Colloques en ligne

Gilles Magniont

Nouveaux ressorts de la fiction chez les moralistes classiques

1Dans son Parallèle des Anciens et des Modernes (1690), Charles Perrault blâme la " longueur " avec laquelle Platon plante le décor de ses dialogues. En stigmatisant ce trait de lenteur, il formule une critique majeure, puisqu'il met en évidence la dualité problématique du dialogue philosophique, l'" impureté " constitutive du genre. Platon, en même temps qu'il propose un message conceptuel, érige ce message en spectacle. En un mot, il pactise avec la littérature et ses mensonges : c'est l'introduction de cette part de fiction qui pose problème.

2Au‑delà du dialogue philosophique, genre " impossible ", il est bien d'autres discours qui usent de tels artifices. Tous ceux qui prétendent délivrer une vérité sur l'Homme inventent, eux aussi, des personnages et des situations censés vérifier cette vérité. Les moralistes classiques durent, bien sûr, " négocier " avec la fiction : je voudrais ici montrer l'originalité de certains de leurs accommodements.

Fictions pascaliennes

3Quelle place occupe la " fiction " dans les Pensées ? Partons de la définition la plus simple qui soit, et bornons-nous à rechercher les fragments pascaliens qui proposent la relation d'un fait imaginaire. De la centaine de fragments présentant des narrations (véritables récits ou allusions laconiques), on exclura donc ceux qui s'inspirent de la Bible : pour Pascal, les événements dont les textes sacrés nous ont transmis le récit ont effectivement eu lieu.

Les expériences fictives, ou la fantaisie comme preuve

4Soit le fragment suivant :

L'ennui qu'on a de quitter les occupations où l'on s'est attaché. Un homme vit avec plaisir en son ménage. Qu'il voie une femme qui lui plaise, qu'il joue cinq ou six jours avec plaisir, le voilà misérable s'il retourne à sa première occupation. Rien n'est plus ordinaire que cela. (114)

5Comme en témoigne le caractère abrupt de la phrase liminaire, la rédaction n'est ici qu'esquissée. Les étapes du raisonnement apparaissent alors avec d'autant plus de clarté :

6— Dans un premier temps, Pascal, usant du présent de vérité générale et de l'indéfini " on ", énonce un jugement très général. On est indiscutablement dans le champ de la sentence.

7— Puis vient l'exemple d'un individu, exemple qu'introduit l'article particularisant " un ". Cet individu est projeté dans une situation donnée (" Qu'il voie... ") ; l'expérience prouve alors la véracité du jugement préalablement formulé.

8Il ne faudrait toutefois pas s'y tromper : l'expérience n'est pas réellement effectuée. C'est bien sa fiction qui prétend apporter une preuve, et l'on peut en ce sens parler — comme le fait Alexandre Koyré — d'une simple " expérience de pensée ", ou encore — selon la formule de Gérard Ferreyrolles — d'une fantaisie " productrice de certitude ". L'apologiste est coutumier du fait :

Le temps guérit les douleurs et les querelles, parce qu'on change : on n'est plus la même personne ; ni l'offensant, ni l'offensé ne sont plus eux‑mêmes. C'est comme un peuple qu'on a irrité et qu'on reverrait après deux générations : ce sont encore les Français, mais non les mêmes (653).

9L'emploi de la tournure " C'est comme " et du conditionnel signale bien que Pascal illustre sa pensée par un exemple imaginaire ; mais l'utilisation du présent et d'une tournure en " C'est " projette par la suite le lecteur dans l'observation d'un fait qui ne semble plus être du domaine de l'éventuel. Se marque bien ici la volonté de donner à l'hypothèse la force et le pouvoir persuasif d'une preuve. Dans le fragment suivant

[...] chaque degré de bonne fortune qui nous élève dans le monde nous éloigne davantage de la vérité [...]. Un prince sera la fable de toute l'Europe, et lui seul n'en saura rien. Je ne m'en étonne pas [...] (743),

10Pascal veut montrer que l'homme le plus renseigné peut devenir le plus ignorant. Mais comment pourrait-il s'étonner de ce qu'il imagine ? L'utilisation d'un futur de conjecture ou de supposition lui permet d'exprimer l'idée du possible en lui conférant toute la vraisemblance nécessaire, et de jouer sur cette illusion.

