Du promeneur au flâneur, s’adapter à la ville nouvelle dans Le Spleen de Paris.
Introduction. Paris, ou l’impossible solitude ?
1Le Paris haussmannien est un espace où l’on respire ; à plusieurs. Du fait d’une explosion démographique dans la première moitié du siècle, l’ancienne ville étouffe, et les grands travaux élargissent les boulevards, font de grandes percées, créent des espaces verts – les Promenades. La ville est aménagée pour être parcourue, pour être vue, et l’installation de l’éclairage public au gaz ne tarde pas à en faire une « ville-lumière ». Ce bouleversement urbain favorise la vie collective, le mouvement ; il est significatif qu’on y théorise le phénomène des foules. Florent, dans Le Ventre de Paris1, revenant de Cayenne, est épuisé par cette multitude, à laquelle il n’a nulle échappatoire. La ville ne tarde pas à multiplier les individus inadaptés à son fonctionnement, qui souhaiteraient un peu de tranquillité. Être seul.
2Pour être seul, il faut sortir de la ville, ou attendre la nuit : on devient un « rôdeur », et plus un promeneur. Les Goncourt en témoignent dans leur Journal, quand ils rendent compte de l’attente des heures tardives de la nuit pour se promener seuls, et vivre isolément leur tristesse. :
5 février. — Singuliers Parisiens dans Paris que nous, nous, solitaires comme des loups. Depuis trois mois, à peine sommes-nous rattachés à nos semblables par les seuls dîners de Magny et de la princesse. Trois mois, sans presque une visite, sans presque une lettre, sans presque une rencontre de connaissances, en nos promenades de onze heures du soir. Nous amassons, moitié de gré, moitié de force, la solitude autour de nous, tout à la fois contents de n’être pas blessés par le contact des autres, tout à la fois tristes de n’être qu’avec nous.2
3Il y a donc une uniformisation des pratiques. Il est même significatif qu’à cette période, plusieurs écrivains privilégient l’hypallage du « parc solitaire »3 pour leur personnage promeneur, comme insistant sur la multitude usuelle de sa population. À partir du moment où la ville moderne est devenue un espace spectaculaire4, ou encore un « espace de la marchandise »5, la promenade devient un moment collectif de consommation du temps. L’acquis, selon Schelle6, d’un « promeneur comme une conscience sensitive et réfléchissante »7 est à interroger : car les promeneurs solitaires ne font plus légion ; on peut même craindre que leur solitude soit qu’un isolement du monde, et que leur conscience ne vire au solipsisme.
4Nous proposons d’interroger cette prise de conscience problématique de la promenade collective, par l’exemple de Baudelaire. Les pages de Walter Benjamin8 sont restées célèbres, analysant le flâneur comme une figure critique de la société consumériste installée sous la Monarchie de Juillet et le Second Empire. Benjamin présente cette figure comme une « allégorie », expression d’un rapport au temps problématique face au « présentisme » de la société impériale9. Nous voudrions y apporter un complément, en analysant la distinction progressive qui semble opérer dans le recueil des proses de Baudelaire, Le Spleen de Paris. Nous verrons comment Baudelaire, en magnifiant cet art de la flânerie, caractéristique du dandy, offre un moyen de se singulariser face à la promenade collective, caractéristique du bourgeois. Baudelaire distingue le flâneur du promeneur, faisant du premier un spectateur actif du monde, dans la lignée de Mercier, avatar d’une « identité négative, déclinée comme fin de non-recevoir à tous les repères bourgeois »10.
I. Se promener sous le Second Empire.
5Le Second Empire peut être envisagé comme la fin d’une période de transition vers une modernité urbaine (et parisienne) : les premiers grands travaux d’assainissement et de sécurisation de la ville, face à une explosion démographique sans précédent, datent du règne de Louis-Philippe, avec l’œuvre du préfet Rambuteau. En ce sens, le baron Haussmann est le continuateur d’un projet de rénovation de la ville de Paris, projet auquel il donne une ampleur sans précédent : d’une ville à rénover, Hausmann fait une ville nouvelle. Si, du point de vue de l’urbaniste, le travail d’Haussmann est à comprendre comme une révolution, du point de vue de l’historien il s’agit de saisir le vaste mouvement dans lequel les travaux du grand Paris s’inscrivent. Pour reprendre Bernard Marchand :
la population avait presque doublé en trente ans sans que ses équipements eussent été adaptés aux nouveaux besoins. Les efforts de Rambuteau avaient été utiles, mais restaient insuffisants11.
