De Chaîne au Kaloum Tam-Tam. La polyvalence des traces chez Saïdou Bokoum
1Voici l’histoire d’une troupe de théâtre africaine méconnue créée par des étudiants guinéens à Paris au milieu de années 1960. La particularité de ce récit tient au fait qu’il a pris pour premier guide non pas des archives matérielles mais des traces fictionnelles. Cette troupe a traversé un roman, Chaîne de l’écrivain et metteur en scène guinéen Saïdou Bokoum. Elle y a laissé des empreintes qu’il s’agissait de collecter, de rassembler, pour en retracer l’itinéraire possible.
2Le projet d’une enquête d’archéologie littéraire fondée sur l’univers de Chaîne est né en 2013. La rencontre de ce texte s’est faite à la lecture d’un paragraphe que lui consacrait Xavier Garnier au détour de son histoire du roman africain d’expression française1. Le roman paru en 19742 était épuisé et peu étudié3. L’achat d’un exemplaire trouvé sur Internet offrait de découvrir un texte détonant sur le Paris africain de la fin des années 1960.
3Chaîne raconte par bribes l’histoire d’une troupe de théâtre — le Kotéba — que le héros, Kanaan Niane, un étudiant guinéen, a fondé avec trois amis, et qu’il finira par retrouver après de multiples errances dans Paris. Bernard Mouralis relève, dans Littérature et développement, la place centrale du théâtre dans la poétique de Bokoum, à la fois en termes de narration, puisqu’il multiplie les « tableaux4 » en marge de l’histoire, et de contenu diégétique, précisant que « Chaîne peut apparaître comme une interrogation sur la fonction que le théâtre est susceptible de remplir dans une stratégie révolutionnaire5 ».
4Le Kotéba va développer un théâtre engagé dans la lutte contre le racisme et les inégalités sociales que subissent les Africains en France au tournant des années 1960-1970. Chaîne apparaît ainsi comme le « reflet intégral et multiforme6 » de cette période de combats idéologiques et politiques, marquée par de nombreuses mobilisations menées par les travailleurs immigrés pour dénoncer leurs conditions de vie indignes et les discriminations dont ils étaient victimes7.
La légende de Saïdou Bokoum
5Si l’histoire commence par « la devanture d’une légende8 » selon Michel de Certeau, le récit romanesque de Chaîne porterait celle de Saïdou Bokoum, donnant à lire les traces de sa jeunesse de spectacles joués sur les scènes de Paris et d’ailleurs. Le Kotéba incarnerait l’ambition de toute une génération à qui Bokoum a fixé un programme révolutionnaire dans Chaîne, au cours d’une discussion entre Kanaan et Kam, un travailleur africain :
— Nous mettrons bientôt en orbite les damnés de la chaîne qui tourne en rond depuis deux mille ans. Il faut en finir avec ce chaos tellurique. Proche, mes frères, la danse des masques qu’annonce le chant celé du calao !
Kam avait lâché cette prosopopée en langue… En lingala !
— Écoute Kam, parle plus clairement. Tu parles de ces danses sacrées de chasseurs qui se rendent invisibles avec des plumes de calao ?
— Je crois que nous devrons retrouver ce grand secret, notre génération aura fait ce qui lui est assigné. (Chaîne ou le retour du phénix, p. 163.)
6Dans la première version de Chaîne, Bokoum précise le contenu de cette mission. Il s’agissait de « mettre l’étincelle à la plaine »9.
7L’embrasement aura lieu à la fin du roman entre l’université de Jussieu, la place de la Contrescarpe et la rue Monge. Le meurtre de Prince, chef des danseurs du Kotéba et ami de Kanaan, suite à un coup de matraque d’un policier à la sortie de l’université de Jussieu, précipite les événements. Les étudiants et les travailleurs immigrés sont sur le point de lancer une grande manifestation dans le Quartier latin, prélude à une grève générale illimitée. La troupe, réunie place Saint-Michel, part à leur rencontre. Au niveau de la place de la Contrescarpe, des nervis d’extrême droite attaquent les danseurs. Un mouvement de foule provoque leur chute du haut des escaliers de la rue Rolin, une ruelle qui débouche sur la rue Monge. Les blessés se relèvent. Le Kotéba réclame vengeance :
— MATA !!!
Vous avez entendu, pilonniers ! Écrabouillez tout ! Coup pour coup ! Fini le temps des courbettes et des coups rentrés ! Kolon ! Kalan ! Épicerie. Monceaux de glaces, pelures du ciel. Pilonniers, écrasez tout dans ce bouge noir plein de rapine ! Filins, abats humains qui giclent, cervelet, bouillie, pâte qui vaut bien le gruau enfoncé dans le gosier des Nègres-galères. Tous ces épiciers, dans le mortier ! [...] (Chaîne ou le retour du phénix, p. 329.)
8Dans le sillage du Kotéba, à la fin de Chaîne, Bokoum porte l’étincelle aux quatre coins du monde :
Nous allons à la Bourse, au-delà de la Ville, de la City, à Wall Street. Boursicotez ! Nous reviendrons pour vous écraser, non plus avec nos pilons, mais avec nos doudous et nos pare-chocs, les murailles de la Grande Bourse !
— Arrêtez ! Arrêtez !
Seul un bovidé peut arrêter un bovidé déchaîné. Quelques vitres brisées. Un patron mort, de peur surtout, la Négraille toujours maso s’étant interposée. Et les pilonniers retrouvent leur pilon. Et leurs cadavres noirs. Et la ronde reprend autour de la ville, loin du gratin de la ville.
(Chaîne ou le retour du phénix, p. 330.)
9Devant cette manifestation des immigrés africains à Paris représentée dans Chaîne comme la métonymie d’un combat planétaire contre un système de domination postcoloniale généralisée, il s’agissait de retracer, avec l’auteur du roman, le parcours possible de l’embrasement qui court de la fiction vers la réalité10.
La possibilité d’une rencontre entre histoire et fiction
10Saïdou Bokoum, animant sur les réseaux sociaux un blog dédié à l’actualité politique en Guinée11, était disponible et partageait son existence entre la région parisienne et son pays natal. Un rendez-vous fut pris en décembre 2014 pour un entretien dans un café de la place Saint-Michel, suivi d’une déambulation au sein du territoire de la fiction de Chaîne, ces rues parisiennes que le héros arpente à de nombreuses reprises et où se jouent des séquences clés du roman : le Quartier latin.
11Dès ce premier entretien, nous sommes partis à la recherche des traces de la troupe fictive dans les lieux mentionnés par Chaîne, en vue de documenter le parcours biographique et poétique qui a conduit Saïdou Bokoum à écrire, dans son roman, la légende d’une troupe de théâtre ayant réellement existé. Il s’agit de l’ensemble Kaloum Tam-Tam, fondé à Paris et actif de 1966 à 197212. Depuis, les entretiens se sont multipliés au rythme de la venue en France de l’auteur, une à deux fois par an. Bokoum reprend, répète et complète inlassablement l’histoire de la troupe dont Chaîne offre une version fictionnelle.
12Suivant l’invite de Nelson Goodmann : « Nous ferions mieux de nous concentrer sur les versions que sur les mondes13 », une telle enquête littéraire n’accorde pas de priorité ontologique au réel, c’est-à-dire aux traces matérielles comparées à celles découvertes dans la fiction14. Au contraire, elle entend mettre en scène le dialogue entre deux discours, issus de Chaîne et du témoignage de son auteur, portant sur la genèse d’une activité artistique commune. Ces deux versions de monde renferment les bribes d’une histoire possible : celle de la première troupe de théâtre de Saïdou Bokoum. Cette histoire apparaît ainsi à la fois « réelle-et-imaginée » dans une perspective géocritique. En référence aux travaux de Bertrand Westphal15 inspirés de ceux d’Henri Lefebvre16 et de l’architecte américain Edward Soja17, cette expression désigne la création d’un nouvel espace de représentation, dont l’hétérogénéité assumée permet la cohabitation entre la réalité et la fiction.
