Histoire et fiction. Un débat théorique à l'âge classique
Le clivage entre histoire et fiction remonte au commencement de l'âge des historiographes. Avant eux, l'épopée et la tragédie racontaient les mythes fondateurs de la Cité, qui permettaient de trouver un sens aux conflits du présent. Avec les historiens apparaît la feintise propre au récit inventé1.
1On ne sait si l'hélléniste Paul Veyne2 pourrait souscrire à l'hypothèse ainsi avancée par J.M. Schaeffer. La question des genèses concurrentes de l'histoire et de la fiction soulève des préjugés tenaces et elle rencontre, comme l'a bien montré Michel Foucault, une histoire des sciences humaines elle-même inscrite dans le temps. Dans le cas présent, l'entreprise est encore compliquée par des difficultés de nature lexicale3. Si le grec historia est attesté pour désigner la forme et le résultat d'une enquête, le terme de « fiction » n'apparaît dans la langue qu'au xiiie siècle où il est d'un emploi rare. Selon les recherches lexicologiques d'Anne‑Marie Lecoq4, il se spécialise dans les écrits italiens sur l'art au xvie siècle. Il y désigne d'abord un art de faire, ars fingendi, avant d'opérer le déplacement métonymique qui l'associe à la copie du réel, donc à la feinte.
2Le débat sur les frontières problématiques qui distinguent histoire et fiction, ne s'exprime en réalité qu'à partir du tout début du xviie siècle. Il est tributaire de l'évolution des méthodes de la critique savante5, de l'émergence de la critique romanesque et surtout du rôle décisif de l'abbaye de Saint‑Germain des Prés dans les fondements d'une érudition historique moderne qui va séduire les grandes figures politiques du siècle6. Jusqu'à Etienne Pasquier et ses importantes Recherches sur la France7 dont le premier volume est publié en 1560, le récit de l'histoire est enregistrement, « mise en rolle » dirait Montaigne, des témoignages transmis par la tradition. La distinction des sources primaires et des sources secondaires, exigée par une idée moderne de l'histoire parfaite, ne recouvre aucune réalité. Seule vaut la parole qu'authentifie le sceau de la transmission. Dans ce contexte, Paul Veyne peut conclure : « la question de l'historicité ou de la fiction n'avait pas de sens. Pour les Grecs, il n'y avait pas de problème du mythe ; il y a seulement le problème des éléments invraisemblables que contient le mythe8. »
3Avec l'école bénédictine française, l'écriture de l'histoire se pose de manière réflexive comme problème, au sens nodal que Gilles Deleuze attribue au terme. Dom Jean Mabillon inscrit l'esprit positif dans la reconstitution du passé national. Le projet des humanistes, à ses yeux, est insuffisant à faire de l'histoire, un monument de la nation. Les enjeux sont vite entendus par Louis XIV, qui ne tarde pas à comprendre l'intérêt qu'il peut tirer de la voie nouvelle : avec le concours de Gilles Chapelain, il officialise le travail des premiers historiographes royaux.
4L'émergence des réflexions sur la matière historique est très exactement concomitante des premières théorisations dont le roman, désigné alors du terme de « fiction9 », commence à faire l'objet. Georges de Scudéry et sa sœur Madeleine viennent de réactualiser une forme modernisée du roman grec10. À partir de 1660, la vogue plus épurée des « histoires » renouvelle le goût du public. La coïncidence entre l'essor concurrentiel des deux modes de discours déplace ainsi au siècle de Descartes, l'analyse liminaire de Jean‑Marie Schaeffer : la dissociation théorique de l'histoire et de la fiction coïnciderait avec un mouvement du savoir « rationnel » qui s'extrairait ainsi de l'indistinction de la pensée. En ce sens, l'épanouissement du rationalisme critique, pendant moderne de l'invention du logos, signerait la fracture des deux modes de discours.
5La lettre que Chapelain adresse, le 26 novembre 1638 à son ami Guez de Balzac11, rappelle étrangement le dialogue plus récent noué entre Gérard Genette et Barbara Herrnstein Smith12. Dans ce concert polyphonique, les partis mâles, comme souvent, se confondent : pour Chapelain, comme pour l'auteur de Fiction et Diction, le respect strict de la chronologie et la sécheresse sémantique constituent autant d'éléments distinctifs, d'un point de vue narratologique, d'une écriture de l'histoire.
6Mais le palimpseste fictif (historique ?) de cette solidarité inattendue ne doit pas masquer l'étendue de la distance qui sépare l'articulation des savoirs. Par un étrange retour des choses, la définition moderne de la fiction prend racine sur la conception aristotélicienne qui pense l'histoire en regard de la poesis. Est définie comme littérature de fiction, celle qui « s'impose par le caractère imaginaire de ses objets », contre le récit factuel, qui lui se fonde sur des « faits véritables ». L'opposition contemporaine n'est plus tout à fait celle de l'événementiel — le singulier — et de l'exemplaire — le général13 —. Elle engage en fait dans le présupposé trois dimensions distinctes : une mise en forme discursive, un rapport à la vérité testimoniale, et une inscription dans le réel.
