Images algériennes : une pratique d’archive pour dire les années 1990
1Peu d’ouvrages rendent compte des années 1990 algériennes alors que ces années suscitent un besoin croissant de connaissance pour appréhender ce qu’elles ont représenté – dans les sphères politiques, sociétales, individuelles et collectives –, mais aussi pour ce qu’elles représentent pour la pratique-même de la photographie et le rôle que jouent les images dans la mémoire visuelle du pays. En effet, cette période, souvent qualifiée comme étant invisible ou encore comme étant « sans images », ne l’est pas.
2S’il existe désormais des travaux scientifiques et artistiques qui traitent de la représentation par l’image des années 1990, il semble nécessaire de poursuivre l’interrogation des images qui persistent, restent et traversent les imaginaires. En effet, lorsque l’on s’interroge sur les archives de cette période, plusieurs questions viennent à l’esprit : où sont les archives ? Que représentent ces photographies qu’on ne verrait pas ? Sont-elles conservées dans des institutions, oubliées, délaissées ?
3Dans un tel contexte, interroger et examiner le rôle de l’artiste semble fondamental. Il existe une génération d’artistes qui propose un regard sur l’histoire et sur la mémoire. Ces artistes revisitent des archives photographiques pour dans un premier temps dire cette absence de récits multiples puis pour proposer leur propre regard sur cette période. Ces projets prennent parfois la forme d’ouvrages publiés1 ou, comme c’est le cas pour Sofiane Zouggar2 par exemple, font partie d’un travail sur le long terme, qui mobilise des images, les reproduit, les bouscule, les détourne parfois, pour réactualiser le regard que l’on peut porter sur elles.
4La pratique photographique est présente en Algérie depuis quasiment l’invention du médium. Politiquement chargée, elle entretient des liens étroits avec l’évolution historique du pays puisque ses débuts coïncident avec ceux de la colonisation dont l’une des dimensions de la conquête a résidé dans la fabrication et la diffusion massives d’images. Celles-ci ont contribué à servir une idéologie, à légitimer une présence sur le territoire et à asseoir l’autorité coloniale. Puis, les représentations coloniales se sont peu à peu confrontées à des contre-représentations qui, à leur tour, en faisant de la photographie un outil de lutte notamment sur le terrain médiatique et politique mondial, ont été l’une des dimensions de la guerre d’indépendance3. La pratique photographique continue dans une tendance quelque peu morcelée après l’indépendance ; s’il y a de belles propositions et des regards tout à fait novateurs et originaux, notamment par le biais d’une nouvelle génération qui, en dialogue avec de jeunes écrivains, est très active pendant les années 1980, la photographie comme médium de représentation et d’autoreprésentation n’est pas valorisée par des relais institutionnels qui relèguent les initiatives d’expositions ou de publications à l’arrière-plan de la scène médiatique et culturelle4.
5Au vu de ce contexte général et de l’évolution de la photographie en Algérie, le 22 février 2019 constitue d’ores et déjà un moment qui offre des perspectives de lectures nouvelles sur les questions d’image et de représentation de la période de la guerre des années 1990. En effet, les photographes algériens apparaissent, pour la première fois de façon aussi massive, responsables de la production et la diffusion d’images qui les concernent ainsi que de la construction de récits visuels. Cette période, communément appelée hirak, a vu en plus de revendications politiques et citoyenne, l’émergence d’images de natures différentes et provenant de toutes les périodes historiques contemporaines confondues.
Exhumer les archives
6Lors du soulèvement populaire du 22 février 2019, une profusion d’images investit alors la rue aux côtés des marcheurs : des figures des artisans du déclenchement de la révolution du 1er novembre 1954 et de la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962), aux différents acteurs politiques de cette même période, en passant par des visages de personnages cinématographiques du film de Gillo Pontecorvo La Bataille d’Alger5, jusqu’aux photographies de citoyens algériens, anonymes dont les destins ont été bouleversés au cours de l’histoire pour le moins tumultueuse du pays.
7Des images d’archive des années 1990 sont également présentes dans les marches. Un premier regard sur ces images exhumées qui investissent les rues de la ville permet d’articuler deux temps de l’archive. Le premier temps rend des images visibles. Le deuxième est celui de la création, ou de la fabrication d’une autre archive, dans la continuité de la première. Autour des archives des années 1990, il semble y avoir donc d’un côté, le traitement des archives comme objet, et de l’autre, la capacité des archives à opérer différents effets.