6Le nouveau Paris marque donc la réalisation urbaine de besoins et pratiques qui le précèdent, et pour lesquelles il met en place des installations et espaces spécifiques. Ainsi en est-il du service des Promenades et Plantations, sous l’autorité d’Alphand et Barillet-Deschamps, qui généralise et amplifie une pratique en train de se renouveler depuis les années 1840 : la promenade.
7Ce renouvellement est contemporain d’une multiplication des lieux de villégiature, qui marquent l’avènement d’une nouvelle élite bourgeoise, la « classe de loisir »12. Avant les travaux haussmanniens qui généraliseront les parcs sur le modèle londonien, la promenade se déroulait principalement dans les jardins et sur les boulevards – théâtres de l’éphémère littérature panoramique13. Les installations d’Alphand ont eu, entre autres14, pour fonction de créer des espaces réservés et sûrs à une haute-bourgeoisie et une aristocratie qui assoient leur domination symbolique par un nouvel usage de leur temps de loisir, où la promenade appartient à un emploi du temps spécifique. On se promène pour se détendre, après le repas, en même temps que pour discuter, ainsi que pour se montrer. La promenade impériale obéit à la fois à un impératif hygiéniste contemporain, en même temps qu’elle réactualise une pratique du siècle précédent, dans des espaces autres15. Ces lieux permettent l’instauration d’un pouvoir symbolique ayant une conséquence sur les corps. Ils favorisent l’émergence de normes, dans une sociabilité de la reconnaissance et de la distinction.
8 De façon certaine, la transformation de Paris sous Haussmann marque une rupture paradigmatique dans la pratique de la promenade urbaine. Trois points caractérisent la nouveauté de la promenade sous le Second Empire : le pittoresque du point de vue, principe généralisé de l’art des jardins d’Ermenonville ; la familiarité du lieu ; la sûreté du lieu. Trois points que Baudelaire remet progressivement en question dans Le Spleen de Paris.
9Quand Adolphe Alphand publie ses Promenades de Paris, à la fin de l’Empire, il insiste sur ces trois caractéristiques : les Parisiens doivent prendre du plaisir dans un lieu où ils ne se perdront pas – la familiarité du lieu – ; ils doivent pouvoir contempler des paysages dans ces parcs qu’ils fréquentent, ou dans cette ville qu’ils parcourent – le pittoresque du lieu – ; ils doivent pouvoir le faire tranquillement – la sûreté. Dès ses Rêveries, Rousseau ne rend-il pas compte d’un accident survenu lors d’une promenade16 ? La situation a empiré dans la première moitié du siècle, et il est significatif qu’une lectrice célèbre de Rousseau, George Sand, fasse l’éloge du Paris nouveau sous le titre évocateur de la « Rêverie à Paris »17. Dans cet article, elle vante les mérites des travaux haussmanniens, des boulevards et des parcs, comme espaces sûrs qui permettent l’évasion dans l’imaginaire. Les nouveaux espaces verts sont pour elle une bénédiction :
Aujourd’hui que de grandes percées, trop droites pour l’œil artiste, mais éminemment sûres, nous permettent d’aller longtemps, les mains dans nos poches, sans nous égarer et sans être forcés de consulter à chaque instant le commissionnaire du coin ou l’affable épicier de la rue, c’est une bénédiction que de cheminer le long d’un large trottoir, sans rien écouter et sans rien regarder, état fort agréable de la rêverie qui n’empêche pas de voir et d’entendre. (…)
Mais nous voici, nous autres gens distraits, dans les nouveaux jardins publics, et tout à coup nous devenons attentifs pour peu que nous ayons pensé à quelque chose en ayant l’air de ne penser à rien. Impossible de marcher, même dans une ville amusante et charmante, sans rêver un espace illimité, les champs, les vallées, le vaste ciel étendu sur l’horizon des prairies. Voici de la verdure : on y court, on ouvre les yeux.18
10On voit dans cette dernière phrase le pittoresque qu’apporte le jardin public haussmannien, prompt à satisfaire « l’œil artiste » de l’autrice : l’espace vert sort Sand de sa rêverie, mais lui permet d’assouvir son rêve de nature.