11" Qu'on en fasse l'épreuve " (169), écrit de manière révélatrice Pascal. " Eprouver ", c'est faire l'essai d'une chose (ainsi d'une machine), la connaître par expérience. Transparaît ici nettement l'influence des travaux de physique menés par l'apologiste :

L'homme [...],/si on peut gagner sur lui de le faire entrer en quelque divertissement,/le voilà heureux pendant ce temps-là (168) ; Le nez de Cléopatre/s'il eût été plus court/toute la face de la terre aurait changé (32) ; Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants,/si je passe par là,/puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir ? (567) ; Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu'il ne faut,/s'il y a au‑dessous un précipice [...],/son imagination prévaudra (78).

12On peut, dans chacun de ces énoncés, distinguer les trois étapes suivantes : un groupe nominal mis en tête désigne un état initial ; une proposition subordonnée hypothétique introduit l'élément qui va provoquer la réaction ; une proposition principale marque le nouvel état consécutif à l'expérience. La progression harmonieuse de la phrase s'en trouve singulièrement bousculée ! Grâce à la mise en avant du groupe nominal, c'est l'objet de l'expérimentation, et non pas ses conditions, qui retient le plus nettement notre attention. La formulation de l'hypothèse n'est ainsi plus que seconde dans le déroulement de la phrase, ce qui permet peut-être de la faire passer pour secondaire et comme acquise dans l'esprit du lecteur. Ainsi Pascal peut-il atténuer le trait d'éventualité lié aux procès désignés.

13Dans tous les fragments qui viennent d'être cités, la fiction a une visée didactique. Elle s'inscrit ainsi dans la longue tradition de l'exemplum rhétorique. Et malgré les efforts de Pascal pour masquer l'artifice de pareils exempla, il reste que ceux-ci demeurent des fictions bien voyantes, et par là même discutables. Au sein d'un agencement binaire (discours/illustration du discours par un portrait ou une narration), leurs contours sont parfaitement définis. En ce sens, n'a‑t‑on pas coutume d'extraire ces " morceaux choisis " de la somme des Pensées ? Ne sont‑ils pas passés dans la mémoire collective comme de parfaits exemples de l'art pascalien ? La célèbre esquisse du philosophe sur sa planche est d'ailleurs empruntée aux Essais de Montaigne, ce qui dit assez combien de telles fictions sont " amovibles ". " Je ne trouve rien de si aisé que de traiter de roman tout cela " (783) écrit Pascal dans un fragment : on est tenté de lui retourner le compliment...

Les références en trompe‑l'œil, ou la fiction diffuse

14Autre " morceau " fameux, celui du magistrat au sermon :

Ne diriez-vous pas que ce magistrat dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple se gouverne par une raison pure et sublime et qu'il juge des choses par leur nature sans s'arrêter à ces vaines circonstances qui ne blessent que l'imagination des faibles ? Voyez‑le entrer dans un sermon où il apporte un zèle tout dévot, renforçant la solidité de sa raison par l'ardeur de sa charité. Le voilà prêt à l'ouïr avec un respect exemplaire. Que le prédicateur vienne à paraître, si la nature lui a donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son barbier l'ait mal rasé, si le hasard l'a encore barbouillé de surcroît, quelques grandes vérités qu'il annonce, je parie la perte de la gravité de notre sénateur. (78)

15Pour que cette nouvelle expérience ait quelque exemplarité, il s'agit de lui donner le plus de vraisemblance possible et donc d'imposer sa vision concrète, sa présence. Divers procédés traditionnels concourent ainsi à l'hypotypose : par exemple la précision du vocabulaire descriptif. Mais tout autant que la description en elle‑même, c'est sa justification qui est remarquable. Par le biais d'une interrogation ou d'un impératif, Pascal en appelle à notre jugement et à notre attention, désigne directement (" ce magistrat ", " le voilà ") l'objet de l'expérimentation, tant et si bien que celui-ci ne semble plus lui appartenir en propre : au final, n'est-ce pas de " notre sénateur " qu'il est question ?

