Archives et contrefaçons littéraires en Angola : Estação das chuvas et Teoria geral do esquecimento de José Eduardo Agualusa
1Dans la postface de son roman Le nom de la Rose, Umberto Eco, prenant acte de l’impossibilité de s’affranchir totalement du passé, appelait à le revisiter « avec ironie, pas innocemment »1. Il semble avoir été entendu par José Eduardo Agualusa, jeune auteur angolais qui publie en 1996 Estação das chuvas2. Ce roman qui se présente comme une biographie romancée d’une poétesse angolaise, Lídia do Carmo Ferreira, propose surtout d’examiner et de mettre en lien deux tabous de l’histoire du pays : d’un côté la généalogie créole, c’est à dire élitiste et esclavagiste, du parti nationaliste qui a pris le pouvoir au moment de l’indépendance de l’Angola en 1975, le MPLA (Movimento Popular de Libertação de Angola3) ; de l’autre, la violence exercée par ce même parti contre ses propres membres et soutiens dès 1975, culminant avec la répression massive de la tentative de soulèvement de mai 1977 (nous y reviendrons).
2Une quinzaine d’années plus tard, Agualusa récidive avec la publication de Teoria geral do esquecimento4 (2012), dont les similitudes avec Estação das chuvas sont frappantes. Marqués par une tonalité poétique proche de l’onirisme, les deux romans ont une femme comme personnage principal, une rareté dans le paysage littéraire angolais. Cherchant à retracer au plus proche l’évolution politique de l’Angola depuis l’indépendance à travers la vie de Lídia do Carmo Ferreira et de Ludovica Fernandes Mano, les deux récits se construisent à partir d’une multitude de documents, coupures de presse, correspondance, journaux intimes, recueils de poésie et citations. Ces archives intimes, constituées de documents privés, s’avèrent en fait presque entièrement forgées par Agualusa, de même que Lídia et Ludóvica sont des personnages inventés, quoi qu’en disent les paratextes des deux ouvrages, qui présentent les deux femmes comme ayant réellement existé, parodiant allègrement le recours aux références et aux citations des méthodes universitaires. Estação das chuvas va même plus loin, en attribuant à certains personnages majeurs du nationalisme angolais une amitié forte et des échange écrits avec Lídia, sans que le lecteur n’ait les moyens de savoir qu’ils sont entièrement inventés. Ceci a d’ailleurs valu à l’auteur les foudres de certains critiques littéraires, et Estação das chuvas a été longtemps introuvable en Angola.
3Comment interpréter ces multiples transgressions, historiques (les archives forgées), littéraires (le pacte de lecture brisé) et politiques (la violente répression qui a suivi mai 1977 était jusqu’alors taboue en Angola) ? Que donnent-elles à voir des possibilités offertes par la fiction quand le récit mémoriel est noyauté par le pouvoir politique, comme ce fut le cas en Angola depuis l’indépendance et jusqu’à très récemment ? Un examen du paratexte des deux romans nous permettra d’interroger la stratégie de l’auteur, mêlant sacrilège, hommage et parodie dans la lignée des littératures post-modernes et postcoloniales. Nous avancerons l’hypothèse que l’archive inventée est un miroir inversé des mémoires confisquées et des évènements indicibles de l’histoire nationale, ainsi qu’une critique de l’histoire comme discipline, née en Europe à la fin du xixe siècle, en pleine expansion coloniale. En brouillant les frontières entre l’histoire et la fiction pour mieux interpeller sur la violence en Angola et la manipulation des mémoires, l’œuvre d’Agualusa s’inscrit aussi dans une tradition intellectuelle et anticoloniale angolaise qui a vu les écrivains jouer un rôle majeur dans la vie politique et culturelle du pays depuis les années 1950.
