« LA POÉSIE EST À LA MODE » : (Insta)poésies en performance
1À lire certains titres de presse, la plateforme Instagram a « dépoussiéré », remis « au goût du jour », voire « révolutionné1 » la poésie en la mettant « à portée de smartphone2 », donnant naissance à une génération nouvelle, celle des « Instapoets », l’une des constellations de la galaxie « Poètes 2.0 », publiant sur les réseaux sociaux : c’est ainsi que depuis quelques années, les néologismes fleurissent pour distinguer des modes de « poétisation des réseaux sociaux » distincts selon les plateformes : à côté des Instapoèmes, les « twittopoèmes », la « littératube », ou encore la « facebook poetry » donnent à la poésie une présence médiatique nouvelle. Dans un mouvement caractéristique du Web 2.0, laissant la possibilité à tout un chacun d’avoir accès à une forme de publication, la poésie connaîtrait ainsi une démocratisation réelle, devenue accessible maintenant que débarrassée du filtrage élitiste et marchand du circuit traditionnel de l’édition.
2Poésie faite par tous, publication hors du livre, investissement d’autres réseaux en marge de la chaîne traditionnelle du livre, incursion dans les médias de masse de façon à remettre le poème en circulation dans la société. Le phénomène actuel semble résonner avec les ambitions des avant-gardes du siècle dernier : amener la poésie dans l’espace public en l’imprimant sur des tracts, des panneaux, donner des recettes pour que chacun se fasse poète, refuser le livre au profit de la performance pour s’adresser au public sans intermédiaire éditorial, diffuser par le réseau postal, ou encore faire des poèmes pour diffusion radiophonique — puis, à partir des années 1990 investir l’espace numérique et le Web, on reconnaît là des gestes caractéristiques des poésies d’avant-garde et expérimentales, de Dada à la poésie numérique en passant par la poésie action.
3Pourtant, cette généalogie n’existe pas, ou, du moins, elle ne se retrouve pas dans les pratiques poétiques les plus courantes développées sur les réseaux. L’Instapoésie est en quelque sorte à la poésie numérique historique ce que le slam est à la poésie sonore : une pratique hors livre populaire, amateure, liée à un dispositif type scène ouverte, offrant à tout un chacun un espace d’expression. Née en milieu numérique, elle s’inscrit dans la dynamique de « sacre de l’amateur3 » impulsée par le Web 2.0. L’innovation éditoriale consistant à publier en réseau n’a de ce fait pas pour nécessaire conséquence l’innovation formelle, et une grande partie des textes publiés sur ces plateformes présente des formes classiques : poèmes d’expression lyrique ou aphoristique, versifiés et rimés4, ils relèvent d’une « esthétique pour partie surannée, obéissant à des codes qui sont bien davantage ceux du XIXe que du XXe siècle5 », caractéristique de poètes non lecteurs de poésie, ayant souvent pour seul bagage leur culture poétique scolaire. Comme le remarque Olivier Belin à la suite des enquêtes sur les poètes amateurs :
la poésie telle qu’elle est concrètement « faite par tous », selon le mot de Lautréamont repris à l’envi par les surréalistes, les situationnistes, les oulipiens ou aujourd’hui les tenants de la littérature numérique, est bien souvent aux antipodes de l’esthétique et des pratiques de tous ces mouvements, et de ce que les disciplines littéraires entendent et enseignent sous l’étiquette de « poésie » ou de « poésie moderne »6.
4Mais, à la différence des espaces traditionnels de publication de poésies amateures, les réseaux sociaux sont aussi, et en même temps, des médias de masse : à l’instar des « youtubeurs » ayant accédé par ce biais à une forte célébrité, les Instapoètes sont présentés comme une chance pour la poésie d’être dépoussiérée, non en raison de son audace formelle, mais en ce qu’elle touche un nouveau public de « non-lecteurs », et que ses auteurs accèdent à leur tour à une notoriété faisant d’ordinaire défaut aux poètes dont l’œuvre ne se vend structurellement que peu. Ainsi de nombreux articles de presse se font les échos de « success stories7 » poétiques, dont Rupi Kaur, l’instapoétesse aux 3,9 millions d’abonnés est devenue le parangon.