16Pascal feint donc d'assister en notre compagnie au prêche : il simule une communauté des contextes. On l'aura compris, la fiction a gagné les conditions d'énonciation mêmes du discours, et s'est ainsi déplacé de la situation interne de l'œuvre (les rapports interhumains qu'elle représente) vers sa situation externe (les rapports de l'œuvre avec celui auquel elle s'adresse). Dans d'autres mises en scène du divertissement :

Cet homme si affligé de la mort de sa femme et de son fils unique, qui a cette grande querelle qui le tourmente, d'où vient qu'à ce moment il n'est point triste et qu'on le voit si exempt de toutes ces pensées tristes et inquiétantes ? Il ne faut pas s'en étonner, on vient de lui servir une balle [...] Voilà un soin digne d'occuper cette grande âme et de lui ôter toute autre pensée de l'esprit. Cet homme né pour connaître l'univers, pour juger de toutes choses, pour régler tout un état, le voilà occupé et tout rempli du soin de prendre un lièvre (453), D'où vient que cet homme, qui a perdu depuis peu de mois son fils unique, et qui accablé de procès et de querelles était ce matin si troublé, n'y pense plus maintenant ? Ne vous en étonnez pas, il est tout occupé à voir par où passera ce sanglier que les chiens poursuivent avec tant d'ardeur depuis six heures,

17on retrouve à l'identique les marques de cette référence situationnelle. Et tout au long des Pensées, Pascal multiplie ces renvois en trompe‑l'œil, jouant de diverses illusions référentielles, affectant régulièrement de prendre en compte les réactions et la surprise de son auditoire :

Ne vous étonnez point, s'il ne raisonne pas bien à présent [...] (81) ; Ne vous en étonnez pas, il est tout occupé [...] Prenez-y garde, qu'est-ce autre chose d'être surintendant [...] (168) ; Ne vous étonnez pas de voir des personnes simples [...] (412). 

18Point essentiel, il faut bien percevoir que de telles apostrophes n'ont pas besoin des exempla pour apparaître. L'apologiste ouvre sans cesse son discours à une parole prétendument contingente ; d'une incise, il la prévient :

Mais, direz-vous, quel objet a‑t‑il en tout cela ? Celui de se vanter demain entre ses amis de ce qu'il a mieux joué qu'un autre (168) ; Mais, dites‑vous, s'il avait voulu que je l'adorasse, il m'aurait laissé des signes de sa volonté. Aussi a‑t‑il fait, mais vous les négligez (190) ; Mais voilà, direz-vous, tout renfermé en un mot. Oui, mais cela est inutile, si on ne l'explique (562),

19d'une interrogation il la prend en compte :

Les villes par où on passe, on ne se soucie pas d'y être estimé. Combien de temps faut-il ? Un temps proportionné à notre durée vaine et chétive (65) ; Mahomet sans autorité. Il faudrait donc que ses raisons fussent bien puissantes, n'ayant que leur propre force. Que dit-il donc ? Qu'il faut le croire (235) ; Que disent les prophètes de Jésus‑Christ ? Qu'il sera évidemment Dieu ? Non. Mais qu'il est un Dieu véritablement caché [...]. (260)

20d'une interjection indignée, il y réagit :

[On donne aux hommes] des charges et des affaires qui les font tracasser dès la pointe du jour. Voilà, direz-vous, une étrange manière de les rendre heureux. Que pourrait-on faire de mieux pour les rendre malheureux ? Comment, ce qu'on pourrait faire ? Il ne faudrait que leur ôter tous ces soins, car alors ils se verraient, ils penseraient à ce qu'ils sont, d'où ils viennent, où ils vont (171).