11Sand atteste bien de la réussite de l’entreprise d’Alphand : le parc offre la commodité de n’être plus solitaire en l’état, mais seulement dans ses pensées. L’alliance de la familiarité, de la sûreté, et du pittoresque permet l’épanouissement d’une sensibilité dans un espace collectif. On a ici une expérience particulière d’isolement : le Paris nouveau offre l’opportunité d’un isolement intérieur : nul besoin de partir de la capitale pour s’évader. Les pensées, grâce à ce cadre nouveau, suffisent.
12Cependant il y a là un paradoxe : si l’on peut s’y attarder sur soi-même, on n’est « jamais seul sur terre »19 dans ces promenades. Le parc, le jardin, le boulevard sont publics. Le boulevard est même l’espace de la foule, avant et pendant le Second Empire. La promenade obéit à des règles tacites de sociabilité : sur les boulevards elle se fait à des horaires où l’on est visible, où l’on peut être vu, et où l’on peut consommer ; il est saugrenu qu’un parc soit « solitaire ». La tranquillité et l’isolement effectifs sont difficilement accessibles, et supposent de s’éloigner de Paris, ou de se cacher20.
13Dès lors le promeneur solitaire revêt un caractère sulfureux. Se promener seul, c’est se tenir à l’écart de la normalité, puisque la ville ne crée plus de nécessité apparente d’isolement. Et dans son recueil de proses Baudelaire propose des figures problématiques de promeneurs solitaires : il s’agit soit d’un misanthrope (« le Fou et la Vénus »), soit d’un oisif (« Les Projets »), soit de quelqu’un qui s’encanaille (« Le Tir et le Cimetière »).
14Ces éléments sont essentiels pour comprendre le rapport particulier qu’élabore Baudelaire avec la pratique de la promenade. En plus d’y voir une marque de l’habitus21 de la bourgeoisie, il voit un espace où la solitude est impossible. Or, la lecture des textes montre bien cette tension ressentie vis-à-vis de cette collectivité constante : le narrateur d’« À une heure du matin » ne parle-t-il pas de « tyrannie de la face humaine »22 ? le poète ne déteste-t-il pas « le Belge », parce qu’il « ne pense qu’en bande »23 ?
II. Le promeneur solitaire, un inadapté.
15Baudelaire montre l’aporie du choix de la solitude dans Le Spleen de Paris : les promeneurs solitaires sont des inadaptés.
16Le narrateur du « Fou et la Vénus »24 en est un premier exemple. Dans un cadre idyllique, un « vaste parc », il se promène, satisfait d’une contemplation romantique de la Nature – comme l’indique la phrase exclamative en ouverture. Il est intéressant de voir le dispositif ironique qu’a mis en place Baudelaire au début de cette prose, en multipliant les termes hyperboliques issus du romantisme. Il décrédibilise la promenade solitaire de modèle rousseauiste, dans un parc dont la nature est faussée, et dont l’exaltation n’est qu’une accumulation de clichés : les oxymores (« orgie silencieuse »), les personnifications (« eaux endormies »), le langage érotique appliqué à la nature, les stéréotypes (« l’extase universelle des choses »). La statue de Vénus, les fleurs, signalent un art du jardin qui crée chez le promeneur une extase dans un espace qui n’est que faussement naturel : son expérience est celle du pittoresque – la répétition d’un sentiment dont le naturel est à mettre en doute.
17En outre, l’isolement du promeneur le rend misanthrope : la rencontre avec le Fou annihile son plaisir25, comme l’indique l’adverbe initial d’opposition :
Cependant, dans cette jouissance universelle, j’ai aperçu un être affligé.
18S’il constate sa tristesse, on ne voit aucune empathie à son égard. La suite du texte consiste en un déchiffrage de signes : il lit le discours de ses yeux, dans la froideur d’une description. Paradoxalement, aucune rencontre n’a lieu dans ce parc – lieu des rencontres –, où tous restent plongés dans leur monde intérieur. Le fou et le narrateur n’échangent pas de regard, ne se voient pas. On comprend qu’ils sont tous deux inadaptés à la ville (« aux fêtes humaines »). La recherche avide du silence donne une image en négatif de la ville moderne.
