Le Biafra en mal d’archives : le suintement d’une littérature de témoignage
1De mai 1967 à janvier 1970, la guerre du Biafra, intervenant après des années d’inégalités criantes entre les régions et suivant les pogroms anti-Igbo de 1966-67, a déchiré le Nigeria, entraîné des millions de morts et déstabilisé durablement la fédération. Les gouvernements nigérians successifs ont ensuite choisi d’étouffer la mémoire du conflit, tandis que les survivants, traumatisés par leur expérience, se taisaient. Les archives régionales et nationales n’ont elles-mêmes gardé que peu de traces de cette période, et les ruines des bombardements ont peu à peu été rasées pour faire place à de nouvelles structures. On montre ici comment le silence programmé sur la guerre du Biafra et son corollaire, l’absence quasi-totale de musées mémoriels physiques et d’espaces de discussion sur le sujet, ont entraîné un glissement des témoignages vers la littérature, aussi bien en igbo qu’en anglais.
2On considérera ici les récits autobiographiques évoquant cette période, mais aussi ceux qui jonchent la littérature publiée après-guerre. Aka Weta (1982), le seul recueil de poésie en igbo d’Achebe et Obiora Udechukwu, There Was a Country, dernier ouvrage d’Achebe, paru en 2012, et Half of a Yellow Sun [L’Autre Moitié du soleil] (2006), deuxième roman de Chimamanda Ngozi Adichie1, ne sont que trois œuvres parmi des dizaines d’autres, nourries de souvenirs personnels et de conversations familiales. Ces témoignages tiennent aujourd’hui lieu d’archives, rendant compte de la façon dont ce conflit a bouleversé l’existence de ceux qui l’ont vécu, et reconstituant ainsi tant bien que mal, année après année, les archives enfouies.
3L’ouvrage bilingue rédigé par les soins de l’Ambassade de France à Lagos2 rappelle qu’
[e]ntre 1960 et 1967, la vie politique nigériane est dominée par les conflits régionaux qui s’exacerbent à partir des élections fédérales de 1964. À la dégradation du climat politique, à la montée des menaces de sécession, répond l’augmentation de la violence et de l’insécurité. Au début de janvier 1966, le premier ministre Tafawa Balewa se déclare impuissant à résoudre la situation. Dans ce contexte, le 14 janvier 1966, un violent coup d’État met fin à la première république et entraîne l’assassinat de nombreuses personnalités.
4Un nouveau coup d’État porte ensuite au pouvoir le général Ironsi, un Igbo, assassiné à son tour le 29 juillet de la même année. Plusieurs mois d’instabilité s’ensuivent et la situation du pays s’aggrave rapidement. Pendant l’été et l’automne de 1966, plusieurs villes du nord sont témoins de pogroms et près de deux millions d’igbos sont exterminés3. Les Igbo, leur sécurité menacée, refluent alors de tous les coins de la fédération vers le sud-est, leur terre ancestrale. Le 30 mai 1967, le lieutenant-colonel Odumegwu Ojukwu, gouverneur militaire du Nigeria oriental, après une vaine tentative de conciliation, cède à la demande igbo et proclame la République du Biafra, du nom de la baie du Biafra (sur l’Atlantique), qui regroupe les États du Centre-Est, du Sud-Est et des Rivières où les Igbos étaient l’ethnie dominante4. Le 6 juillet, c’est la guerre.
Un conflit oublié
5De mai 1967 à janvier 1970, la guerre du Biafra va déchirer le sud-est du Nigeria. Ce conflit intervenant après des années d’inégalités criantes entre les régions et suivant les pogroms anti-Igbo de 1966-67 aux mains des Hausa et des Peuls, principalement au nord du pays mais aussi dans le reste de la fédération, a entraîné des millions de morts et déstabilisé durablement la fédération.
