Commentaire de la proposition de Gilles Magniont
Figures morales
1L'article de G. Magniont cherche à cerner ce qui est sans doute un effet majeur de la discontinuité du discours moral classique : l'alternance des régimes de lecture. Il y a là une rhétorique singulière dont la description permet d'approcher les affinités qui unissent — pragmatiquement plutôt qu'historiquement — discours moral et formes brèves. Quelques « remarques » cependant sur les sections de l'article consacrées à La Bruyère : 1. On doit donner aux éthopées de La Bruyère un statut pleinement mimétique. D'abord parce que le « caractère » est génériquement une description narrativisée, qui engage un muthos. Ensuite parce que c'est en termes strictement aristotéliciens (et sans doute pour la dernière fois au xviie siècle) que La Bruyère défend le statut de son texte contre les « lectures à clé », dans la Préface au « Discours à l'Académie » notamment ; aux détracteurs des « caractères » qui voient dans les éthopées des portraits satiriques, La Bruyère adresse ce reproche : « Ils y prennent tout littéralement, ils les lisent comme une histoire, ils n'y entendent ni la poésie, ni la figure ». Le lexique est assez clair : c'est toute la poétique aristotélicienne qui est convoquée. Les éthopées sont le produit d'une activité mimétique et ne relèvent pas comme les portraits d'une lecture historique mais bien d'une lecture poétique. Par là, La Bruyère a conscience de s'inscrire dans une tradition au demeurant assez longue : celle des « figures morales », des « exempla » aussi bien. Les éthopées sont des fictions, au sens plein du terme, et non pas simplement des « fictions virtuelles ». La brièveté de ces fictions n'enlève rien à leur statut. 2. La difficulté, d'un point de vue théorique, et la spécificité du texte de La Bruyère tient alors dans « l'articulation » de deux régimes textuels (que confond volontairement le terme de « remarques » génériquement neutre) : les maximes, sentences et réflexions d'un côté (énoncés aléthiques), les éthopées et séquences narrativisées de l'autre (énoncés fictionnels). Cette discontinuité est elle‑même à penser en termes figuraux. C'est du moins ainsi que La Bruyère a composé ses chapitres : le lien d'une remarque à l'autre est d'ordre figural plutôt que logique, en quoi la « série » des remarques échappe à la cohérence d'un texte systématique sans pour autant renoncer à toute rhétorique. 3. Cela interdit logiquement de traiter les « remarques » comme des énoncés décontextualisés, soit comme nos modernes « fragments ». Toute l'histoire du texte, au cours de ses neuf éditions successives en témoigne : La Bruyère a une conscience aiguë des effets proprement contextuels suscités par l'ordre des remarques dans les chapitres: cet ordre est assez souple pour que les chapitres puissent accueillir de nouvelles « remarques », il est assez contraignant pour que les « remarques » ajoutées au fil des éditions successives aient à prendre place à un endroit déterminé du chapitre, ou pour que des remarques anciennes aient à être déplacées. Toute une rhétorique tient dans ce paradoxe.