5C’est que la plateforme numérique n’est pas la scène ouverte : comme l’écrit Jérôme Cabot, la scène ouverte est un dispositif qui « a pour effet de déplacer la question de la valeur, et même la nature, esthétiques de la performance. Il est la mise en pratique de l’injonction d’Isidore Ducasse […] », ouverture « qui rend toute énonciation légitime et potentiellement poétique8. » Il en est en partie de même pour les réseaux sociaux qui à leur tour rendent tout énonciation légitime et œuvrent de la sorte à une démocratisation de l’écriture littéraire : « Contre l’autarcie aristocratique du livre » note Alexandre Gefen, le jeu du numérique s’intègre à un espace commun, celui du « littéraire » au sens très large du terme, où se redéploient comme démocratiquement les pouvoirs et bénéfices de l’écriture9. » Cependant, les plateformes numériques construisent aussi de la valeur : les « Instapoètes » peuvent, dans cette logique, devenir « influenceurs10 », c’est-à-dire des personnalités suivies par de nombreux abonnés, et, par suite, des « préconisateurs qui recommandent un achat, les prescripteurs dont les choix s’imposent aux acheteurs, et les leaders d’opinion qui influencent la perception de l’offre11. » Instagram produirait-il une révolution davantage marketing que poétique ? Sur Instagram, la valeur esthétique est déplacée, mais au profit d’une logique quantitative, affichée en nombre d’abonnés, de « likes » et commentaires, se mesurant en termes de réputation et de notoriété12. Elle se démarque ce faisant des mécanismes traditionnels de légitimation et de consécration littéraires mais, comme sur YouTube, le « cadrage formel encourage une logique de palmarès », dont Marine Siguier souligne qu’il entre en résonance avec la symbolique du best-seller13. À l’ère du « capitalisme informationnel », l’« architecture non hiérarchique d’un « web participatif » reste sous la domination économique des géants de l’Internet (Google, Facebook, Amazon, Apple, Microsoft) », qui « contrôlent les plateformes et mettent en place les algorithmes qui constituent la grammaire du pouvoir de la « société de l’information14.»
6Si toutes les pratiques instapoétiques ne se calquent pas sur cette logique, usant de la plateforme comme moyen direct de publication, partage et dialogue, il n’en reste pas moins que la publication en milieu numérique a pour corollaire la présence d’une forte énonciation éditoriale, faisant de tout contenu posté dans le cadre standardisé de la plateforme un contenu « Instagram ». Et ce cadre s’accompagne, en régime numérique, d’une modification profonde des pratiques scripturales, liée à l’action de l’architexte, c’est-à-dire des
outils d’écriture qui, dans leurs formes et leurs structures, portent un certain nombre de modèles de textes, de pratiques d’élaboration et de suivi de ces textes. Mais ces éléments laissent une trace lorsque les sites sont finalisés, un peu à la manière des étaiements en architecture. Ces traces, en perdurant et affleurant à la surface des écrans, contribuent à modeler l’énonciation éditoriale du site15.
7Analysant les « textualités numériques », Anne-Marie Paveau part ainsi de la prise en considération primordiale du fait qu’Internet et le Web « ne constituent pas de simples supports pour une production scripturale qui s’y transporterait, mais bien des environnements qui configurent structurellement les écritures de manière spécifique16. » Les mots-valises couramment employés pour désigner les pratiques poétiques liées aux réseaux sociaux (« instapoèmes », « twittopoèmes », « facebook poetry ») renvoient d’ailleurs explicitement à ces spécificités, en ce qu’ils ne se contentent pas de désigner un lieu de diffusion mais identifient des genres inhérents à chaque plateforme : des « technogenres17 » poétiques, relevant de ce que la linguiste nomme des « technogenre négociés », c’est-à-dire de genres de discours « préexistant[s] et stabilisé[s] ou non dans les productions prénumériques, mais qui se dote[nt] en ligne de traits proprement technolangagiers et technodiscursifs18 ».
8Étudier l’« Instapoésie » pourrait consister à explorer ces spécificités de façon complète, en parcourant par exemple la plateforme Instagram à l’aide des hashtags « #instapoem », « #instapoet », « #instapoetry », « #poemstagram ». Une telle exploration, quantitative, autoriserait le repérage de constantes, d’un vocabulaire pictural, voire d’un style d’écriture, de façon à mettre en évidence une poétique de la plateforme19. L’observation fine pourrait peut-être confirmer ce qu’un premier coup d’œil semble révéler, que la standardisation, caractéristique de nombreux contenus « Insta20 » n’épargne pas les contenus estampillés comme poétiques21 [Figure 1], ou, au contraire, comment les œuvres jouent de ces caractéristiques architextuelles comme d’autant de contraintes poétiques, les détournent, les travaillent comme telles. L’approche ici proposée ne prend cependant pas la plateforme elle-même, et ce qui y est identifié comme poétique, pour point de départ, mais envisage le déploiement d’œuvres poétiques transmédiales sur cette plateforme, émanant d’auteurs déjà identifiés comme poètes dans la sphère artistico-littéraire. Les poésies expérimentales se distinguent précisément par leur caractère transmédiatique : sonores, exposées, performées, publiées en livres ou sur disque, elles ne se cantonnent pas à un medium donné pour explorer non seulement les matérialités de différents mediums mais aussi interroger les médias, dans une articulation constamment critique. Dans cette optique, l’investissement des plateformes numériques par ces pratiques ne relève pas d’une démarche d’auto-publication amateure, mais, nous semble-t-il, de l’exploration critique d’un média, qui s’articule de façon étroite avec une poétique.
