Commentaires de la proposition de Muriel Bourgeois
Un débat toujours actif, par Pierre Campion
1Le débat que vous traitez au niveau du xviie siècle est très important, parce qu'il évoque, sur un point crucial, le rapport de l'imaginaire avec la réalité, et qu'il le fait en des termes appelés à demeurer. Comme vous le montrez bien, « la conscience propre à l'univers romanesque [contamine] le regard historique ». Ainsi la fiction prend‑elle en charge le récit de la réalité, sur les deux plans que vous distinguez dans le débat théorique de l'époque, celui du sens et celui de la valeur. Car « le respect strict de la chronologie et la sécheresse sémantique » ne sauraient procurer l'un ni indiquer la dimension de l'autre. Je voudrais juste signaler quelques‑uns des termes, évidemment bien différents, dans lesquels la question se pose actuellement, sous les incidences encore du sens et de la valeur. Évidemment il y a Ricœur, qui disjoint et joint les deux notions du récit historique et du récit de fiction et en fait les deux pôles de son enquête. Rassemblant diverses perspectives philosophiques (Aristote, les herméneutiques) et les disciplines de la linguistique, de la sémiologie, de la poétique, il les oppose au sein de sa phénoménologie. Sa préoccupation est essentiellement pragmatique et morale : comment vivre le temps (en général et historique) sinon en le racontant ? Et comment le raconter sinon en le mettant en fiction ("mimeisthai" et "fingere") ? Venues du sein même de la discipline de l'histoire, une pratique et une réflexion orientent encore autrement le débat. Chez Duby, non sans quelque polémique avec l'école des Annales, la question de l'événement, de l'exemplarité et du héros est reposée. En rupture avec l'histoire triomphante des mentalités, mais sans revenir à l'histoire événementielle, Duby raconte Bouvines et Guillaume le Maréchal, « le meilleur chevalier du monde ». C'est qu'il cherche à comprendre le point de vue des sujets de l'événement, tels qu'ils étaient pris dans l'imprévisibilité et dans l'aveuglement propres justement à l'événement. Quelle était la couleur du ciel pour les combattants de Bouvines ? Comment combattirent ceux qui ne savaient pas comment cette bataille faisait époque ? Faut-il répondre à cette question pour comprendre le sens de Bouvines ? Et alors comment le comprendre, sinon en le racontant, tel qu'il se focalise dans la conscience des héros de l'événement ? À sa manière, Michèle Riot‑Sarcey (voir la bibliographie à la fin de ma communication) réoriente encore ce débat : devant la mise en ligne des événements que la raison politique (aussi bien révolutionnaire) comme celle des historiens pratiquent après coup, à leur convenance et « à la lumière » de ce qui a suivi, elle voudrait rendre, à ceux qui firent les événements, le discours et le sens qu'ils s'en faisaient dans le moment incertain de leur actes, et sans lesquels ces actes n'auraient jamais eu lieu tels qu'ils furent. Comme Duby, elle préconise (et pratique) résolument une écriture de l'anachronisme, seule apte, pense-t-elle, à articuler entre elles par exemple la subjectivité des utopistes du xixe siècle et la nôtre, telles que l'une et l'autre fut (et est), au risque et au péril de ce qui arriva en effet (et de ce qui arrivera), et des interprétations des historiens formulées a posteriori. Dans les deux cas, l'historien construit une fiction, et précisément l'un de ces "artefacts" que sa discipline proscrit pourtant hautement, un lieu et une parole en principe impossibles, une fiction qui réunisse deux perspectives et deux discours risqués, par-dessus la distance du temps : en 1973, le dimanche de Bouvines, comme scandale dans les valeurs de la chrétienté, renvoie à Guernica et Hanoi comme guerres dans l'humanité. Avec ces deux historiens, la figure générale de l'écriture historienne est le style indirect libre.
Historicité & fiction avant le Grand Siècle par Isabelle Lachance
21) Je félicite d'abord dans votre exposé la remise en cause du rationalisme absolu du xviie siècle, idée qui contribue encore aujourd'hui à le distinguer de la Renaissance (du Baroque, du Maniérisme, etc., etc.), qui serait une période de l'histoire des idées caractérisée par une sorte d'état embryonnaire de ce qui suivra...
