Le texte littéraire comme objet de collection, entre consécration et bibelotisation
1 La création littéraire relèverait-elle d’un processus purement mental, insensible aux considérations techniques et commerciales qui président à l’élaboration d’un livre comme objet et, plus encore, comme objet de collection ? La sélection d’illustrations soignées, la confection d’une reliure précieuse, le choix d’un papier spécial ou le recours à des caractères typographiques anciens impliqueraient-t-ils aux yeux des écrivains une vision par trop prosaïque, voire triviale, de leur activité ? Cette distinction entre le pôle essentiellement intellectuel associé à l’écriture littéraire et celui, considéré comme hiérarchiquement inférieur, de la matérialité du livre, est en réalité loin d’être absolue. Ainsi, le bibliographe et collectionneur fin-de-siècle Henri Beraldi ne se prive pas d’ironiser sur l’indifférence supposée des auteurs vis-à-vis de la forme prise par leurs écrits. Les littérateurs, écrit-il en substance, feignent assez bien le désintérêt en matière de reliure ou de décoration du livre, y voyant un culte stérile de la forme incompatible avec le sérieux de l’écriture, jusqu’au moment où tel artisan de renom se propose de revêtir leurs œuvres d’un somptueux manteau de maroquin rehaussé à la feuille d’or :
[…] en matière de reliure les écrivains ne font pas toujours autorité absolue. Ils ne la connaissent pas et ne s’en occupent pas, ayant bien autre chose à faire : quelques-uns traitent même les bibliophiles comme de vils homuncules. Mais qu’ils viennent à voir un de leurs livres sur lequel un bibliophile a fait mettre une reliure de beaucoup d’argent, et ces sicambres s’attendrissent, ont des extases, et sur le papier de garde, des jugements profondément admiratifs. Le bibliophile, alors, leur paraît immense1 !
2L’attention portée au caractère plus ou moins luxueux de l’enveloppe extérieure d’un livre cesserait donc de constituer un penchant coupable à la seule condition que la munificence de la reliure soit mise au service de celle, plus haute encore, du texte — et, de préférence, du texte qu’on a soi-même écrit. Ainsi s’explique, sous la plume du sarcastique Beraldi, les revirements d’écrivains ostensiblement dédaigneux des manies collectionneuses mais trop narcissiques pour n’être pas secrètement ravis de voir leurs œuvres recevoir les honneurs d’une reliure de prix ou d’un grand papier.
3Il est vrai que la bibliophilie a généralement mauvaise presse auprès des écrivains. Elle est volontiers soupçonnée de se livrer à un culte stérile de la matérialité du livre en minorant, quand ce n’est pas pour l’occulter, sa dimension verbale. Dans l’introduction de son essai consacré à la collection de livres et publié en 1869, le bibliographe Gustave Mouravit considère ainsi qu’il est de son devoir de « [s’élever] contre une passion trop exclusive, contre cette manie du collectionneur qui ne veut posséder les ouvrages qu’à titre de curiosités, comme d’autres recherchent et rassemblent les raretés du bric-à-brac […]2 ». Cette profession de foi est représentative du fossé qui sépare à ses yeux la figure du collectionneur de celle du lecteur. Le premier échoue en effet à prendre en compte la nature textuelle du livre pour n’en retenir que la dimension purement objectale, en une réification problématique qui tire les œuvres de l’esprit du côté de l’univers dégradé du bric-à-brac. Cette dichotomie entre contenant et contenu, entre texte et support, entre idée et matière, n’est d’ailleurs pas nouvelle et se trouve même au cœur d’une longue tradition moraliste qui, de Sébastien Brant3 à La Bruyère4 pour ne citer que les plus connus, voit dans le bibliophile le représentant exemplaire d’un rapport dévoyé au livre5. Comme le souligne Nicolas Malais, le discours dominant considère que « les livres sont faits pour être lus ; non pour être amassés, recherchés, ou encore vendus à prix d’or6 ».