6La capitale a d’abord été Enugu, mais après la prise de la ville, Aba, Umuahia et Owerri ont successivement servi de capitales. Les bombardements systématiques d’objectifs civils, marchés et hôpitaux en particulier, et la reprise rapide par le Nigeria de tous les ports maritimes, ont coupé le nouveau territoire de l’extérieur. Le blocus économique et financier imposé au Biafra et le soutien logistique des puissances étrangères vont transformer le conflit en une lente strangulation et provoquer une famine généralisée et des morts dont le nombre, jamais officiellement reconnu mais confirmé par de nombreuses sources missionnaires et journalistiques, a été d’environ trois millions dont de très nombreux enfants. En 1969, Umuahia devient la capitale d’une nation rétrécie comme une peau de chagrin dont le territoire n’est plus que de 32 x 64 km5. Acculé militairement et gravement affaibli humainement, le Biafra capitule le 15 janvier 1970. Une séquence vidéo vidéo de la BBC du 5 juillet 2017, « Nigeria’s Civil War explained », résume aujourd’hui le conflit avec clarté et objectivité6.
7La commission de réconciliation prévue n’a jamais pu aboutir. Les gouvernements nigérians successifs ont ensuite choisi d’effacer la mémoire du conflit, refusant d’intégrer cette période aux manuels et cours d’histoire à tous les niveaux de l’enseignement, altérant la carte de la côte7 et interdisant la mention du Biafra, tandis que les survivants, traumatisés par leur expérience et réduits à la misère, se taisaient. Les archives régionales incendiées n’ont gardé que peu de traces de cette période, et les ruines des bombardements ont peu à peu été rasées pour faire place à de nouvelles structures. Les ouvrages sur le conflit, surtout préoccupés d’en expliquer les tenants et les aboutissants sur les plans militaire, politique et économique, ne rendent pas compte du quotidien des populations.
L’émergence récente d’une mémoire collective de la guerre civile du Nigeria est un effort de mise à jour et de reconstruction du passé du pays. Cette reconstruction inclut le besoin de mémorialisation, par le biais de commémorations publiques, de musées et de monuments. On constate cependant un manque de débats publics sur la guerre Nigeria-Biafra et sa centralité dans l’histoire du Nigeria contemporain. Il y a eu une tentative systématique d’oubli de la guerre, alors même que les séquelles du conflit continuent à impacter une grande partie de la vie nationale du Nigeria actuel8.
8Ces souvenirs douloureux d’un quotidien bouleversé ont marqué les arts et les lettres, touchant tous les genres, dans un pays où, pour Achebe et bien d’autres écrivains, écrire était « une obligation morale »9. Cette étude offre un panorama des témoignages s’exprimant aussi bien en igbo qu’en anglais à travers les ouvrages autobiographiques et la littérature10, qui tiennent aujourd’hui lieu d’archives écrites, rendant compte à leur manière, de façon indirecte et parfois voilée, des destructions causées par les bombardements et de la façon dont ce conflit a bouleversé l’existence de ceux qui l’ont vécu. Ce faisant, ils reconstituent ainsi tant bien que mal, année après année, les archives enfouies.
Essais et autobiographies
9La guerre ne favorisait ni la production littéraire ni les journaux de bord – à l’époque, les Igbos « cherchaient à survivre à tout prix […], appelant de leurs vœux la fin du conflit pour pouvoir partager leur expérience de guerre avec leurs amis de l’autre côté »11. La situation politique du pays au sortir de la guerre n’était guère plus favorable à de telles publications, et le lectorat ne tenait pas à se rappeler un conflit qui avait déchiré la fédération12. Une distanciation était, de plus, essentielle à la lente convalescence des survivants, à la recherche des mots, de l’objectivité et de l’authenticité des témoignages13. Les femmes, en particulier, « ont lutté sur tous les fronts pour tenter de ramener la situation à la normalité (ou du moins à son apparence) – une tâche qu’elles considéraient comme une obligation morale et un devoir civique »14. C’est le cas de Rose Njoku (1986)15, de Leslie Ofoegbu (1985)16 et de Rosina Umelo (2018)17.
