Colloques en ligne

Dominique Ranaivoson

Quand la littérature remplace l’histoire et reconstruit la mémoire : Ranavalona Ière, reine de Madagascar vue par les écrivains

1L’historien français Henry Rousso observe comment les sociétés contemporaines gèrent leur passé, en particulier le passé traumatique, en déployant des politiques mémorielles qui tendent à orienter la mémoire collective. Il caractérise notre régime d’historicité par un « présentisme » défini par François Hartog1 et consistant à renoncer à la vision dynamique et progressiste des Lumières et du positivisme2 qui valorisaient l’oubli des épreuves. Rappelons comment les guerres civiles avaient marqué la mémoire française quand Ernest Renan, dans son discours sur la nation3, préconisait d’« oublier la St-Barthélémy », comment le général de Gaulle réintégra les vichystes et comment le président Mitterrand amnistia l’OAS4. Tous voulaient privilégier des jugements rétroactifs du passé au nom des valeurs du présent devenues absolues. Les politiques de mémoire qui en découlent, et qu’Henry Rousso juge à présent universelles à partir de la « mémoire matricielle »5 de la Shoah, obéissent à « la nécessité impérieuse de se libérer du poids des morts »6. Pour ce faire, l’écriture et la transmission de l’histoire entretiennent la victimisation plus que l’héroïsation, au prix d’une nouvelle sélection dans les savoirs qui irait jusqu’à déplacer ou entretenir ce qu’un autre historien, Marc Ferro, directeur du Livre noir du colonialisme7, a appelé les « tabous de l’histoire » en posant la question : « aussi pour déceler les tabous, faut-il reconsidérer les modes de production du discours historique […] de quels types d’archives ils émanent »8.

2Nous nous proposons ici d’explorer un pan de l’histoire de Madagascar et plus particulièrement le règne de Ranavalona Ie. Cette femme qui régna trente-trois années (1828-1861) d’une main de fer a elle-même imposé des tabous sur l’histoire et continue de dominer les imaginaires. En témoigne, par exemple, le titre de couverture de la Revue de l’océan Indien de janvier 1998 qui annonce en rouge son palmarès « Ces femmes qui nous gouvernent », illustré de son portrait9.

3Nous parcourrons les formes de sa présence continue dans la production littéraire malgache et française et la mémoire contrastée dont elle témoigne.

4Observer qui s’empare de cette figure dominante, pour écrire quoi et comment, revient à analyser comment la littérature participe, à l’insu des auteurs parfois, de cette production qui oriente les mémoires. Henry Rousso le souligne : « l’histoire repose sur une narration »10. Or, cette narration, ou « grand récit », n’est l’apanage ni des historiens ni de l’institution scolaire ou académique. Sans appartenir au canon historique, les productions littéraires diffusent des images qui seront autant d’éléments dont s’empareront les imaginaires.

5Cette production au carrefour de l’histoire et de la fiction reposera la question du présentisme dans la mesure où ce passé semble sans cesse relu, au détriment des archives, au prisme des valeurs du présent. Cette littérature multiforme risque, à son tour, de devenir archive et donc lieu matriciel, cette fois du temps présent.

6Cependant, avant de voir quelles visions elle sert, il nous faut revenir sur la trajectoire humaine et politique de cette reine hors-norme.

Les faits

7Au XIXe siècle, la Grande Île de Madagascar est divisée en royaumes avec, en son centre, l’Imerina, dont les souverains vont entreprendre de conquérir militairement les régions périphériques. En 1820, quand le roi Radama Ier meurt, un groupe de militaires organise un coup d’État11 et installe sur le trône une de ses veuves sous le nom de Ranavalona Ie. Elle se révèle alors une autocrate féroce qui fait assassiner les prétendants au pouvoir et impose un nouvel arbre généalogique dont sont effacés les noms des deux survivants en fuite et prétendants putatifs. Aussi autoritaire qu’illettrée, elle rétablit le culte des idoles, combat farouchement les chrétiens déjà très nombreux et tout ce qui vient de l’extérieur, qu’elle considère comme dangereux pour l’identité « ancestrale » des Malgaches. Au nom de cette « pureté », elle rompt les traités, chasse les étrangers (commerçants et missionnaires)12, interdit les écoles, le christianisme, l’usage de tout livre et de l’anglais, les relations commerciales (sauf celles qui enrichissent son entourage). Inversement, elle réintroduit des rites d’ordalie (justice par poison) auquel elle soumet arbitrairement des milliers13 de gens, guerroie à l’extérieur du royaume, assassine à l’intérieur14, martyrise en public ses compatriotes chrétiens15, vend les prisonniers comme esclaves. La population chute dans des proportions importantes (des villages entiers disparaissent), l’économie est en crise sauf quelques complexes industriels16 auxquels elle fournit des milliers d’esclaves. Personne, même à la cour, n’échappe à une sanction mortelle inopinée. Les historiens Randrianja et Ellis comparent cette crise démographique à celle qui, du fait des traites (arabes à l’Est et transatlantique à l’Ouest), vida l’Afrique17.