Une troupe réelle-et-imaginée
13Bokoum mêle quantité de registres narratifs dans Chaîne, mythologique, sociologique ou encore psychotique... Les premiers indices de l’histoire d’une troupe de théâtre réelle affleurant dans la fiction sont apparus au travers du traitement des toponymes. Bokoum charge la toponymie et l’onomastique d’une dimension mythologique qui participe de la mise en scène de l’allégorie de la domination universelle de l’homme noir — la chaîne qui l’enserre — depuis la malédiction noatique. Le personnage principal, Kanaan Niane, est symboliquement le fils de Cham, dont la descendance est maudite. Signes de l’emprise universelle qui pèse sur les Africains, les rues et les places de Paris changent de noms, devenant les symboles de l’emprise de l’impérialisme néocolonial dans le Paris des années 1960 : rue des Colonies, place de la Coopération. Les foyers de travailleurs immigrés portent les noms d’administrateurs coloniaux (Archinard, Gallieni..)18.
14Dans le foisonnement de ce réencodage symbolique, le texte de Chaîne conservait une adresse et un point de départ signalant un entremêlement possible de la fiction et de la réalité. L’aventure du Kotéba a commencé entre les murs exigus d’une chambre de bonne, dans un immeuble dit « falaise de Bandiagara », abritant une MJC sise derrière la fontaine Saint-Michel, au 6, place de la Coopération :
À la Place de la Coopération, Akogno dit le petit Dogon niche au numéro 6. Chambre de bonne, comme chez Zébraïne, mais en un peu plus petit. Neuf mètres carrés, mais 250 francs par mois. J’ai un pincement au cœur quand je franchis le seuil de la première chambre que j’ai habitée à Paris, qui était une niche dans cet immeuble de la MJC, non loin de la fontaine Saint-Michel, que nous appelions la falaise de Bandiagara. C’était la case d’initiation selon le mot de Zébraïne, à qui je l’avais cédée, qui l’avait léguée à Prince. […] C’est ici qu’est véritablement né le Kotéba. (Chaîne, p. 164.)
15Lors de notre première rencontre dans un café derrière la fontaine Saint-Michel, Bokoum a apporté la photo suivante (A), découpée dans un journal qu’il n’a pas conservé. C’est la première, selon lui, de la troupe réelle représentée dans Chaîne sous le nom de « Kotéba ». Cette trace matérielle confirme le passage des membres d’une troupe de théâtre africain dans un immeuble situé à proximité.
Fig. A : « Quatre garçons, une fille » selon l’expression de Saïdou Bokoum. De gauche à droite sont présents : Saïdou Bokoum, Saliou Sampil, Ahmed Tidiane Cissé, Souleymane Koly et une femme prénommée Anne-Marie. Première photo découverte du Kaloum Tam-Tam, MJC de la place Saint-Michel, 1966. Archives de Saïdou Bokoum. (c) D. R.
16Cette photo (A) aurait été prise en 1966 dans une salle de la Maison des jeunes et de la culture sise au 9, place Saint-Michel, au sein de laquelle répétait la troupe que viennent de fonder deux étudiants guinéens, Saïdou Bokoum et Souleymane Koly19 : l’ensemble Kaloum Tam-Tam. « C’est Koly qui a trouvé le nom. Il faisait des études de sociologie à la Sorbonne, moi, de droit à Assas20. » Récemment, en mars 2019, Bokoum a ressorti de ses archives deux autres clichés (B et C) pris le même jour, au même endroit, ainsi qu’une série d’autres photographies des débuts qu’il n’a pu ni dater ni localiser. Sur l’une d’elle (D), Ahmed Tidiane Cissé est reconnaissable au premier plan avec, à sa droite, Anne-Marie et, à sa gauche dans le fond, Bokoum à la guitare.
Fig. B : Le Kaloum Tam-Tam à la MJC de la place Saint-Michel, 1966. Archives de Saïdou Bokoum. (c) D. R.
Fig. C : Le Kaloum Tam-Tam à la MJC de la place Saint-Michel, 1966. Archives de Saïdou Bokoum. (c) D. R.
Fig. D : Le Kaloum Tam-Tam à ses débuts. Non daté. Archives de Saïdou Bokoum. (c) D. R.
17Ces photos, qui représentent le « noyau du Kaloum Tam-Tam21 », comportent cependant une absence, celle de l’un des piliers de l’ensemble naissant : Soriba Kaba, alias Plato22, qui constitue, pour l’heure, le seul autre témoin de l’enquête. Il a été possible de le rencontrer en septembre 2015 par l’intermédiaire de Bokoum. Aux côtés de Souleymane Koly et d’Ahmed Tidiane Cissé23, il est représenté dans Chaîne parmi les trois amis de Kanaan, fondateurs du Kotéba.
18Toutefois, l’existence littéraire de Soriba Kaba ne se limite pas au roman de Saïdou Bokoum. Il est également incarné dans Chien Blanc (1970) de Romain Gary avec lequel il était ami24. Kaba est dépeint sous son propre nom à la fin du roman, en train d’accompagner le capitaine Kacew de retour des États-Unis, arborant ses médailles de compagnon de la Libération sous le nez de CRS interloqués, durant une promenade improvisée de la brasserie Lipp au Quartier latin, après une journée d’émeutes en Mai 68. Voici le portrait qu’en fait Gary :
Il paraît qu’au Touamotou il y a encore des atolls vierges, mais, au lieu de prendre l’avion, je me contente d’aller dîner chez Lipp avec Kaba, l’étudiant guinéen, lequel est une de ces créations extraordinaires de notre temps : un mélange de rêve africain avec la dialectique marxiste, où le mao-léninisme remplace la vieille sorcellerie toute-puissante capable de faire pleuvoir25.
19Avec l’arrivée de Soriba Kaba, le Kaloum Tam-Tam devient une association française dont Bokoum conserve encore les statuts. Il se souvient que personne ne voulait en prendre la direction : « Les autres m’ont dit : “Eh toi, le petit Toucouleur-là, tu va être président !” Plato était trésorier, Koly, aux affaires étrangères, et Cissé, le directeur artistique26. » Ce quatuor va développer un dispositif de spectacle total tourné vers la critique radicale des idéologies dominantes.
À la recherche des visages du Kaloum Tam-Tam
20La recherche d’archives visuelles du Kaloum Tam-Tam constitue l’un des objets de cette enquête et un sujet récurrent des entretiens avec Saïdou Bokoum. Si peu de clichés des représentations de la troupe ont été retrouvés à ce jour, ils représentent à la fois des traces de passage qui signalent des circulations dans l’espace européen de la fin des années 1960, et des empreintes de récits qui conservent dans le silence argentique du cliché l’écho de la scène. En l’absence d’archives audiovisuelles, eux seuls permettent d’incarner un tant soit peu l’histoire qui se dévoile à partir du témoignage de Bokoum.
21Trois fonds photographiques témoignent du passage du Kaloum Tam-Tam dans différents théâtres en France et à l’étranger. La découverte sur Internet et l’achat d’un exemplaire d’exposition d’une photographie de Jacques Windenberger datée de juillet 1970 et prise à Saint-Michel-l’Observatoire en Provence a constitué l’un des motifs de la rencontre avec Bokoum. Cette photographie aux tons orangés représente une danseuse cadrée en buste de profil, dont le visage rayonnant, irradié d’énergie, émerge d’un lourd manteau blanc. L’enquête exigeait de découvrir son identité. Sur la place de la Contrescarpe, à la fin du premier entretien, Saïdou Bokoum (E) a résolu l’énigme du premier regard : la danseuse est une comédienne malienne nommée Natou Thiam. Elle est l’épouse de Souleymane Koly. Quelques mois après ce cliché, en 1971, ils quitteront la France pour s’installer en Côte d’Ivoire.