10Leslie Ofoegbu, Écossaise mariée à un Igbo et arrivée elle aussi au Nigeria en famille peu de temps avant le conflit, se fait l’écho, dans Blow the Fire, de l’enthousiasme des premiers jours au Biafra, en juin 1967 : « La joie régnait dans tout le nouvel État. Les gens ordinaires n’avaient aucune idée de ce qui allait suivre. Ils étaient des milliers à se précipiter vers les centres de recrutement de l’armée biafraise »18. Ofoegbu décrit son propre texte comme « le compte rendu de nos expériences familiales » écrit de mémoire et basé sur des notes, un journal personnel et les photocopies de lettres envoyées à la famille et aux amis pendant la guerre19. C’est l’histoire d’un couple qui, ayant choisi de rester ensemble dans le conflit, élève trois enfants tout en prenant en charge un grand nombre d’orphelins. Ofoegbu20 nous présente Nnenna, la fillette abandonnée, souffrant de kwashiorkor et « mendiant un repas par-ci, un matelas par-là et reprenant sa route dès qu’elle se sentait plus forte. Une image sinistre de la vie pour un enfant qui n’avait pas l’air d’avoir plus de trois ou quatre ans » au moment où le couple la recueille. « Au début de 1967, il y avait plus de deux cents femmes étrangères mariées à des Igbos ou à d’autres Nigérians de l’Est et vivant dans la région qui allait être affectée par le conflit ; à la fin de la guerre, elles n’étaient plus qu’une quinzaine »21.
11Le récit autobiographique d’Ofoegbu témoigne de la lutte quotidienne de celles qui avaient choisi de rester. Sept parents proches des Ofoegbu moururent en moins de trois ans, et « aucune famille n’échappa à la faucheuse »22. La perte des routines journalières, des calendriers et des habitudes des temps de paix amène les écrivaines à magnifier, comme à la loupe, les petits détails et les objets de tous les jours, les nécessités tenues pour normales auparavant comme l’eau courante, ou les plus petits événements comme l’achat d’une paire de rideaux ou le plaisir d’une tasse de thé. Dix ans après la guerre, Ofoegbu justifiait la publication de son ouvrage en insistant sur le besoin urgent d’offrir au public autre chose que les comptes rendus des militaires et des politiciens — l’histoire toute simple de familles qui ont tout perdu par suite de circonstances qui les dépassaient, et d’un traumatisme qu’il fallait exprimer, pour éviter, selon les mots d’un autre titre, « qu’il revienne jamais »23. C’est aussi une précieuse leçon de vie qu’il lui fallait transmettre — « nous avons pensé que ce récit faisait partie de l’héritage [des enfants] »24.
12Les mémoires de Rosina Umelo25, qui lui ont finalement permis de partager, « en mémoire de ceux qui n’ont pas survécu », le quotidien au Biafra à partir de notes griffonnées au fil des mois de guerre puis dactylographiées en 1979, sont par bien des aspects similaires à ceux de Leslie Ofoegbu. Arrivée au Nigeria en 1964 avec son mari et ses trois premiers enfants, elle a vécu le traumatisme des trains ramenant du Nord les survivants des pogroms de 1966 : « Les rapports des blessés mutilés à la hache ou à la machette, muets ou hystériques, sous le choc, provoquaient un frisson de dégoût. Nous entendions parler de gens pourchassés comme des animaux, battus, brûlés, enterrés vivants, d’yeux arrachés, de mains coupées. Une affiche montrait un corps sans tête trouvé dans un train »26. Elle décrit encore le sentiment de rejet et l’isolation croissante des Biafrais, l’armée biafraise inexistante et les changements progressifs rendus nécessaires par le blocus : les nouvelles plaques minéralogiques des voitures, les nouveaux timbres, la fermeture des écoles, l’exode, les bombardements de marchés sans défense, de civils « sans aucune chance de représailles ou de fuite »27, les morts. Son quotidien, c’est aussi la vie réduite à l’essentiel, à la débrouillardise, sans eau ni électricité ni médicaments, les restrictions, le manque d’informations sur le monde extérieur, et plusieurs accouchements en brousse avant de pouvoir se dire, soulagés : « Nous avons finalement survécu ! »28.
13Depuis les années 1980, d’autres, comme Alfred Uzokwe, Ewa Unoke ou Diliorah Chukwurah, ont tenté de rassembler leurs souvenirs d’une enfance bouleversée par le conflit – un début. Des écrivains se sont efforcés de mettre par écrit leurs mémoires traumatisées, leurs sentiments et leurs pensées, se servant pour cela de toute la palette des genres littéraires et optant souvent pour la description ou la métaphore pour recréer la vie qui était alors la leur.