Figure 1 #instapoetry (capture d’écran)
9Christophe Fiat et Anne-James Chaton sont deux écrivains issus de la même génération, actifs en poésie à partir de la fin des années 1990. Leurs parcours sont d’abord liés, les deux poètes se situant dans l’héritage de la poésie sonore, et revendiquant une culture « pop », matérialisée dans la revue TIJA (The Incredible Justine Adventure), qui connaît d’ailleurs une version numérique. Tous deux publiés dans un premier temps aux éditions Al Dante, leurs parcours connaissent une évolution parallèle : Anne-James Chaton déploie sa pratique d’écriture vers la performance, l’exposition, et les collaborations musicales, lorsque Christophe Fiat développe son travail essentiellement du côté des scènes théâtrales et de la création radiophonique. Tous deux continuent de publier des livres, et s’éloignent peu à peu du champ identifié comme poétique pour revendiquer le nom d’écrivain et publier des ouvrages associés au champ romanesque — très élargi, privilégiant la plupart du temps, pour la poésie, les supports non livresques. Tous deux sont actifs sur les réseaux sociaux depuis plusieurs années, utilisant dans un premier temps Facebook (Anne-James Chaton depuis 2010), et Instagram (Christophe Fiat depuis mars 2018) comme vitrine, lieu de publicisation de leurs activités poétiques diverses. Le premier janvier 2018, Anne-James Chaton entame sur Facebook22 une série intitulée « 365 preuves de l’existence de je », achevée en décembre de la même année : celle-ci consiste à publier, chaque jour, la photographie d’un ticket de caisse, preuve d’achat, billet de train, de spectacle, légendé « preuve n° ». En juin 2018, le poète commence à publier simultanément la série sur Instagram (sur le compte @annejameschaton, à partir de la « preuve n°160 ») avant de la faire basculer intégralement sur la plateforme à partir de janvier 2019, sans nom explicite cette fois. Au numéro de la preuve se substitue, en légende de la photographie, la seule date du jour d’édition de la « preuve ». C’est également en 2018 que Christophe Fiat commence à investir la plateforme comme lieu de publication poétique, sur le compte @christophefiat puis @christophefiatofficiel. La « première saison » de la série « TEA TIME » est entamée le 27 octobre 2018 et comporte 300 publications, numérotés de 1 à 300 ainsi que de nombreux « hors-séries », publiés de façon irrégulière mais tous précisément datés. La « deuxième saison », à partir de janvier 2020, est annoncée à une fréquence de parution régulière, « tous les jeudis ». Chaque publication présente une photographie d’écran d’ordinateur sur lequel on lit un texte versifié, propos rapportés invariablement attribués à « elle » : à la citation succède ce qui devient un leitmotiv
Personne ne peut
aller aussi qu’elle
à l’heure du thé
tous les jours, à 17h.
puis la signature du poète et la date du jour.
10 Nous envisagerons ces deux œuvres en tentant de mettre en évidence la manière dont s’articulent les poétiques des auteurs et les contraintes de la plateforme, et dans quelle mesure cette articulation produit des dispositifs d’ordre critique, où se joue tout autre chose qu’une simple mise au goût du jour d’une poésie en mal de reconnaissance.
De l’existence de « Je » sur Instagram
11Depuis la publication d’Événements 99 en 2001, et d’Autoportraits en 2003, une grande partie de l’œuvre d’Anne-James Chaton se fonde sur la collecte de documents, écrits ordinaires produits par des actions quotidiennes, puis leur publication selon une logique de ready-made. Tickets de caisse, billets de train, entrées d’expositions, de spectacles, factures diverses, lettres, prospectus, mais aussi passeport, carte de sécurité sociale, bilan sanguin, etc. Autant d’écrits courants, utilitaires, qui nous entourent au quotidien sans que nous y prêtions attention. La réunion de ces « écrits pauvres » finit par produire, en creux, un portrait de celui qui les porte, ou un récit fragmentaire de vie, en ce qu’ils y apparaissent comme autant de traces. Une fois rassemblés, ces matériaux subissent plusieurs traitements médiatiques, allant de la mise en texte et publication en livre (par exemple Autoportraits (2003), Décade (2010) à la mise en voix et sons (Décade s’accompagne d’un disque, et est lu en performance), en passant par l’exposition (par exemple les Portraits en 2013). Leur transmédiation produit plusieurs effets selon le lieu d’implémentation choisi, qui les fait, dans tous les cas, entrer dans une sphère artistique et fonctionner comme des œuvres, selon le principe du ready-made tel que décrit par Nelson Goodman, et souligné par l’auteur :
Ce sont des matériaux d’écriture bruts […]. Je prends la décision au départ d’utiliser ce type de matériaux et d’outils, de dire qu’un ticket de caisse peut entrer dans le champ de la littérature, par cadrage, et ensuite c’est la chaîne des éditeurs et des institutions qui fait que ça devient ou pas de la littérature. Je ne fais que cadrer23.
12La publication de documents bruts dans la série « Preuves de l’existence de je » sur Instagram s’inscrit donc dans un protocole qui la précède, et en présente en quelque sorte une nouvelle variation. Cependant, le passage à la plateforme numérique produit des effets d’un type nouveau, liés aux spécificités de cet espace éditorial.