Fig. E : Saïdou Bokoum sur la place de la Contrescarpe, Paris, septembre 2015. © Kader Benamer.
22En France toujours, deux séries de Nicolas Treatt portent sur des représentations datées entre 1969 et 1970, dont l’une au Théâtre des Amandiers de Nanterre. L’une de ces photos illustre un article de Souleymane Koly paru dans le magazine Africasia en 197127. Dans le fond, trois danseurs marquent le rythme d’un percussionniste au visage resté dans l’ombre. Sur le devant de la scène, au centre, portant une longue robe géométrique noire et blanche dotée d’amples manches, se dresse, les bras écartés, la silhouette altière de N’nady Conté. Selon Bokoum, elle ouvrait les spectacles du Kaloum Tam-Tam par la phrase suivante, explosive et tonitruante : « Tam-Tam de Bandiagara, les 220 volts expulsés dans les sexes sanglants28 ! »
23En Espagne, le fonds photographique du Centre d’images de Tarragone comporte une série de clichés d’une représentation du Kaloum Tam-Tam à l’auditorium du Champ-de-Mars de Tarragone, le 30 juin 1972, dans le cadre du festival d’été, sur laquelle nous reviendront plus loin.
24Sur le plan visuel, peut également être mentionné le clip de « Quatre boules de cuir » de Claude Nougaro en 197329. Sur ce morceau jazz rythmé de djembé joue l’un des percussionnistes de l’ensemble Kaloum Tam-Tam. Il s’agit de Fodé « Marseille » Youla qui co-signe la musique de Locomotive d’Or. Bokoum le représente avec ses surnoms dans Chaîne : « Diafodé dit Mazicien, dit encore Fodé Marseille, tient, serré entre les genoux, son énorme tam-tam, qu’il couve d’un regard sombre. (Chaîne ou le retour du phénix, p. 318.) »
25Ces quelques noms constituent autant de trajectoires à étudier, de traces à découvrir et à collecter, de possibilités de récits à recueillir, en vue de recomposer le réseau d’acteurs, de danseurs, de musiciens qui ont fait vivre l’ensemble Kaloum Tam-Tam entre 1966 et 1972. Au début des années 1970, ils seront près de vingt sur scène. Les traces des spectacles se multiplient à partir de l'année 1969 comme le suggère l’encadré ci-dessous.
Une génération de transition
26La nature de l’engagement politique et esthétique du Kaloum Tam-Tam tient à la situation historique particulière de ses fondateurs : ils ont grandi à la fin de la période coloniale, vécu l’indépendance de la Guinée en 1958 à l’adolescence, puis les prémices du durcissement du régime de Sékou Touré. Tous quatre ont effectué leurs études supérieures à l’étranger. Contrairement aux trajectoires des étudiants africains vers la France durant la période coloniale30, leur parcours migratoire n’est plus rectiligne. Celui de Saïdou Bokoum, né en 1945, se nourrit de plusieurs territoires et de multiples influences :
Nous sommes une génération de transition. Notre classe d’âge était la dernière avant l’imposition d’un parti unique. J’ai vécu la grève au lycée de Conakry en novembre 1961. De grands intellectuels panafricanistes étaient venus entre 1956 et 1958. J’avais pour professeur Yves Bénot, dit Helmann, un anarchiste de gauche, copain d’Armand Gatti. Il nous a enseigné le goût du travail intellectuel. Toutes ses classes sont devenues des promotions d’excellence. Avec les autres enseignants comme Djibril Tamsir Niane, Joseph Ki-Zerbo, Alain Mimoun, David Diop, Helmann demandait de meilleures conditions de vie. Les autorités ont crié au complot. Nous, les élèves, nous soutenions les enseignants. Le jour même, l’armée a cerné le lycée. On nous a parqués dans un camp. J’ai connu la « cabine technique ». Soixante-douze heures de diète noire dans la brousse, sans manger, sans dormir. Dès ce moment, j’ai su que, pour moi, la Guinée c’était terminé. Avec Plato, nous avons pu partir pour les États-Unis grâce à une bourse du Département d’État. Nous étions les premiers boursiers. Plato était à New York, moi à Berkeley. Sur le campus, j’ai assisté aux prémices du Free Speech movement. J’ai découvert des mœurs libérales, que des jeunes se rebellaient, contestaient les blocs figés. En 1963, nous sommes de nouveau partis, pour l’Algérie cette fois. Ahmed Ben Bella, le président algérien, avait rendu visite à Touré et milité pour que les jeunes Guinéens aillent en Algérie, un pays frère. J’y suis resté un an et Plato, deux. Fin 1964, j’ai quitté l’Algérie pour Paris. Je résidais à Nanterre, dans le premier bâtiment de l’université en construction, cerné par les bidonvilles. J’y ai vécu de l’intérieur le mouvement du 22 mars31.
27Ces étudiants de la diaspora guinéenne se situent sur une double ligne de front : ils dénoncent à la fois le néocolonialisme, le capitalisme triomphant et le socialisme d’État. Soriba Kaba souligne la situation paradoxale dans laquelle se trouvaient les fondateurs du Kaloum Tam-Tam à l’égard de leur pays d’origine :
Nous étions membres de la FEANF. La Guinée était en pointe, dans une situation extrêmement ambiguë : c’était le premier État à dire « non » à De Gaulle en 1958. On dénonçait et la France et tous les autres pays néocolonisés comme le Sénégal. L’idéologie de la FEANF conduisait à critiquer ces régimes. Dire que nous étions Guinéens suscitait l’admiration. Mais le débat était extrêmement difficile car on dénonçait également Sékou Touré. Si nous avions été en Guinée, nous n’aurions pas osé. La critique n’était pas permise. Le fait de ne plus être sous la chape de plomb a permis de libérer l’esprit32.
28La critique politique tout azimut menée par le Kaloum Tam-Tam repose sur une solide formation intellectuelle. Quand la troupe ne répète pas, précise Kaba, elle affûte son discours et ses armes dialectiques :
La formation est extrêmement importante. Il fallait lire Lenine, Marx, Engels, Gramsci, Cheikh Anta Diop... Quand on parle d’un système, il faut en connaître les soubassements et ceux qui ont apporté les plus grandes critiques. On se défendait d’échouer à nos examens. On répétait ou on tenait un séminaire sur un livre. Il fallait être présent pour échanger, faire du théâtre et, fondamentalement, être capable de tenir la discussion33.
29Le petit groupe d’étudiants formant le premier noyau de la troupe attire progressivement d’autres membres. Les discussions de l’ensemble, nourries de politique, portent également sur le devenir du théâtre africain et le renouvellement de ses formes, comme le rappelle Souleymane Koly dans une interview réalisée au milieu des années 1990 :
C’était donc au départ un groupe de Guinéens qui est rapidement devenu un groupe africain. Puisque des Béninois et Zaïrois l’ont intégré. Faisant en même temps du théâtre et les études, nous avions des ateliers de réflexion sur le spectacle vivant et sur ce que devrait être un spectacle africain populaire34.
30Le format des pièces privilégiait le mime, la danse et des sketches avec peu de dialogue afin de s’adapter à un auditoire parfois non francophone, le tout accordant une large place à l’improvisation.
31Selon Soriba Kaba, la troupe se trouve dans une situation pionnière : « Au début, dans les années 1967-1968, il n’y avait pas d’autres troupes africaines. Les Zaïrois avaient des orchestres. Mais au niveau du théâtre en tant que tel, nous étions les seuls35. » L’évaluation de l’originalité du travail théâtral du Kaloum Tam-Tam exige donc de se replonger au cœur de l’histoire théâtrale des années 1960. Car l’enjeu historiographique de la présente enquête est de préciser la réception et la place que l’ensemble Kaloum Tam-Tam a pu occuper sur la scène parisienne.