4Au xixe siècle, à un moment où la collection de livres trouve à se réinventer en se démocratisant, certaines voix s’élèvent toutefois pour répondre à ces soupçons et pour tenter de « littérariser » la bibliophilie afin d’en faire le prolongement naturel, voire le point d’aboutissement et de plein épanouissement de la lecture. La constitution de bibliothèques de collection doit alors, pour être admissible, trouver sa source dans « l’affection de l’homme studieux pour le livre » et dans le goût éclairé de ceux « qui ont des livres qu’ils lisent7 ». Autrement dit, le livre de collection peut certes, aux yeux de Mouravit, devenir un moyen de magnifier le texte littéraire, mais à la seule condition de s’inscrire dans une éthique de la lecture présupposant le primat du mot imprimé sur la peau reliée, et de l’intérieur sur l’extérieur.
5À travers l’étude de quelques bibliothèques romanesques entre le xixe et le xxie siècle, cet article se propose d’étudier l’ambivalence de la représentation fictionnelle du livre comme objet de collection, désignation qui se révèle à double tranchant dans la mesure où elle est à la fois susceptible d’ennoblir et de dégrader le texte littéraire, de l’exhiber et de l’occulter. Le livre rare ou précieux, qui permet à une œuvre donnée de s’incarner sous une forme particulièrement raffinée et désirable, peut alors tout aussi bien la rendre invisible à force d’attirer l’attention sur la plasticité sensible de l’objet et non sur la dimension idéelle de l’écrit. Une telle démarche, en plus d’interroger les représentations fictionnelles des pratiques de collection et d’attirer l’attention sur leur dimension spéculaire, nous invite également à complexifier le traditionnel face-à-face entre auteur et lecteur8 bien connu des études de réception en l’élargissant à d’autres figures, concurrentes ou complémentaires, également impliquées dans la chaîne de circulation du livre : éditeurs, illustrateurs, libraires, critiques et publicitaires, mais aussi collectionneurs.
La représentation de la bibliothèque de collection au service de nouveaux canons littéraires
6Si la pratique de la bibliophilie peut apparaître comme un facteur de « distinction » au sein de la république des lettres, et en particulier comme un moyen de valoriser le texte littéraire9 ou d’en accroître la visibilité, c’est d’abord parce que toute collection repose par définition sur un processus de sélection qui, au lieu de passer par les traditionnels relais de consécration du fait littéraire, qu’ils soient de nature politique, académique ou médiatique, trouve sa source dans l’exercice d’une volonté individuelle et souveraine, celle du collectionneur lui-même. Dans la seconde moitié du xixe siècle en particulier, à un moment où l’industrialisation du secteur éditorial pose la question cruciale du choix à opérer au sein d’une production littéraire toujours plus abondante, l’œil du collectionneur s’affirme dans son irréductible singularité comme une alternative valable à l’expertise d’une critique dépassée. Au contraire de ces « lapidés misérables qui reçoivent sur le crâne les quinze ou dix-huit cents volumes dont les presses, comme autant de frondes, les accablent chaque année10 », le bibliophile, parce qu’il n’aspire plus à promouvoir une conception universaliste du savoir et de la littérature mais plutôt à ériger dans le secret de ses armoires vitrées un panthéon livresque tout personnel, participe ainsi à la promotion de la collection de livres comme nouveau mode de légitimation du texte littéraire. La particularité des canons alternatifs ainsi constitués tient alors au congé donné aux systèmes de consécration universalistes, qu’ils reposent sur une conception essentialiste de la nation ou sur la mobilisation de valeurs esthétiques érigées en absolu, au profit de partis pris éminemment singuliers, émanant soit d’un individu, soit d’une communauté fédérée par des convictions poétiques communes. Jean Viardot le rappelle à bon droit, la pratique bibliophilique s’apparente à un « mécanisme social » par lequel tout objet déchu, invisible ou insignifiant est susceptible d’acquérir une nouvelle dignité une fois « transfiguré en objet de collection11 ». Or, si « la bibliophilie est instance de consécration » et constitue un « plus sûr asile pour l’immortalité que l’érudition », si la « communauté bibliophilique dispose principalement de ce pouvoir consécrateur », c’est parce qu’elle possède vis-à-vis d’autres structures de régulation ou d’évaluation du fait littéraire l’avantage ou le défaut — c’est selon –, mais en tout cas la spécificité de « consacre[r] indissociablement le texte et le support, le message et le médium12 ». Autrement dit, la célébration de l’objet-livre vaut, métonymiquement, pour le texte dont il constitue à la fois le support et l’étendard.