4La prière d’insérer d’Estação das chuvas, parce qu’il sera vraisemblablement la première partie du livre lue par le lecteur, est aussi la première étape de la stratégie délibérée de leurre mise en place par l’auteur qui, avec la complicité de son éditeur, présente son livre au public de la façon suivante :
Estação das chuvas, biografia romanceada de Lídia de Carmo Ferreira, poetisa e historiadora angolana, misteriosamente desaparecida em Luanda em 1992, após o recomeço da guerra civil, transporta-nos desde o início do século até aos nossos dias através de um cenário violente e inquietante. Um jornalista (o narrador) tenta descobrir o que aconteceu a Lídia, reconstruindo o seu passado e recuperando a história proibida do movimento nacionalista angolano (...).5
5En se plaçant sous la tutelle protectrice du genre romanesque, la qualification de « biographie romancée » permet à la fois d’obtenir l’indulgence du lecteur quant à la véracité des faits rapportés, et de renforcer implicitement la vraisemblance de l’existence de Lídia. Elle-même est d’ailleurs présentée comme « poétesse et historienne », naviguant ainsi entre deux rives distinctes. La prière d’insérer continue de semer des indices ambigus, mentionnant une disparition « mystérieuse », une qualification aussitôt nuancée par l’ajout d’une date, qui la concrétise. Une des clefs de lecture est dévoilée en mettant en parallèle le travail de « reconstruction » du passé de Lídia, qui suggère une part imaginée du destin du personnage principal, et de « récupération de l’histoire interdite » du pays, qui sous-entend au contraire une vérité préexistante, enfin dévoilée. Situé, comme le notait Gérard Genette, « au plus près du texte »6, la prière d’insérer d’Estação das chuvas, qui n’est pas signé par l’auteur, trompe volontairement le lecteur quant à l’existence de Lídia, tout en annonçant fort correctement le thème et l’intrigue du livre. Le paratexte n’est donc plus ici un « seuil » qu’en apparence, puisqu’il est déjà happé par la fiction, et l’écrivain joue sur l’aspect fonctionnel et informatif du paratexte pour aiguiller la lecture de son roman en lui donnant l’aspect d’une biographie.
6C’est ensuite dans les toutes premières pages du livre qu’Agualusa renforce la crédibilité de son projet, en l’insérant dans l’aréopage nationaliste angolais à travers différents dispositifs paratextuels, notamment les remerciements. Ceux-ci sont adressés, entre autres, à Mário Pinto de Andrade (un des fondateurs du MPLA, et un de ses plus illustres dissidents, qui vécut en exil jusqu’ à sa mort en 1990), à la mémoire de qui le livre est dédicacé deux pages plus loin ; au célèbre écrivain anticolonial José Luandino Vieira ; aux proches de victimes de la répression de mai 1977 (plus particulièrement Francesca et João Van Dunem, dont le frère et la belle-sœur furent parmi les instigateurs du soulèvement ; à ce titre ils furent arrêtés et exécutés et leurs corps jamais retrouvés) ; et à d’autres personnalités de la vie culturelle et académique angolaise, tels que Nelson Pestana, Ana Paula Tavares, Ana Mafalda Leite et Maria Alexandre Dáskalos, qui, selon Agualusa, tira les cartes à Lídia (p. 9). Ce faisant, Agualusa situe Lídia do Carmo Ferreira au cœur de l’élite culturelle nationaliste angolaise, et renforce considérablement les prétentions biographiques et historiques de son livre. Genette avait bien noté que le dédicataire « est toujours de quelque manière responsable de l’œuvre qui lui est dédiée et à laquelle il apporte, volens nolens, un peu de son soutien, et donc de sa participation »7. En dédicaçant son roman à la mémoire de Mário Pinto de Andrade, décédé six ans avant la parution du livre, Agualusa veut faire savoir au lecteur qu’il se place sous son autorité morale et revendique la filiation intellectuelle du grand nationaliste, politiquement visionnaire et moralement intègre en sa qualité de co-fondateur du MPLA et de premier dissident d’un parti qui allait trahir les aspirations populaires qui l’avaient porté au pouvoir.
7Le roman s’ouvre sur une première partie tautologiquement intitulée « o princípio » (« le commencement », mais aussi « le principe », comme un écho aux valeurs portées par les mouvements anticoloniaux). Ce titre est ensuite suivi d’une épigraphe, extraite du discours prononcé par Agostinho Neto, le plus célèbre des poètes angolais de la génération nationaliste et le chef du MPLA, la nuit de la proclamation de l’indépendance de l’Angola, dont Neto deviendra le premier président. Mettant en miroir la dédicace à Pinto de Andrade et le discours de Neto, Agualusa présente le mouvement nationaliste angolais comme un lieu de fractures et de non-dits. Outre la dédicace à un homme qui, à la fois père fondateur et dissident du MPLA, incarne cette ambivalence, la plupart des remerciements sont adressés à des Angolais en marge de la Postcolonie angolaise, parfois connus pour leurs prises de parole critiques, et souvent installés au Portugal (comme Agualusa lui-même à cette époque) plutôt qu’en Angola. En parallèle, l’épigraphe, en mettant en exergue un des discours les plus connus et les plus emblématiques de l’histoire contemporaine du pays, pointe la confiscation du processus de libération nationale et d’indépendance du pays par le MPLA de Neto ainsi que du discours historique, mémoriel et commémoratif relatif à ces évènements, aux dépens des deux autres partis nationalistes angolais notamment, avec qui le MPLA était en conflit armé.