Figure 2 Anne-James Chaton, « 365 preuves de l’existence de je », preuve n°160, première publiée sur Instagram, 9 juin 2018 (capture d’écran) - @annejameschaton
13 Instagram est un espace de partage photographique : comme l’ensemble des publications de la plateforme, la série se présente donc comme une série de photographies, de format carré. Contrairement à ce qui se produit pour les publications livresques, les documents (ephemera, tickets de caisse, billets de train, etc.) sont cette fois présentés sous leur forme visuelle première, sans transposition : l’intervention du poète relève littéralement du cadrage au sens photographique du terme, et de l’insertion dans l’espace consacré d’une légende, d’abord « preuve n° » puis la date du jour d’émission du document. La publication du document brut a de surcroît lieu dans un espace non identifié comme artistique, encore moins comme « poétique », du moins au sens institutionnel du terme. Aucune étiquette ou mention supplémentaire n’indique s’il s’agit d’un poème, ou d’une partie d’œuvre [Figure 2]. L’implémentation dans un contexte littéraire et artistique qui permet, dans le ready-made, à l’élément déplacé de se mettre à fonctionner comme art, n’a donc pas lieu : dans ce contexte, l’image du document, publiée quotidiennement, est reçue comme les milliers d’autres publications qui ont lieu au même moment. Ainsi déposées sur la plateforme, les images s’intègrent dans un fil, et entrent, par leur publication quotidienne, en dialogue avec les autres photographies, artistiques ou non, qui y figurent. Les éléments avec lesquels ces documents sont mis relation, selon le principe de l’éditorialisation propre aux publications numériques sur le Web, sont sélectionnés par des algorithmes, et non par une décision auctoriale ou éditoriale : l’environnement immédiat dans lequel la « preuve d’existence de je » apparaît est donc différente selon le profil, l’activité et les abonnements de l’utilisateur dont la timeline est singulière.
14Or cet environnement, pour incertain et varié qu’il soit compte tenu de l’extrême variété des contenus publiés, reste marqué par une prédominance : celle du régime photographique de la trace. Sur les réseaux sociaux se documentent au jour le jour des existences faites de menus événements, au gré de prises de vues tirées du quotidien, captures d’instants de vie. Photographier avec son smartphone son assiette remplie, sa tasse de café, les paysages dans lesquels on évolue, un fragment de rue, se photographier en situation dans un selfie, etc. sont autant de manières de documenter, de façon parfois inflationnelle, son existence. Comme le note Lev Manovich, Instagram intensifie la fonction documentaire de la photographie24, l’interface indiquant la date et l’heure de la publication voire de la prise de vue, ainsi que, possiblement, sa localisation exacte. L’environnement Instagram accentue ainsi la dimension documentaire de l’entreprise de Chaton, en littéralisant la dimension photographique :
Je pars du principe que nous sommes définis par les écrits que nous portons : si je fais un portrait de vous maintenant, je prends toutes les écritures que vous portez, dans leur intégralité, mais dans un rapport photographique : je ne prends que ce qui apparaît, je n’ouvre pas les livres, par exemple. L’ensemble de ces écritures constitue le portrait de la personne25.
Dans l’espace du Web 2.0, l’homme est « un document comme les autres26 », en ce qu’il devient, explique Olivier Ertzscheid « indexable27», au travers des traces qu’il laisse sur le réseau, dont la somme constitue l’identité numérique. Le partage photographique est une partie visible ces traces numériques, identifiée par Dominique Cardon comme sa partie « narrative28». Ainsi, la publication de traces « analogiques », celles que nous laissons dans notre quotidien par nos comportements d’achats notamment, dans un espace numérique lui-même saturé des traces également laissées par nos comportements en ligne, produit une forme de télescopage, ou de convergence des identités. L’existence documentée par les publications Instagram d’Anne-James Chaton se reconstitue à son tour à l’aide d’une compilation de « preuves » dont la lecture chronologique, permise par la plateforme, finit par produire le récit : sur le profil du poète, les publications s’ordonnent de façon antéchronologique, les nouvelles photographies apparaissant en premier, et le scrollage vers le bas révélant les photos plus anciennes [Figure 3].
Figure 3 Anne-James Chaton, Série « Preuves de l’existence de je », vue de la galerie - @annejameschaton
15Le compte Instagram se désigne alors comme une archive, recueil de traces éphémères qui, à l’instar de l’archive numérique, « dit énormément de choses des personnes qui les constituent malgré elles. » La série des « preuves de l’existence de je » alterne d’ailleurs, depuis le 2 septembre 2019, avec une autre série intitulée « Vie de je » dont la périodicité (hebdomadaire) et la nature documentaire diffère quelque peu. Cette fois, les documents photographiés sont d’ordre administratif et rétrospectif : acte de naissance, diplôme, fiche de paie, ils actent tous un événement de la vie d’un « je » qui coïncide avec celui du poète Anne-James Chaton, dont ils marquent les jalons communs. Sur chaque reproduction, une mention manuscrite décrit l’action documentée : « Je naît », « Je perçoit des royalties » « Je étudie », « Je s’équipe ». Contrairement à la série des « preuves d’existence de Je », celle-ci est dotée d’un hashtag #viedeje, permettant de l’isoler et de reconstituer le récit [Figure 4 et 4bis]. Deux fils chronologiques et narratifs se croisent alors sur le compte, l’un rétrospectif, l’autre ancré dans le présent immédiat d’un même « je », sujet non lyrique et objectivé :
Tous ces documents sont des écritures que nous partageons tous et dont on fait une lecture flash très particulière. On ne les lit pas vraiment, on les parcourt. Ce sont des textes qui nous sont très intimes, qui sont constituants de notre existence sociale. Mon travail consiste simplement à les cadrer pour constituer un récit, le récit d’une vie ou de l’inverse d’une vie, de ce qu’elle est ou de ce qu’elle n’est pas29.