Du tréfonds de la langue maternelle
14L’exode massif déclenché par les pogroms de 1966 avait vu les écrivains et intellectuels igbos quitter les universités nigérianes de la première génération situées hors du pays igbo, Ibadan et Lagos en particulier, pour se replier à Nsukka, tenante du titre d’Université du Nigeria (UNN)29 et rebaptisée « Université du Biafra » en 1967. Temporairement à l’abri loin des centres urbains, et partageant la même expérience de déplacement, des écrivains et des artistes forment un groupe autour d’Achebe, lui-même rescapé de Lagos30. Leur poésie était caractérisée par la profonde angoisse qui marquait cette période31.
15Le Nsukka de l’immédiat après-guerre, d’un dynamisme nourri d’espoir après trois ans de destructions et de ruines, était une plaque tournante d’activités concentrées autour du groupe de ses artistes, qui produisit le tout premier recueil de poèmes et de chants igbos, Aka Weta, édité par Achebe et Udechukwu et publié à l’université de Nsukka en 1982. Le titre choisi par les éditeurs éclairait les lecteurs sur le genre des textes : egwu, des chants accompagnés de musique et de danse – la première partie du recueil est une anthologie de chants tirés du répertoire d’artistes oraux des États d’Anambra et d’Abia, et de groupes traditionnels de Mbaise dans l’État d’Imo, choisis comme représentant un échantillon de chants généralement considérés comme des classiques. Cette même introduction donne une idée des thèmes traités par les poèmes, profondément influencés par l’expérience de la guerre et se lamentant sur la perte de jeunes vies, la famine et les destructions. Dans la seconde partie, les auteurs, tous universitaires et habitués à publier en anglais mais ayant choisi d’écrire pour une fois en igbo et dans leur dialecte, reconnaissent « avoir rassemblé de nouveaux textes pouvant être décrits comme des “poèmes écrits” ».
16Le poème d’Achebe sur Christopher Okigbo, mort prématurément en septembre 1967 sur le front de Nsukka, fait de lui un portrait élogieux, en jeune héros guerrier dont la richesse est maintenant passée dans le monde des Esprits [l’au-delà]32. Achebe a un jour expliqué que la structure de ce poème
adopte le format des chants funèbres traditionnels que les gens chantent pour pleurer la mort de leurs pairs. Le groupe d’âge marche autour du village, en chantant qu’il n’accepte pas sa mort, et qu’il le cherche, se demandant s’il s’en est allé à la rivière ou s’il est parti en forêt. C’est là, bien sûr, un chant très ancien, et c’est cette forme dont je me suis servi dans le poème en igbo, en la développant et en ajoutant d’autres questions que celles habituellement posées par le chant traditionnel33.
17L’expérience traumatique de la guerre libéra le poète en Achebe, comme il l’expliqua ensuite régulièrement – témoins ses entretiens avec Enekwe en 197634 et avec Rowell en 198935. Il a toujours insisté sur le fait qu’« il y a[vait] une connexion entre l’angoisse particulière due à la guerre, la tension particulière de la guerre, et le type de réponse littéraire, les genres qu’[il avait] pratiqués à cette époque »36.
Souvenirs de Nsukka
18Née sept ans après la guerre civile nigériane (1967-1970), Chimamanda Ngozi Adichie vient d’une famille qui a vécu le conflit de l’intérieur. Ses deux grands-pères sont décédés pendant la guerre ; deux de ses oncles ont lutté dans l’armée biafraise et son cousin lui a confié ses souvenirs d’enfant confronté à la violence. Ses parents lui ont maintes fois parlé du conflit, insistant sur le fait que ce qui comptait le plus pour eux n’était pas ce qu’ils avaient enduré mais le fait d’avoir survécu. Dans son deuxième roman, L’Autre Moitié du soleil, hanté par le traumatisme des massacres de 1966 au nord du Nigeria, dont les descriptions évocatrices et les détails pénibles marquent le roman au fer rouge, Adichie revit l’expérience familiale de la guerre, reconstituant la réalité d’alors sous le couvert de la fiction.