7L’exemple de la communauté symboliste fin-de-siècle est à cet égard éclairant, puisque les bibliothèques que ses membres possèdent et / ou inventent permettent de donner une incarnation concrète à un « patrimoine culturel » partagé. « La diffusion de la bibliothèque [sous forme fictionnelle] a dans cette perspective un double rôle », considère Julien Schuh : « donner une légitimité à un autre panthéon que celui que l’État et que l’industrie du livre promeuvent », et « unifier ces cercles restreints de littérateurs autour d’un patrimoine commun […]13 ». Et quel meilleur exemple de cette aptitude de la collection de livres à fonctionner comme un laboratoire de canons littéraires alternatifs que les fameux rayonnages de la bibliothèque soigneusement réunie par Des Esseintes dans le À rebours de Huysmans ? Ce qui retient en effet l’attention dans le choix des œuvres opéré par cet esthète décadent, c’est la faible présence des auteurs dits « classiques », aussi bien pour la littérature antique (Virgile fait figure de grand absent) que pour la littérature française. Traçant une ligne capricieuse de Villon, « dont les mélancoliques ballades le touchaient14 », à Baudelaire, en passant par d’Aubigné, Des Esseintes évacue en effet crânement Molière, Diderot, Voltaire ou Rousseau. Considérant que « le sol que le [collectionneur] explore est chargé de morts qui attendent qu’on les ressuscite15 », dans la lignée de cette « critique exhumatrice » dont le romantisme a donné l’exemple en sortant de l’oubli chroniques médiévales, auteurs de la Renaissance et autres grotesques16, Des Esseintes considère que composer une bibliothèque singulière revient à « errer parmi [des] cryptes » où il est possible de découvrir, « sous un gigantesque amas d’insipidités, quelques œuvres écrites par de vrais maîtres17 ». Dans une préface composée près de vingt ans après la première publication d’À rebours en 1884, Huysmans explicite d’ailleurs la vocation, sinon prescriptrice, du moins exemplaire de la bibliothèque de Des Esseintes, en insistant sur le caractère précurseur et même visionnaire de ce regroupement d’œuvres alors largement méconnues :
Quant aux chapitres sur la littérature laïque et religieuse contemporaine, ils sont, à mon sens, de même que celui de la littérature latine, demeurés justes. Celui consacré à l’art profane a aidé à mettre en relief des poètes bien inconnus du public alors : Corbière, Mallarmé, Verlaine. Je n’ai rien à retrancher à ce que j’écrivis il y a dix-neuf ans : j’ai gardé mon admiration pour ces écrivains ; celle que je professais pour Verlaine s’est même accrue. Arthur Rimbaud et Jules Laforgue eussent mérité de figurer dans le florilège de Des Esseintes, mais ils n’avaient encore rien imprimé à cette époque-là et ce n’est que beaucoup plus tard que leurs œuvres ont paru18.
8Aussi le texte littéraire ignoré, boudé, voire moqué par ses contemporains ou par les lecteurs des temps futurs, peut-il voir dans le bibliophile qui choisit de l’intégrer au sein de son cabinet de livres rares ou précieux un passeport providentiel pour la postérité, et dans la bibliothèque de collection inventée ou réinventée par la fiction un espace compensatoire lui permettant d’accéder à une reconnaissance que le monde extérieur lui refuse. Aussi Firmin Maillard, polygraphe de la fin du xixe siècle, ironise-t-il volontiers sur les hommes de lettres qui, en méprisant les collectionneurs de livres, font mine d’oublier que « s’ils ont une chance de passer à la postérité, [ils] ne le devront qu’à la bienveillante attention d’un vieux bibliophile des temps futurs […]19 ».
Reliures précieuses et grands papiers : magnifier le texte par le luxe de l’objet-livre
9Moyen de magnifier et de célébrer le texte littéraire à travers l’objet-livre, la bibliophilie fait en outre son miel de toutes les pratiques propres à singulariser des exemplaires et à en accentuer la rareté. C’est en particulier le cas de la reliure de création, qui, en venant offrir au volume chéri une enveloppe plus ou moins précieuse, lui confère une solidité apte à défier le passage du temps tout en jouant le rôle d’un écrin protecteur destiné à sublimer le texte littéraire. Rappelons que la reliure, au xixe siècle comme aujourd’hui, demeure une forme d’artisanat d’art onéreuse, à la fois du fait des matériaux employés et du savoir-faire engagé ; aussi n’est-il jamais anodin de mettre en scène un collectionneur passant commande de reliures d’art, l’investissement financier que ce geste suppose étant à la mesure de l’admiration et du goût éprouvés pour les œuvres concernées.
