Du décousu à la promenade : dialogue, soliloque et rêverie chez Diderot
Introduction
1La promenade apparaît à bien des égards comme une « aventure captivante »1 de la pensée et de l’écriture de Diderot. Qu’elle permette la rencontre avec l’autre ou alimente la rêverie solitaire, la promenade est une activité chère au Philosophe, avec ses lieux d’élection : les marronniers2 du jardin du Luxembourg, le Palais-Royal et son banc d’Argenson3, malgré ses arbres « estropiés en tête de choux », les « symétriques »4 Tuileries, auxquels le philosophe oppose le caractère sauvage des Vordes au Grandval, tous lieux de promenades réels et fantasmés, dont on trouve trace à la fois dans des ouvrages de non-fiction comme la Correspondance et des ouvrages littéraires.
2Mais la promenade ne saurait se résumer à un décor, elle peut devenir une forme d’écriture à part entière, acquérir une dimension rhématique, qui joue de la métaphore du déplacement libre et de loisir pour incarner une « manière », une modalité d’écriture ouverte, non systématique, rhapsodique. C’est le cas chez Diderot pour qui l’écriture de la promenade prend la dimension d’une méthode heuristique, où la dynamique du parcours correspond à la démarche créative de l’esprit. Cette forme permet de matérialiser les errances, le vagabondage et la dynamique incessante des corps, des regards, de l’imaginaire, de la pensée et du langage. Elle rend compte de la complexité du processus méditatif, cognitif et artistique, devenant un dispositif hybride, à la croisée de la forme, de la métaphore et de l’activité réelle. Cette sédimentation du sens fait de la spatialité accordée aux états de conscience un motif au carrefour de la littérature et de la philosophie.
3Il ne s’agira donc pas ici d’envisager la promenade comme une activité purement mondaine et sociale, impliquant délassement du corps et habitus social, mais comme une pratique linguistique et littéraire, en se demandant : comment le dialogue a-t-il pu s’emparer de ce moment pour en faire un nouveau lieu de son discours ? Plus encore, comment l’écriture de la promenade « solitaire », par le biais de la rêverie ou du soliloque, peut-elle se poser comme un contrepoint au dialogue, ouvrant la promenade à un autre type de discours et de rapport au monde ? La promenade peut être en effet un lieu particulier du genre du dialogue, en lui donnant un rythme et une poétique spécifiques. Mais en concurrence avec la promenade effectuée à deux ou à plusieurs et dont l’image littéraire est celle du dialogue ou de la conversation, apparaît la promenade solitaire, la marche individualisée en plein air, qui entraîne une modalité d’écriture moins dialogique, plus essayiste ou diariste, la rêverie. Diderot se situe à un moment charnière en explorant ces différentes possibilités et en estompant les frontières entre dialogue, soliloque et rêverie.
4Le changement de paysage subtil et continu induit par le rythme de la marche permet un jeu sur les limites et les transitions : dans un mouvement comparable à celui de l’anamorphose, la promenade peut amener à brouiller les frontières entre le moi et ce qui est observé ; mais elle peut aussi amener à brouiller les frontières entre le moi et son interlocuteur dans un effet de suspension du dialogue, moment de contemplation muette, béance, qui vient perturber la logique du discours. En effet, le promeneur peut être entraîné par le spectacle qui s’offre à lui au cours de la conversation vers une forme de méditation, vers une absorption en soi, une expérience esthétique, pouvant aller jusqu’au sublime, où le moi s’abîme devant la vue observée. Voilà un état particulier, moment singulier de la promenade et décrit sous les espèces de la rêverie. Si la rêverie n’est pas forcément synonyme d’une absorption totale de soi, du moins le moi semble faire retour sur lui-même et s’adonner à ses propres réflexions en négligeant momentanément la présence d’autrui. La rêverie et la contemplation esthétique, comme la parole solitaire, font donc en apparence obstacle au dialogue, qui semblait lié au genre de la promenade dans la tradition littéraire du dialogue philosophique antique, tradition en partie reprise par Diderot mais renouvelée et ré-explorée.