L’historiographie

8Les lettrés ayant été chassés, les témoignages sur elle seront recueillis à l’extérieur, principalement à Maurice18 où fuient quelques chrétiens malgaches et en Angleterre où le pasteur William Ellis publie dès 1838 son History of Madagascar19. Simon Ayache a donné en 1975 une analyse précise de ce corpus20 qui a circulé d’abord en Europe. L’autrichienne Ida Pfeiffer, qui a rencontré la reine et ses proches, témoigne de sa « cruauté inouïe » et sa « haine des Européens »21 dans un récit qui circule dans toute l’Europe22. À Madagascar, le chroniqueur Raombana (1809-1855) emploie les termes de « révolution », de « complot » et décrit une femme dont le règne, « sans égal dans l’histoire d’aucune nation de la terre, présente le plus horrible spectacle, inouï de cruauté et de meurtres perpétrés de sang-froid »23.

9À partir de 190524, tous les historiens25 vont entretenir cette image de reine sanguinaire. Cependant, les débats des universitaires et des responsables politiques, en particulier les anti-colonialistes, ont nuancé ces accusations en voyant en elle une proto-nationaliste. Le communiste français Pierre Boiteau propose une vision nationaliste de l’Île sans mentionner le coup d’État : « Jusqu’au bout, elle lutta farouchement pour préserver son pays de l’intervention étrangère […] elle sut défendre sa souveraineté »26. Il se réfère en cela explicitement à Raymond-William Rabemananjara qui avait ainsi exalté la souveraine en parlant de l’« œuvre continue » de la monarchie dont les buts « essentiels » sont « la sauvegarde de l’intégrité nationale et le développement du progrès et de la civilisation » ; il parle de « politique de fermeté et de neutralité » de la part d’une souveraine « rigoureuse dans ses principes »27.

10La fiction, plus populaire, se fait l’écho de l’ensemble des positions et, surtout, témoigne de la présence continue de cette femme dans les mémoires.

L’entreprise littéraire malgache

11Jacques Rabemananjara est revenu toute sa vie sur cette reine avec laquelle il semble entretenir un rapport ambivalent. Quand il fonde en 1935 sa Revue des Jeunes de Madagascar, il annonce vouloir « ressusciter de l’oubli les grandes figures de l’ancien temps pour réveiller le génie national de son long assoupissement »28. Il publie dans sa seconde livraison un étonnant et très long article : « Le secret de Ranavalona Ie ». En épigraphe, une citation du pasteur Mondain : « ce qui a caractérisé, en grande partie, le règne de Ranavalona Ie c’est la méfiance et l’hostilité manifestée par cette reine contre tout ce qui était européen »29. Il donne d’abord de la reine un portrait entièrement à charge : le premier sous-titre « Inhumaine. Cruelle. Sanguinaire » commence par une description qui relève de la geste :

Son nom s’écoule des lèvres comme une réplique de haine et de vengeance, un vallonnement sinueux de flots pourpres, un zigzag zébré de sang, un déroulement de mystère païen et d’évocation sombre qui forment autour de sa mémoire des volutes de gestes barbares, des vagues de souvenirs féroces, une vaste étendue liquide où près de deux cent mille victimes ont apporté le tribut de leur vie et déversé l’innocence parfois splendide de leurs jours30.