10Aussi le degré plus ou moins élevé de luxe ou de préciosité de la reliure devient-il un indicateur privilégié pour saisir les enjeux hiérarchiques et axiologiques à l’œuvre dans la bibliothèque de collection et ses représentations. Choix de l’artisan, des matériaux et du décor concourent, d’une part, à attester aux yeux des curieux la prédilection du collectionneur pour tel ou tel auteur, telle ou telle œuvre, mais aussi à « spectaculariser » l’objet-livre en lui conférant une apparence extérieure particulièrement soignée. C’est pourquoi l’écriture romanesque peut volontiers se saisir de ce type de considérations pour consacrer dans l’esprit du lecteur l’association entre un personnage et un ouvrage ou un ensemble d’ouvrages particulièrement importants à ses yeux sur le plan idéologique, moral ou esthétique. Il n’est certes pas anodin que le narrateur du Rouge et le Noir, au moment d’introduire Julien Sorel dans un cercle de conspirateurs monarchistes à l’occasion d’une réunion secrète dont il est censé dresser le compte rendu, nous livre, à défaut d’une identification précise des personnages réunis, deux précieux indices : « Il y avait sur la console un grand crucifix en ivoire, et sur la cheminée, le livre du Pape, de M. de Maistre, doré sur tranche, et magnifiquement relié20 ». Le livre ainsi exhibé sur la cheminée dans toute la gloire de ses tranches dorées devient un objet sémiotique qui suffit à faire saisir au lecteur attentif qu’il se trouve en présence des représentants du parti monarchiste et catholique, et même du parti ultra. Le même procédé avait été utilisé, plusieurs chapitres auparavant, pour suggérer les orientations politiques et idéologiques du marquis de La Mole, mais aussi ses préférences littéraires. Sa bibliothèque ne regroupe en effet pas moins de « quatre-vingts volumes » des œuvres de Voltaire, « reliés magnifiquement » et présentés comme le « chef-d’œuvre du meilleur ouvrier de Londres21 ». En plus de s’affirmer ici comme une pratique somptuaire et donc comme l’un des modes d’affirmation d’un certain statut social, la bibliophilie apparaît bien à travers l’intérêt accordé à la préciosité des reliures comme un facteur de distinction et de valorisation du texte qu’elle contribue à faire exister dans l’économie romanesque.
11La mobilisation au niveau intradiégétique de précisions concernant le luxe apporté à la confection matérielle d’un livre peut dès lors servir de support à la valorisation d’une œuvre à un niveau extradiégétique, c’est-à-dire dans la sphère critique et médiatique contemporaine. Dans un article particulièrement éclairant consacré au jeune auteur fin-de-siècle Jean de Tinan, Nolwenn Pamart montre ainsi que les ambitions littéraires du jeune homme se traduisent dans son œuvre par nombre de « passages autoréférentiels » dans lesquels il imagine ses textes à venir d’ores et déjà matérialisés sous la forme de livres de collection numérotés, tirés sur papier spécial et somptueusement reliés, faisant ainsi la démonstration exemplaire de « l’interdépendance qui existe pour lui entre contenu et présentation matérielle de l’ouvrage22 » : « [l]’association étroite entre la présentation matérielle du livre et le contenu textuel de l’œuvre n’est pas anodine car Tinan a une réelle ambition littéraire23 ». La projection auto-fictionnelle de la bibliothèque rêvée de Jean de Tinan lui permet donc de lester son œuvre à venir d’une matérialité non seulement concrète, mais hautement signifiante, le raffinement formel de l’objet-livre rêvé devenant la traduction prémonitoire d’une reconnaissance critique ardemment espérée et, au moment de l’écriture, perçue comme inatteignable. L’intégration d’éléments descriptifs renvoyant à une pratique éditoriale bibliophilique au sein de ses textes de fiction favorise donc la dimension réflexive et la portée métalittéraire de ses textes à travers l’articulation entre une certaine poétique romanesque de l’objet-livre et une quête de légitimation de sa propre création.