19Nsukka, le seul campus du pays en zone rurale – où « la vie était insulaire et les nouvelles irréelles »37, va être le premier point d’ancrage des personnages du roman et va les voir s’y joindre pour un temps à la communauté du lieu : étudiants et enseignants-chercheurs venus de tous les coins du pays, auxquels se sont joints quelques expatriés comme l’Anglais Richard38. La vie suit pour un temps son cours paisible, au ralenti, dans ce coin isolé où étudiants et professeurs forment une communauté studieuse et où les soirées rassemblent un groupe d’amis chez Odenigbo autour d’un plat de riz en sauce. Ce cercle amical est l’un des moyens choisis par ces personnages orphelins pour tenter d’exorciser leur solitude et la vulnérabilité qu’elle engendre ; il s’agit là d’une démarche essentiellement intellectuelle, typique du milieu universitaire, et qui va se transformer profondément au fil des mois de guerre.
20La jeune mais fragile communauté universitaire, si elle se trouve brièvement encouragée, soudée par l’annonce de la sécession et la visite d’Ojukwu, leader du Biafra, au campus de Nsukka, va bientôt être bouleversée par l’annonce de la proximité des troupes fédérales, qui jette les protagonistes sur la route où ils rejoignent « des femmes avec des caisses sur la tête et des bébés attachés dans le dos, des enfants pieds nus qui portaient des ballots de vêtements ou d’ignames ou des cartons, des hommes qui poussaient des vélos »39. Face à l’annonce de l’avance des troupes nigérianes, c’est vers le village ancestral que tous tournent les yeux. Ugwu rêve « qu’Añulika soit là, elle, les petits enfants et les épouses bavardes de son Umunna »40. Mais cet ultime refuge de toujours ne le restera pas longtemps : si Odenigbo et Olanna se réfugient d’abord dans leur village d’Abba41, ils ne pourront pas y rester, et l’obstination de la mère à s’y croire en sécurité lui sera fatale.
Pogroms et cauchemars
21La marmite, le ventre, l’enfant – à ces trois images-clefs de son deuxième roman, Adichie superpose celle qui peut être considérée comme l’icône du roman et la quintessence des trois premières : la calebasse sur les genoux de la femme assise dans le train qui ramène les réfugiés du Nord.
Olanna était projetée contre la femme assise à côté d’elle, contre quelque chose que la femme tenait sur les genoux, un grand bol, une calebasse. Le lappa [wrapper] de la femme était parsemé d’éclaboussures qui ressemblaient à du sang […]. La femme à la calebasse lui donna un coup de coude puis fit signe à quelques autres personnes proches.
« Bianu, venez, dit-elle. Venez jeter un coup d’œil. »
Elle ouvrit la calebasse.
« Jetez un coup d’œil », répéta-t-elle.
Olanna regarda dans le bol. Elle vit la tête de la petite fille et la peau couleur de cendre et les cheveux tressés et les yeux révulsés et la bouche ouverte. Elle la fixa un moment avant de détourner le regard. Quelqu’un hurla42.
22Cette image-choc revient ensuite un grand nombre de fois dans la suite du roman (p. 104-182-190-369-401-469) et la mise en parallèle des textes révèle le travail de la mémoire.
23D’une réminiscence à l’autre, il y a d’abord la lutte d’Olanna contre la force destructrice du traumatisme, illustrée par son refus de se souvenir. Cet effort inutile est suivi d’une résignation à la cicatrice laissée par le traumatisme. La jeune femme éprouve ensuite le besoin de se dire et le soulagement de s’y trouver aidée par la qualité de l’écoute et les questions de l’écrivain. Le partage de ce moment définitoire permet en outre à Olanna comme à Richard de faire le lien entre la mort de l’enfant et celle des autres, et de replacer cette mort inutile dans le cadre des atrocités qui l’ont précédée. L’une des premières images évoquées par la guerre du Biafra dans l’opinion publique est celle d’un enfant au ventre ballonné, dévoré par le kwashiorkor. Adichie révèle la guerre comme une tueuse d’enfants.