5On pourra ainsi s’interroger sur la fonction de la parole dans les textes de promenade, et se demander plus particulièrement chez Diderot comment de tels procédés d’écriture peuvent amener à des textes hybrides, entre le dialogue et le monologue, le soliloque et la rêverie, brouillant les limites entre le moi et le monde, entre le dialogue philosophique et l’essai, entre la mise en scène théâtrale et l’écriture romanesque. C’est en ce sens que j’ai voulu comparer trois textes : un texte de jeunesse La Promenade du sceptique (1747) où Cléobule débat avec Ariste des différentes voies ou allées de la vie humaine en déambulant dans son jardin ; puis deux textes de la maturité, la « Promenade Vernet », extrait du Salon de 1767, dans lequel Diderot arpente « les plus beaux sites du monde »5 accompagné d’un abbé avec qui il discute des problèmes éthiques et esthétiques de la théorie de l’imitation de la nature ; enfin je mentionnerai le Paradoxe sur le comédien qui met en scène à la fin du dialogue entre « le premier » et « le second » une promenade au jardin des Tuileries. Ces textes, bien qu’éloignés dans le temps dans la création diderotienne, reviennent sur le motif de la promenade et brouillent les frontières entre le moi et l’autre, entre le moi et le monde par un jeu de bascule entre ces différents états : ces limites poreuses, où les sensations vacillent, ouvrent l’analyse rationnelle au pouvoir de l’imaginaire. L’espace connu d’un jardin familier ou d’une campagne environnante devient le lieu d’une nouvelle exploration : « Les objets qui nous sont le plus familiers, peuvent être pour nous des merveilles ; tout dépend du coup d’œil »6 annonçait Cléobule au seuil de La Promenade du sceptique. Or, ce nouveau regard, ce nouveau « coup d’œil » porté sur le monde alentour, éveille une série de réflexions et de sensations, suggère une curiosité intellectuelle, une volonté de s’écarter d’un chemin tout tracé, qui permet une transgression propice à l’audace philosophique.
Dialogue
6La promenade, comme fiction narrative et pratique discursive, s’effectue plutôt à deux chez Diderot, et ce dans la lignée du sermo pedestris antique, où la réflexion a lieu en marchant et en suivant le style familier de la conversation. Le dialogue s’assimile alors à un entretien où la connaissance savante peut se mêler à l’expérience concrète. Ces dialogues, dans le cadre de promenades, mettent en scène des échanges avec des visées différentes : le but peut être pédagogique, et le savoir se transmettra alors de façon hiérarchique du maître à l’élève, ou plus agonistique, entraînant des débats où les protagonistes s’opposent de façon plus ou moins égale, ou peut encore être heuristique, lorsque les protagonistes s’associent pour rechercher ensemble de façon chorale7. Dans La Promenade du sceptique, mais aussi dans la Promenade Vernet, le cadre semble plutôt être celui d’un dialogue pédagogique qui met en scène un échange entre un maître et son élève, entre un « local », connaissant le terrain, et un étranger dans ces terres philosophiques : ainsi dans La Promenade du sceptique Cléobule pratique une « philosophie locale »8 et enseigne les détours et analogies de son parterre à Ariste. La hiérarchie du savoir semble respectée de façon topique : Cléobule est présenté comme un sage plus âgé, vivant retiré du monde et détenteur d’un savoir supérieur à celui d’Ariste, qui est venu lui rendre visite pour profiter de sa parole et de son enseignement. Le disciple se propose seulement de diffuser la parole du maître en voulant l’imprimer. Néanmoins un tel dispositif au seuil du dialogue, posture au reste classique pour un discours préfaciel, ne peut masquer la complexité de l’échange et la dispersion des voix qui interroge l’auctorialité du texte. En effet, la suite de cette promenade vient effacer la parole d’Ariste pour se présenter comme l’exposé monologique de Cléobule, discours qui est lui-même travaillé par d’autres voix, nous y reviendrons. La Promenade Vernet du Salon 1767 se présente aussi sous les espèces d’un dialogue pédagogique où Diderot se fait guider par un abbé, précepteur des enfants du château, un « cicerone »9 s’entendant à merveille pour « ménager à son spectateur la surprise du premier coup d’œil »10. Le statut de guide de l’abbé lui donne une supériorité dans la connaissance topographique du chemin ; le fait qu’il orchestre les promenades avec des moments d’arrêt et de marche pourrait suggérer un sens univoque dans la transmission d’un savoir. Pourtant la promenade prend un autre tour et le dialogue entre Diderot et l’abbé propose de véritables débats, entre un partisan de l’imitation de la nature et un adepte de l’autonomie et de la supériorité de l’art. Dans le Paradoxe sur le comédien, le dialogue semble plutôt correspondre à une veine agonistique, puisque les deux amis disputent à armes égales sur le problème de l’imitation et de la sensibilité de l’acteur.