Le théâtre du Kaloum Tam-Tam au croisement de trois histoires
32L’ensemble Kaloum Tam-Tam se situe au point d’articulation de plusieurs dynamiques culturelles dont il incarne la rencontre. Pour apprécier la singularité de cette position, il est nécessaire de distinguer trois histoires du théâtre que la troupe contribue à croiser : celle du théâtre africain au tournant des indépendances, et guinéen en particulier, celle de la révolution des formes théâtrales qui marque les années 1960, et enfin, celle du théâtre immigré qui se développe au début des années 1970.
33La première est liée à la réception de la danse africaine en France dans les années 1950. Une décennie avant la création du Kaloum Tam-Tam, un autre Guinéen a marqué de son empreinte la scène européenne : Keïta Fodéba36, directeur de la compagnie des Ballets Africains. Face aux préjugés exotiques que les Européens portent sur le spectacle africain, il promeut la « nécessité d’adaptation » des expressions folkloriques, chargeant sa compagnie de la double mission « d’informer le monde entier des valeurs culturelles de ces deux Afriques : l’Afrique traditionnelle et précoloniale de nos ancêtres, et l’Afrique d’aujourd’hui qui, peu à peu, s’empreint de la civilisation occidentale37 ». Ainsi, Fodéba Keïta défend la reconnaissance de la danse africaine en Europe dans la mesure où « en tant que moyen d’expression et d’extériosation, [elle] peut s’identifier au ballet38 ».
34Fodéba Keïta propose un « spectacle total » selon Xavier Garnier, dans lequel « les textes ne sont qu’une composante d’une totalité de danses, de chants, de poèmes, de couleurs et de costumes39 ». Comme ceux de la Compagnie des Ballets Africains, les spectacles du Kaloum Tam-Tam mêlent la danse, le chant et le jeu scénique. L’ensemble prolonge également le travail de création folklorique de Keïta Fodéba en adaptant l’une de ses pièces, « Minuit », comme l’indique Soriba Kaba40. Il s’agit de l’une des premières créations du Kaloum Tam-Tam. La didascalie de l’édition originale de « Minuit », paru dans la revue Présence africaine en 1948, précise un accompagnement à la guitare. Dès les premières photos (B et C), Bokoum apparaît muni d’une guitare électrique blanche de marque Eko, modèle 700 Sparkle datant de 196341. Dans la série postérieure mentionnée plus haut il se tient dans le fond de la scène avec une autre guitare (F). L’actrice couchée sur le sol qu’Ahmed Tidiane Cissé semble tenter de réveiller (G) laisserait songer à la chute de « Minuit » dans laquelle « la belle Sona » se donne la mort de désespoir après le meurtre par les colons de Balaké, son amant, « et d’un geste suprême absorba le poison qui devait l’emporter42 ».
Fig F : Le Kaloum Tam-Tam à ses débuts. Non daté. Archives de Saïdou Bokoum. (c) D. R.
Fig G : Le Kaloum Tam-Tam à ses débuts. Non daté. Archives de Saïdou Bokoum. (c) D. R.
35Cependant, si le Kaloum Tam-Tam prolonge la critique des préjugés occidentaux que visait Fodéba Keïta, ainsi que sa promotion des récits traditionnels africains, il ne se reconnaît pas entièrement dans l’esthétique du ballet et porte une autre conception de la scène selon Saïdou Bokoum :
La différence avec Fodéba est qu’il a maintenu le côté classique du ballet, l’entrée côté cour, côté jardin... Le fait d’entrer par ici ou là crée une situation mentale, une esthétique. Fodéba maîtrisait cela, c’était un élève de William-Ponty, un poète. Nous avons décidé d’aller au-delà de ce qu’il faisait. Nous étions dans un forum. C’était ouvert, il n’y avait donc pas à entrer par la gauche ou par la droite. Et puis, on ne s’attendait pas à des ballets africains avec une guitare électrique43.
36Souleymane Koly forme un jugement ambivalent sur son prédécesseur dans son article de 1971 :
Par l’utilisation qu’il faisait du folklore africain, le théâtre de Fodéba Keita restait très proche de la tradition William-Ponty. Mais, par la dénonciation explicite qu’elle faisait du système colonial, cette troupe se trouvait incontestablement sur la voie qui aurait pu permettre la naissance d’un théâtre véritablement africain44.
37Bien que Keïta Fodéba ait porté une critique anticoloniale, son esthétique est restée l’héritière du théâtre colonial pratiqué à l’École normale William-Ponty, dont il a été élève entre 1940 et 194345. Plutôt qu’une continuité entre la Compagnie des Ballets Africains et le Kaloum Tam-Tam, apparaît une paratopie identique par-delà les indépendances : c’est depuis la France que leurs fondateurs respectifs ont développé leur propre recherche des fondements d’un théâtre africain dégagé de l’imaginaire colonial.
Des acteurs de la mondialisation des formes théâtrales
38Le travail du Kaloum Tam-Tam peut davantage entrer en dialogue avec celui des troupes venues des Amériques que Bokoum et Kaba ont pu voir à l’œuvre au Festival mondial de théâtre de Nancy. L’historienne Agnieszka Szmidt insiste sur le rôle de ce festival pour la promotion du théâtre d’avant-garde dans la deuxième moitié des années 1960 :
Le Festival mondial de théâtre de Nancy a permis au public français de découvrir le théâtre radical américain avec ses troupes phares telles Bread and Puppet ou El Teatro Campesino et ses artistes d’avant-garde comme Bob Wilson et Maredith Monk ; il explore de nouveaux horizons en invitant les Polonais Jerzy Grotowski et Tadeusz Kantor, le Brésilien Augusto Boal avec le Teatro Arena de São Paulo ou encore le théâtre de danse de l’allemande Pina Bausch46.
39Bokoum a pu assister à la représentation du Teatro Campesino, troupe d’ouvriers agricoles mexicains de Californie, à Nancy en 1969 : « C’était la mondialisation des formes théâtrales, on allait voir les spectacles du Living Theatre et du Campesino à Nancy. Ça nous confortait dans ce qu’on faisait47. » La troupe new-yorkaise du Living Theatre défraie la chronique du festival d’Avignon en 1968 avec sa pièce « Paradise Now » comportant « lâcher de pintades, déshabillages, slogans et placards radicaux (“Non à la culture de Papape”, “Vilar, Béjart, Salazar !”)48 ». La captation de la pièce est par la suite projetée à Nancy en 197149.
40Le témoignage de Bokoum renseigne moins sur une influence — nous verrons plus loin que l’ensemble Kaloum Tam-Tam puise ailleurs ses propres formes d’intervention théâtrale — que de possibles convergences esthétiques entre le Kaloum Tam-Tam, le Living Theatre ou le Teatro Campesino autour d’un « théâtre spontané comme laboratoire de transformation sociale », pour reprendre le titre d’un article de Jean-François de Raymond50. Bokoum évoque également des circulations d’acteurs entre des troupes portées par un même élan d’expression contestataire :
Nous faisions des critiques verbales... c’était moins spontané que le Campesino. Mais on avait des choses à dire et on les disait. C’est pour cela des gens ont quitté le Living Theater pour venir dans le Kaloum Tam-Tam. Nous faisions de la création collective d’abord, ils s’y retrouvaient mieux51.
41Selon Agnieszka Szmidt, Teatro Campesino offre « l’exemple d’un théâtre populaire fait par des hommes issus du peuple et jouant pour ce peuple52 ». Luis Valdez fondateur et directeur du Teatro Campesino promeut l’effacement du « “quatrième mur” entre la salle et la scène et ainsi ils effacent la frontière entre ce qui est réel (le spectateur) et fictif (la représentation)53 ». Ce rapprochement avec les spectateurs permet de mettre en scène la grève en mobilisant des acteurs non professionnels :
Avec ses campesinos dont certains n’avaient jamais assisté à une seule représentation théâtrale, il joue les actos, de courts morceaux dramatiques représentés aux réunions du syndicat dans les champs et les camps de travail, ayant pour objectif de relancer l’énergie des ouvriers en grève54.