12Il rappelle d’abord sa violence à l’encontre de l’entourage de Radama Ier, qualifié d’ensemble de « compétiteurs gênants », puis qu’elle a « mis à mort les beaux princes du sang royal » : « le meurtre, l’assassinat impitoyable engendre l’acte préparatoire » ; « elle enjambera, superbe et sans frissons, des cadavres comme des degrés de vil escalier royal ou d’ascenseur ». Il la traite de « couleuvre ardente » qui vomit « une vindicte atroce et impitoyable ». Il évoque son paganisme, ses « ténèbres païennes », ses « orgiaques saturnales » qui expliquent sa violence car « la terreur escorte toute notion de grandeur chez les païens ». Enfin, il insiste sur sa soif de pouvoir sans limites, son « implacable grandeur » et l’« ivresse qu’elle en tire ». Il la compare à ses contemporains : « si elle avait pu écrire, elle aussi, son Mein Kampf ; son « bizarre patriotisme est l’éclosion avant terme d’un racisme hitlérien », « elle mérite qu’on lui consacre une sauvage symphonie héroïque à la Wagner ». Il cherche ensuite à comprendre, dans une approche psychologisante, une « inquiétude sympathique » pour « saisir l’âme », la « clé de l’énigme » en s’observant soi-même : « À pénétrer son secret, on subit de singulières attractions et de troublantes répulsions ».

13Dans un second temps, cette investigation va trouver à la reine « quelque chose de farouchement fascinant. Une sorte de beauté mâle ». Et de la traiter de « Sémiramis malgache […] transcendante » car portée par une âme « qui porte un caractère d’universelle grandeur et d’éternelle portée : son patriotisme vigoureux ». Il veut dissocier les actes dénoncés de leur motivation, la lutte pour la préservation de ce qui est « essentiel et original du Malgache ». Toute sa violence ne serait alors que « réaction », « lys noir jailli des entrailles de l’humus païen » voire « défi » à l’ouverture mise en œuvre par son prédécesseur Radama Ier qualifiée d’« abdication nationale » qui bafoue le « génie national », qui tue la « nationalité malgache ».

14À travers ce portrait psychologique d’une reine violente perce l’analyse des questions qui assaillent Rabemananjara en 1935 : comment trouver le positionnement politique qui assurerait une juste distance entre l’ouverture dangereuse incarnée par Radama, « le triomphe de l’européanisme » dit-il, et une réaction crispée, un nationalisme louable mais violent ? Cette cruelle alternative représente déjà sa situation qui s’accentuera au fil des années. Le traumatisme laissé par la reine lui permet de mettre en scène son propre dilemme : « l’idée d’une évolution de la race par l’efficacité d’une civilisation étrangère leur apparaît sous un faux jour de farce et de supercherie ». Mais comment échapper à cette « conversion » forcée qu’il voit comme un abandon des « nuits millénaires » et de leurs « rites » (termes employés en 1935 qu’il reprendra comme titres de recueils vingt ans plus tard) qui font la « nationalité malgache » sans utiliser la violence sous l’influence du « milieu » ? Ranavalona et son « problème » devient l’emblème d’une situation personnelle et collective si bien que la conclusion résonne comme une menace : « pour bien se défendre, il faut prendre l’offensive ».

15Soixante ans plus tard, dans Le Prince Razaka31, il revient sur l’accession de la reine au pouvoir en 1828. Il accuse « l’usurpatrice » par six fois en rappelant qu’elle « et ses conseillers avaient assassiné tout le support de la lignée » (p. 43), sauf son aïeul, échappé dans l’épaisse forêt du Nord-Est et dont le nom déclaré tabou (fady32) fut ôté des généalogies33. Il rappelle qu’elle était « ignorante, non préparée à jouer un tel rôle [reine], bourrée de complexes et dévorée de superstition » puis, sous la pression du clan qui l’avait installée, « foncièrement hostile à la politique d’ouverture à l’Occident imposé par Radama », son prédécesseur. Il en fait le « jouet des conjurés », « puppet » selon, dit-il, les termes de son aïeul le survivant dans son diary 34.