7Malgré l’apparente conformité de ces textes de promenades avec la tradition du dialogue philosophique, le dispositif est plus complexe chez Diderot : les voix se multiplient, et viennent brouiller la valeur à octroyer à l’exposé dialogique. Pour La Promenade du sceptique, le dialogue est biaisé d’emblée car il s’agit de l’exposé monologique de Cléobule, présentant le monde divisé en trois voies, que représentent les trois allées de son jardin : l’allée des épines pour les dévots, l’allée des marronniers pour les philosophes, l’allée des fleurs pour les mondains. Ariste n’intervient plus dans le débat, ou alors tire l’ensemble des ficelles : comme dans le cas des dialogues socratiques écrits par Platon, le dispositif est ambivalent, le maître ayant refusé d’écrire son enseignement oral, il semble difficile de mesurer la part de transposition du disciple (un personnage nommé Cléobule apparaît d’ailleurs à l’intérieur de l’allée des marronniers, partant comme les autres philosophes en quête de la vérité et ne semblant pas avoir de prééminence dans le débat). La promenade qui rythme cette quête s’achève sur une nuit tombante qui ne laisse la place qu’au doute, qu’au clair-obscur d’une démarche non aboutie, où l’on ne sait si le déiste (Cléobule) a vraiment le dernier mot sur le spinoziste ou l’athée, et où la seule certitude est peut-être la remise en question du déisme et de la preuve cosmologique. Le « discours » de Cléobule est entrecoupé de plusieurs passages dialogués à l’intérieur des allées, démultipliant les voix et rendant plus complexe le sens à donner au dispositif analogique de connaissance du monde. La promenade multiplie les participants au dialogue, et les va-et-vient entre les allées, diffusant une pluralité d’opinions et semant le doute sur le sens à octroyer à la simple construction tripartite de Cléobule, pour proposer une structure plus subtile, sceptique peut-être.
8La Promenade Vernet peut constituer un autre exemple de la complexité de la répartition des voix dans ce qui se présentait comme un simple dialogue entre un Diderot se faisant montrer le chemin et un cicerone local, détenteur d’un savoir pédagogique et topographique. En effet, si le dialogue s’engage de part et d’autre comme une véritable joute oratoire, c’est aussi le philosophe qui mène le débat sur les rapports entre l’art et la nature dans la création. La découverte topographique, et la connaissance supérieure de l’abbé pour ménager le point de vue, alimentent la réflexion de Diderot autant qu’elles l’interrompent. On peut même considérer que Diderot, à l’intérieur du débat fictif avec l’abbé, se met plutôt en scène comme détenteur du savoir, ou du moins comme meneur de la recherche, interrogeant le sens de notre esthétique et de notre morale. L’abbé lit à voix haute les réflexions de Diderot au cours du quatrième site, remplaçant une promenade supposée réelle par la lecture d’une suite de réflexions inspirées par les promenades. Le texte propose une multiplicité de situations dialogiques au statut différent, et on observe la porosité des frontières entre fiction et réalité, entre méditation solitaire et compte rendu fait pour autrui. Il faut bien sûr rappeler le phénomène de mystification générale du texte, qui remplace le compte rendu des Marines de Vernet par le récit de promenades dans