42Entre le Kaloum Tam-Tam et le Teatro Campesino semble bien passer un engagement militant commun animé d’une volonté partagée par ces promoteurs du théâtre populaire : conscientiser les travailleurs par la mise en scène de la réappropriation d’un discours sur soi. Le dispositif artistique visant à soutenir un mouvement social en le recréant sur scène rappelle celui évoqué dans Chaîne par Kanaan devant des travailleurs immigrés en grève aux côtés desquels le Kotéba s’est mobilisé. Le héros mentionne une pièce « qui, comme vous le savez, mettait justement en scène votre grève générale » (Chaîne ou le retour du phénix, p. 217).
43Cette pièce a été jouée par le Kaloum Tam-Tam. Elle serait mentionnée sous le titre de « Somaze », parmi les pièces présentées en Avignon en 197055. Une photo (H) peu lisible et non datée des archives de Bokoum renvoie à cette thématique du travail immigré. On y distingue Ahmed Tidjane Cissé torse nu jouant un balayeur immigré interloqué, incarnant le désarroi face à la promesse non tenue d’une valorisation des travaux manuels en France, symbolisée par une affiche ironique placée dans le fond du décor, avec la mention « Priorité aux travaux manuels ».
Fig. H : Le Kaloum Tam-Tam autour de 1970. Archives de Saïdou Bokoum. (c) D. R.
Vers un théâtre engagé africain
44La situation pionnière de la troupe se précise avec son inclusion dans une troisième histoire théâtrale. Si le Kaloum Tam-Tam apparaît à sa fondation, d’après le témoignage de Soriba Kaba, comme la seule troupe africaine de théâtre à Paris à cette époque, il s’agit également peut-être de la première troupe de théâtre créée par et, en partie pour, des immigrés en France. À l’instar du Kotéba dans Chaîne, le Kaloum Tam-Tam va mettre sa pratique théâtrale au service d’un combat politique pour la défense des droits des travailleurs africains dans l’Hexagone, sur lequel revient Kaba :
La FEANF invitait à plonger dans les masses, là où se trouve le vrai champ de bataille. À Paris, les masses, c’étaient les immigrés. Nous avons inventé une expression culturelle et politique dont l’un des soubassements est ce qu’on appelle le théâtre engagé, un théâtre engagé pour une cause que l’on épousait. On allait jouer gratuitement dans les foyers. Quand on était invité dans les théâtres, on essayait de redistribuer le cachet à nos batteurs et aux gens qui en avaient le plus besoin dans la troupe56.
45L’après-Mai 68 se caractérise, en effet, par des luttes sociales, politiques et culturelles menées par les immigrés contre le racisme et pour la reconnaissance de leurs droits. Leur colère monte devant la multiplication des crimes racistes à partir de 1971 et la signature des circulaires Marcellin-Fontanet au début de l’année 1972, visant à diminuer la migration de travail en France en limitant les entrées57. Commencent les grèves de loyers dans les foyers Sonacotra et celles des ouvriers dans les usines. C’est le début également de grèves de la faim.
46La participation de troupes de théâtre à ce mouvement de défense des travailleurs immigrés au début des années 1970 est bien documentée. Angéline Escafré-Dublet, à la suite de Frédérik Maatouk, souligne « les nombreuses troupes de théâtre qui se créent à partir de 1973 — il est possible d’en recenser trente-six sur la période 1973-197858 ». Devant ce développement postérieur, l’engagement du Kaloum Tam-Tam dans les foyers de travailleurs dès la fin des années 1960 tend à lui conférer une position d’éclaireur.
47Dans Chaîne, Kanaan présente aux travailleurs immigrés l’action du Kotéba comme de « l’animation culturelle » :
Je me lève. Je résume d’abord le travail que Kotéba a pu faire tant sur le plan des animations culturelles (spectacles suivis de discussions dans les foyers), que sur l’action personnelle que nous menions auprès des organisations syndicales d’étudiants et d’intellectuels. (Chaîne ou le retour du phénix, p. 216-217)
48Soriba Kaka confirme de son côté que les représentations de l’ensemble Kaloum Tam-Tam étaient systématiquement suivies d’un temps essentiel de débat :
Il était fondamental pour nous d’abord que notre message passe. Deuxièmement il fallait permettre au gens de se défouler. J’avoue qu’au-delà de la pièce qui était ludique – les gens riaient, les travailleurs immigrés étaient contents de voir leurs frères et sœurs rire, danser, et eux-mêmes participaient –, le plus beau c’était que, chaque soir, il y avait un débat. Il fallait ce débat. C’était ça notre message. C’est dans ce débat-là que s’effectuait le travail de compréhension de la situation des travailleurs immigrés. Quels sont vos droits ? Vous êtes venus pour quoi ? Ces droits sont… Il faut les réclamer ! De même, quand on donnait des pièces de théâtre dans les cités universitaires, on exigeait qu’il y ait un débat. On expliquait aux étudiants le quotidien des immigrés59.
49Cette alliance du jeu scénique et du débat permet de mesurer l’importance, pour la troupe, de son engagement dans le mouvement social. Le Kaloum Tam-Tam pourrait ainsi prendre place dans l’histoire du théâtre d’intervention sociale, sur le plan international, dans le voisinage de troupes comme le Teatro Campesino, mais également au niveau national, en devançant de quelques années le travail en direction des immigrés d’une troupe comme Al Assifa créée en 197360.
50La mobilisation par le Teatro Campesino et Al Assifa de protagonistes réels dans la représentation théâtrale de leur combat rejoint également les formes du « théâtre forum61 » inventé par le dramaturge et metteur en scène brésilien Augusto Boal. Exilé à Paris en 1971, il travaille avec son Théâtre de l’opprimé, selon Maëline Le Lay, « les propriétés performatives du théâtre dont les conditions de possibilité sont d’une part l’improvisation, d’autre part l’implication d’acteurs ordinaires et non-professionnels62 ».
51À ce titre, une différence sociologique importante est à noter entre le Teatro Campesino, Al Assifa et le Kaloum Tam-Tam dont elle va impacter la réception : la première troupe est composée en majorité de paysans mexicains ; la seconde est animée par des travailleurs maghrébins ; les acteurs du Kaloum Tam-Tam sont soit des étudiants, soit des professionnels. Ainsi, la proximité avec le Campesino, valide du point de vue des thèmes abordés et de l’improvisation, s’avère sociologiquement erronée. Et nous allons voir en quoi le Kaloum Tam-Tam va pâtir de l’horizon d’attente attaché au théâtre spontané en Avignon.
52La comparaison avec des formes de théâtre proches de celui pratiqué par le Kaloum Tam-Tam finit par renvoyer à un faisceau de questionnements artistiques déterminants pour la troupe africaine, car ils vont conditionner son devenir au début des années 1970 : le statut et le rôle de la représentation théâtrale dans le combat social, la professionnalisation des acteurs, en somme la séparation du théâtre et de la vie.
La rançon du succès
53Pris entre ces trois histoires du théâtre, mondiale, africaine et immigrée, le Kaloum Tam-Tam se trouve au milieu du gué au début des années 1970. Pour s’en rendre compte, il est nécessaire de revenir au roman de Bokoum. Car Chaîne, loin d’épouser simplement la trajectoire du Kaloum Tam-Tam, joue avec ses ellipses et ses angles morts.