16L’allusion au genre littéraire antique des Vies, déjà convoqué par Chaton dans Vies d’hommes illustres d’après les écrits d’hommes illustres, produit dans un contexte numérique placé sous le règne de l’instantané et de l’éphémère (Insta-gram), une forme d’anachronisme, invitant par là même à reconsidérer les publications éphémères comme des traces équivalentes aux traces écrites que sont les écrits antiques, nous parvenant, eux aussi, de manière « très pauvre ».
Figure 4 et 4 bis Anne-James Chaton, « La vie de je — épisode 1 », 2 septembre 2019, @annejameschaton
« L’actu à l’heure du thé » — Instagram et culture Pop
Figure 5 « bio » sur le profil @christophefiatofficiel
« Tous les jeudis, retrouvez TEA TIME ou l'actu à l'heure du thé sur #christophefiatteatimesaison2 », lit-on en « bio » [Figure 5] sur le profil Instagram de Christophe Fiat. Présenté comme un feuilleton, à publication d’abord irrégulière puis hebdomadaire, la série « Tea time » dévoile le recueil des réactions à chaud d’une énonciatrice, désignée par le seul pronom « Elle », sur l’actualité. On y retrouve ainsi des commentaires, souvent décalés, sarcastiques ou drôles dans leur outrance (soulignée par le leitmotiv « Personne ne peut aller aussi loin qu’elle »), sur l’affaire Griveaux, la Saint Valentin, Greta Thunberg, le Brexit, les Gilets jaunes, la mort de Pierre Guyotat, ou encore l’incendie de l’usine Lubrizol à Rouen [Figure 6] : en ce sens, le « Tea time » résonne en contexte avec le principe du commentaire d’actualité à l’œuvre dans le web social, comme espace conversationnel qui permet à tout un chacun d’exprimer son opinion ou son ressenti sur les événements qui font la une des médias. Cependant, il ne s’agit pas de « statuts », puisqu’Instagram est une plateforme de partage d’image et non d’écriture.
Figure 6 Christophe Fiat, « TEA TIME (270) », 27/09/2019 @christophefiatofficiel
17Le texte s’inscrit sur un support numérique différent, restitué sous la forme d’une photographie d’écran. D’autre part, le texte est disposé en vers, provoquant un effet de contraste entre son aspect poétique et son contenu conversationnel. La tonalité orale, le niveau de langue relâché des propos relatés, leur attribution à une énonciatrice tierce qui n’est pas le propriétaire du profil, font ainsi plutôt penser à un recueil de remarques formulées oralement et transcrites a posteriori, forme relativement récurrente dans la modernité poétique, des poèmes-conversations apollinariens au Portrait d’une dame d’Alain Frontier. La série, tout en s’articulant sur le mode instantané et sériel induit par la plateforme numérique, fait entendre une voix venue d’ailleurs. La scène énonciative construite par le texte n’est en effet pas celle des réseaux sociaux, mais une scène pré-numérique et surannée, montrant une femme au tempérament bien trempé, sorte de Madame Verdurin punk, vieille dame à la parole crue, franche et directe, devisant chaque après-midi dans son salon autour d’un rituel désuet : « je ne fais pas dans la dentelle », lit-on à plusieurs reprises (par exemple TEA TIME 81, 12 mars 2019), le napperon n’empêchant pas la crudité du propos : « DESTROY ! Dit-elle / En lançant / Avec véhémence / Sa tasse / A l’autre bout du salon / Pour fêter le premier anniversaire / De ses TEA TIME » (27 octobre 2019) [Figure 7] Depuis Héroïnes, où il donnait voix à Courtney Love, Sissi ou Madame Mao, Christophe Fiat a recours à des énonciatrices pour explorer la place de ces figures féminines iconiques dans l’histoire, selon le principe de qu’il nomme la « reconstitution historique », à l’œuvre également dans des ouvrages de prose comme Cosima Wagner : femme électrique, ou encore La Comtesse, consacré à la Comtesse de Ségur. Le récit de la reconstitution laisse ici la place à des commentaires instantanés.