8C’est donc une stratégie minutieuse et tous azimuts, faite de références à la fois littéraires et historiques, que déploie le jeune auteur angolais pour donner du crédit à sa « biographie romancée ». S’y ajoutent tout au long du récit de nombreuses notes de bas de page, qui donnent une dimension pédagogique au roman, avec la traduction de nombreux mots en kimbundu (la langue africaine autrefois majoritaire dans la région de Luanda), l’explication détaillée de certains évènements ou traditions, et enfin les références détaillées des œuvres poétiques de Lídia do Carmo Ferreira, qui n’ont jamais existé (par exemple « 1 O Sangue dos Outros, Edições Atenas, Coimbra, 1988 / 2 Um vasto Silêncio, Edições a Voz do Corvo, Luanda, 1992. »8 EDC p. 171). Genette avait bien noté que les notes caractérisaient souvent des textes « dont la fictionalité est très « impure », très marquée de références historiques »9. Ici, Agualusa renforce l’autorité de son récit en multipliant les sources, les définitions, les anecdotes, mettant sur le même plan des faits avérés de l’histoire angolaise, des informations linguistiques établies, et des éléments fictionnels. Si la falsification opérée autour du personnage de Lídia peut donner une dimension parodique aux notes de bas de page consciencieusement rédigées, clin d’œil aux méthodes universitaires et à la facilité avec laquelle elles peuvent être détournées, elle n’anéantit nullement la portée du roman, qui dissèque méticuleusement le poids de l’histoire dans la fabrique de l’élite angolaise. Quant au lecteur, mis en confiance par cet échafaudage de détails, de références et de figures tutélaires, il n’imagine pas que les nombreuses lettres échangées entre Lídia et Mário Pinto de Andrade ou Viriato da Cruz (l’autre co-fondateur du MPLA, également dissident, exilé en Chine où il mourut en 1973) n’ont pas d’existence hors de Estação das Chuvas, pas plus que les entretiens donnés par Lídia au journaliste/narrateur ou que les recueils de poèmes déjà mentionnés.
9Une catégorie de lecteurs, pourtant, n’est pas dupe : si Viriato da Cruz et Mário Pinto de Andrade ne sont plus là pour démentir l’existence de Lídia ou les courriers et les propos qu’Agualusa leur attribue, leurs proches et de nombreux autres protagonistes des événements d’Estação das Chuvas sont conscients du caractère fictif de la documentation prétendument à la base du roman. Inocência Mata, grande spécialiste de la littérature angolaise et très proche des milieux intellectuels et littéraires angolais, critique ainsi « l’obsession documentaire » d’un livre « polémique », et s’indigne de l’apparente désinvolture avec laquelle Agualusa « instrumentalise » les figures du nationalisme angolais pour construire un « roman à thèse » à propos d’une « histoire récente, tragique et douloureuse pour les uns, honteuse pour d’autres », que selon elle, l’écrivain ne connait pas10.
10Quels sont les évènements auxquels Inocência Mata fait allusion sans jamais les nommer, confirmant ainsi implicitement leur dimension taboue dans l’histoire officielle angolaise ? Il s’agit de la répression des dissidents du MPLA, dès avant l’indépendance, puis, massivement, après le soulèvement manqué du 27 mai 1977, qui a conduit à l’arrestation, l’emprisonnement, la torture et la mort ou la disparition de milliers d’Angolais entre 1977 et 197911. La traque des dissidents, les dénonciations, les tortures et les emprisonnements de masse rythment le récit, offrant des descriptions des sévices infligés par les bourreaux mêlées à des moments de convivialité bon-enfant au sein même des prisons luandaises. Sans aller ici plus avant dans l’analyse du 27 Mai, c’est bien la genèse et l’ampleur de cette violence d’État que retrace et examine Estação das chuvas, en offrant, et c’est là l’originalité de ce roman, un portrait critique de la société dite « créole » de Luanda dont Lídia est une sorte d’idéal-type. Estação das chuvas exemplifie ce que Linda Hutcheon appelle des « métafictions historiographiques »12, des récits fictionnels qui réexaminent le passé et ses interprétations pour interroger le discours historique comme source de légitimité politique.