Du livre orné au livre adoré ou sacralisé
12Fêté, chéri, luxueusement paré, entouré de tous les soins du personnage, l’objet-livre ainsi distingué trône au sein d’un récit qui devient, pour quelques lignes ou pour plusieurs pages, l’équivalent discursif d’une vitrine. La représentation littéraire de la bibliothèque de collection tend dès lors à mobiliser deux principaux paradigmes métaphoriques ; le modèle amoureux, qui passe par une féminisation du livre assimilé à une maîtresse adorée, et le modèle religieux, qui participe d’un imaginaire du sacré propre à inscrire le geste littéraire dans l’horizon d’une transcendance proche du divin.
Quand la caresse précède la lecture
13Dans le premier cas, la proximité entre reliure et épiderme féminin, favorisée par le double sens du substantif peau, participe d’une érotisation du livre qui en fait l’équivalent d’un corps dénudé hautement désirable. Le collectionneur et littérateur fin-de-siècle Octave Uzanne exploite pleinement ce réseau métaphorique, par ailleurs omniprésent dans la réflexion sur le livre illustré de l’époque24, dans un conte intitulé Le Cabinet d’un éroto-bibliomane et publié pour la première fois en recueil en 1878. Le narrateur, double transparent de l’auteur, fait fortuitement la rencontre du chevalier de Kerhany, bibliophile raffiné passionné de curiosa, c’est-à-dire de livres érotiques et libertins. Consentant exceptionnellement à laisser son interlocuteur contempler sa collection, il le fait alors entrer dans une bibliothèque qui tient du boudoir plutôt que du lieu d’étude : toute en lignes courbes, « disposée dans un salon ovale » aux parois recouvertes de « bois de rose et de cuir de Russie25 », ornée de petites statuettes impudiques formant « un désordre charmant fait pour le plaisir des yeux26 », la pièce ne comporte en effet comme meuble qu’un « divan circulaire, large, profond, rebondi, habillé d’une épaisse étoffe des Indes ravissante de tons, sur laquelle étaient jetés des coussins nombreux et variés27 ». L’admiration passe à la fois par les yeux du visiteur, tout au « plaisir de regarder les manuscrits et les dessins originaux » des « œuvres sadiques du Marquis de Sade, en éditions originales », et par la pulpe de ses doigts fureteurs sur les « reliures à petits fers28 » qui, à la manière d’un vêtement suggestif, engagent la main à saisir le livre puis à le manipuler :
Les volumes étaient reliés admirablement en maroquin plein, en veau uni ou agrémenté ; chacun d’eux était orné de petits fers spéciaux, d’une composition fine et originale, quelquefois brutalement grossiers par esprit de couleur locale ; ils étaient placés sur le dos, entre les nervures, en forme de culs-de-lampes ou frappés en plein maroquin sur les plats des volumes en guise d’armoiries29.
14Au sein de cet espace troublant, véritable invitation au plaisir des sens, les livres deviennent par leur contenu, majoritairement érotique, autant que par le grain de leurs reliures, autant de créatures lascives que le narrateur effeuille les unes après les autres. Toutefois, il est remarquable qu’au fil de cette troublante promenade au milieu des livres le texte lui-même se trouve comme escamoté au profit de l’attention portée au grain velouté de la reliure ou aux mystères dévoilés par les gravures plus ou moins impudiques qui en parsèment les pages.
Le livre sacralisé et la bibliothèque-reliquaire
15Tout autre, même si bien souvent les textes peuvent mêler les deux approches, est le cas du livre sacralisé et par conséquent affilié au domaine religieux. Il va sans dire que les points de convergence entre le domaine du livre et celui de la religion excèdent de loin le strict champ bibliophilique. Umberto Eco rappelle ainsi, dans N’espérez pas vous débarrasser des livres !, que « dans le monothéisme, le Livre fondateur revêt une signification particulière. Il est vénéré parce qu’il est censé avoir su traduire et transcrire quelque chose de la parole divine30 ». Jean-Claude Carrière se souvient quant à lui avec une particulière acuité de la Bible qui, dans son enfance, était « placé[e] en évidence sur l’autel et dont le prêtre tournait les pages avec respect31 ». « Mon premier livre, poursuit-il, fut donc un objet de vénération32 ».