7L'objet de cette étude est de montrer que l'idée même de ces frontières fait problème à l'âge classique.
Frontière narratologique
8En effet, le mouvement qui s'observe très clairement au Grand Siècle est celui d'un rapprochement analogique. Il est frappant de constater que les nouvelles exigences formulées pour l'écriture de l'histoire empruntent leur modèle à l'exemple de la fiction poétique.
9L'idée est bien connue : la dilection des Anciens les porte vers la fable. Car si l'histoire distille le récit toujours discutable des évènements du passé, la fiction accomplit la tâche éthique qui prépare à l'existence au monde, en révélant la vérité symbolique de son fonctionnement14. Au xviie siècle, et malgré la condamnation augustinienne15, apparaît un nouvel argument en faveur de la fiction. Il se situe cette fois à mi-chemin d'une conception esthétique et d'une réflexion sur l'herméneutique des textes. Pour l'aumônier et conseiller de Louis XIV, Carel de Sainte-Garde16, la fracture entre l'histoire et la fiction épique intervient au niveau du traitement de la chronologie : le récit historique refuse l'anachronie pour choisir la linéarité, tandis que l'épopée, qui peut traiter un support factuel identique, doit au contraire briser le principe du respect de l'ordre. En cela elle est supérieure, car ce faisant elle évite l'alanguissement qui génère un plaisir chagrin. La réhabilitation horacienne du principe de plaisir s'accorde à l'efficacité d'une sollicitation critique :
Ces récits (ceux de l'Historien) donnent quelque plaisir, mais un plaisir languissant. L'imitation en est très morne. Le poète Héroïque en cherche une plus éveillée et qui exerce avec plus d'activité cette force syllogistique ou comparative qu'a notre esprit.
Et que fait-il pour cela ? Il ne promet pas de réciter une Histoire toute entière (quoi que pourtant il la récite), il n'en choisit seulement qu'une action. Et encore prend-il cette action par le milieu.
10L'idée est double : il s'agit d'inscrire le rythme narratif qui ravit l'adhésion du lecteur, tout en provoquant, par le dépaysement séquentiel, l'engagement actif de ses compétences d'analyse. En d'autres termes, le poème prévaut parce qu'il avive toutes les fonctions de l'esprit.
11Carel, auteur lui‑même d'une épopée (d'ailleurs ridiculisée par Boileau) pourrait être taxé de subjectivisme, si les Lettres à l'Académie de Fénelon17 ne se faisaient le relais de sa pensée. Le précepteur du Dauphin y invite explicitement l'Historien à abandonner la chronologie, propre aux « secs et tristes faiseurs d'annales » (Georges de Scudéry parle pour des références identiques de « vieilles chroniques ».) L'ordre qu'il souhaite est d'une autre nature : il doit rendre les « faits intelligibles » en les rattachant à une cause unique. Le modèle évidemment est celui de l'enchaînement épique.
12Dès lors, la confusion entre histoire et fiction est rendue narrativement possible18. Car les premiers théoriciens du roman font de leur côté, du respect de la donnée historique, une des conditions modernes de la vraisemblance. Pour Madeleine de Scudéry, « il n'y a rien qui établisse mieux une fable bien inventée que ces fondements historiques qu'on entrevoit partout19. » La vraisemblance est exaltée par la restitution d'un cadre spatio‑temporel que l'on peut identifier au réel. Comme l'explicite son frère Georges, dans la préface d'Ibrahim, le vraisemblable définit cet espace recherché qui garantit la captatio du lecteur, par les jeux de la séduction et de l'identification. Le réseau métaphorique de l' « impression », qui court tout au long de sa plume, exprime les vertiges abandonnés de la rêverie, auxquels convient plus facilement les grandes figures de l'histoire. Là encore prévaut une élucidation de ce qui nourrit le plaisir du texte : Quand l'invention réfute le mélange nécessaire du « mensonge et de la vérité », « cette fausseté grossière ne fait aucune impression en l'âme, et ne donne aucun plaisir20. » Pour Jean Regnault de Segrais, la forme spécifique de l'écriture romanesque commande en soi de facto la vraisemblance historique. Car « la fiction totale de l'argument est plus recevable dans les romans dont les acteurs sont de médiocre fortune » entendons les romans comiques. Dans la mesure où la convention assigne aux « grands romans » l'exigence de choisir des protagonistes de qualité, elle suppose le respect des données de l'histoire. Rien ne peut être illustre, qui ne reste méconnu. L'auteur le formule autrement : « il ne serait pas vraisemblable que de grands évènements fussent demeurés cachés au monde et négligés par les historiens21. »