11À travers la biographie inventée de Lídia, Estação das chuvas livre une histoire intime du MPLA, remontant à ses racines urbaines et multiraciales, politiquement ambigu et fracturé par les rivalités, anciennes et plus récentes. Issue du groupe social des « assimilés » de Luanda, à la fois distinct des colons et des Noirs Africains d’Angola, auquel se sont joints une minorité d’Angolais blancs et marxistes, cette élite créole, lettrée, chrétienne et métisse13, qui s’est longtemps identifiée aux Portugais et dont est issu le MPLA, s’est constituée à partir du xviie siècle, en servant d’intermédiaire entre les chefferies africaines et les Européens dans le contexte de la traite négrière atlantique14. En réinsérant l’histoire des Créoles de Luanda dans la généalogie du MPLA, dont font partie Lídia do Carmo Ferreira et surtout son grand-père, Jacinto do Carmo Ferreira, Agualusa rejette la dichotomie colonisé / colonisateur comme grille d’analyse exclusive des relations de pouvoir en Angola. Il replace les conflits politiques angolais dans le temps plus long de l’histoire moderne, marquée par la traite esclavagiste avant le colonialisme. Ainsi, le MPLA n’incarne plus exclusivement un « mouvement populaire de libération », mais apparaît davantage comme le produit de forces sociales profondément élitistes et conservatrices, sûres de leur légitimité à gouverner et coupées des populations du hinterland. Come Lídia l’affirme à Mário de Andrade :
« – Tu como eu ou o Viriato da Cruz, todos nós pertencemos a uma outra África : àquela mesma África que habita também nas Antilhas, no Brasil, em Cabo Verde ou em São Tomé, uma mistura da África profunda e da velha Europa colonial. Pretender o contrário é uma fraude. »15 (EDC p. 81)
12En revendiquant les racines hybrides des fondateurs du MPLA, et surtout en suggérant que les nier est une « fraude » visant à donner au mouvement un visage plus populaire, Lídia apparaît comme la (mauvaise) conscience du mouvement nationaliste devenu parti-État. Elle incarne autant qu’elle dénonce l’ambivalence et l’hypocrisie du parti, et à travers son regard, révèle le lien entre la violence systémique du régime postcolonial et le passé esclavagiste de l’élite créole. Un de ses proches l’analyse ainsi :
« O processo [de formação de uma burguesia de Estado] está a ser conduzido por escravocratas desapossados, gente ligada à velha aristocracia crioula. No fundo o que eles querem é recuperar o poder e a situação de domínio económico que já tiveram no século passado. Afivelam a máscara do socialismo, fazem alianças com as massas, que no íntimo desprezam, e quando chegar a altura afastam-nas do novo para os musseques.»16 (EDC p. 189)
13C’est bien le déni de sa propre histoire par le parti au pouvoir qui apparaît comme une des causes de sa violence. Refusant de reconnaître sa complicité dans l’asservissement des populations africaines et sa participation à la société coloniale, le MPLA a confisqué le récit de la libération anticoloniale, faisant de ses opposants et de ses critiques des ennemis de la nation. En commettant une imposture (forger l’archive) doublée d’un sacrilège (présenter le MPLA comme fondamentalement violent et anti-démocratique), Estação das chuvas tend un miroir à l’État angolais d’une part, qui a verrouillé les archives nationales et imposé le silence autour des évènements de 1977, et aux élites angolaises de l’autre, qui ont directement participé ou été complices d’une violence de masse, sous couvert de loyauté au parti au pouvoir. En multipliant les provocations, à la fois dans sa méthode et dans son propos, Agualusa va au-devant du procès en illégitimité que ne manquèrent pas de lui faire les médias et intellectuels affiliés au parti au pouvoir17. L’irrévérence d’Estação das chuvas est un pied de nez au silence entourant les massacres qui ont suivi mai 1977, mais aussi à la surenchère pseudo-marxiste organisée par les instances dirigeantes du MPLA autour du concept de « pouvoir populaire », qui masquait le verticalisme d’un noyau de dirigeants, avec la complicité de certains cercles progressistes en Europe18. Lídia avoue ainsi au narrateur : « Os dirigentes da FNLA definiam-nos como filhos de colonos, mulatos e brancos, querendo usurpar o poder aos pais. Foi a melhor definição que até hoje ouvi sobre o MPLA »19 (EDC p. 111). L’accusation, bien réelle20, portée contre le MPLA par ses rivaux, et qui fut toujours énergiquement dénoncée par le leadership du parti, apparaît ici avec la force de l’évidence parce qu’elle est prononcée par Lídia, qui représente la conscience historique du parti et de la société créole.