24Le roman est, comme le chemin de l’aéroport, « jonché de cadavres d’Ibos » (p. 179). Et Richard, de retour du Nord, se demande si les massacres dont il a été témoin à Kano43 se sont vraiment produits, « s’il avait vraiment vu des hommes mourir, ou si les odeurs persistantes des bouteilles d’alcool brisées et des corps humains ensanglantés n’étaient que le fruit de son imagination » (p. 188). Il lui suffit pourtant « de fermer les yeux pour revoir les corps tout juste morts jonchant le sol de l’aéroport et se rappeler le timbre des cris » (p. 201). Les cris appellent les souvenirs visuels, la vue du sang appelle les odeurs, et les personnages traumatisés souhaitent « perdre la tête, ou alors que [leur] mémoire s’efface, mais tout, au contraire, prenait une transparence terrible » (p. 201).
Il était une fois un pays
25Un an avant sa mort, Chinua Achebe, écrivain igbo de renommée internationale et ancien ambassadeur du Biafra en 1967-69, publie son dernier ouvrage d’« activisme littéraire »44, présentant son expérience personnelle de la guerre qui a déchiré le pays mais aussi jeté sa famille proche dans la tourmente de l’exode. Pour lui, la guerre était « une expérience cataclysmique qui a changé l’histoire du Nigeria »45 et son ouvrage est balisé par des mots-clés – désespoir, cauchemar, chaos, massacre, nettoyage ethnique – qui en font un brûlot d’autant plus difficile à éteindre qu’il s’agit de la révision et de la remise à plat des évènements de l’époque par un témoin digne de foi dont l’analyse et le récit de première main sont couchés dans une langue à la fois lumineuse et sobre. L’une des pages importantes est celle qui évoque les massacres de 1966 :
Les nordistes se mirent à la poursuite des civils igbo qui vivaient dans la région et déchaînèrent des vagues de massacres brutaux que Colin Legum de l’Observer (GB) fut le premier à qualifier de pogroms. Trente mille civils – hommes, femmes et enfants – furent sauvagement abattus, des centaines de milliers furent blessés, mutilés et violés, leurs maisons et leurs biens pillés et incendiés, sans que personne ne pose de questions. Un Sierra-Léonais qui vivait alors au Nord écrivit, horrifié : « le meurtre des Igbos est maintenant devenu une industrie d’État au Nigeria46.
26Achebe résume : « du sang, du sang partout »47. Il évoque plus loin le massacre de Calabar, en janvier 1968, et l’élimination de toute une population igbo vivant là, « mille au moins, et peut-être deux mille »48, les enfants « mourant par centaines chaque jour »49 du fait, entre autres, du manque de nourriture et de médicaments50. Il est, en outre, pratiquement le seul à attirer l’attention sur
[u]ne autre épidémie dont on ne parlait pas vraiment, un autre fléau – l’explosion des maladies mentales : de graves dépressions, des psychoses, des schizophrénies, des troubles bipolaires et de la personnalité, des réactions de deuil et des stress post-traumatiques […] d’une ampleur encore jamais vue51.
27Pour lui, ce qui compte, en définitive, n’est pas tant le débat politique que le fait que
[l]e conflit Nigeria-Biafra a créé une urgence humanitaire de proportions épiques. Des millions de civils […] se sont déversés sur les artères principales reliant les villes aux villages, fuyant le chaos et le conflit. Ils voyageaient à pied, en camion, en voiture, pieds nus ou en sandales, en brouette […]. Certains avaient tant marché qu’ils avaient les pieds en sang. La détresse, la confusion et le désespoir se répandaient en même temps que croissaient la faim et la soif. [..] Les réfugiés étaient en marche mais n’arrivaient jamais nulle part, se déplaçant en même temps que le front52.
28Achebe regrette enfin que les atrocités commises – les exécutions sommaires, le bombardement des églises, des hôpitaux et de marchés bondés comme ceux de trois villages autour d’Owerri en février 1969 – n’aient eu pour témoins que des ONG et des individus dont les dires ont ensuite été laissés de côté53. Son réquisitoire, dernier effort pour ouvrir les portes des archives intangibles de ces trois ans de guerre, a suscité bien des commentaires, qui n’ont cependant pas réussi à faire taire cette voix d’outre-tombe. Tant qu’il restera des témoins de cette période, le Biafra continuera à susciter des publications tentant de briser le silence sur une période enfouie.