3Cependant, je crois que si l'on peut effectivement affirmer que les habitus de la Cour ont contribué au succès des formes fictionnelles dans la transmission du savoir historique, c'est justement parce que ce sont les usages de cette Cour qui ont fini par prendre le pas sur les volontés premières des historiens du siècle précédent, qui critiquaient ce penchant pour la delectatio... Je vous renvoie à ce sujet aux plaisants Dialogues du Nouveau Langage françois d'H. Estienne (parution anonyme et clandestine), par lesquels l'auteur vient critiquer le penchant des "oreilles tant delicates & aymant tant les belles fleurs de Rhetorique, [qui] n'admettent ni ne reçoivent nuls escrits, sinon avec mots nouveaux & bien pindardizez", selon les mots du huguenot Jean de Léry (Histoire d'un voyage)... Ce faisant, selon Estienne, la Cour néglige ce qui fait la grandeur même de la nation française : sa langue, et tout ce qui vient avec : les mœurs policées, etc.
42) J'aimerais avoir quelques éclaircissements sur cette partie de votre texte : "Jusqu'à Etienne Pasquier et ses importantes Recherches sur la France [7] dont le premier volume est publié en 1560, le récit de l'histoire est enregistrement, " mise en rolle " dirait Montaigne, des témoignages transmis par la tradition. La distinction des sources primaires et des sources secondaires, exigée par une idée moderne de l'histoire parfaite ne recouvre aucune réalité. Seule vaut la parole qu'authentifie le sceau de la transmission. Dans ce contexte, Paul Veyne peut conclure : " la question de l'historicité ou de la fiction n'avait pas de sens. Pour les Grecs, il n'y avait pas de problème du mythe ; il y a seulement le problème des éléments invraisemblables que contient le mythe."[8] Premièrement, il y a eu des historiens avant Pasquier qui ont fait de leur travail de recherche un questionnement sur la méthode historique (voir Dubois, la Conception de l'histoire...). Deuxièmement, je ne crois pas que le flou qui caractérise la frontière entre histoire et fiction chez les Grecs anciens avait été accepté comme allant de soi à la Renaissance, dans la mesure où les auteurs questionnaient les autorités antiques dès le xve s. (ne serait-ce que pour affirmer la suprématie de la foi chrétienne...) et encore au xvie, en affirmant la supériorité de l'expérience sur l'autorité, donc : de la source sur les récits déjà construits à partir de ces sources. Ce nouvel attachement aux sources et à l'expérience seront d'ailleurs des arguments utilisés par les polémistes protestants, qui mettront du coup de l'avant la condamnation augustinienne de la fiction, en montrant que les ressorts de la fiction doivent être réservé au texte de la Révélation, aux Écritures. Ainsi, Calvin dénoncera chez ses adversaires l'usage de figures de rhétorique telles l'allégorie, par exemple, ou la prosopopée, parce qu'elles s'adressent plus à l'imagination (sens péjoratif) qu'à l'intelligence et qu'elles déforment la vraisemblance.
5J'accueillerais volontiers votre point de vue de xviiémiste sur ces quelques commentaires, via le forum ou via courriel, à votre convenance.
par Roland Jondeau
6Pour le webmaster : une faute de frappe dans la note 9 (déjç) Pour l'auteur : félicitations sans restriction, mais il me semble qu'on tourne autour du problème de la religion considérée comme une fiction, et honorée de ce fait. Elle aurait peut-être mérité un exposé. Dans les tableaux peints par les frère Carrache et d'autres sur les instructions du Vatican, on distingue les trois mondes divin, humain, et sauvage, répartis sur la toile et traités de manière différente dans des espaces appropriés. À côté du monde céleste, et des montagnes en pains de sucre avec des lions où ne pénètrent que des ermites, il y a une fiction : les villes avec leurs cultures régulières. Le terme de fiction lui-même est imprégné de l'idée qu'il y a quelque chose à faire. Des critiques de Richelieu sur les moines, au colbertisme, l'idée qu'on est là pour faire quelque chose, et non pour contempler, se dresse, et s'appuie sur la fiction, c'est‑à‑dire l'idée de faire. Il y a une poussée à la mobilisation. Et si on prend l'âge classique au sens le plus large, Goethe, auteur de fiction s'il en fût, était aussi, comme ministre, soucieux de mettre les gens au travail, plutôt que de les laisser se vendre comme reîtres, et cette idée avait quelque chose à voir avec ses fictions les plus imaginaires, comme Faust.
Par Nicole Siron (réponse à Roland Jondeau)
7La fonction dramaturgique d'un songe comme celui de Pauline dans Polyeucte de Corneille pose évidemment des questions de fiction. Corneille désigne le songe, comme ''un grand ornement dans la Protase'', dans l'examen d'Horace. La présence de ces visions symboliques a peut‑être aussi une valeur historique dans le contexte de 1640‑42. En plus d'être une forme narrative à la mode (voir la Mariane de Tristan, et le Véritable Saint Genest de Rotrou), pourrait-on dire que le songe contribue à focaliser sur une vision symbolique en plein essor ?