16Auparavant, entre 1942 et 1947, il avait écrit une pièce de théâtre, Les Dieux malgaches, sur l’assassinat en 1863 de Radama II, le fils de Ranavalona Ie. La cour reproche au jeune roi de laisser le pays aux mains des étrangers. Les tenants de la tradition, qui ont le devin à leur tête, se réfèrent aux dieux et à la défunte reine : « Faut-il oublier l’héritage ancestral ? […] Ignorez-vous de qui vous êtes le fils ? ». Ce à quoi le jeune roi répond :

Je respecte ma Mère et sa grande mémoire.
Je sais de quel éclat brille sur nous sa gloire.
Mais dois-je, de son règne admirant le succès,
Reproduire à mon tour la faiblesse et l’excès ?

17L’auteur a justifié ces allusions dans la didascalie précédente où le roi « semble plongé dans le souvenir de sa mère, la Grande qui fit périr plus de deux mille de ses sujets convertis au christianisme. Cette vision de sang... »35. Le fils fait malgré cela l’éloge de son œuvre politique :

Le Nord se soulevait. Le Sud se révoltait.
L’Est nous montrait l’émail de ses dents carnassières
Et l’Ouest ses crocs hérissés…
Ma mère monta au trône : ils se sont dispersés. […]
Ma mère agit, et sans bataille,
Par sa haute sagesse et sa claire raison
Fait de nouveau briller l’azur à l’horizon…36

18Dans une atmosphère lugubre, par le devin invoquant la reine, le dramaturge rappelle les positions de chacun :

O Ranavalne ! O toi, Sainte parmi les Saintes,
Dont l’ombre tutélaire erre dans nos enceintes […]
Reine, rappelle-toi les objets de ta haine […]
Chassez de l’Occident les perfides mystères :
Ramenez votre peuple à la foi de ses pères37

19La pièce l’associe donc au crime, à la haine de l’Occident mais aussi au paganisme considéré positivement comme la religion « authentique » des Malgaches et à l’unité du royaume. Pourtant, les louanges lui sont adressées par les tenants d’une tradition qui — la pièce est construite autour de ce fait — aboutit à l’assassinat du roi.

Du martyrologe au débat politique

20Les écrivains malgaches étant souvent issus des milieux lettrés et chrétiens, nous ne serons pas étonnés de trouver une production littéraire dédiée à la mémoire des martyrs qui, inversement, entretient l’idée de monstruosité de la souveraine. Le pasteur Rabary, déjà cité, écrit Rasalama Maritiora [la martyre Rasalama] pour entretenir le souvenir de cette jeune femme tuée en public à coups de sagaie en 1837.

21L’écrivain polygraphe Dox écrit plusieurs pièces de théâtre inspirées par le règne de Ranavalona Ie : Mavo handray fanjakana [Mavo prend le pouvoir] en 1958, Tsimihatsaka et Ny Ombalahibemaso en 1960, Andriamihaja et Rasalama Maritiora en 196138. Ces pièces commandées par des églises entendent entretenir la mémoire des martyrs. Cependant, l’écrivain ne s’en tient pas à une simple fresque historique hagiographique mais problématise les situations et les articule à celles qu’il a rencontrées personnellement ou celles qu’il juge importantes pour la jeunesse à laquelle il s’adresse. Haja Ravaloson, metteur en scène qui a remonté Tsimihatsaka en 2001 devant mille personnes souligne le soin avec lequel Dox s’était documenté pour écrire sa pièce et en même temps comment il y a introduit « une réflexion sur la citoyenneté et l’identité malgache ». Il repère l’évocation, dans une pièce située en 1837, de comparaisons avec les mouvements nationalistes de 1915 et de 1947. Il cite le prologue : Derao ny Tompo Andriamanitra nanorina ny Fanjakany amin’ny firenenantsika 39 et commente la position originale de l’auteur : « il plaide pour l’engagement des chrétiens en faveur du nationalisme […] ses personnages luttent pour être des Malgaches au service de leur patrie : Ranavalona en tuant ceux qui adhèrent à la religion dangereuse des étrangers, les chrétiens en ne cessant de la servir »40. Élie Ramanindraibe montre de la même manière comment Andriamihaja, qui a pour sujet l’assassinat de son amant par la reine, peut devenir un drame « à la Corneille » (Dox avait traduit Le Cid) : « le dilemme de la reine Ranavalona est particulièrement cruel car elle est partagée entre son amour et la nécessité politique de faire respecter les traditions et de préserver son pouvoir ». Il voit dans le prince sacrifié l’incarnation de « l’honnête homme » et dans sa mort et la folie qu’elle déclenche chez la reine l’écho des classiques européens41 autant que le symbole du drame absolu.