16Tâchant de renouer avec cette sacralité perdue, avec l’idéal du Livre perçu comme incarnation du Verbe, la bibliothèque de collection se fait alors sanctuaire, temple, naos livresque fermé aux profanes et jalousement gardé par le collectionneur transformé en officiant, tandis que la reliure, plutôt que d’évoquer par sa texture la douceur de la peau féminine, devient l’équivalent d’une chasse enserrant quelque précieuse relique. C’est d’ailleurs tout l’objet de la couverture cocasse dessinée par Maurice Leloir pour illustrer le fameux conte de Charles Nodier, Le Bibliomane, initialement paru en 1831, à l’occasion d’une réédition chez Conquet en 189333. On y voit des angelots, sortes de putti bibliophiles, loupe à la main et chapeau sur la tête, prosternés devant un livre disposé dans une vitrine et sur un coussin comme une relique exceptionnellement dévoilée à des pélerins. Mais ce culte rendu au livre radieux, représenté en pleine gloire au milieu de ses rayons, trouve son corollaire dans la chute vertigineuse des autres volumes livrés à eux-mêmes, parfois déreliés, qui vont rejoindre dans l’indifférence générale les limbes de l’Enfer du bibliophile.
17On trouve un exemple saisissant, à la fois risible et inquiétant, de cette sacralisation ambivalente du livre par la bibliophilie en ouvrant L’Écume des jours de Boris Vian (1947) et en nous intéressant particulièrement au personnage de Chick, meilleur ami de Colin et admirateur compulsif, voire fanatique, des œuvres de Jean-Sol Partre (contrepèterie fameuse pour désigner Jean-Paul Sartre). Il collectionne en particulier les différentes éditions de La Nausée, dont le titre donne lieu à une multitude de variations ludiques, depuis le Paradoxe sur le dégueulis jusqu’au Remugle. Si la référence parodique à Sartre a souvent été mise en avant, on s’est moins intéressé à la mobilisation fictionnalisée de pratiques bibliophiliques codifiées pour traduire et dénoncer un phénomène de sacralisation exacerbée de la littérature, oscillant entre le grotesque et le tragique. Voici comment le narrateur nous décrit la bibliothèque que Chick, dilapidant toutes ses économies, a transformée en véritable temple érigé en l’honneur de la divinité partrienne :
Tous les livres de Partre étaient là, tous les livres publiés ; les reliures luxueuses, soigneusement protégées par des étuis de cuir, les fers dorés, les exemplaires précieux à grandes marges bleues, les tirages limités sur tue-mouche ou vergé Saintorix ; un mur entier leur était réservé, divisé en douillettes alvéoles garnies de peau de velours, chaque œuvre occupait une alvéole. Garnissant le mur opposé, rangés en piles brochées, les articles de Partre, extraits avec ferveur des revues, des journaux, des périodiques innombrables qu’il daignait favoriser de sa féconde collaboration34.
18Au-delà du détournement ludique de certains codes discursifs propres à la communauté des amateurs de livre (les tirages sur grand papier se font désormais sur papier tue-mouche), ce passage fait des livres rangés dans leurs « niches35 » autant d’émanations directes d’une personnalité créatrice divinisée et érige la collection de livres, avec ses rituels et ses conventions, au rang de nouvelle religion.
19 Toutefois, cette sacralisation hyperbolique du texte littéraire par l’objet apparaît précisément, chez Vian, comme symptomatique d’un dérèglement qui finit par se retourner à la fois contre l’auteur et contre le collectionneur puisque, rappelons-le, la compagne de Chick finit pour le protéger de sa passion dévastatrice par assassiner Partre avant de mettre le feu à toutes les librairies susceptibles de vendre ses ouvrages. Michel Melot attire à bon droit notre attention sur la réversibilité d’un amour des livres prompt à se retourner en haine, ou d’une célébration susceptible de basculer, par son excès même, dans la détestation. Or, il demeure particulièrement difficile de faire la part des choses entre la condamnation du livre comme support textuel et comme objet autonome, la chute de l’un entraînant automatiquement celle de l’autre : « Qu’il s’agisse de l’amour du livre ou de sa haine, de sa crainte ou de sa célébration, la plupart de ceux qui ont parlé des passions du livre, n’ont pas su faire le partage entre ce qui ressortit au texte et ce qui ressortit au livre36 ». De là à conclure que le livre de collection fétichisé, successivement adoré ou abhorré, peut mener à la disparition symbolique de l’auteur et de son œuvre, il n’y a qu’un pas qu’on se propose à présent de franchir.
