Commentaires de la proposition d'Isabelle Lachance
« Malcommodité théorique ? » par René Audet
1Communication très intéressante par les nuances qu'elle apporte à des textes non pris isolément, mais s'inscrivant dans des discours plus larges, dans des modes de structuration cognitive qui de toute évidence diffèrent selon les époques (ce que les chercheurs en littérature contemporaine, à commencer par moi, tendent à oublier). N'étant pas spécialiste de la Renaissance, je ramène la discussion à des considérations plus larges, celles qui sont l'objet général du colloque.
"ma réflexion s'oriente de plus en plus vers une hypothèse anti‑fictionnelle en ce qui a trait à la littérature géographique de la Renaissance et [...] je tends à m'expliquer les fantaisies et les "mensonges" qu'ils contiennent selon une perspective plus rhétorique et sociocritique"
2Il me semble que réside là, dès l'abord de la communication, un des éléments les plus productifs quant à la réflexion sur la notion de fiction : en quoi la perspective rhétorique et sociocritique tend à exclure la fiction de ses questionnements ? En quoi même est‑elle incompatible avec la rhétorique et la sociocritique ? parce que la fiction est spécifique à certaines approches ?
3Pierre d'assise de la narrativité mais trop souvent prise pour acquis, la fiction apparaît comme une modalité du langage unanimement admise tant qu'on ne tente pas de définir ce qui n'est pas fiction... Interrogée d'un point de vue logique par les diverses théories anglo-saxonnes, elle semble s'exclure des propos tentant de saisir de façon analytique ou discursive (participation aux discours sociaux) la construction du langage. Pourtant, elle repose de toute évidence sur des facteurs langagiers et surtout pragmatiques (contextuels). Pourquoi la fiction est-elle exclue ? Simplement parce que toutes ses tentatives de définition de cette notion confirment son caractère insaisissable malgré son omniprésence dans toute production langagière ? Comment serait‑il possible de considérer la dimension fictionnelle dans des approches sociocritiques ou rhétoriques ?
Problème de la mimésis par Isabelle Lachance (réponse à René Audet)
4Je ne crois pas que c'est parce que "la fiction est spécifique à certaines approches" que je considère que la rhétorique et la sociocritique peuvent davantage servir l'étude d'un tel corpus. En fait, c'est davantage en raison de la nature référentielle de ces récits. Je crois que de les aborder par le biais de la fiction (comme le fait Lestringant) nous les fait prendre pour ce qu'ils ne sont pas, voire : nous empêche de les lire vraiment et de comprendre les particularités ("singularitez"?!) de leur mise en texte. En effet, si l'étude des processus narratifs de ces textes nous portent à en considérer certains, comme la prosopopée ou la sermonatio, comme des simulacres de fiction, c'est justement parce que ces textes se donnent comme de l'histoire et non de la fiction. Ainsi, l'utilisation de ces processus devient signifiante.
5Il faut en plus ajouter à cela que les auteurs qui m'intéressent adoptent une vision de la fiction fortement influencée par leur allégeance religieuse, laquelle choisira parmi les courants néo‑platoniciens ou néo‑aristotéliciens la conception de la mimèsis (de la représentation) qui "sert ses intérêts". En effet, pour des protestants militants, adhérer la conception platonicienne de la mimèsis, c'est renforcer leur prise de position quant à l'utilisation de l'image (langagière ou pictural) dans la pratique religieuse. Cette pensée, de manière très cohérente, orientera les historiens "méthodistes" de la fin du xvie s., principalement des protestants, vers un rejet des arts de représentation comme véhicules de transmission des savoirs historiques et/ou (souvent ET) moraux, dans la mesure où le Faux (la représentation de la Nature et non la Nature) ne peut être apte à enseigner le Vrai. Les pensées qui tiennent davantage de la Poétique et de la Politique d'Aristote ne rejettent pas les arts mimétiques comme instruments d'apprentissage. Ainsi, pour eux (comme pour Cicéron, d'ailleurs), peu importe qu'un exemple servant à illustrer une thèse soit vrai ou non, pourvu qu'il demeure vraisemblable dans le contexte et selon "l'opinion publique". Dans les récits de voyage ou les différentes "Histoires", ceci peut résulter en des descriptions qui nous paraissent fantaisistes, mais qui se justifiaient par leur finalité (téléologique, exemplaire ou autre).
6C'est donc une situation d'un auteur dans un champ de pratique (par exemple le champ en constitution de la pratique historique savante à la fin du xvie ou le champ des voyageurs) qui nous aidera à comprendre ses prises de positions rhétoriques (par exemple : experientia est rerum magistra OU respect des autorités et des lieux communs, quitte à produire des écrits qui nous paraissent invraisemblables) et son utilisation des ressorts narratifs habituellement dévolus à la fiction (par exemple la narration omnisciente, le discours rapporté "selon la convenance" au caractère du "personnage").