21Le fait est que le contradicteur est on ne peut plus présent ! Un contradicteur qui peut de facto être assimilé au lecteur, puisqu'au-delà d'un éventuel correspondant de l'apologiste — on sait l'hypothèse de la structure épistolaire —, le discours nous est destiné.

22En faisant écho à un autre discours, c'est‑à‑dire en sous‑entendant une parole prêtée à autrui, Pascal nous attire ainsi dans ses filets. C'est comme " en passant " que chaque fragment, au détour des phrases qui le composent, nous manipule en parsemant les indices discrets d'une nouvelle énonciation. Pascal sait la force de l'imagination, laquelle " a le grand droit de persuader les hommes " (78) : l'originalité de sa stratégie réside dans le rattachement de son discours à une situation fictive, ou plutôt à une multitude de situations fictives. Il devient alors malaisé de mettre en doute des indices par trop ambigus et erratiques. La fiction, réduite à des amorces référentielles, s'est en quelque sorte diffusée. Elle ne s'inscrit plus dans un stable et rassurant agencement binaire : elle ne vient plus illustrer le discours, elle l'autorise. Ainsi frappée d'incertitude, échappant aux contenus et aux frontières par trop voyantes (portraits, récits...), elle ne peut plus du même coup être localisée et dénoncée comme une maladroite adjonction de littérature.

Fictions virtuelles

Le " réservoir " des Caractères

23" Voilà un homme, dites‑vous, que j'ai vu quelque part " (VII,13) : c'est ainsi que La Bruyère amorce l'un de ses portraits. Celui‑ci prend donc place dans une interlocution — ou plutôt dans la fiction d'une interlocution. En ce sens, on pourrait le qualifier de fiction " au second degré ", encadrée et justifiée par la première... Le procédé est maintes fois utilisé dans les Caractères. Les incises y abondent, tout comme l'emploi liminaire du déictique (souvent en corrélation avec la seconde personne du pluriel) :

A juger de cette femme par sa beauté, sa jeunesse, sa fierté et ses dédains, il n'y a personne qui doute [...] (III,27) ; Il faut laisser parler cet inconnu que le hasard a placé près de vous [...] (V,14) ; Cet homme qui a fait la fortune de plusieurs, qui a fait la vôtre [...] (VI,33) ; Ce prélat se montre peu à la cour, il n'est de nul commerce [...] (XII,25) ; Ce garçon si frais, si fleuri et d'une si belle santé est seigneur d'une abbaye [...] (VI,26),

24etc. Ces incipits in medias res semblent constituer l'équivalent de certaines ouvertures théâtrales - telles que les oui des débuts raciniens - qui éveillent la curiosité du spectateur. Et La Bruyère a bien d'autres tours dans son sac. Un paragraphe qui commence comme une sentence peut se métamorphoser en récit, et nous entraîner dans le champ de la fiction. Y suffisent l'emploi de divers embrayeurs :

Quand on veut changer et innover dans une République, c'est moins les choses que le temps que l'on considère [...]. Vous pouvez aujourd'hui ôter à cette ville ses franchises, ses droits, ses privilèges [...] (X,5),

25ou plus imperceptiblement la substitution du " nous " au " on " :

On pourrait se défendre de quelque joie à voir périr un méchant homme ; l'on jouirait alors du fruit de sa haine, et l'on tirerait de lui tout ce qu'on peut en espérer, qui est le plaisir de sa perte : sa mort enfin arrive, mais dans une conjoncture où nos intérêts ne nous permettent pas de nous en réjouir ; il meurt trop tôt ou trop tard. (IV,66).