22Charlotte Rafenomanjato (1936-2008) écrit la pièce L’Oiseau de proie42 en 1989, au moment de la dictature Ratsiraka caractérisée par des assassinats politiques et un discours anti-occidental. Le prologue, comme dans le livre biblique de Job et le Faust de Goethe, montre Dieu et le diable convenant des limites au mal sur la terre, où Ranavalona incarne le mal. La suite présente une double intrigue, sentimentale et politique, à la cour de son prédécesseur Radama Ier, entre 1823 et 1828. La pièce se clôt par la mort du roi et, ce qui semble le message, les querelles de succession et l’annonce des assassinats, hors-scène. Aucun lien n’est explicitement fait entre le passé et le présent mais le lecteur avisé aura reconnu les mêmes procédés que ceux des Dieux malgaches pour parler du présent et les allusions à la fermeture politique du contexte d’écriture.

23Enfin, le premier roman historique en français de Naivo, Au-delà des rizières43, donne la parole à deux personnages, un esclave et une jeune campagnarde, au moment où les missionnaires anglais apportent des changements tandis que les structures sociales sont ébranlées par le nouveau pouvoir. Si les faits demeurent à l’arrière-plan de l’aventure, leurs conséquences sont illustrées par les situations que subissent les personnages : statut de l’esclave, bouleversement des castes, réintroduction et usage arbitraire ou malin du tanguin44, conversion et martyre de certains, fuite d’autres. Des nobles mis en scène qualifient la reine d’« usurpatrice » qui « ne craint pas de trahir la parole de Nampoina et de Radama [ses prédécesseurs légitimes] »45. Mais le romancier ne verse pas dans l’hagiographie chrétienne : le missionnaire est plutôt antipathique et son impact bouleverse l’ordre de la société autant que l’arbitraire mortel de la souveraine. Le roman livre à la réflexion des lecteurs avisés la description d’un moment où les fondements d’une société sont ébranlés par des facteurs exogènes et endogènes contradictoires :

En vérité, l’époque n’inclinait pas à l’optimisme. Le royaume traversait une période particulièrement agitée. Plusieurs provinces étaient proches de la rébellion. Les guerres de conquêtes lancées par les souverains merinas depuis plusieurs décennies avaient semé la haine et le désir de vengeance aux huit faces de la Grande Île46.

24Il n’est plus question de nationalisme mais bien de la prise en compte de la complexité interne à ce qui n’est pas encore une nation et, dans un parallélisme qui n’est pas explicite, d’une réflexion sur la situation contemporaine où d’autres facteurs, exogènes aussi, apportent ou risquent d’apporter des bouleversements dans la société malgache.

25Cet important corpus indique que cette reine et sa politique pour le moins controversée continuent de susciter des réflexions transposées au contexte d’écriture de ces œuvres. Sa représentation dans les œuvres européennes sera beaucoup schématique.

La veine romanesque européenne

26La reine Ranavalona Ie a aussi durablement fasciné les Européens héritiers de traditions dynastiques, de la loi salique et d’une image des colonisés comme de grands enfants. Elle contredit tous les clichés, si bien qu’elle a suscité ce qu’Henry Rousso nomme une lecture freudienne de certains événements ou problèmes historiques « par importation de concepts dans le champ de l’histoire »47. Nous utiliserons celui de « fascination / répulsion » pour rendre compte à la fois de l’insistance des écrivains sur sa cruauté et de ce qui peut sembler une obsession proche du voyeurisme sans problématisation.

