes, si on lui promettait de tarifer sa course à trois francs ! Ah ! quelle faute ! Nous aurions dû mettre le feu aux quatre coins de l’Europe !2

Texte 3. Antoine Vidal, rédacteur de L’Écho de la fabrique face à la grande presse.

6Que le Journal des Débats ait eu l’impudence de le placer au-dessous des barbares du Caucase et des déserts de la Tartarie, l’ouvrier, le prolétaire méprise ces calomnies. On croira peut-être que les patrons de cette feuille, qui se sont prosternés devant le soleil de toutes les époques, se passent facilement de ces hommes qu’ils insultent ? pas du tout, ils en ont besoin à chaque instant : ce sont des prolétaires qui leur confectionnent ces lits somptueux où ils passent délicieusement les nuits, que l’artisan, sur un méchant grabat, passe dans les gémissements, et ces tilburys élégants qui leur servent le jour à éclabousser l’artiste qui y a prodigué les richesses de son art…

7Ce langage paraîtra ridicule à ces écrivains qui ont épuisé leur rhétorique pour insulter le peuple en style pompeux ; mais nous n’en rabattrons pas un seul mot ; et nous croirons que l’ouvrier est utile, et même très-utile, tant qu’il leur faudra un fileur pour la laine et un tisseur à Sédan pour leur fournir un manteau ; tant qu’il leur faudra un laboureur, un meunier et un boulanger pour que leur table ne soit pas sans pain. Que ces messieurs fassent vœu de n’avoir pour tout vêtement qu’une peau de mouton, et pour toute nourriture que des glands, alors les ouvriers iront se reléguer sur les plateaux du Caucase et dans les déserts de la Tartarie, pour faire place à d’autres hommes qui, devenus prolétaires à leur tour, seront moins barbares que le bon citoyen, le père de famille élevant ses enfants pour l’amour de la patrie, à laquelle il lègue quelquefois des Lannes et des Murat, des Massillon et des Maury3.

Texte 4. L’éloquence de Rabot, menuisier et Marteau, menuisier. La Glaneuse, n° 8, 9 juillet 1831, p. 1. Disponible sur :

8http://collections.bm-lyon.fr/BML_01PER0030218414?&withinQuery=title:%22n%C2%B08%22%20type:issue%20parentId:BML_01PER00302074&luckyStrike=1.

Texte 5. La chanson politique et son encadrement critique. Journal des ouvriers, 19 septembre 18304.

9[…]

10

11Fallait voir alors, comm’ sur nos théâtres,
De la liberté s’montrant idolâtres,
Ils nous accablaient, dans les commenc’mens,
D’élog’s, de saluts, d’applaudissemens ;
Aujourd’hui c’n’est plus que d’petits complimens.

12  —
C’est tout d’même embêtant, etc.

13  —
Quoiqu’toujours au feu, j’n’ai pas d’entamure5 ;
Est-c’ma faute à moi si j’n’ai pas d’blessure ?
Aussi j’n’obtiens rien : quell’ vexation !
Et ma femm’ m’a dit, à c’t’ occasion :
Si t’étais occis, j’aurais la pension.

14  —
C’est tout d’même embêtant, etc.

15  —
De leurs favoris, pour être sur la liste,
Faut être avocat ou ben journaliste,
Moi qui, par malheur, n’suis qu’un ouvrier ;
Moi qui m’suis battu sans m’fair’ prier,
N’ veut-on pas m’ôter la liberté d’ crier ?

16
C’est tout d’même embêtant, etc.

17

18À Philpp’premier, not’ nouveau monarque,
V’là trois fois qu’ j’écris, et je le remarque,
Ils n’lui font répond’ que ce qu’ils veul’ bien,
Car son noble cœur d’vrait entend’ le mien.
J’voudrais lui parler, j’lui dirais : Nom d’un chien !
C’est tout d’même embêtant, j’marronne quand j’y pense,
D’voir tant de ch’napans
Se faire valoir à nos dépens.
Nous avons eu l’mal, eux la récompense ;
Pour la nation
Fait’s donc un’ révolution !

J.L…..

19Nous insérons cette pièce, adressée à un autre journal, et insérée par lui, parce qu’elle est spirituelle et qu’elle est de notre ressort ; mais nous n’en adoptons pas entièrement les principes, sur lesquels même nous présenterons quelques observations à nos lecteurs.

20On ne peut se dissimuler l’immense part que nous, la classe ouvrière, nous avons prise à la dernière révolution ; nous en donnerons dans un prochain numéro la preuve la plus convaincante en publiant par aperçu le nombre des victimes classées par profession ; mais il n’est aucune personne sensée qui ne sache qu’un grand nombre des vainqueurs des trois journées ne serait apte ni à commander un corps d’armée, ni à présider un tribunal, ni à diriger une administration. Il a donc fallu, pour ne point entraver la marche des affaires, qu’on fasse choix d’abord d’un bon gouvernement. Le vertueux Louis-Philippe a été proclamé roi. Si personne en France n’était plus digne, personne non plus n’offrait vis-à-vis des puissances étrangères autant de garanties. L’élection de Louis-Philippe par la Chambre des Députés a donc, sinon, sauvé la France d’une manière absolue, préservé du moins notre belle patrie d’une guerre étrangère dont on ne pouvait prévoir le résultat. Il fallait ensuite pourvoir aux besoins de l’administration. On n’a choisi ni des Villèle ni des Corbière ; mais on a pris des hommes qui jouissaient de la confiance générale : les Dupont de l’Eure, les Guizot, les Gérard, les Girod de l’Ain, etc., etc., sont considérés depuis longtemps par le peuple comme de courageux défenseurs de ses droits, et nous, qui ne sommes l’organe d’aucun parti, nous ne craignons pas d’affirmer qu’on a rendu justice au mérite. Si, dans des moments d’urgence et de précipitation, des nominations inconvenantes ont été faites par ces ministres, attendons, et peu à peu nous verrons les épurations.