54Parvenu à surmonter ses tourments existentiels en partageant le quotidien de travailleurs africains, Kanaan met fin à son errance parisienne pour rejoindre ses amis du Kotéba, au moment où la troupe connaît son essor international. Bokoum a vécu de telles retrouvailles. L’absence prolongée de son personnage au sein de la troupe dans le roman constitue un silence narratif qui symbolise une crise artistique bien réelle avec les autres fondateurs du Kaloum Tam-Tam. Bokoum prend effectivement ses distances durant quelques mois autour des années 1969-1970 : « C’était ma grève. Je trouvais que cela devenait trop marchandising. J’ai claqué la porte. Je les ai rejoints à l’été 1970 en Avignon. Nous avons fait une tournée dans la région et joué à Aix, Apt, Marseille...63 »
55Chaîne représente une troupe qui multiplie les tournées à l’étranger, à travers notamment le voyage extatique de Kanaan amoureux de la belle Sana en Espagne :
Et Kotéba qui redémarrait en flèche. Les contrats affluaient. Surtout les « contrats pourris », ceux qui nous venaient du système, c’est-à-dire ceux qui stipulaient que nous devrons nous contenter de nous taper le ventre. Nous étions obligés d’en accepter, ce qui nous permettait de payer les professionnels du groupe, qui n’étant pas allés à l’école de Jules Ferry, n’avaient pas appris les petites séductions du Nègre qui parle un français tel… Bref nous, nous pouvions nous faire entretenir ou trouver, comme Prince, ce palace de la rue du Départ. Ces contrats nous donnèrent l’occasion de voyager à travers toute l’Europe, Allemagne, Danemark, Suède, Espagne, etc. Ah, l’Espagne ! Il faisait beau, il y avait des pesetas, il y avait surtout Sana. Ces hôtels, ces palaces et leurs grandes chambres ! [...] Nous avions à notre disposition un car ultramoderne dans lequel nous traversâmes le centre de l’Espagne et sa meseta gonflée de sierras en dents de scie. Madrid. Valladolid. Oviedo. Bilbao. San Sebastian, Pampelune, Sarragosse, Tarragone, Barcelone… (Chaîne ou le retour du phénix, p. 186-187).
56Un programme et une affiche (I) dans un journal espagnol de l’époque, ABC Madrid, indiquent que le Kaloum Tam-Tam a participé au Festival international de danse Afrique-Asie, organisé en Espagne en juin 1972. Le programme du festival mentionne son passage au théâtre de la Zarzuela à Madrid les 21 et 22 juin 1972 où il partage l’affiche avec des troupes venues d’Inde et des Philippines. L’ensemble est présenté comme venant « d’Afrique centrale ». Le Fonds photographique du Centre d’images de Tarragone (CIT) conserve également une série de clichés d’une représentation à l’auditorium du Champ-de-Mars lors du festival d’été, le 30 juin 1972.
Fig. I : Affiche du premier Festival de danse Afrique-Asie dans le journal espagnol ABC Madrid, 13 juin 1972, p. 88.
57Ce succès international a toutefois un prix. Dans Chaîne, le Kotéba fait face à un dilemme : l’ambition de mener un théâtre militant gratuit auprès des travailleurs africains, en allant jouer dans les foyers ; la nécessité d’accepter de « se taper le ventre », de produire des représentations aux accents folkloriques répondant aux attentes du public européen afin de financer la vie de la troupe. Ainsi, le désir d’exotisme du public semble conditionner la professionnalisation de la troupe. Sur les clichés de la tournée espagnole du Kaloum Tam-Tam, les danseurs torse nu à l’expression joviale, l’usage de tuniques aux accents traditionnels, de parements en raphia, pourraient offrir un exemple de ce type de scénographies exotisées qui suscitent l’affluence des contrats.
58Dans sa lecture de Chaîne, Bernard Mouralis relève bien « les innovations incontestables » réalisées par le Kotéba tout en soulignant son échec. Il identifie l’impasse dans laquelle se trouve la troupe dans le roman. Le Kotéba « se heurte à des problèmes qu’il n’a pas réussi à résoudre : professionnalisation de l’activité théâtrale, opposition entre le spectacle représenté et la vie, séparation des acteurs et du public64 ».
59Xavier Garnier souligne pour sa part une autre modalité d’échec du projet de la troupe dans le roman, d’un point de vue idéologique et esthétique : l’action de la troupe finit par excéder le combat politique à la fin de Chaîne, pour déboucher sur une émeute et se perdre « dans une violence anarchiste qui fait délirer les races, l’histoire et les mythes65 ». Le spectacle se fond dans la lutte sociale. En participant à la manifestation finale, le Kotéba achève d’annuler la distance entre la représentation théâtrale et la grève. Toutefois, cette mise en abîme pouvant être analysée comme un échec constitue dans le même temps une réussite sur le plan de la mobilisation populaire : celle d’une action artistique qui amorce, nourrit et finit elle-même par être emportée dans la révolte contre les injustices que subissent les travailleurs immigrés en ce début des années 1970.
Une réception ambiguë
60Les clichés de représentations officielles sont quasiment les seules sources disponibles permettant d’appréhender le travail de l’ensemble Kaloum Tam-Tam sur scène. Si Kanaan parvient à réunir les acteurs du Kotéba et les travailleurs dans Chaîne, ce type d’archives reste à trouver en ce qui concerne le Kaloum Tam-Tam. Il est donc impossible de représenter véritablement son action dans les foyers.
61Cette donnée de l’archive pose un défi à l’historiographie de la troupe : malgré l’absence de diversité parmi les sources, il convient de se garder de rabattre l’analyse du travail de l’ensemble sur le seul type de représentations folkloriques pour Européens, sans non plus hypostasier le souffle d’un engagement théâtral et social dans les foyers dont il ne reste traces que dans la fiction et dans des témoignages. Cette absence d’images conduit à questionner l’hypothèse d'une répétition, entre fiction et histoire, des limites du projet théâtral révolutionnaire des deux troupes.
62Une archive de presse permet de comprendre l’ambiguïté qui vise la réception du Kaloum Tam-Tam. En 1970, l’ensemble est remarqué dans le off d’Avignon par Colette Godard, critique dramatique pour le quotidien Le Monde. Le Kaloum présente des sketches mettant en scène les conditions de vie des travailleurs africains en France dans Somaze (« Chômage ») ou la ploutocratie des dirigeants africains postcoloniaux dans Bi manasalou (« Ces princes d’aujourd’hui »). Au cours des entretiens, Bokoum rappelle souvent ce qu’il considère comme un véritable trésor de guerre, attestant de la reconnaissance de la troupe par la critique théâtrale : « Nous avons eu un article de Colette Godard. Une jeune troupe avec une nouvelle écriture... C’était notre trophée de guerre66 » ; « Colette Godard, la madame théâtre du Monde, nous citait dans un papier sur les jeunes troupes d’Avignon67. » Le trophée offert par cet article paraît pourtant lourd à porter. La reconnaissance dont il témoigne semble mesurée voire non dénuée d’ironie. Il est donc nécessaire de déployer l’ambivalence de cette archive. Car Colette Godard salue la qualité de la prestation de l’ensemble tout en pointant la réception problématique de ses spectacles par le public du festival :
De ce « jeune théâtre », présenté depuis la fin de juillet, deux troupes se sont détachées : le Théâtre populaire des Pyrénées, avec Pourquoi les animaux domestiques ? ou la Journée d’une infirmière, d’Armand Gatti ; les Ballets guinéens, avec un spectacle mêlant le folklore et le tract politique, un peu à la manière des Campesinos.