8Ces deux temps donnent forme à un réel désir de faire vivre des images considérées comme restées en marge des représentations qui circulent. Ainsi, il semble donc que la photographie, parfois, peut jouer un rôle déterminant dans la création des narrations politiques et sociales. Les chercheurs et les artistes qui travaillent sur cette période appréhendent les images non seulement comme produit d’une actualité mais aussi comme résultat d’une culture visuelle qui va à son tour – et sur le long terme – définir une période historique. En ce sens, les archives apparaissent à la fois comme un objet (à étudier et à traiter) et comme un outil pour la compréhension de la culture et de l’histoire visuelle algériennes.
9Un exemple apparaît à travers la figure de Mohamed Boudiaf. Boudiaf est l’un des principaux artisans de la révolution du 1er novembre 1954 ; après vingt-neuf ans d’exil, il est rappelé en Algérie et est nommé Président de transition, puis assassiné moins de six mois plus tard, le 29 juin 1992 à Annaba. Ses portraits ont été portés dans les marches, notamment celle du 15 mars 2019. À cette date, le Tunnel des Facultés, au niveau de la place Maurice Audin dans le centre-ville d’Alger, est un lieu pivot des manifestations. Les parcours de marche n’ont cessé d’évoluer en s’adaptant aux cortèges qui arrivaient des différents quartiers de la ville en prenant en compte la géographie des blocages policiers. En mars 2019, la place est un des lieux centraux des manifestations. Du Tunnel des Facultés, se présentaient, comme une sorte de renaissance à chaque apparition de la foule émergeant de l’obscurité du tunnel, les visages, les banderoles, les fumigènes et les chants. Ce jour-là, l’image de Mohamed Boudiaf sous la forme d’un portrait sur toile, a fait une apparition à la sortie du tunnel, accompagnant la foule, et marchant, en quelque sorte, aux côtés des manifestants.
10Ce portrait est au cœur d’un film court intitulé « Sous les yeux de Boudiaf » de Lamine Ammar-Khodja, mis en ligne et disponible sur Vimeo6. Dans ce film, nous voyons le portrait sur toile de Boudiaf, immobile, qui regarde et est regardé par les passants et les marcheurs. Viennent alors à l’esprit les images de portraits présidentiels généralement affichés dans les immeubles administratifs et dans certains établissements commerciaux privés, à la différence que cette fois-ci, le portrait se trouve au milieu de la foule. Les codes officiels de représentation jusqu’ici à l’œuvre en Algérie semblent alors détournés afin de replacer l’image symbolique au cœur de la population, pour un début de réappropriation des images et de l’histoire.
Figure 1 : Lamine Ammar-Khodja, « Sous les yeux de Boudiaf ». Vidéo de 5 minutes 11, mise en ligne sur Viméo le 16 mars 2019. (Capture d’écran)
11Ces différents gestes artistiques, celui de peindre le portrait, puis celui de le filmer ou de le photographier, placent l’image au centre de la conversation politique et offrent un élément clé de la lecture visuelle des manifestations du mouvement populaire du 22 février. En effet, le désir de représentation, d’autoreprésentation et de rendre visible les revendications populaires par le biais des images apparaît. Les images sont ainsi posées au centre d’une interaction entre la population productrice d’images et sujet de ces mêmes images. Avec la figure de Boudiaf, nous avons la réémergence d’un symbole qui trouve une nouvelle existence au sein de la population qui manifeste mais, également, une image qui s’inscrit dans une culture visuelle algérienne fondée sur une tradition de contre-représentation.
Fabriquer l’archive
12Le deuxième exemple apparaît à travers la présence d’images des disparus des années 1990. En effet, lors des marches hebdomadaires, les portraits de disparus occupent une place à part entière dans l’espace public. L’artiste Sofiane Zouggar saisit ces images pour interroger la place des disparus dans la mémoire visuelle algérienne. Dans le cadre d’un projet encore en cours et intitulé Memory of Violence, Zouggar travaille avec une sélection de photographies contemporaines. Une part importante de cet ensemble de photographies sont des images des manifestations de SOS disparus, association active depuis les années 1990 et qui, de manière continue, n’a de cesse de plaider la cause des disparus.
13Lors des marches du soulèvement populaire, SOS disparus a constitué un « carré » de la manifestation, dans le quartier de la Grande Poste à Alger. Une photographie par Sofiane Zouggar est représentative de certains éléments sur le parcours à la fois de la lutte de SOS disparus mais aussi de l’image – et de son archive – en Algérie.