26On remarquera encore, dans ce dernier exemple, le rôle essentiel réservé aux modes verbaux : l'indicatif présent (" sa mort enfin arrive "), succédant au conditionnel, nous projette dans la narration. Un rien suffit ! Pour que le discours devienne récit, il lui suffit même de " s'emballer ", comme en témoigne cette soudaine accélération du tempo :

Le rebut de la Cour est reçu à la Ville dans une ruelle, où il défait le magistrat, même en cravate et en habit gris, ainsi que le bourgeois en baudrier [...]. Il fait des jaloux et des jalouses : on l'admire, il fait envie ; à quatre lieues de là, il fait pitié. (III,29)

27Présent de vérité générale ou présent de narration ? Indéniablement, l'ambiguïté des valeurs temporelles sert ici l'hypotypose. Et les glissements s'opèrent presque insensiblement. Tel développement dont l'incipit est exempt de références à la situation d'énonciation :

Un homme inégal n'est pas un seul homme, ce sont plusieurs : il se multiplie autant de fois qu'il a de nouveaux goûts et de manières différentes (XI,6)

28se relance par une traditionnelle et générale adresse au lecteur :

Ne demandez pas de quelles complexions il est, mais quelles sont ses complexions ; ni de quelle humeur, mais combien il a de sortes d'humeurs,

29avant que ce lecteur soit plus étrangement " fictionnalisé " en même temps que l'individu portraituré :

Ne vous trompez‑vous point ? est‑ce Euthycrate que vous abordez ? aujourd'hui quelle glace pour vous ! hier, il vous recherchait, vous caressait, vous donniez de la jalousie à ses amis : vous reconnaît-il bien ? dites-lui votre nom.

30Quel troublant jeu de passe‑passe ! Une fois admise une première adresse bien bénigne, nous voilà introduits dans le champ de la fiction... Fiction de nouveau introuvable, sauf à dire qu'elle est partout, qu'elle commence dès la première ligne du fragment : l'indécision des frontières est pour beaucoup dans le pouvoir de fascination qu'exercent les Caractères.

31L'art pascalien de la suggestion peut donc être rapproché de la " mimésis allusive " dont joue, selon M. Riffaterre, La Bruyère. Le critique évoque de la sorte une diégèse, dite " embryonnaire ", à l'œuvre dans les Caractères : " Il faudrait tout un roman pour que ses potentiels soient pleinement actualisés, mais parce qu'[elle] est fait[e] d'une série d'allusions ou d'énoncés incomplets, lesquels sollicitent l'imagination, il suffit que le lecteur, consciemment ou non, en vertu des stéréotypes du sociolecte, se sache capable de remplir les blancs ". À lire ces propos, on songe immédiatement à certains récits : ainsi du conte relatant les infortunes amoureuses de la sévère Emire (III,81), conte qui faisait soupçonner à Sainte Beuve l'exceptionnel auteur de nouvelles et de romans qu'aurait pu être La Bruyère. Mais j'espère avoir tout au moins partiellement montré que les " blancs " sont plus généralement au coeur des Caractères, y constituant comme un " réservoir " de fictions. Et lorsque La Bruyère opère une véritable mystification, lorsqu'il présente l'un de ses portraits comme un " fragment " laissé par quelque mémorialiste, lisons‑y un aveu : écrire l'incipit " ...Il disait que cette belle personne était un diamant [...] " (XII,28), c'est ostensiblement donner à rêver ces points de suspension et le contexte qu'ils recouvrent.

Fictions & formes brèves

32Avec ce dernier exemple, on aura compris à quel point les formes brèves constituent un terrain rêvé pour les récits embryonnaires ou fictions virtuelles. Suivons notamment Georges Molinié lorsqu'il rattache l'écriture fragmentaire (envisagée de manière très générale comme une écriture de type elliptique) à l'hypotypose, dans le sens où celle-ci " consiste en ce que dans un récit, ou plus souvent encore, dans une description, le narrateur sélectionne une partie seulement des informations correspondant à l'ensemble du thème traité, ne gardant que des informations particulièrement sensibles et fortes, accrochantes, sans donner la vue générale de ce dont il s'agit, sans indiquer même le sujet global du discours ". On a vu les effets de cette " sélection " chez Pascal ou La Bruyère : plutôt que d'accumuler des détails pittoresques, l'un comme l'autre jouent d'une écriture déceptive et réduisent la fiction à ses seules amorces. À la limite, celle-ci ne commence que lorsque la lecture s'achève : il appartient alors au lecteur, en une dérive concertée, d'éprouver de telles virtualités.