14À travers le personnage de Lídia, ce n’est pas seulement la société créole et une certaine continuité historique dans l’exercice du pouvoir politique en Angola qu’Estação das chuvas analyse et rend visible, mais également le rôle des intellectuels et des écrivains. Lídia est poète. Comme l’était Agostinho Neto, le premier président de l’Angola indépendant ou Viriato da Cruz, le co-fondateur du MPLA. Les gouvernements de la présidence de Neto (1975-1979) comptent de nombreux ministres poètes ou écrivains : António Jacinto est ministre de la culture, Pepetela secrétaire d’État à l’éducation, Boaventura Cardoso ministre de l’information, Uanhenga Xitu ministre de la santé, tandis que Jofre Rocha est vice-ministre des affaires étrangères et Manuel Rui représentant de l’Angola aux Nations Unies ainsi qu’auprès de l’Union Africaine. Les écrivains contrôlent aussi les médias publics et le secteur culturel21, et jouent par conséquent un rôle prédominant dans l’élaboration et la diffusion de la parole de l’État angolais. Leur rôle central au sein de l’appareil d’État résulte de leur participation majeure à la lutte contre le colonialisme, qu’ils ont dénoncé avec force à travers leurs publications et dans les médias étrangers. L’écrasante majorité des écrivains angolais a rejoint le MPLA avant l’indépendance, certains prenant les armes lors de la guerre contre les forces portugaises, d’autres se voyant condamnés à de longues peines de prison et déportés au camp de Tarrafal de Santiago, au Cap-Vert. De parias et de terroristes sous le colonialisme, les écrivains nationalistes sont devenus les symboles de la nouvelle identité nationale angolaise, issue de l’environnement multiracial and multiculturel de la périphérie de Luanda et forgée dans la résistance héroïque à l’impérialisme.
15Auréolés d’un prestige inégalé, souvent amis proches du président Neto, plusieurs écrivains angolais vont se retrouver directement impliqués, et éclaboussés, par la répression féroce à laquelle se livre le MPLA à partir de 1977. Pendant que Costa Andrade, à la tête du Jornal de Angola appelle en mai 1977 à « battre le fer tant qu’il est chaud » pour encourager les purges au sein du MPLA et de la société toute entière, les écrivains (parmi les plus célèbres en Angola) Pepetela, Manuel Rui et Luandino Vieira sont accusés d’avoir mené des interrogatoires de dissidents au sein d’une « commission des larmes » présentée par les survivants comme une antichambre de la torture22. Au-delà des complicités directes (fortement contestées par les écrivains mis en cause), c’est l’absence de toute riposte des intellectuels angolais vis-à-vis des exactions et des abus de pouvoir du MPLA qui prévaut jusqu’à la parution d’Estação das chuvas23. Ce silence trahit le manque de lucidité des écrivains et penseurs dans un contexte fortement polarisé où la violence est omniprésente, mais aussi leur implication personnelle dans la « grande famille »24 du MPLA, qui abrite les amitiés, les relations familiales et sociales d’un noyau restreint dont font partie la grande majorité des intellectuels et écrivains angolais. Dans Estação das chuvas, Lídia incarne ce passéisme : elle-même victime de la répression du régime angolais, elle ne dénonce jamais les exactions dont elle a souffert ou dont elle a été témoin. Elle se refuse même à les voir, comme elle le confie à Mário de Andrade : « Não sei tudo. Houve coisas que eu nunca quis saber »25 (EDC, p. 205). Lors de nouvelles exactions commises contre l’opposition en 1992, le narrateur dit que Lídia refusait de regarder la télévision et restait enfermée dans sa chambre (EDC, p. 253). Cette image d’une auteure meurtrie mais recluse et silencieuse culmine avec la disparition de Lídia, dont le narrateur et l’entourage perdent la trace peu après. Symbole de la démission des intellectuels, pris au piège de la loyauté et du patriotisme, Lídia est une anti-héroïne que la lucidité paralyse au lieu de la libérer.
16C’est donc aussi la défaite de certains écrivains et leur incapacité à affronter ou dénoncer le pouvoir postcolonial que révèle Agualusa. Le discours nationaliste fétichisant la lutte anticoloniale et la figure du père de la nation est inversé pour mieux faire apparaître la brutalité des purges répétées et le verrouillage de la recherche historique au profit d’une conception exclusiviste et étriquée de l’identité angolaise. L’archive inventée témoigne en creux des archives étatiques verrouillées, des dissidents muselés, et de l’autocensure généralisée qui, du citoyen apolitique au journaliste, du rescapé au cadre dirigeant, ont caractérisé le rapport du MPLA et de la société angolaise à l’histoire postcoloniale. Par ses provocations et sa fausse désinvolture, Agualusa interroge la sacralisation mortifère des récits d’émancipation anticoloniale, expose le passé ambivalent de l’élite créole luandaise et plaide pour une histoire polyphonique de l’Angola.