Les Ballets guinéens sont formés d’étudiants qui, depuis deux ans, se sont réunis dans le but de trouver une forme contemporaine de théâtre africain. Il peut paraître contradictoire de chercher en Europe une forme typiquement africaine, mais il faut préciser que la plupart des artistes se trouvent dans l’impossibilité, pour des raisons politiques, de retourner dans leur pays ; s’ils ne veulent pas en être coupés, ils ne doivent pas non plus écrire en français des œuvres d’analyse et de réflexion, car ils souhaitent rester proches de leurs problèmes spécifiques, non pas en tant qu’étudiants mais en tant que Guinéens. Ils présentent des séquences très schématiques montrant les conditions de vie de leurs compatriotes, stigmatisant les nouveaux exploitants. La variété des langages parlés dans leur pays les amène à s’exprimer surtout par le chant et la danse : tout ce qu’ils disent passe par le corps, les gestes, les attitudes, et ils témoignent, bien que non-professionnels, d’une grande maîtrise. Il leur manque cependant la spontanéité brute, l’authenticité des Campesinos : ce sont des intellectuels à la recherche de leurs racines. Ils en sont d’ailleurs parfaitement conscients : le folklore pur a été leur première étape ; à présent, ils l’utilisent pour tenir un discours politique, qui malheureusement ne peut guère atteindre le public d’Avignon68.
63Colette Godard ne mentionne pas le nom du Kaloum Tam-Tam qu’elle dénomme « Ballets guinéens », convoquant l’imaginaire antérieur qui accompagnait la réception des « Ballets africains » de Keïta Fodéba. Par contre, elle rapproche directement la pratique de l’ensemble de l’esthétique du Teatro Campesino, entre « le folklore et le tract politique ». Ses acteurs sont perçus comme des « non professionnels » dont elle salue la maîtrise, tout en leur déniant le caractère d’autres « non professionnels » avec lesquels elle les compare. Leur approche du folklore manquerait d’« authenticité » pour la même raison que leur théâtre manque de professionnalisme : ce sont des étudiants, donc pas assez authentiques ni assez professionnels. « Des intellectuels à la recherche de leurs racines ». Voici résumé en une phrase cinglante la réception problématique de l’ensemble Kaloum Tam-Tam au sein du festival d’Avignon, l’espace de légitimation institutionnelle par excellence du théâtre : le traitement théâtral à visée politique des formes et des thèmes folkloriques africains, leur réinvestissement, la réinvention des traditions sont inaudibles parce qu’ils ne correspondent pas aux attentes du public. Les réflexes ethnocentriques toujours à l’œuvre dans l’assistance européenne confirment le jugement de Fodéba treize ans auparavant :
Au cours de nos nombreuses tournées en France et à 1’étranger, nous avons constaté que, pour la plupart des Européens, le spectacle authentiquement africain est celui qui correspond à 1’unique conception qu’ils se sont faite de 1’Afrique, après avoir assisté à une conférence ou à une projection de film69.
64La réception du Kaloum Tam-Tam apparaît piégée en ceci que l’apparence folklorique semble recouvrir le message politique de ses pièces. Colette Godard souligne, en effet, la qualité de l’expression corporelle du Kaloum Tam-Tam en éludant le but de leur théâtre : sa contribution effective à un combat social et idéologique. En matière d’authenticité théâtrale, le mélange entre folklore et politique exigerait de la « spontanéité brute ». Or, à la fois troupe de théâtre et espace de réflexion, le Kaloum Tam-Tam, fondé par des intellectuels exilés de la diaspora guinéeenne, est en train d’élaborer des formes dont la compréhension échappe à la critique française.
La réinvention des formes d’expression traditionnelles africaines
65Souleymane Koly va préciser la relation de la troupe aux formes d’expression populaires africaines dans un article en forme de manifeste déjà cité, paru dans le magazine Africasia en janvier 1971 sous un titre qui affirme l’ambition artistique du Kaloum Tam-Tam : « À la recherche d’un véritable théâtre africain70 ». Une telle recherche entend dépasser la fausse alternative entre folklore et critique sociale dans laquelle la réception de l’ensemble semble l’avoir enfermé.
C’est à ce niveau que l’ensemble Kaloum-Tam-Tam estime indispensable de reprendre en charge les traditions africaines du spectacle. Les danses, les chants traditionnels sont intégrés et mis au service de l’idée. On aboutit ainsi à un spectacle total où chants, danses, mimes et poèmes sont mêlés pour traduire les préoccupations de l’Africain. Aux yeux de l’ensemble Kaloum-Tam-Tam cette optique semble être la plus opératoire pour accélérer la naissance d’un théâtre africain d’idées71.
66Le Kaloum Tam-Tam a entrepris de puiser dans le fonds artistique traditionnel africain les formes d’un véritable théâtre de la dénonciation, « un théâtre politique véritablement africain aussi bien sur le plan esthétique que sur celui des idées72 ». Koly s’oppose à l’exotisation folklorique de style music-hall et au « conformisme » des productions en langue française dans la lignée de l’école William-Ponty, ainsi qu’à toutes les « tentatives de “conjugaison harmonieuse de l’émotion nègre et de la raison hellène”73 ».
67Revenant sur son parcours dans une interview déjà citée, Koly précise les sources de sa recherche théâtrale parmi les cultures africaines :
Mon premier contact avec le kotèba est venu d’un livre. C’était le diplôme d’études supérieures d’un Sénégalais qui s’appelait Bakary Traoré qui a soutenu à l’Université de Bordeaux en 1958. Il y parlait de ce théâtre typiquement africain qui n’avait rien de quelque chose d’importé74.
68« Kotèba » est le nom d’un rituel bamanan-mandingue, « une tradition villageoise répandue en pays bambara, dans l’Ouest du continent » selon Xavier Garnier qui la classe parmi les « rituels interactifs du théâtre africain ». « Cette forme de spectacle carnavalesque, introduite par des démonstrations de danses et de percussions, expose par des dialogues satiriques improvisés les dysfonctionnements de la vie locale75. » Ce mélange de théâtre, de musique et de danse rassemble les éléments du spectacle total produit par le Kaloum Tam-Tam. Ainsi, le nom de la troupe dans Chaîne — « Kotéba » — renvoie au fondement artistique de la création théâtrale du Kaloum Tam-Tam, « kotèba », avant de devenir le nom de la future troupe de Souleymane Koly, le Kotéba d’Abidjan.
69En bambara, les termes « kotè » et « ba » signifient « grand escargot » rappelle Souleymane Koly et comportent plusieurs niveaux : « [...] les spectacles du kotèba traditionnel démarrent toujours par une position qui se développe en forme de coquille d’escargot. Il y a un deuxième sens profond parce que chaque spirale de la coquille d’escargot ajoute son énergie à la spirale suivante76. » Le kotèba est traditionnellement joué durant les fêtes de fin des moissons. Dans des saynètes satiriques improvisées, les jeunes incarnent des figures familières. Selon Claude Meillassoux, « les personnages sont typés : 1’infirme, l’aveugle, le boiteux, l’imbécile, le chasseur maladroit, la femme adultère, le mari trompé, 1e vantard, etc.77 » Bokoum souligne que « la distanciation », le fait « d’apprendre à jouer la vie, à ne pas la prendre au sérieux est au cœur du kotèba78 ». Ce dernier contribue, par l’humour, à réguler la vie de la communauté. De soir en soir, la farce villageoise se structure progressivement : « Ce n’était pas écrit. Le texte était chaque jour étoffé. Au bout de trois mois, à la fin de la saison, on obtenait spectacle qui dure deux heures79. » L’ensemble Kaloum Tam-Tam s’est donc particulièrement inspiré de cette technique de création. À l’origine, ses spectacles ne comportaient pas de scénario, à peine un script de départ. Le matériau était retravaillé collectivement soir après soir, le script prenait forme de représentation en représentation grâce aux échanges entre danseurs et comédiens, aux interactions avec le public.
70L’adaptation des formes du kotèba80 permet au Kaloum Tam-Tam de se situer à l’avant-garde théâtrale européenne, tout en mobilisant des sources d’inspiration africaines. Le malentendu de la réception de l’ensemble éclaire paradoxalement la richesse de son travail selon Bokoum : « Les gens se disaient : “Tiens, c’est du Nouveau théâtre.” Mais tout ce mélange renvoyait aux origines du kotèba classique81 ».