33Repensons aux critiques formulées par Perrault, et opposons-leur une " réplique " isolée des Caractères : " Vous le croyez votre dupe : s'il feint de l'être, qui est plus dupe de lui ou de vous ? " (V,58). Ici, aucune pesanteur : l'abruption permet d'opérer un " passage brusque, imprévu ", " ex abrupto ", en ôtant " les transitions d'usage entre les parties d'un dialogue, ou avant un discours direct ". Pierre Fontanier prend l'exemple de la Septième Satire de Boileau pour illustrer sa définition : " Ne croit‑on pas voir et entendre les personnages eux-mêmes ? Énoncez les transitions, l'homme répond, l'Avarice reprend, etc., ce ne sera plus une scène, mais un récit ; et quelle froideur aurait succédé à tout cet intérêt dramatique ! ". Le dialogue, pour être vraisemblable, doit donc être brièvement exposé dans ses " circonstances ", et ne pas souffrir des introductions (les verbes de déclaration) qui trahissent la main de l'auteur. C'est par l'ellipse qu'il acquiert une puissance proprement mimétique, et que la parole qui n'est point encadrée, qui n'est point médiatisée, peut feindre un vif naturel et une parfaite transparence. J'inclinerais alors à penser que dans la singulière économie laconique des fragments, c'est souvent l'obtention de l'illusion référentielle qui est visée.

Poétique de la circonstance

Du contexte au circonstances

34Qu'est-ce qui distingue une " maxime " d'une " sentence ", un " fragment " d'une " remarque " ? Dans cette terminologie bien délicate, on peut opérer une première distinction, faire le partage entre les formes brèves qui ne renvoient en aucune manière à la situation d'énonciation (c'est le cas des Maximes de La Rochefoucauld) et celles qui en multiplient les indices. Pour autant, sont‑ce les indices d'un " contexte " ? Je parlerais plutôt de " circonstances ".

35Tout d'abord, " contexte " induit une idée de plénitude et de stabilité ; il masque l'éparpillement comme le caractère déceptif des marques esquissées. Ou alors il faudrait évoquer un " contexte lacunaire " : mais n'est-ce pas accomplir le trajet à l'envers, sous-entendre un édifice dont certaines parties auraient été ôtées, alors que cet édifice ne peut se construire que dans notre esprit, avec notre collaboration ?

36On réservera alors le terme de contexte aux entreprises romanesques, ou tout au moins sans ambiguïté narratives. Dans le vaste champ de la fiction, un nouvel écart typologique peut ainsi être mesuré.

Parler à propos

37D'autre part, il faut prendre toute la mesure du lien intime que doivent entretenir, pour nos " classiques ", discours et circonstances. Prenons l'exemple du chevalier de Méré. Si ce théoricien de l'honnête homme critique si souvent les traités de rhétorique, c'est que leur enseignement se présente comme un absolu : or l'on ne doit observer les règles " que selon qu'on s'en trouve, et qu'on juge à propos, et lorsqu'on s'y attache, il faut avoir égard au temps et aux circonstances ". Avec toutes ces nuances restrictives, Méré retrouve la notion d'aptum de la rhétorique antique selon laquelle il convient de s'adapter à la nature spécifique de l'auditeur et du moment. Cicéron dans son traité De l'orateur, comme par la suite Quintilien dans son Institution Oratoire, ont su évoquer l'art de l'à-propos.

38Pascal n'ignore pas cet art : il remarque dans De l'esprit géométrique que ceux " qui ont l'esprit de discernement savent combien il y a de différence entre deux mots semblables, selon les lieux et les circonstances qui les accompagnent ". Et dans ses Pensées, il souligne que

[l]es gens universels ne sont appelés ni poètes, ni géomètres, etc. Mais ils sont tout cela, et jugent de tous ceux‑là. On ne les devine point. Ils parleront de ce qu'on parlait quand ils sont entrés. (486)