une province au bord de la mer : ce dispositif sape la véritable teneur dialogique de l’entretien, Diderot ne se confrontant à l’autre que fictivement, dans une capacité certes merveilleuse pour imaginer et mettre en scène l’altérité par les chimères de son esprit. Il le justifie d’ailleurs en expliquant que sa tendance à l’affabulation n’est due paradoxalement qu’à son souci constant de l’autre, pour parler, converser même fictivement avec des interlocuteurs. Les réflexions lues par l’abbé entraînent un nouveau dialogue, et confirment le mouvement d’estompage des limites entre un soliloque, une pensée intérieure, solitaire, voire écrite, et un dialogue véritable. L’alternance de parole solitaire ou à deux, orale ou écrite, forme un mélange rhapsodique qui interroge sur les conditions d’expression et du langage11. Le texte s’achève sur la solitude du philosophe, resté seul face à sa tâche de salonnier, et se termine par un récit de rêve qui vient remplacer la description de la dernière Marine de Vernet, ouvrant à nouveau le texte sur l’imaginaire pour suggérer la force de la peinture de Vernet. La rêverie a interrompu le dialogue pour le prolonger sous une autre forme, de même que la rêverie en face des Marines de Vernet a amené le philosophe à imaginer la mystification d’une promenade pour rendre compte et transposer l’impression de réalité et d’espace de ces tableaux dans un va-et-vient complexe.
Rêverie
9Le décor champêtre, réel ou fictif dans les promenades littéraires, les sollicitations diverses des sens dans la contemplation d’un paysage, invitent également à envisager des moments de brèches dans le cheminement dialogique, où le fil du discours se perd un temps et s’interrompt pour céder le pas à la rêverie. La rêverie, bien qu’étymologiquement et historiquement liée à la folie, ainsi qu’au vagabondage (re-ex-vagari12), d’un sens péjoratif, acquiert peu à peu au cours du siècle classique un statut plus ambivalent : elle devient synonyme d’un effet de l’imagination, d’une pensée vagabonde ou de l’expérience esthétique représentant différentes gammes de l’absorption de soi et de l’intime, qui vont de la médiation rationnelle à la pure sensation, en passant par l’espoir ou la mélancolie13. La rêverie, dans le dialogue, peut même devenir un moment topique au seuil de l’échange, prélude à un échange intime entre deux âmes, gage d’empathie et signe d’élection de l’ami capable de saisir l’ineffable. C’est ce phénomène qu’a pu constater Claire Cazanave14, montrant comment ce moment de rêverie et d’absence à l’autre conforte en fait la communion des âmes et amène à la confidence dans les Entretiens d’Ariste et d’Eugène du Père Bouhours. La rêverie donc, malgré le paradoxe que cela peut représenter, est bien quelque chose qui s’écrit, même pour désigner la faiblesse des mots pour décrire les sensations et états d’âme : le silence associé à ce moment de suspens du logos rationnel n’est dons pas exclusif et aporétique. Il introduit cependant une faille dans la logique rationnelle, en redonnant une place aux sentiments et aux sensations. C’est surtout vrai lorsque de tels moments de pause ou d’expérience esthétique ont lieu non pas au début comme prélude ou à la fin comme point de fuite, mais bien dans le cours même du dialogue, venant l’interrompre et lui donner un autre sens.