19Cependant, Baudelaire nous montre aussi une influence négative de la ville : l’accentuation du phénomène d’indifférence qui semble habiter la promenade collective. Ce promeneur à la recherche du silence (« l’extase universelle des choses ne s’exprime par aucun bruit »), s’il remarque les autres, ne leur parle pas. Cet homme, qui s’est réfugié hors de la ville, en est en fait le produit : il est l’indice d’une « sociabilité froide »26, où les gens se voient sans faire attention les uns aux autres. Ils constatent, sans être émus27. De cette première solution d’un refuge hors de la ville pour se ressourcer, retrouver sa sensibilité, nous voyons l’échec : la ville a informé le regard du promeneur, et l’a rendu incapable d’empathie.
20Si le refuge hors de la ville ne permet pas d’échapper à son influence, la rêverie à Paris serait peut-être une solution. « Les Projets » marque cette tentative en réponse à une promenade collective aliénante, en un pastiche de Rousseau – le récit démarre par une promenade dans un « grand parc solitaire ». Seulement, loin de l’ironie du « Fou et la Vénus », il y a ici un éloge de l’imagination, dont la fin reprend justement le terme de « jouissance » ; mais d’une jouissance intérieure. Le promeneur, d’abord dans un parc, est ensuite happé par une gravure dans une rue, avant de contempler une fenêtre. On retrouve l’éloge de la rêverie à Paris – cette occasion de s’oublier soi-même, ou d’oublier le monde.
21La figure du « promeneur », trouvant refuge en son imagination, est à interroger : autant le premier solitaire était un misanthrope qui se réfugiait à l’écart des hommes, autant celui-ci semble nier leur existence. Il parvient à s’isoler dans l’espace urbain, sans échanger avec ses semblables. S’il se met à l’écart, il subit toujours l’influence de la ville.
22En effet, le poème nous montre trois lieux de promenade pour un oisif (« se promenant dans un parc solitaire », « en passant plus tard dans une rue », « il suivait une grande avenue »), dont la contemplation égoïste l’écarte de la foule. La solitude, de négative, devient positive grâce à la puissance de la rêverie qui ne nie pas le monde urbain, mais sait au contraire en saisir les lieux d’échappées : les intérieurs (une fenêtre), les vitrines (une gravure à vendre). Le promeneur applique en ville les règles de la promenade solitaire au parc, propice à l’expérience esthétique.
23La rêverie du promeneur solitaire montre un rapport d’insoumission aux règles tacites de l’urbain. Là où les sensations sont saturées (« les conseils de la Sagesse ne sont plus étouffés par les bourdonnements de la vie extérieure »), là où nous pourrions perdre toute sensibilité, ce promeneur solitaire propose un contre-modèle. Alors que les promeneurs ne vivent que du regard des autres, le solitaire, en les niant, ne vit que par son propre regard.
24Baudelaire retrouverait la solution de Sand, et le poème pourrait être un éloge de la rêverie. Il nous semble cependant qu’elle révèle une aporie : si le texte rend compte d’un isolement positif dans l’imagination, d’une « jouissance suffisante », reste qu’il suppose une solitude, qui ne peut pas convenir dans une ville de foules. Qui plus est, l’homme des « projets » est un inadapté à la société : s’il sait profiter de la ville comme un spectacle, il ne parvient pas à se placer dans le monde. À l’inverse de l’homme des foules, il ne peut être jamais être quelqu’un d’autre, mais ne peut trouver que refuge en lui-même. L’imagination est une ivresse dont Baudelaire affiche aussi le risque : le solipsisme, et l’inaction.
25En effet, avec cette prose, Baudelaire illustre une des grandes révolutions ontologiques de la modernité, qu’Hartmut Rosa qualifie d’« identité situative »28. Dans son ouvrage Accélération, le sociologue analyse comment le XIXe siècle et l’ère industrielle ont modifié le rapport des individus à leur identité : il rend compte de la mise en place d’une conduite de vie « stratégique » et de l’élaboration d’une « identité stable »29 dans le cadre de la réussite d’un projet entièrement tourné vers l’accumulation d’un capital : c’est la reprise de la « contrainte de la vue à long terme »30 qu’analyse Norbert Élias. Ce dont rend compte Hartmut Rosa, c’est bien d’une organisation du temps de l’individu, entièrement tourné vers un projet de vie (patrimonial, économique), dont l’orientation est tournée vers l’avenir.
26Or, avec Baudelaire, nous quittons cette sphère de l’« identité stable » pour une « identité situative » entièrement vécue dans le présent. On saisit l’ironie d’un poème intitulé « Les Projets »31 : là où le projet est pensé comme la base d’une identité narrative stable, permettant à l’individu de penser sa vie comme un accomplissement vers l’avenir, Baudelaire montre au contraire dans son poème quelqu’un qui vit au pur présent, et qui détourne l’idée même du projet en une « projection » de l’imagination, une « fantaisie » pour ne jamais agir.