Quand collectionner le livre revient à occulter le texte
20En effet, le surinvestissement de l’objet-livre splendidement imprimé ou relié court le risque, en définitive, de s’autonomiser au point de détourner l’attention du contenu verbal pour mieux la fixer sur les particularités matérielles du support et les jouissances sensibles qu’elles procurent37 — toucher velouté du papier ou du cuir, odeur de l’encre, chatoiement des couleurs, etc. Le sujet qui tient le livre entre les mains se fait alors spectateur, renifleur, caresseur, tripoteur même — mais pas lecteur. Cette hypertrophie de l’enveloppe extérieure qui, au lieu de la protéger, finit par dérober ou occulter l’intériorité du livre, se manifeste dans un cadre fictionnel à travers le déploiement de scénographies qui tirent les volumes collectionnés du côté des arts plastiques ou visuels. La reliure en particulier, par la forme rectangulaire de ses plats comme par sa surface plane propre à accueillir des scènes figurées, tend à s’autonomiser et à se détacher du corps de l’ouvrage à mesure que son investissement artistique s’accentue. On peut ainsi songer à la fameuse collection d’unica d’Edmond de Goncourt, dont Bernard Vouilloux a livré une passionnante analyse38, qui regroupe des œuvres d’auteurs contemporains dont les reliures de vélin blanc s’ornent, sur le plat supérieur, de portraits des écrivains concernés, réalisés par des peintres que l’hôte de la maison d’Auteuil admirait particulièrement.
21On trouve un exemple particulièrement éclairant de cette ambivalence de la reliure, entre instrument de sublimation et d’occultation du texte, dans un roman récemment paru aux éditions Gaïa, Le Portefeuille rouge (2015), d’Anne Delaflotte-Mehdevi. De manière significative, c’est d’ailleurs le seul exemple de notre corpus où les descriptions de livres précieux interviennent hors du cadre topique de la bibliothèque, lieu privilégié du savoir et de l’étude, pour s’inscrire dans l’espace à la fois professionnel et artisanal de l’atelier de reliure. L’écrivaine imagine qu’une relieuse de renom, Astrid Malinger, sollicite les compétences de l’une de ses consœurs, Mathilde, pour restaurer le papier d’un ouvrage ancien qui se révèle être un exemplaire en parfait état du Premier Folio de Shakespeare, daté de 162339. Obnubilée par la somme colossale qu’elle pourra tirer de ce trésor bibliographique, sa propriétaire se propose de « le restaurer et [de] lui donner la plus belle parure qu’un Premier Folio [ait] jamais eue40 ». Elle exécute pour ce faire une somptueuse reliure mosaïquée « sur fond de maroquin aubergine », ornée d’une « dentelle de cuir » et d’« incrustations de cuir ivoire, vert pâle, rouge géranium41 », formant « tout un monde […] de figures en interaction avec d’autres42 ». La préciosité des matériaux employés tout comme l’extrême virtuosité technique déployée par Astrid Malinger témoignent de son ambition de faire de ce Premier Folio shakespearien un objet de collection à nul autre pareil. L’enveloppe superbement travaillée s’inscrit dès lors moins dans la perspective d’un hommage rendu au génie de l’un des plus grands poètes de la littérature mondiale qu’à une célébration de son propre talent de relieuse et à sa prescience de collectionneuse : « On saura, jubile-t-elle d’avance, que la propriétaire de ce Premier Folio à la couverture divine, c’était moi…Car elle sera divine43… »
22Or, obsédée par la valeur marchande de ce Premier Folio, Astrid Malinger rejette avec dédain un humble portefeuille rouge qui accompagne le volume et dont le « cuir rouge épais, terni, poussiéreux44 », en simple peau de truie, présente un contraste saisissant avec la rutilante reliure qu’elle ambitionne d’exécuter. Contrairement à elle, Mathilde, le personnage principal, se plonge avec bonheur dans le contenu des feuilles volantes et manuscrites conservées sous cette enveloppe triviale. Bien lui en prend, car elle découvre alors les éléments d’un journal d’époque tenu par un proche de Shakespeare, un certain John, ce qui fait des misérables feuillets contenus dans le portefeuille rouge une source documentaire incomparable pour la biographie du dramaturge. Astrid Malinger, paradoxalement aveuglée par son œil de collectionneuse, s’est donc révélée incapable de percevoir la valeur de cet inestimable témoignage et, en voyant dans le Premier Folio une rareté bibliographique avant d’être un médium littéraire, elle est passée à côté du véritable trésor qui l’accompagnait.