39L'honnête homme est ainsi représenté sous les traits de l'" homme universel ", à savoir celui qui se signale principalement par ses facultés d'adaptation, au rebours de toute spécialisation pédante du savoir qui lui vaudrait immanquablement d'être " baptisé " (532) et affublé d'une " enseigne " (486) - on parlerait de nos jours d'une " étiquette ". On peut bien évidemment penser à la célèbre maxime de La Rochefoucauld selon laquelle le " vrai honnête homme est celui qui ne se pique de rien ". Dans un autre fragment, Pascal émet un jugement très voisin, mais en abandonnant l'expression purement sententielle :

C'est un bon mathématicien, dira-t-on, mais je n'ai que faire de mathématique : il me prendrait pour une proposition. C'est un bon guerrier : il me prendrait pour une place assiégée. Il faut donc un honnête homme, qui puisse s'accorder à tous mes besoins généralement. (502)

40La forme du discours ne dément pas ici son contenu. L'interaction propre à la situation dialogique — avec la prévention introduite par la formule " dira-t-on " en incise — est en harmonie avec le modèle de l'honnête homme évoqué, lequel sait répondre à une situation donnée et " s'accorder " à l'attente d'autrui. Pascal exprime ainsi l'idéal d'un honnête homme qui sait parfaitement s'adapter à la conversation, dont le savoir ne se manifeste pas à contretemps, et dont les propos sont donc toujours en situation : " Ils parleront de ce qu'on parlait quand ils sont entrés ", écrit-il, ou encore, dans un autre fragment : " Je voudrais qu'on ne s'aperçut d'aucune qualité que par la rencontre et l'occasion d'en user " (532). Derrière cet idéal, s'inscrit en filigrane le rêve d'une prise de parole toujours motivée par un contexte donné, une prise de parole qui procède en conséquence par écho d'une parole antérieure sur laquelle elle vient rebondir.

41Il s'agit donc d'intervenir à propos. On saisit alors la difficulté à laquelle se heurtent les moralistes ; leur parole doit répondre à deux injonctions difficilement conciliables : parler ainsi " dans le moment ", selon la formule de Damien Mitton... et dire ce qui n'admet aucune restriction, l'invariant de la nature humaine. Comment parler à propos de l'Homme ? La proposition peut paraître délirante. Elle trouve pourtant une réponse. Il ne s'agit pas de " greffer " une fiction par trop voyante sur le corps du discours, mais de greffer le discours lui-même sur une situation soi-disant commune, d'y référer allusivement, de relancer l'argumentation sur le mode du colloque particulier, de délivrer les " éclats " d'un dialogue déjà amorcé : autant de procédés qui permettent d'injecter dans les fragments un peu de l'essence " occasionnelle " propre aux prises de parole.

42J'ai voulu indiquer ici comment s'effaçaient les frontières de la fiction chez deux moralistes de la fin du xviie. À l'instar des fragments elliptiques, ma communication se caractérise par son incomplétude, ce qui n'implique pas qu'elle donne elle aussi à penser, mais qu'à l'inverse elle doive être prolongée pour gagner l'adhésion. Il faudrait notamment étendre le corpus, et s'autoriser l'étude d'autres époques, par exemple en observant la poétique de la circonstance à l'œuvre chez Chamfort.

***

43Pour conclure brièvement, accomplissons un autre bond dans le temps. On sait la prolixité romanesque du Grand Siècle. Parmi les 1200 œuvres jusqu'ici dénombrées, combien sont encore lues ? Bien sûr, le goût présent ne doit pas être érigé en norme ; il reste toutefois que ces récits sont rapidement apparus interminables. Les détails qui parsemaient narrations et descriptions ont tôt semblé des artifices de représentation : les peintures accumulées ne laissaient rien voir... À l'inverse, il est inutile de souligner les questionnements croissants suscités par l'univers en morceaux des Pensées ou des Caractères. Comme si, justement, ceux qu'on ne pouvait surprendre en flagrant délit d'affabulation avait su s'accaparer les sortilèges de la fiction. Comme si, pour une grande part de la production classique, le romanesque était partout sauf dans le roman.