27On serait donc face à une aporie : la ville épuise, mais la nature isole. Les deux empêchent d’agir. La promenade collective empêche de communiquer avec les autres ; la promenade solitaire rend sourd aux autres. L’expérience solitaire est mal perçue dans le recueil, où toute expérience de soi-même, isolée, est mauvaise. Pour reprendre les termes de Steve Murphy :
Qu’ils aient choisi la campagne française, bucoliquement réconfortante ou sauvagement sublime, ou qu’ils aient préféré des ports et des mers exotiques, les locuteurs du Spleen de Paris ne tirent le plus souvent de leur évasion physique que des déconvenues.32
28Peut-être la solution réside-t-elle dans le fait d’accepter la promenade collective ?
III. S’adapter à l’indifférence du monde : éloge de l’incognito en promenade collective.
29Il est surprenant que Baudelaire soit à ce point sensible au phénomène des foules, et propose une façon si saugrenue de s’y mouvoir : non pas l’éviter, non pas s’en méfier ; mais savoir y marcher. L’éloge paradoxal de la foule permet d’analyser un art de l’adaptation. Baudelaire fait l’éloge de l’incognito : une conscience tacite de la norme, qu’il faut savoir mettre à distance.
30Car Le Spleen de Paris ne propose pas que des promeneurs solitaires. Aux inadaptés, il oppose les « mondains », représentatifs d’une sociabilité de la distinction. Celle-ci repose sur la manipulation inconsciente de signes pour asseoir une domination symbolique, un habitus, qui est mis à mal par Baudelaire dans plusieurs récits. Les protagonistes de « Perte d’auréole », et du « Tir et le cimetière » en sont des exemples intéressants, car opposés. De cette opposition, nous pourrons comprendre ce que Baudelaire cherche dans l’assomption d’un art particulier de la promenade.
31Il peut paraître surprenant d’étudier le « Le Tir et le cimetière » comme promenade « collective », puisqu’il s’agit d’une promenade solitaire hors de la ville. Le récit nous intéresse pour deux raisons. D’une promenade sereine, il nous emmène vers un memento mori. Et la promenade tourne mal pour une raison essentielle : elle est régie par des codes de promenade collective, qui tournent à vide, vu que le promeneur est seul. L’expérience que celui-ci fait de la Nature, au cimetière ne peut être qu’une expérience délirante qui le mène à une conscience problématique de lui-même. Il s’agit d’un contre-exemple aux deux poèmes étudiés auparavant.
32Le protagoniste reproduit les codes du promeneur mondain : il veut briller par son mot d’esprit, se faire remarquer, et profiter d’un point de vue dans un paysage. Le promeneur s’arrête dans cet estaminet car il y trouve un mot d’esprit. Comme il le déclare avec évidence :
à coup sûr, le maître de ce cabaret sait apprécier Horace et les poètes élèves d’Épicure.
33Cette phrase, comme celle qui suit, n’a d’autre interlocuteur que le promeneur lui-même. Il multiplie les références culturelles (Horace, Épicure, l’ancienne Égypte) : mais celles-ci, n’ayant pas de destinataire, tournent à vide, et n’obéissent qu’à une fonction phatique du langage. Cette logorrhée informative n’est que l’indice d’un automatisme de promeneur habitué à la conversation mondaine. On voit une autre preuve de ce trait de mondanité avec la conjonction de coordination « et », qui ouvre le paragraphe suivant. Celle-ci est redoutable d’ironie, car elle agit ici non pas comme simple coordination, mais comme conclusion et justification d’une logique. En fait, le « et » autorise le bourgeois à aller dans un lieu qui ne lui est pas familier, un estaminet en-dehors de ses plates-bandes de promenade. Le connecteur logique fait que les propos du promeneur agissent comme la « reconnaissance » d’un pair en la personne du « maître de ce cabaret » : le bourgeois essaie d’élever le lieu au-dessus de sa condition prosaïque.