10Chez Diderot, dans la Promenade Vernet, de très nombreux arrêts sont dus à la contemplation du spectacle de la nature et à son effet sur Diderot, restant immobile et stupéfait. Cette description de l’expérience esthétique du beau sur le spectateur renvoie aux théories du sublime de Burke, et illustre la force de l’abolition du raisonnement dans le mélange des sensations confuses ; le langage disparaît pour céder la place aux monosyllabes ou au cri, le geste remplace la parole dans un moment d’acmé qui n’est pas sans faire écho aux réflexions dramaturgiques de Diderot sur la force de la pantomime et l’esthétique du tableau : le mélange des arts peut permettre de pallier aux carences des mots. De tels moments ouvrent le champ du raisonnement abstrait aux sensations concrètes. Si la rêverie n’est pas forcément un oubli absolu de l’autre, elle peut entraîner une abolition momentanée des repères spatiaux et temporels. C’est le cas dans la Promenade Vernet où l’expérience esthétique arrache le narrateur au continuum spatio-temporel de la réalité habituelle, il se détache du présent des réalités matérielles pour profiter d’un bonheur sensible et d’une expérience esthétique où les frontières entre le moi et le monde vacillent, où le moi s’abstrait de l’impression habituelle de l’écoulement du temps dans un effet de pure présence à soi : Diderot n’est pas très loin ici du phénomène qui sera décrit par Rousseau dans Les Rêveries promeneur solitaire :
J’étais immobile ; mes regards erraient sans s’arrêter sur aucun objet ; mes bras tombaient à mes côtés. J’avais la bouche entrouverte. […] Je ne vous dirai point quelle fut la durée de mon enchantement. L’immobilité des êtres, la solitude du lieu, son silence profond suspend le temps. Il n’y en a plus. Rien ne le mesure. L’homme devient comme éternel.15
11L’article « Délicieux » de L’Encyclopédie signale le même effet de la rêverie, repos où l’esprit vagabonde, comme un moment à part, de pur plaisir et de bonheur pour soi16. La rêverie est d’autre part facteur d’une certaine transgression : oubli des obligations sociales, des bienséances du dialogue et de la vie ordinaire (qu’il s’agisse de répondre à l’abbé ou d’aller manger). La rêverie entraîne une forme de désordre faite de digressions et induit aussi une certaine incommunicabilité de la pensée, où le langage peine à rendre le bonheur et le libre jeu des facultés. Diderot compare cet état à celui d’un « délire », ou encore à la béatitude d’une divinité, abstraite des contingences de ce bas-monde, mais loue néanmoins par un effet de retour le mode de vie simple et réel des hommes, le mouvement de la vie. La rêverie, pour vive et ineffable qu’elle puisse paraître, n’est que momentanée, tout comme elle ne trouve de réelle formulation que dans la tentative d’en rendre compte par la matière concrète des mots :
J’en étais là de ma rêverie, nonchalamment étendu dans mon fauteuil, laissant errer mon esprit, à son gré ; état délicieux, où l’âme est honnête sans réflexion, l’esprit juste et délicat sans effort ; où l’idée, le sentiment semble naître en nous de lui-même, comme d’un sol heureux ; mes yeux étaient attachés sur un paysage admirable, et je disais, l’abbé a raison, nos artistes n’y entendent rien, puisque le spectacle de leurs plus belles productions ne m’a jamais fait éprouver le délire que j’éprouve ; le plaisir d’être à moi, le plaisir de me reconnaître aussi bon que je le suis, le plaisir de me voir et de me complaire, le plaisir plus doux encore de m’oublier. Où suis-je dans ce moment ? qu’est-ce qui m’environne ? je ne le sais, je l’ignore. Que me manque-t-il ? rien. Que désiré-je ? rien. S’il est un dieu, c’est ainsi qu’il est ? Il jouit de lui-même. 17
12Mais cette abolition des repères dans la rêverie, où la présence de l’autre peut s’oublier, n’est que temporaire. L’abbé jouit d’ailleurs intensément de ce spectacle, ce qui met en abyme la réception de l’expérience esthétique. Le spectacle est déplacé de l’objet vers le sujet, de la chose observée vers l’effet sur celui qui la contemple.