À la recherche du premier texte
71La pratique de l’improvisation et de la création collective au fondement du kotèba constitue peut-être l’un des motifs des désaccords artistiques au sein du Kaloum Tam-Tam. Au-delà de la nécessité paradoxale de s’adapter aux différents publics, de devoir se « taper le ventre » tout en s’engageant dans la lutte sociale et politique, un problème formel s’est posé. Si les fondateurs du Kaloum Tam-Tam ont fait du kotèba le cœur esthétique de leurs sketches, l’ensemble avait besoin d’un texte plus long pour franchir une nouvelle étape de son parcours au début des années 1970.
72Chaîne se fait l’écho d’un travail sur une pièce d’une ampleur nouvelle pour le Kotéba, au moment précis où le héros retrouve ses amis. À Kanaan qui vient de franchir la porte de son appartement, Kéfing offre ce résumé enflammé :
— On essaie en ce moment de mettre en scène l’histoire de la Négraille prise par les deux bouts de la Chaîne, Cham, aujourd’hui comme hier. Il s’arrête et me lance un regard humide.
— Vas-y ! Vas-y !
— Donc on essaie de revoir ça, de Canaan à Cabral, en passant par les captiveries, l’enculade de Berlin en 1885, la mascarade actuelle, depuis qu’on a parlé d’indépendance… (Chaîne ou le retour du phénix, p. 140.)
73Le titre de la pièce varie entre le témoignage de Soriba Kaba, le roman de Saïdou Bokoum et une archive matérielle. Cette fluctuation offre un dernier exemple de la polyvalence des traces au sein de l’univers de Bokoum, jalonnant la trajectoire réelle-et-imaginée qui mène de la lecture de Chaîne à l’histoire du Kaloum Tam-Tam. Nommée « Cham, aujourd’hui comme hier » dans le roman de Bokoum, cette pièce est mentionnée sous un titre proche par Kaba :
Une des pièces majeures qu’on a écrite était « Cham ». Nous partions de la légende biblique de Noé et de son fils maudit pour l’avoir vu nu... De là on passait au partage de Berlin en 1885, le dépeçage de l’Afrique par les quatorze pays de la conférence. On a joué ça comme la grande curée. C’était une grande pièce qui menait jusqu’aux luttes de libération. Les indépendances qui n’en étaient pas82.
74La pièce aurait été jouée sous le titre de « Non ! », les 6, 7 et 8 janvier 1971 au théâtre de la Cité internationale universitaire de Paris, comme l’indique l’annonce (J) qui accompagne l’article de Souleymane Koly dans Africasia83. Cette grande fresque sur la domination des Africains dans l’histoire permet à l’ensemble Kaloum Tam-Tam de mettre en scène la conjonction des combats contre toutes les formes d’oppression néocoloniale.
Fig. J : Annonce de la représentation de « Non ! » les 6,7 et 8 janvier 1971 au Théâtre de la Cité internationale, Paris, in Souleymane Koly « À la recherche d’un véritable théâtre africain », in Africasia, n° 31, 4-17 janvier 1971, p. 43.
75La recherche du texte de cette pièce a permis de découvrir un troisième titre : celui d’une pièce publiée par Ahmed-Tidjani Cissé en 1982, sous le titre Maudit soit Cham !84 (K). L’histoire, semblable à celle contée par le roman de Bokoum et le témoignage de Kaba, porte une critique virulente de la pérennisation des schèmes de colonisation.
Fig. K : Couverture de Ahmed-Tidjani Cissé, Maudit soit Cham !, Paris, Nubia, 1982.
76La distribution des personnages réserve une surprise illustrant l’humour des fondateurs de l’ensemble, leur capacité à se jouer de l’histoire… et de leur propre rôle, en initiés pratiquant le kotèba. Parmi les personnages historiques incarnés comme « Otto de Bismarck », le « baron de Courcel » et d’autres représentants présents à la conférence de Berlin, on trouve « Saïdou Bokoum – Aide du service d’embauche et ministre de la Guerre de Foufafouï » et « Soriba Kaba – Responsable du service d’embauche et Premier ministre de Foufafouï », ce dernier étant le « président de la République de Fatala », pays fictif soumis aux défis du développement postcolonial, où la lutte contre les puissances étrangères prend des faux airs de dictature révolutionnaire.
77« Cham » ou « Non ! » ou « Maudit soit Cham » constitue ainsi une réponse au défi artistique que posait Souleymane Koly au Kaloum Tam-Tam en 1971, avant de quitter Paris la même année pour Abidjan : « Endosser pleinement ses responsabilités face à l’exploitation et aux dictatures dont est victime l’Afrique actuelle85 ».
Perspectives
78Le Kaloum Tam-Tam aurait surgi dans l’avant-garde théâtrale avec une forme nouvelle déterminée par un dispositif artistique précis, inspiré du kotèba, lui permettant de prendre part à « la quête de l’art total86 » selon l’expression de Xavier Garnier qui caractérise la production théâtrale africaine des années 1970. Pour conclure avec le programme d’un travail à poursuivre, il est possible, à partir de ces différentes traces fictionnelles et matérielles, d’approfondir l’étude de la place du Kaloum Tam-Tam dans la triple histoire du théâtre qu’il condense. D’une part, en s’attachant aux circulations d’acteurs entre les troupes d’avant-garde sur la scène parisienne, ainsi qu’à l’histoire des troupes postérieures créées par les fondateurs de l’ensemble à partir de leur premier laboratoire théâtral. D’autre part, en analysant les interprétations et les formes différenciées que Saïdou Bokoum et Souleymane Koly développeront de leur source d’inspiration commune : le kotèba.
79Le départ pour la Côte d’Ivoire de Souleymane Koly en 1971 marque une césure dans l’histoire du Kaloum Tam-Tam, mais pas la fin des collaborations entre les membres restés à Paris. Ahmed Tidjane Cissé devient directeur artistique des Grands Ballets d’Afrique noire (Ensemble Moneba), troupe fondée par Jean-Luc Bangoura, tout en poursuivant ses spectacles avec Saïdou Bokoum. Le Kaloum Tam-Tam change de nom pour devenir Masques. La troupe, composée notamment de Sidiki Bakaba, Ahmed-Tidjani Cissé, Saïdou Bokoum et Khady Thiam, sa regrettée épouse, retrouve les planches du festival d’Avignon en 1974, année de la sortie de Chaîne. Bokoum y présente sa première pièce écrite en solo : Dépossession. Cette pièce sera ensuite sélectionnée pour représenter la zone Europe au Festival mondial des arts nègres, en anglais World Black and African Festival of Arts and Culture (FESTAC), à Lagos en 1977.
80Quant à Souleymane Koly, la création de son Kotéba d’Abidjan en 197487, répondant précisément à son manifeste théâtral de 1971, le place en position de pionnier du théâtre africain en Côte d’Ivoire selon la thèse de Koulsy Lamko88. Voici l’interstice par lequel le travail précédent de Koly au sein du Kaloum Tam-Tam pourrait bouleverser quelque peu la chronologie du théâtre africain. Les formes théâtrales de recherche africaines – Garnier cite notamment le Théâtre Rituel de Werewere Liking et Marie-José Hourantier ou le Digida de Bernard Zadi Zaourou – apparaissent en Côte d’Ivoire à partir du milieu des années 1970, avec Niangoran Porquet et sa « griotique » en éclaireur à la fin de la décennie précédente89. Les traces matérielles de l’existence du Kaloum Tam-Tam et de son réemploi du kotèba dès la deuxième partie des années 1960 pourraient signaler l’antériorité du travail de Koly, oscillant entre recherche artistique et volonté de créer une troupe professionnelle au service d’un théâtre populaire90. À la confluence de plusieurs esthétiques, africaines et européennes, le Kaloum Tam-Tam gagnerait ainsi à prendre toute sa place dans l’histoire du théâtre, comme un précipité méconnu de l’effervescence culturelle et politique de son époque.