34Le promeneur s’aventure au cimetière et paraît en décalage. Il profite du paysage des tombes – en buvant un verre de bière en face d’elles. On voit la persévérance de cet habitus bourgeois dans le cigare que sort le promeneur. Comme l’écrit Steve Murphy :
De la sorte, le fait que le promeneur « fuma lentement un cigare » représente à la fois un signe de fidélité à la traditionnelle tabagie de l’estaminet, et un écart, dans la mesure où l’on fumait avant tout, dans ces établissements, la pipe. Le Dictionnaire universel cite George Sand : « Le CIGARE est le complément indispensable de toute vie oisive et élégante »33
35 Le cigare est un signe distinctif employé volontairement par le promeneur. On est là face à un usage de la logique de distinction d’une classe de loisir. La suite du poème, où le promeneur dans son ivresse entend « chuchoter une voix » dans « l’atmosphère des ardents parfums de la Mort » fait de l’ensemble du récit une vanité, où l’ensemble de savoirs et luxes du bourgeois sont déconsidérés par le lieu même du cimetière.
36 L’expérience ici est négative : le promeneur subit cette conscience de la finitude, et nous lisons que la mort a le dernier mot. L’expérience de la solitude est une expérience vaine, car ici l’art de se promener qu’a employé notre promeneur est un art vide, l’art d’une promenade futile où il ne peut être que l’objet risible de sa fantaisie, qu’il ne maîtrise pas. Il est dépassé par son aventure, et le lieu qu’il visite devient le lieu d’un danger : le poème se termine par ces mots d’une « détestable vie », bien loin de l’innocence inaugurale de notre promeneur. La solitude provoque une expérience négative, du fait du décalage des pratiques : le promeneur n’est pas adapté au lieu qu’il fréquente.
37Le récit est la preuve qu’un promeneur mondain est un individu sans individualité : un être vide. Grâce à ce texte l’on distingue différents promeneurs, le solitaire et le mondain, qui ne se distinguent pas par leur lieu d’élection, mais par leur regard. Reste à savoir comment convertir le regard du mondain, et remplir ce vide. On peut distinguer le regard mondain de celui mis en avant dans « Perte d’auréole » : le premier est vide, inconscient de sa vacuité ; le second a la conscience de cette vacuité. Là réside l’éloge de l’incognito, permettant une adaptation réussie à la ville.
38« Perte d’auréole » narre une rencontre : un homme reconnaît un poète dans un « mauvais lieu ». Celui-ci lui raconte avoir perdu son auréole en traversant le boulevard, et en profite pour s’encanailler. Le poète renvoie à son attribut institutionnel : il parle d’« insigne », attribut de sa gloire, qui permet seule la reconnaissance du poète par ses pairs. D’une perte d’attribut, synonyme d’une perte d’identité, le poète fait une expérience positive : un plaisir de l’observation dans l’anonymat. Ce plaisir de l’incognito est l’art de « jouir de la foule »34.
39Cette perte d’auréole oppose deux types de promenades : l’une, typique du Paris haussmannien35, collective et ne fonctionnant que par la reconnaissance de rôles et d’accessoires – celle du boulevard où l’on va pour se faire reconnaître – et qui se fait en toute sécurité ; l’autre, typique de plusieurs narrateurs baudelairiens, est celle de l’attirance pour le « bizarre », qui confronte à l’expérience du danger. Ce n’est pas tant l’expérience du haut et du bas qui est significative ici, que celle de la sûreté et du danger. Le poète, à l’inverse du bourgeois, tire en effet un enseignement de sa disconvenue, et du danger qu’il a vécu – il use d’une vérité générale, « à quelque chose malheur est bon », pour renouveler son regard et son expérience.
40Derrière cet usage a priori spécieux du présent gnomique se cache en réalité un point essentiel pour le poète : celui de s’adapter à toute situation, et d’en tirer un bénéfice. Loin d’y voir une dégradation, loin d’imposer son modèle, le poète sans auréole est parvenu à garder son individualité dans cette promenade. Il a perdu son identité sociale, « stable » pour mieux prendre conscience de la vacuité de celle-ci, et en développer une autre « situative », faite au contact du monde. D’une promenade collective qui n’a pour but que soi-même, il s’est mêlé aux autres pour devenir un solitaire spectateur du monde : ce que Baudelaire nomme un flâneur.
IV. Le Spectacle du monde : d’un art du flâneur.
41À la fin de Mademoiselle Bistouri, Baudelaire mentionne un « savoir » de la promenade en grande ville :
Quelles bizarreries ne trouve-t-on pas dans une grande ville, quand on sait se promener et regarder ? La ville fourmille de monstres innocents36.