L’abbé jouit un moment de ma surprise. Il m’avoua qu’il s’était usé sur les beautés de nature, mais qu’il était toujours neuf pour la surprise qu’elle causait aux autres ; ce qui m’expliqua la chaleur avec laquelle les gens à cabinet y appelaient les curieux.18
13Ce rapport second au spectacle de la nature ou de l’art, s’il révèle un penchant à la fois louable et empathique chez l’abbé, montre aussi une tendance plus trouble et esthétisante poussant à apprécier les larmes ou les fortes émotions chez autrui : cette duplicité du spectateur est aussi évoquée par Diderot qui continue le débat sur la morale du plaisir pris au spectacle des malheurs d’autrui. La rêverie permet en tout cas d’alimenter la réflexion sur l’art et sur les limites et usages de la parole, monnaie usée qu’il convient d’interroger, d’observer à nouveau pour sentir son poids et sa valeur. Elle instaure un rapport particulier à autrui, déplaçant les limites de l’échange entre les impressions du moi et celle d’autrui. La rêverie n’est plus partagée comme un moment de communion et de rassemblement propitiatoire comme chez le Père Bouhours, mais propose des moments d’acmé et des points de fuite, où le moi s’abolit et où le rapport à autrui se disjoint pour devenir un nouveau spectacle, fournissant de nouvelles réflexions.
Soliloque
14Le dialogue n’est pourtant pas brisé définitivement par la rêverie, et il faut enfin évoquer le cas assez particulier du soliloque, que l’on retrouve dans plusieurs moments de ces textes de Diderot, comme continuation sous une autre forme du dialogue rationnel. Le soliloque, s’il correspond dans les usages de la langue de l’Ancien Régime19, tout d’abord au vocabulaire du théâtre, comme équivalent au monologue, peut aussi avoir le sens d’une parole adressée à soi-même, sorte d’exercice spirituel transposé ici dans un contexte philosophique et empirique. La promenade admet ainsi une pluralité de statuts pour la parole dont les limites sont poreuses et mouvantes. Le soliloque, à mi-chemin entre la rêverie pure et le dialogue, vient relayer le débat sous une autre forme : comme on aurait pu l’attendre, il poursuit la réflexion solitaire du philosophe, mais de façon plus inattendue, il poursuit également la conversation, et se trouve même être en concordance avec les réflexions personnelles de deux personnages. La frontière s’abolit dès lors entre réflexion intime et extériorisation par la parole, entre échange véritable et compréhension à demi-mot. Mais il ne s’agit pas d’une fusion magique de deux âmes, d’un miracle de l’intuition, mais bien d’un cheminement parallèle, suggéré par le même déplacement dans l’espace et la contemplation de la même série d’objets, au moral comme au figuré, dans une promenade réelle, comme intellectuelle.
15Je prendrai comme exemple la promenade présentée à la fin du Paradoxe sur le comédien. Le « premier » et le « second », les deux protagonistes du dialogue, se retrouvent finalement aux Tuileries après n’avoir pu aller au spectacle. Mais ce divertissement de la promenade continue le débat entamé sur les capacités et modalités de l’imitation, du travail de l’acteur, et ce d’une façon assez particulière, puisque la promenade entraîne une rêverie parallèle des deux protagonistes, qui prolongent chacun le débat pour eux-mêmes. La marche entraîne un silence qui n’est pas le signe d’un arrêt du débat ou d’une pause, d’un vide, mais est plein encore des réflexions suscitées par le reste de la dispute, ce qu’on devine par les bribes entendues, qui relèvent toujours d’un débat agonistique. L’auteur rend compte d’une partie de ce dialogue tronqué, prenant le parti de ne présenter les réflexions que du premier, l’homme au paradoxe, faisant le choix d’un point de vue partiel, restituant cet échange devenu soliloque :
Nos deux interlocuteurs allèrent au spectacle, mais n’y trouvant plus de place ils se rabattirent aux Tuileries. Ils se promenèrent quelque temps en silence. Ils semblaient avoir oublié qu’ils étaient ensemble, et chacun s’entretenait avec lui-même comme s’il eût été seul, l’un à voix haute, l’autre à voix si basse qu’on ne l’entendait pas, laissant seulement échapper par intervalle des mots isolés, mais distincts, desquels il était facile de conjecturer qu’il ne se tenait pas pour battu.