Figure 7 Christophe Fiat, « TEA TIME (Hors série) », 27/10/2019 @christophefiatofficiel
18Mais la spécificité de la publication Instagram ne tient pas uniquement à son caractère instantané, et réactif aux événements : le dispositif technogénérique induit en effet des modalités de lecture que la publication livresque ne peut que laisser de côté. Instagram produit des iconotextes : outre la photographie d’écran, sur laquelle nous reviendrons, l’image est accompagnée par une légende, qui fait ici office de titre et de numérotation des items de la série, mais aussi d’une multitude hashtags, et de commentaires qui fonctionnent à plusieurs niveaux. Les « Tea-time » de Fiat sont marqués par une inflation de mots-dièses, entre sept et une trentaine selon les publications. « Technomot », le hashtag est un « élément langagier cliquable permettent la relation avec un autre plan discursif30 ». Inventé sur Twitter puis généralisé aux autres plateformes, il entre, sur Instagram, dans l’espace textuel dévolu à la légende de l’image, et y fonctionne comme « marqueur de métadonnées », permettant à l’utilisateur d’indexer sa publication pour que le réseau « considère que sa publication n’est pas isolée, mais fait partie d’une thématique ou d’un sujet sur lequel parlent d’autres personnes31. » Le hashtag permet alors d’insérer la publication dans un flux distinct qui lui est propre, en modifiant d’autant le mode d’appréhension et l’interprétation. Plusieurs types de hashtags sont utilisés. Un premier identifie la série elle-même : #christophefiatteatime permet d’isoler la série des quelques autres publications postées sur le compte de l’auteur qui viennent s’y intercaler. Un second ensemble fait office de balise générique : les mentions #poetry, #poesie, #artwork, #contemporaryart, #visualpoetry, #concretpoetry et #instapoesia, #instapoetry opèrent en complément de l’usage du vers pour implémenter la publication dans le champ de l’art : là où l’absence d’étiquette fait des posts d’Anne-James Chaton des publications non identifiées dans le flux du réseau, l’indexation sature les posts de signes indiquant leur appartenance au champ de la poésie contemporaine. Ils désignent aussi les genres plus spécifiques, et confidentiels, de la poésie visuelle et de la poésie concrète, qui semblent connaître, grâce à Instagram et à sa tendance à iconiser le textuel, un regain d’intérêt et de diffusion qui restent à analyser. Dans ce cadre précis, la précision générique infléchit également la lecture, nous enjoignant à regarder le post non seulement comme de la poésie dans sa dimension langagière, mais aussi de prêter attention à sa dimension concrète et visuelle — nous y reviendrons. Parmi ces tags génériques, la mention #screenpoetry semble relever de l’invention lexicale : le fil du hashtag, qui comporte 686 publications le 24 février 2020, ne renvoie en effet qu’aux « Teatimes » : il s’agit donc d’une création générique ad hoc, calquée sur la catégorie existante et plus large de #screenart (11 426 publications).
19Le deuxième ensemble de hashtags relève de la balise d’identification et de catégorisation thématique, et change de manière régulière, en fonction de l’actualité commentée par exemple : #eurovision2019 (TEATIME 152) #fetedesmeres2019 (TEA TIME 154) #ouesteve #nantes #fetedelamusique (TEA TIME 214), autorisant l’apparition des poèmes dans des fils d’actualité. Ces hashtags thématiques indexent également les innombrables références culturelles, poétiques, littéraires, philosophiques, cinématographiques, de culture populaire ou savante, convoquées dans les textes. #simonedebeauvoirdanslapleiade ; #fandederrida #jacquesderridaforever ; #jacquesdemy ; #stanleykubrik ; #2001lodysseedelespace ; #celinedion ; #scorpions ; #stilllovingyou ; #collectionharlequin… la simple énumération des renvois laisse apparaître la diversité des références et le nivellement produit entre allusions littéraires, philosophiques, et culture pop, mythologie travaillée par le poète depuis ses premières publications. On retrouve ainsi, dans le brassage référentiel mais aussi dans le traitement pop des références savantes, une caractéristique majeure de la poétique de Christophe Fiat, de King Kong est à New York (2001) à Épopée, une aventure de Batman (2004), en passant par New York 2001 (2002), où le traitement médiatique des attentats du 11 septembre se télescope et s’éclaire par le scénario d’Arthur C. Clarke pour 2001 : l’Odyssée de l’espace. Nombre de « Teatimes » procèdent, de la même manière, du télescopage de la fiction et de l’événement : la suite « CANICULA » (TEATIME n°184) lie la canicule de l’été 2019 aux films de zombie de Romero (#lete #summer2019 #solsticedetet #romero #zombie) [Figure 8], lorsque le réchauffement climatique appelle une comparaison avec le film Captain Marvel (TEATIME 19 — saison 2). La fiction y fonctionne comme cadre de compréhension du réel, la pop culture fonctionne comme mythologie.
Figure 8 Christophe Fiat, « TEA TIME (184) - CANICULA III », 24 juin 2019, @christophefiatofficiel
20C’est, précisément, cette clé interprétative que proposent deux derniers types de hashtags, relevant à la fois de la « balise de modalisation », et de la « balise-phrase discursive ». Il s’agit des hashtags #aPOPollinaire et #jeveuxquemapoésiepuisseêtrelueparunejeunefillede14ans, citation tirée des Poésies d’Isidore Ducasse. La convocation de deux figures d’avant-garde situe la poésie de Fiat dans un héritage revendiqué, celui d’une poésie « faite par tous », fondée sur les pratiques non lyriques de prélèvement, d’enregistrement et de retraitement, telle que proposée par l’inventeur des « poèmes-conversations » et l’apologiste du plagiat poétique. Mais le mot-valise tout comme la transformation de la citation en hashtag donnent également à lire un programme d’écriture fondé sur le traitement léger, « pop », et « fun » de la langue et des sujets envisagés. La simplicité extrême des vers constituant les « Teatimes », comme le retour à la manière d’un refrain de la conclusion « personne ne peut aller aussi loin qu’elle tous les jours à l’heure du thé, à 17h », relèvent d’une poétique liant ce que Christophe Fiat identifie et théorise comme « ritournelle » et ce qu’il nomme « un traitement pop du sujet32 » : le second propose de « mettre à nu » la fabrication des figures de la culture pop, « et d’expliquer pourquoi elles nous font jouir, le tout sans induire de culpabilité », par leur « évocation naïve » : « Mon style d’écriture qui est clair et distinct avec de multiples accumulations d’énoncés est accessible à tous. Je ne suis pas un lettré, ni un intellectuel, mais un écrivain qui vit avec son époque33. » Comme précisé par l’auteur dans un des commentaires, l’énonciatrice « oscille entre une certaine forme de jubilation (dans sa manière de dire) et une façon abrupte de voir les choses qui s’agitent dans ce monde complexe, très très complexe » (commentaire en réponse à @pierrepaulohenri). Quant à la répétition, centrale dans l’écriture du poète, elle relève selon lui de la ritournelle et du « parti pris poétique pour un réel idiot34. » Le choix de publier sur Instagram, ainsi que l’utilisation apparemment non critique, naïve et ouvertement publicitaire35 de la plateforme nous semble relever de cette dynamique pop : Instagram n’est-il pas précisément le lieu contemporain du fun, où la poésie peut effectivement être lue par des jeunes filles de quatorze ans ?