21L’auteur de la chanson semble méconnaître les avantages immenses que nous avons retirés de notre révolution. Indépendamment des heureux changements que nous venons de citer, compte-t-on pour rien la défaite des jésuites qui nous opprimaient ? compte-t-on pour rien le rétablissement d’une garde nationale conservatrice de nos droits, et qui présenterait un million d’hommes armés pour les maintenir ? compte-ton pour rien la liberté rendue à l’industrie, et qui, d’ici à quelques temps, ne peut manquer de fournir de l’occupation à tous les ouvriers ?

22Que demandons- nous ? de l’ouvrage pour donner de l’aisance à nos familles ; aucun de nous n’a l’ambition de vouloir être quelque chose dans le gouvernement ; nous ne demandons seulement à y voir que des hommes de notre choix. Ce résultat est certain ; car nos patrons appelés à faire ces choix, sont ouvriers comme nous ; plus nous travaillons, plus ils gagnent, et leur intérêt particulier nous est un sûr garant du nôtre.

23Plus les travaux seront nombreux, plus les ouvriers seront rares, et alors légalement nous pourrons obtenir une amélioration dans notre sort.

24[…] 

Texte 6. Un grand discours d’ouvrier. La Liberté. Journal de Lyon. 22 mars 18486.

25« Le document que nous publions ici (page 2) ci-dessous a déjà trouvé place dans tous les journaux de Paris ; ce n’est donc pas à titre de nouveauté que nous l’insérons ; mais les sentiments honorables qui y sont professés avec une si touchante abnégation, avec une générosité si naïve, avec un patriotisme si pur, nous ont inspiré une profonde admiration ?

26L’adresse des ouvriers imprimeurs sur étoffe de Paris au gouvernement provisoire, le lendemain du combat, a un cachet de grandeur antique, de sublime morale qui en feront une éternelle actualité. C’est aussi la vertueuse expression de l’austérité républicain, et elle a trouvé une unanime sympathie dans le cœur de tous nos ouvriers lyonnais.

27Nous avons tenu à le reproduire dans le premier numéro de notre journal, et d’en faire ainsi, en quelque sorte, la préface de notre œuvre. »

Texte 7. La harangue de l’ouvrier mécanicien Marche dans la salle du Conseil de l’Hôtel de ville, le 25 février 1848. Transcription de Lamartine7.

28Son visage noirci par la fumée de la poudre était pâle d’émotion ; ses lèvres tremblaient de colère ; ses yeux enfoncés sous un front proéminent lançaient du feu, électricité du peuple concentrée dans un regard. Sa physionomie avait à la fois le caractère de la réflexion et de l’égarement ; contraste étrange qui se retrouve sur certains visages où une pensée fausse est devenue néanmoins une conviction sincère et une obstination à l’impossible. Il roulait dans sa main gauche un lambeau de ruban ou d’étoffe rouge ; il tenait de la main droite le canon d’une carabine dont il faisait à chaque mot résonner la crosse sur le parquet. Il paraissait à la fois intimidé et résolu. On voyait qu’il se raffermissait lui-même contre toute faiblesse et toute transaction par un parti fortement arrêté d’avance. Il semblait sentir et entendre derrière lui le peuple immense et furieux dont il était l’organe qui l’écoutait et qui allait lui demander compte de ses paroles.

29Il roulait ses regards dans le vide autour de la salle ; il ne les arrêtait sur aucun visage de peur de rencontrer un autre regard et d’être involontairement influencé. Il secouait perpétuellement la tête de gauche à droite et de droite à gauche, comme s’il eût réfuté en lui-même des objections qu’on lui aurait faites. C'était le buste de l'Obstination, le dernier mot incarné d'une multitude qui sent sa force et qui ne veut plus rien céder à la raison.

30Il parlait avec cette éloquence rude, brutale, sans réplique, qui ne discute pas mais qui commande. Sa langue, fiévreuse ; se collait sur ses lèvres sèches. Il avait ces balbutiements terribles qui irritent et qui redoublent dans l’homme inculte la colère de l’émotion contenue par l’impuissance même d’articuler sa fureur : ses gestes achevaient ses mots. Tout le monde fut debout et silencieux pour l’écouter.

31[XX]

32Il parla non en homme, mais en peuple qui veut être obéi et qui ne sait pas attendre. Il mesura les heures et les minutes à la docilité du gouvernement ; il lui commanda des miracles ; il répéta en les accentuant avec plus d’énergie toutes les conditions du programme de l’impossible, que les vociférations tumultueuses du peuple enjoignaient d’accepter et de réaliser à l’instant : le renversement de toute sociabilité connue, l’extermination de la propriété, des capitalistes, la spoliation, l’installation immédiate du prolétaire dans la communauté des biens, la proscription des banquiers, des riches, des fabricants, des bourgeois de toute condition supérieure aux salariés, un gouvernement la hache à la main pour niveler toutes les suprématies de la naissance, de l’aisance, de l’hérédité du travail même; enfin l’acceptation sans réplique et sans délai du drapeau rouge pour signifier à la société sa défaite, au peuple sa victoire, à Paris la terreur, à tous les gouvernements étrangers l’invasion. Chacune de ces injonctions était appuyée par l’orateur d’un coup de crosse de fusil sur le plancher, d’une acclamation frénétique de ceux qui étaient derrière lui, d’une salve de coups de feu tirés sur la place.