Les idées de l’homme au paradoxe sont les seules dont je puisse rendre compte, et les voici aussi décousues qu’elles doivent le paraître lorsqu’on supprime d’un soliloque les intermédiaires qui servent de liaison.20
16L’idée d’une certaine solitude apparaît et vient saper la fonction habituellement sociale dévolue à la promenade : c’est bien un moment de rupture avec la société de son compagnon de dialogue, moment de solitude à deux pour ainsi dire, dans un véritable oubli de la présence de l’autre. Les deux protagonistes du dialogue continuent leur réflexion de façon quasi parallèle. Pourtant on peut noter que même cette parole solitaire prend une forme dialogique, un entretien de soi avec soi, dans un dédoublement incessant soulignant un goût pour les questions et les réponses. La forme dialogique est ainsi conservée comme une sorte de dynamique de pensée. Autrui se retrouve encore au cœur des réflexions mais de façon très ambiguë : c’est une sorte de fiction de l’autre, une projection du moi qui fait seul les questions et les réponses. On a ici une mise à nu, une exhibition d’une parole intérieure, d’une pensée personnelle, mais qui prend la forme d’un énoncé linguistique clair, malgré les sauts d’une idée à l’autre, à la différence de la rêverie dont on ne rend compte qu’après coup par le truchement des mots.
17Mais on retrouve dans ce soliloque comme dans la rêverie un moment fort d’abolition des repères et d’oubli du monde alentour. On a dit que les deux personnages poursuivaient seuls la réflexion tout en se promenant ensemble, mais il faut aussi signaler qu’ils vont, du moins le premier protagoniste, jusqu’à oublier qu’ils parlent seuls, entretenant la fiction d’un véritable échange. L’absorption entraînée par la réflexion suit son propre mouvement tout comme les jambes suivent le chemin des allées, et le processus dynamique de la promenade se veut certainement à l’image de cette pensée qui ne peut plus s’arrêter. De façon symptomatique, ce soliloque entraîne une absence aux autres et au monde qui pourrait même causer quelques accidents loufoques et situations périlleuses :
Ici l’homme à paradoxe se tut. Il se promenait à grands pas, sans regarder où il allait ; il eût heurté de droite et de gauche ceux qui venaient à sa rencontre, s’ils n’eussent évité le choc. Puis s’arrêtant tout à coup et saisissant son antagoniste fortement par le bras, il lui dit d’un ton dogmatique et tranquille : Mon ami, il y a trois modèles, l’homme de la nature, l’homme du poète, l’homme de l’acteur […]21
18L’absorption de soi dans la force de la réflexion, si elle entraîne une certaine violence ou brusquerie plus ou moins comique, n’est pas dévalorisée comme une forme de folie, puisqu’elle est productrice d’idée, elle devient une sorte d’enthousiasme créateur et n’empêche pas que le premier parle sur un « ton dogmatique et tranquille ». Cette situation potentiellement comique, formant une sorte de dialogue de sourds, est rendue plus complexe par la poursuite sérieuse du raisonnement de la part des deux protagonistes, créant à la fin du soliloque un quiproquo surprenant, le premier croyant avoir prononcé réellement son soliloque et avoir réellement continué le dialogue avec l’autre :
Le premier
Il n’est pas permis, sous peine d’être insipide, maussade, détestable, de descendre d’une ligne au-dessous de la simplicité de la nature. Ne le pensez-vous pas ?
Le second
Je ne pense rien. Je ne vous ai pas entendu.
Le premier
Quoi! nous n’avons pas continué de disputer?
Le second
Non.
Le premier
Et que diable faisiez-vous donc?
Le second
Je rêvais.
Le premier
Et que rêviez-vous?
Le second
Qu’un acteur anglais appelé, je crois, Machlin […]
Le premier
Mais j’ai donc causé longtemps tout seul?