42Il suppose que la majorité des promeneurs ne savent pas se promener. Il révèle aussi que les gens ne veulent pas « trouver » une « bizarrerie » : leur regard est éduqué à ne pas apercevoir la différence. À une pratique qui rend invisible à son prochain, le poète oppose un art de la marche, qui est la flânerie.
43Si le « flâneur » est devenu un personnage allégorique à part entière dans la critique baudelairienne, nous avons été surpris de voir un nombre limité d’occurrences du terme dans Le Spleen de Paris, recueil porté sur la promenade solitaire. Loin d’y voir une limite au concept, nous voudrions montrer que cette rareté renforce la puissance et la spécificité de cette figure. Le flâneur est beaucoup plus un moraliste qu’un rêveur. Là où le second s’isole du monde, comme nous l’avons vu, le premier l’observe, avec joie. Nous étudierons le premier paragraphe du « Joujou du pauvre » pour expliquer notre propos.
44Dans ce récit, le narrateur affirme vouloir donner l’exemplum du divertissement innocent. Le récit est porté par une adresse au lecteur, et mentionne explicitement le verbe flâner pour proposer le modus operandi de son expérience :
« Quand vous sortirez le matin avec l’intention décidée de flâner sur les grandes routes (…) »
45Les lieux de cette flânerie nous situent hors de la ville : « le long des cabarets, au pied des arbres ». Mais ils ne sont pas des espaces isolés, bien au contraire. Ils sont populaires, habités, et permettent une expérience morale. Ils ne proposent pas l’expérience esthétique du pittoresque, propice à la rêverie37, mais quelque chose d’une autre nature, correspondant davantage à l’éthique de Baudelaire38.
46On comprend que le lecteur et le narrateur n’appartiennent pas au monde du cabaret. Ils sont plus proches socialement du promeneur du « Tir et le Cimetière ». Cependant, loin de se « montrer » auprès des pauvres rencontrés et de les éviter, ou de tenter d’y reconnaître des pairs, il échange avec les « enfants inconnus et pauvres » : il s’agit de leur faire « hommage » de « petits inventions à un sol ». Cette logique du don est essentielle, car elle implique une communication entre le flâneur et les autres, et un respect de leur altérité. L’analyse se fera grâce à la communication : il n’y a pas une simple observation à l’écart du monde, mais une participation au monde.
47 Le personnage raconte ce qui lui est une habitude. La fin du premier paragraphe nous montre qu’il sait ce qu’il fait : écrite au futur simple, elle signifie la routine d’un protocole, avec les connecteurs temporels pour accentuer ce caractère habituel. La flânerie correspond à un usage du temps ; pas un emploi du temps défini. L’usage est moral, l’emploi économique39. Le récit proposé est en réalité une exception à ce protocole. Comme l’écrit Steve Murphy :
Privé de la possibilité de donner (mais en a–t–il bien l’intention, au moment de la scène évoquée ?), le narrateur se contente d’observer, avec peut-être, devant cette scène non programmée, des yeux qui s’agrandissent démesurément : ce dandy de locuteur, dont le but était d’étonner et non pas d’être étonné (nil mirari) s’est laissé piéger par les aléas de la route.40
48Le flâneur ne méprise pas, il analyse : nous pouvons être surpris de cette capacité qu’il a de n’être pas fermé à tout événement inattendu. Le fait qu’il ne puisse donner ses « cadeaux » à personne aurait pu le contrarier. Or, la mise en récit assure au contraire d’une joie du nouveau. Le récit est celui non pas d’une expérience régulière, mais d’une expérience singulière : c’est parce que quelque chose d’autre s’est passé qu’il le raconte.
49Cette ouverture à la bizarrerie, cette capacité d’analyse forment les caractéristiques du flâneur. Un regard qui n’est pas l’imposition d’une norme, ni un refus du monde - comme l’ont été ceux du solitaire ou du bourgeois ; plutôt l’apprentissage d’une morale dissonante dans l’espace normé de la ville. Pour reprendre les mots de Georges Blin :
Il avouait à Sainte-Beuve, qu’au gré de sa flânerie, ce nouveau Joseph Delorme saurait tirer « de chaque objet, une moralité désagréable41.