Figure 2 : Sofiane Zouggar, Alger, La Grande poste, octobre 2019. Fonds privé Sofiane Zouggar
14Dans cette photographie, il y a, au premier plan, quatre femmes. L’une d’entre elles est de dos, seule son épaule droite et une partie de sa chevelure sont à l’image. L’objectif du photographe est placé juste derrière elle. Puis, deux femmes se font face, l’une et l’autre regardant au loin. Enfin, une femme regarde l’objectif. Elle a dans les mains une feuille sur laquelle est collée le portrait d’un homme dont le visage est caché par la main en mouvement d’un autre protagoniste. Sous le portrait est inscrit en français : « Rendez-nous nos enfants », puis en arabe : « Depuis 96, pas d’information, pas de tombe ».
15Cette femme regarde donc le photographe. Dans cette interaction frontale surgit un geste citoyen, une entente, entre le photographe et la femme photographiée. Cette interaction prend tout son sens dans ce que Ariella Azoulay appelle « le contrat civil de la photographie7 ». Pour Azoulay, dans le monde photographique, « [l]es citoyens sont liés d’un commun accord sur la photographie, à travers la convention de la photographie, qui stipule que ce qui apparaît sur la photo ‘a été’8 ». Dans notre cas précis, ce qui « a été » est représenté par la photographie du jeune homme. Azoulay poursuit que dans le monde qui est – et qui fait – lui-même photo, à savoir dans un monde où la prédominance de certaines images sur d’autres est l’un de ses paradigmes, « ce qui apparaît dans la photo n’est pas tout ce qui a été […], mais a été, cependant, photographié à partir de ce qui a été9 ». Dans cette photographie de Zouggar, la citoyenne, dans sa marche, sait qu’elle est photographiée et veut sans doute être photographiée. Elle veut aussi manifestement rappeler les événements des années 1990 pour les placer au cœur du débat actuel. Le geste photographique revendique alors le « regard civil [et] lutte pour sa citoyenneté dans un monde de photographie10 », et contribue à restaurer l’image « du passé » ainsi que de celle qui, comme le rappelle Azoulay, s’adresse à l’image.
16Avec cette photographie, et plus largement dans sa série, Sofiane Zouggar suggère que les disparus ne sont pas simplement les disparus de la guerre intérieure des années 1990. Leurs portraits sont réactualisés et deviennent les disparus du mouvement populaire du 22 février 2019 et les photographies deviennent une archive pour l’artiste. De la sorte, elles pallient aussi l’archive très peu disponible des années 1990.
17Ainsi, le travail de Zouggar réactualise le regard porté sur les disparus des années 1990 et plus globalement sur les représentations de la période des années 1990. De plus, il créé sa propre archive en mobilisant l’archive personnelle momentanément rendue visible. Le sens qui est donné à ces portraits de disparus n’est plus seulement celui qui lui a été attribué au moment où la photographie a été saisie, ou même au moment où elle a été utilisée pour la première fois ; leur potentiel énonciatif ne cesse d’évoluer à partir du moment où les regards sont renouvelés comme le suggère Ariella Azoulay dans The Civil Contract of Photography.
Conclusion. Les multiples vies d’une image
18Une photographie peut donc avoir plusieurs vies selon son utilisation et sa réactualisation. C’est ce qui apparaît avec les images des disparus des années 1990 et celles de Mohamed Boudiaf. Les images investissent les rues d’Alger et montrent leur « vie sociale11 ».
19L’agentivité de la photographie, des images et de l’archive apparaît comme un élément essentiel du soulèvement populaire du 22 février. À partir de pratiques de représentations et de contre-représentations, les images désormais résolument contemporaines jouent un rôle fondamental dans l’expérience visuelle. L’expérience de l’archive est en partie informée par la nature des images qui circulent – telles que les photographies d’icônes historiques ou de disparus – qui sont exhumées, mais aussi pour ce qu’elle propose d’archives à venir. Indéniablement, si le matériau d’archive ressurgit dans l’espace public et que les images de ces archives deviennent un lieu de représentation, il est nécessaire de poser la question du devenir de l’archive.
20Les pratiques artistiques qui s’emparent de l’archive disponible permettent de rendre compte du dialogue d’images mentales (Hans Belting) avec la photographie, images qui des décennies après la guerre des années 1990, continuent à cheminer dans les imaginaires et dans la ville. Ainsi, les images d’archives saisies par les artistes – et par la population – constituent un matériau supplémentaire qui va nécessairement nourrir les futures représentations visuelles des années 1990.