23 Faut-il voir dans ce récit une parabole opposant deux éthiques contradictoires de l’objet-livre, l’une purement mercantile, incarnée par Astrid, et l’autre désintéressée, qui serait le propre de Mathilde ? Le propos de l’ouvrage est sans doute plus complexe. Tout d’abord, l’héroïne, devenue la propriétaire du fameux « portefeuille rouge », finit elle aussi par le vendre pour une somme absolument vertigineuse — plusieurs millions de livres. D’autre part, et de manière beaucoup plus significative, elle est elle-même relieuse et n’échappe pas à la séduction visuelle indéniable qu’exerce la composition éblouissante de sa rivale. La différence entre Mathilde et Astrid ne tient donc pas tant à leur amour de la reliure qu’au statut qu’elles lui attribuent dans l’économie générale du volume. Mathilde défend une conception organiciste de l’objet-livre ; texte, papier, encre, cuir et cartons forment à ses yeux un tout au sein duquel propriétés sémantiques et plastiques, verbales et visuelles, lisibles et sensibles, interagissent en permanence. À l’inverse, Astrid conçoit sa reliure comme une composition autosuffisante et échoue par conséquent à insuffler du lien entre les mots et la matière, condamnant le Premier Folio shakespearien, figé en pur objet de collection, à demeurer lettre morte. En ce sens, elle oublie qu’étymologiquement la reliure, à l’instar de la religion, est supposée introduire de la liaison au sein de cet objet fondamentalement biface qu’est le livre — un objet au sein duquel le texte et la matière fusionnent pour créer une forme-sens.
24 Au moment de conclure ce rapide parcours fictionnel qui ne saurait, bien sûr, prétendre à l’exhaustivité, il devient possible de résumer les principales constantes narratives qui structurent la figuration du texte littéraire lorsqu’il prend la forme d’un livre de collection : mobilisation de protocoles descriptifs récurrents en lien avec des espaces topiques (le cabinet d’amateurs, la bibliothèque privée, plus rarement l’atelier de reliure) ; élaboration de scénographies qui tirent l’objet-livre du côté du muséal et de l’expositionnel, avec un accent tout particulier mis sur l’apparence extérieure du volume, et notamment sur sa reliure ; recours à des paradigmes métaphoriques privilégiés, comme celui du livre érotisé ou sacralisé. Dans tous les cas, outre l’effet de mise en abyme généré par l’évocation de ces livres dans le livre, le choix d’incarner le texte littéraire sous la forme d’un objet collectionnable, selon un certain nombre de critères codifiés — rareté, tirage limité, préciosité de la reliure, abondance des illustrations — pose la question de la tension entre un texte et son support lorsque ce dernier prend le pas sur le premier.
25 Pour finir, évoquons très rapidement ce qui pourrait être le pendant symétrique de ces récits bibliophiliques, c’est-à-dire des récits élaborés, cette fois, autour de la représentation de textes sans livres. C’est le cas, notamment, du roman de jeunesse de Christian Grenier, Virus LIV 3 ou la mort des livres, qui nous plonge dans un univers dystopique au sein duquel un mystérieux virus contamine des bibliothèques entières45. Dès le début de leur lecture, les utilisateurs des livres sont littéralement plongés dans le récit via une forme de réalité immersive qui leur permet de visiter les lieux décrits, d’interagir avec les personnages, d’évoluer dans l’univers fictionnel généré par le texte, etc. En revanche, une fois l’ouvrage achevé, les lecteurs constatent que l’intégralité des mots imprimés a complètement disparu des pages désertées et rendues à leur blancheur originelle. Le virus agit ainsi à la manière d’une lame qui viendrait séparer le domaine des mots, désormais tout intériorisé et virtuel, de celui de l’objet-livre, réduit à n’être qu’un assemblage de papier dépourvu de parole. Ce roman saisissant nous confronte à ce qui semble être une hantise bien d’actualité dans nos sociétés si récemment converties au numérique, à savoir la rupture du lien à la fois essentiel et fragile qui lie un texte à son support et qui permet au verbe de s’incarner sous une forme matérielle.