21Si les œuvres ici envisagées sont bien nativement numériques, en ce qu’elles connaissent leur publication princeps sur la plateforme, elles s’inscrivent dans des démarches qui se déploient également en dehors d’Instagram, sur différents supports et mediums. Or l’usage des spécificités de la plateforme associé à un positionnement dedans/dehors autorise me semble-t-il un positionnement critique face à la multiplication des investissements d’un environnement dont la neutralité relève du leurre.
Instagrammisation de la poésie ?
Figure 9 Christophe Fiat, « LA POÉSIE EST À LA MODE ! » @christophefiat — 26 septembre 2019
22S’il y a « Instapoésie », peut-on identifier les traits d’un « instagrammisme poétique », comme Lev Manovich le propose pour le langage visuel déployé sur la plateforme ? S’intéressant non pas aux « instapoems » mais aux millions d’images postées sur le réseau, le critique identifie cet « -isme », par analogie avec les mouvements de l’art moderne :
Like these earlier -isms, Instragrammism offers its own vision of the world and its visual language. But unlike modernist art movements, Instagrammism is shared by millions of authors connected by, and participating in, Instragram and other social networks36.
23Filtres et outils d’édition simples, adoptés par des jeunes gens ont concouru selon le chercheur à développer un style commun, qui ne raconte pas d’histoire, ne propose pas de sujet particulier tout en montrant des choses très concrètes, qu’il propose de qualifier de « poetic design » : « it is often about description than narration […]. Being rather than doing — if there is any message in poetic design, this is it. » Si « Instagram est le premier media de masse poétique37 », y a-t-il convergence entre cette « poéticité » de l’image identifiée par le chercheur, et l’esthétique des poèmes effectivement publiés sur la plateforme ? L’instapoésie relève-t-elle de l’« instagrammisme » ?
24Contrairement à Twitter, espace essentiellement textuel, dans lequel la poésie a semblé trouver plus rapidement et évidemment un espace de création, notamment de par son caractère contraint (les 140 caractères du Tweet ont ainsi appelé des formes brèves comme le haïku38), Instagram présente une interface dans laquelle prime l’image. Le premier trait, commun à toutes les publications poétiques sur la plateforme, est donc l’iconotextualité, relevant au minimum de la mise en relation d’une image et d’un texte placé en légende, le plus souvent d’une iconisation du texte même, placé dans l’espace consacré à l’image. En relation avec le tournant pictural pris par le Web, la poésie sur Instagram généralise, et popularise, ce qui relevait au sein de l’histoire poétique d’une forme relativement marginale, à savoir la poésie visuelle. Le texte s’y voit alors, soit mis en contexte, photographié sur un support non numérique rendu visible, soit spatialisé via un autre logiciel puis posté via une capture d’écran. Instagram, hormis en story, ne met en effet pas à disposition d’outil d’édition de texte. Dans tous les cas, le texte se voit remédié, et rendu, par ce biais, indissociable de son support d’inscription et de sa matérialité graphique d’une part, de sa mise en espace d’autre part. Si la question mérite une enquête plus poussée, un survol des hashtags #instapoem, #instapoetry, #instapoésie, #instapoet laisse rapidement apparaître des traits récurrents, comme la mise en scène du poème inscrit sur un support papier, livre ouvert, morceau de papier déchiré manuscrit ou tapuscrit, feuille où s’inscrit un poème à l’encre, souvent accompagnés d’éléments décoratifs en lien avec le thème du poème ou son contexte d’écriture : tasse de café, feuilles d’automne, instrument d’écriture, ou de lecture, la mise en scène esthétisée par les filtres contribuant à créer un effet d’« authenticité » flirtant avec l’esthétique minimaliste publicitaire que Manovich identifie comme trait de l’instagrammisme. Les posts d’Anne-James Chaton sont aussi des photographies de textes imprimés sur des supports pré-numériques, mais leur esthétique s’oppose en tous points à celle des « instapoésies » du premier type. L’iconisation y relève non du « poetic design », mais d’une mise en avant de la pratique citationnelle « avec embarquement du contexte39 », que l’on trouve déjà dans nombreuses pratiques de poésies ready-made40 usant de moyens de reproduction de supports imprimés (photocopie, offset), et, surtout, de la dimension de « graphe » du matériau d’écriture, qui fait précisément converger le ticket de caisse et le référent antique convoqué par le genre de la « Vie » :
C’est une trace écrite, un graphe, que je prends comme tel dans mon écriture. Le travail étant de faire apparaître cet aspect, de rendre visible ce que serait une généalogie du ticket de caisse : si on remonte le temps à partir du ticket de caisse, on arrivera à un moment donné à un texte de Suétone, de Virgile, de Tacite. En définitive, le point de rencontre essentiel entre un ticket de caisse et Tacite, c’est le graphe, la qualité d’élément graphique.