27Un des premiers romans français est Ranavalo I. Histoire à peine romancée48 de la romancière et voyageuse Myriam Harry (1869-1958), publié en 1939. Invitée par le Gouverneur général Cayla qui aime que les écrivains vantent son île, elle a sillonné pendant six mois Madagascar en 193849 et, comme pour ses nombreux autres romans issus de ses périples, a soigneusement compilé des documents. Elle les intègre dans un roman qui s’ouvre sur l’épigraphe des Goncourt : « L’histoire est un roman qui a été, le roman de l’histoire qui aurait pu être ». La vie de la reine est présentée par une succession de portraits et d’épisodes détaillés soulignant sans commentaires son paganisme et ses excès. Cette distance produit, par contraste avec le temps de l’écriture qui est celui d’une colonisation s’identifiant à la civilisation humaniste, un jugement sur ces temps caractérisés par ce qui peut se résumer par le terme de barbarie. Elle analyse ainsi la fermeté de la reine : « le christianisme se présente donc à la reine non seulement comme un sacrilège mais comme un crime politique »50. S’adressant à son lectorat français, elle désigne la cité industrielle de Mantasoa, construite par le Français Jean Laborde, comme « le Creusot français » dont le palais serait le « Versailles noir »51.

28Plus récent est le Ranavalo, reine cruelle de Pierre Sogno, construit de la même manière avec les mêmes références et pratiquement les mêmes scènes. L’auteur met en scène les deux Français qui bénéficièrent des largesses de la reine pour leurs entreprises industrielles, Jean Laborde et Napoléon de Lastelle. Il introduit par leur bouche une interprétation pour le moins tranchée :

Mais son comportement ne présente-t-il pas au moins une constante ? demandait Jean.
— Je ne vois guère que la cruauté.
— L’indépendance de son pays, assurément. Toutefois les moyens qu’elle utilise nous paraissent bien déconcertants. Elle possède un esprit réaliste que le caractère superstitieux et irrationnel de son peuple l’oblige à envelopper de complications parfois saugrenues. Du moins, saugrenues pour nous52.

29Et voilà Ranavalona reléguée au rang de personnage-type qui sert de preuve au caractère irrémédiablement impénétrable de l’« Autre ». Le romancier sature son texte des détails collectés dans sa documentation préparatoire (les mêmes que Myriam Harry) mais n’introduit aucune problématique politique ou sociétale sur le pays, passé ou présent. Ils présente les chrétiens selon la perspective de la reine dans un discours rapporté qui les qualifie d’« éléments précurseurs d’une invasion étrangère »53.

30Plus récemment, la Française Laurence Ink, installée à Madagascar, publie en France en 2001 Chants de corail et d’argent, un roman historique centré sur Jean Laborde. Elle retrace sa vie et donc toute la période des règnes de la reine puis de son fils Radama II. Au soir de sa vie, dans une posture distanciée, Laborde évoque sa fascination, sa carrière personnelle garantie par la souveraine puis sa caution au complot de 1857 quand « le joug s’appesantissait »54. On retrouve les mêmes scènes que dans les romans précédents, le bain, les entrevues, la chasse aux bœufs sauvages, la persécution des chrétiens, la haine des Blancs. La romancière s’efface devant son personnage Laborde qu’elle entend suivre dans son ascension et sa chute grâce et à cause de Ranavalona Ie.

31Les écrivains français, quelle que soit l’époque à laquelle ils se réapproprient cette histoire, adoptent une position beaucoup plus distanciée où le personnage de la reine idolâtre et illettrée devient de manière déréalisée l’incarnation du stade pré-civilisé. La mettre en scène permet de faire un portrait caricaturé des ennemis de l’Occident et donc de valoriser l’œuvre de celui-ci.

Conclusion

32Ranavalona Ie continue ainsi, indépendamment des archives, d’alimenter les imaginaires des écrivains dont les textes vont, à leur tour, entretenir l’image de Madagascar comme une île particulière où des femmes d’exception se sont jadis levées. La littérature devient alors non seulement le conservatoire de l’histoire mais aussi le lieu de l’élaboration de mémoires contradictoires. Dans un pays qui refuse les jugements au nom d’une solidarité (fihavanana), le travail de la littérature ne sera pas de juger des personnes mais plutôt d’exalter, dans une posture que Rousso nomme « victimaire », ce que Ranavalona a combattu : le paganisme d’une part, l’intrusion étrangère d’autre part. Chez les Malgaches, elle sert à interroger les liens entre le nationalisme et le christianisme tandis que chez les Français elle reste l’incarnation de la barbarie.