Le second
Cela se peut ; aussi longtemps que j’ai rêvé tout seul.22
19Ce moment à part du soliloque est donc au bout d’un temps assez long brisé, pour permettre un retour aux circonstances réelles du dialogue. Pourtant, la communication n’a pas été entièrement abolie : de façon surprenante, les deux protagonistes, tout en ne s’entendant pas et en oubliant la présence de l’autre ont suivi des voies équivalentes et se retrouvent presque au même point du raisonnement, capables de reprendre leur discussion sans que le saut ait causé de graves conséquences. Cette idée d’une communication à distance, approximative mais néanmoins efficiente, donne une autre valeur au soliloque et rend plus complexe la perception des frontières entre parole solitaire et parole à deux chez Diderot, invitant à revenir sur les enjeux d’ordre esthétique et linguistique qui parsèment ces textes de promenade. On trouverait un même phénomène de communication à distance, dans la Promenade Vernet : malgré le silence et la rêverie qui a interrompu la logique dialogique entre Diderot et l’abbé, l’abbé parvient à suivre et à « entendre » Diderot23. Il a poursuivi le débat en lui-même, en rejoignant le philosophe malgré un temps d’arrêt ou de rêverie, proposant ainsi peut-être une image du lecteur, invité à emboîter le pas et à poursuivre par lui-même le raisonnement.
Conclusion
20Ainsi la forme de la promenade chez Diderot ne présente pas seulement un dialogue ou un entretien à deux, mais des échanges complexes, où le moi peut s’abolir dans la rêverie, ou s’isoler dans le soliloque, et prolongent à un autre niveau le dialogue avec autrui et la réflexion sur le langage. La rêverie, le soliloque introduisent une percée dans la logique d’un exposé suivi, d’un entretien dialogique, et permettent un accès à un autre degré de sensibilité, caractérisé par une attention pour les sensations extérieures comme pour celles du moi. C’est aussi quelque chose d’inachevé, d’inaccessible, un mouvement incessant de la pensée qui suit un processus dynamique comme à la fin de La Promenade du sceptique, où le philosophe continue de « rêver sous nos ombrages »24.
21Ce statut hybride de l’énonciation et cette dispersion des voix rendent aussi plus complexe l’idée que le phénomène de la promenade solitaire aurait commencé en littérature avec Rousseau : chez Diderot la promenade est déjà en partie saisie comme une forme de rêverie et d’écriture de soi, dans un jeu complexe d’abolition des frontières entre moi et autrui, entre réflexions et sensations, entre la parole et le silence. La continuation de la parole dans l’à peu-près de la fiction fait de la rêverie et du soliloque non pas une forme vide, aporétique, mais bien un nouvel espace de liberté et de réflexions. La promenade est un lieu et un moment où la parole peut être mise en œuvre dans toute sa complexité, elle stimule les pensées et les sensations et retrace un mouvement dynamique qui estompe les limites d’un clair chemin rationnel, droit, au profit d’un tracé plus incertain, préférant les détours de différentes allées pour rassembler, accueillir différents champs et modes de réflexions. La promenade présente dans l’écriture une image de cette forme d’errance de l’esprit, qui revient à son point de départ après un cheminement complexe. Les formes plus ou moins vagues de vagabondage d’esprit et d’absence à soi ou à l’autre dans la rêverie ou le soliloque, qui semblaient autant d’obstacles au dialogue ou d’incohérences, de failles dans la logique discursive, semblent en fait bien poursuivre par d’autres moyens les thèmes et réflexions éveillées par le dialogue, pour l’enrichir et l’ouvrir. Si les frontières vacillent, on voit que c’est pour enrichir l’expression et la réflexion. La transgression apparaît comme une re-création. Loin de s’opposer à un échange véritable, la pluralité des statuts de l’expression, et des moments d’absence à soi, permet de prolonger sur un autre mode les débats et de les enrichir en intégrant un parcours sensible. Dialogue, soliloque, rêverie, trois termes qui finalement se font écho dans ces textes, jouant des différents motifs pour permettre une avancée de la réflexion sur les limites de l’expression et illustrant aussi la part d’errance et d’approximation d’une vraie recherche, suggérant les potentialités poétiques de l’écriture philosophique chez Diderot dans la recherche d’une mise en scène proprement littéraire de ses idées.