Figure 10 Christophe Fiat, « TEA TIME (3) », 29 octobre 2018, @christophefiatofficiel
25Les poèmes de Christophe Fiat relèvent du second type, montrant un texte élaboré numériquement à l’aide d’un logiciel de traitement de texte puis photographié sur l’écran d’ordinateur. Le hashtag #screenpoetry indexe ce transfert, tout comme les légères modifications de cadrage observables depuis le tout début de la série : le cadrage approximatif des premiers « Teatimes » (1 à 11) laissaient en effet apparaître les bords matériels de l’écran d’ordinateur (MacBook) [Figure 9], ainsi que la fenêtre du logiciel de traitement de texte, signalant la prise de vue par un appareil extérieur, et non une capture d’écran. L’adjonction directement sur l’écran d’un fragment de papier scotché sur l’écran pour indiquer la « Saison 2 » procède de la même mise à distance, également produite par la piètre qualité de l’image postée : présence de stries liées à la lumière de l’écran, photographies un peu sombres, absence d’utilisation des filtres et autres outils d’amélioration de l’image proposés par la plateforme, les « Teatimes » n’ont rien des « instagrammismes » identifiés par Lev Manovich comme « formes contemporaines de poésie visuelle ». L’ensemble laisse moins l’impression d’une publication en tant que telle que de la documentation d’un « work in progress ». La restitution des poèmes dans certains flux permise par les hashtags laisse d’ailleurs apparaître très clairement le contraste. Les hashtags thématiques incluent les publications dans des flux qui rejoignent parfois d’autres genres purement instagrammamistes, comme l’#instateatime : les posts poétiques y apparaissent comme autant de trouées, de perturbations dans un univers feutré qu’ils viennent clairement parasiter [Figure 10]. Envisager une littérature « dans laquelle l’homme ne serait pas visé comme un objet humaniste mais comme un sujet épiphénomène ou extension parasitaire du capitalisme. » La pratique poétique de Christophe Fiat, sous ses allures pop et adolescente, « dissimule bien une critique sociale radicale41 », dont le traitement ironico-trash de l’actualité participe au même titre que l’intégration parasitaire à la plateforme.
Figure 11 apparition d’un « tea time » dans le fil #instateatime
26« La poésie est à la mode ». La remarque de l’inconnue du thé convoquée en titre de la présente contribution est quelque peu goguenarde. L’usage d’Instagram comme espace du fun ou du tout venant du quotidien ordinaire chez Christophe Fiat et Anne-James Chaton implique des spécificités et un usage du dispositif numérique qui n’en « instagrammise » pas le contenu : le technogenre « instapoésie », s’il révèle des constantes, et donne dans beaucoup de cas à voir une forme de standardisation des contenus, ne produit pas de style. Les formes poétiques ici envisagées ne sont donc pas instanatives, mais relèvent du prolongement et de l’infléchissement médiologique d’écritures qui se déploient par ailleurs sous d’autres formes, dans le livre et hors du livre. L’utilisation d’Instagram s’inscrit alors dans une démarche d’exploration et d’utilisation critique du media. Ni Anne-James Chaton ni Christophe Fiat ne sont « Instapoètes », pas plus que Charles Pennequin ne devient « youtubeur » lorsqu’il produit des performances au format YouTube42. Plus largement, l’investissement des plateformes numériques de partage, photographique dans ce cas, vidéographique dans d’autres, relève d’une extension du domaine de la performance, ou plutôt de la continuation d’une poésie en performance. Sur ces plateformes, la photographie (comme la captation vidéo) devient en effet une performance :
L’acte photographique dans la sphère numérique est une performance qui repose sur le triptyque captation-édition-diffusion, éventuellement suivi des logiques secondes du commentaire et de l’évaluation. Mimant un mécanisme cérébral de perception du réel, la photo est toujours anticipation d’un futur immédiat : que vais-je faire avec ma photograhie43 ?
27En ce sens, la réalisation ne se pense plus sans l’implémentation, ce qui définit précisément la spécificité de la performance. Et c’est en tant que lieu « à la mode », qu’Instagram est investi, travaillé, mais aussi parasité par des pratiques technopoétiques à la performativité éminemment critique. [Figure 11]
Figure 12 Christophe Fiat, « TEA TIME (300), fin de la série 1 avec enterrement symbolique par la localisation « au père Lachaise », 12 novembre 2019 @christophefiat