50Ce rapport d’observation au monde, comme source de moralité, n’est pas sans rappeler le Tableau de Paris de Louis-Sébastien Mercier. D’une critique du promeneur rousseauiste, les récits nous mèneraient à une tradition de la littérature « panoramique », qui a fait du flâneur son observateur privilégié. Renforçant la puissance critique de cette figure, Le Spleen de Paris serait dès lors la synthèse et le chant du cygne d’un genre littéraire révolu : la promenade littéraire.
51 On sait que la promenade appartient au départ à une sociabilité aristocratique du XVIIIe siècle42, et que de cette pratique s’élabore une littérature spécifique. La promenade littéraire, avatar de l’essai, est un mode d’écriture qui initie un nouveau type de regard sur le monde, à la fois observation visuelle et observation morale, littérature descriptive emprunte de philosophie, « littérature du Moi » attentive au spectacle des autres.
52 Seulement, la promenade littéraire évolue au long des publications qui nous permettent de la définir. Comme l’indique Marie Parmentier, au milieu dans les années 1840, elle privilégie
« l’observation visuelle, envahissante, qui aux dépens de l’observation morale, semble éloigner la littérature de la philosophie dont elle ne se séparait jamais jusque-là. D’un point de vue générique, la forme textuelle qui se dessine ainsi, (…), est une sorte d’essai pré-sociologique, qui semble irriguer, (…), le roman de mœurs et le roman réaliste43 ».
53Nous pensons même que le poème en prose en est un héritier direct, et que l’écriture du Spleen de Paris ne peut se comprendre que dans son intertextualité avec cette littérature panoramique. De la même manière que la promenade évolue dans ses pratiques, et voit réactualisée une pratique ancienne au milieu du siècle, la promenade littéraire dans le poème en prose baudelairien est une interrogation d’un héritage littéraire. Et le flâneur serait l’ultime figure de cette littérature d’observation : comme le fantôme d’un temps trop vite disparu, où les individus étaient une joie à distinguer.
Conclusion. Flâner, s’adapter.
54 Dans cette étude, nous avons vu un rapport problématique de Baudelaire au personnage du promeneur, et à l’espace public en général. Révélant l’aporie d’un refuge hors de la ville, Baudelaire cherche à s’y adapter : non pas la refuser, mais pouvoir y vivre. La figure du flâneur est donc à comprendre comme une alternative à celle du promeneur, solitaire ou non. Il marque une solution au problème de Baudelaire face à l’espace public, car il est l’affichage d’une conscience de soi dans le monde et d’une volonté : la flânerie est l’assomption d’une différence dans l’espace public.
55Les espaces aménagés sous le Second Empire ne sont que l’adaptation à une pratique où est en péril le plaisir d’être soi : la « foule », qui naît à cette époque, marque l’émergence d’un phénomène d’effacement de la personnalité. Dans cette foule devenue norme, on voit les débuts d’une sociologie du « stigmate », telle qu’elle est élaborée par Erving Goffman44, où les gens se reconnaissent entre eux par des signes « porteurs d’information sociale »45, porteurs de « normes mineures »46, et dont l’enjeu est de viser à une reconnaissance dans des espaces publics aménagés.
56Grâce à Baudelaire, on comprend que ces normes ont besoin d’un espace spécifique pour exister. Le poète affiche un rapport problématique à la norme engagé dans la promenade, dont il montre le caractère artificiel : la promenade est l’expression d’un habitus47 de classe, au sens bourdieusien du terme. C’est par rapport à cette norme, dont il a conscience, que Baudelaire élabore une pratique différente de la marche : la flânerie, qui est l’affichage exacerbé d’une identité sociale où le stigmate est affiché, au lieu d’être caché. On comprend la morale du « Galant Tireur », où le flâneur montre sa maîtrise du jeu social pour donner un avertissement à son épouse...
57Cela expliquerait pourquoi la flânerie est l’apanage du dandy, individu qui se tient non pas à la marge de la société, mais qui affiche sa marginalité au sein de celle-ci. Là où les normes auraient tendance à effacer les différences, ou à tenir les marginaux à l’écart – comme dans le café où se retrouvent les poètes dans « Perte d’Auréole » –, la flânerie marque une déviation volontaire dans l’espace public. Pour reprendre les termes de Goffman : « on peut donc affirmer que les normes d’identité engendrent la déviation autant que la conformité »48. Baudelaire est l’illustration même que le seul moyen de résister à cette ville spectaculaire, c’est d’être dans la surenchère de ce spectaculaire : il trouve une solution de continuité à ce promeneur décrit par Schelle « comme une conscience sensitive et réfléchissante ».