13La primauté historique des sources d'invention ne doit pas masquer la contamination que la conscience propre à l'univers romanesque suggère au regard historique. Le déploiement renouvelé du discours de l'histoire ne se contente pas de calquer l'ordre de la fiction : dans un espace monarchique où l'intrigue se noue à l'existence curiale, et où « parler » n'est pas synonyme de « penser », le canevas de la fiction rend compte du surgissement de l'histoire cachée. La thématique du « secret » nourrit alors les fantasmes du monde22. L'honnête homme, rompu à l'exercice de la morale de l'intention, dissocie la surface des actes de la pluralité possible des mobiles23. Aussi n'est‑ce pas un hasard si Cordemoy ou encore Saint‑Evremond24 utilisent pour définir leur idée de l'histoire parfaite, les termes traditionnellement attachés à la fonction révélatrice de la fiction romanesque. Avec Chapelain, ils rêvent d'une histoire qui, pendant du roman appliqué « au secret des cœurs », remonte aux vrais « motifs des choses ». Elle détecterait la prudence et le discernement des vrais responsables et pourrait envisager de percer les secrets de l'état. D'une certaine manière, la fiction délivre, sous le couvert d'une distanciation suggestive, les grands ressorts qui élucident les bouleversements de l'histoire. Elle voile le réel pour mieux le dévoiler. Chapelain ne dit rien d'autre, à son ami Guez de Balzac dans une lettre en date en 1638 : « le plus court et le meilleur est de déguiser en mieux une partie de notre histoire sans offenser notre prochain par nos fictions, et méritant même de Dieu par nos mensonges25 » ! La fiction, comme la satire, « arment le bras de la Vérité26 ». Pour l'abbé de Charnes, ce sont souvent « des copies simples et fidèles de la véritable histoire, souvent si ressemblantes qu'on les prend pour l'histoire même27. »
Le critère de la vérité
14Si le critère narratologique échoue à distinguer les deux types d'écriture, il devient difficile, comme l'observe Käte Hamburger pour le cas du récit autobiographique, de saisir la frontière qui partage les savoirs. L'idée de vérité, qui, dans les définitions modernes, opère la césure entre récit factuel (du côté de l'histoire, la petite — la personnelle —, comme la grande) et récit fictionnel, mérite également, sur la trace des suggestions de Paul Veyne concernant la Grèce antique, d'être interrogée.
15La réflexion que le célèbre linguiste et rhétoricien Bouhours28 consacre à la spécificité du « vrai » en matière d'histoire permet de saisir la distance qui nous sépare de l'épistémologie classique.
La vérité estant, comme vous sçavez l'ame de l'histoire, elle doit estre repanduë dans tout ce que dit l'Historien : mais c'est dans ses réflexions qu'elle doit briller davantage ; et rien n'est plus irrégulier que de penser faux sur des évènements véritables29.
16Pour illustrer sa pensée, le jésuite canonisé par La Bruyère commente différents exemples dont une phrase extraite de l'Histoire de France de 1550 à de nos jours (1585 !) de l'humaniste érudit La Popelinière. Il y est question de l'héroïsme tronqué des braves qui répugnent à mourir au combat ! Et voici la remarque que l'homme de lettres avance à ce sujet : « Qui croira que (sic) des jambes qui s'attachent à la fenestre par un mouvement naturel, que produit un reste d'esprits, prouvent que les intrépides ressemblent aux plus timides en ce qui regarde l'amour de la vie — entendons qu'ils n'ont guère hâte de mourir ! — , et que les Héros ne le sont véritablement — de ce fait ! —, surtout après qu'ils ont perdu l'esprit ou l'usage de l'esprit30 ? »
17La complexité de l'enchaînement syntaxique cache mal un raisonnement qui s'exprime à hauteur de phrase. La vérité dont parle Bouhours opère strictement dans la logique du discours. C'est celle qu'évoque La Rochefoucauld, dans sa dépaysante réflexion liminaire sur le « vrai ». Le critère heuristique fonctionne au niveau de l'assertion ; il n'engage pas de rapport au monde extérieur. Dans cette mesure, l'on comprend comment Bouhours peut abolir l'opposition de la fiction et de la fausseté31. L'histoire, comme la fiction, sont avant tout traitées comme des discours qui ne doivent pas manquer aux règles de la langue comme aux présupposés communs qui permettent de réaffirmer la pérennité du code éthique32.
18C'est d'ailleurs dans cette frange des « idées secondaires33 » que s'exprime leur intérêt. Pour Carel de Sainte‑Garde, la réussite de la fiction épique est sanctionnée par l'opération syllogistisque qu'elle réclame de l'esprit. De la même façon, l'objet de l'écriture de l'histoire, pour Fénelon est de forcer le lecteur à commettre un raisonnement. Dans les deux cas, l'impératif intellectualiste (porter à la réflexion) l'emporte sur la connaissance véridique des faits. Il s'agit de faire bien penser.
19Peut‑être la défiance qui se manifeste à l'encontre de l'histoire justifie‑t‑elle la latitude permissive de cette orientation. On se rappelle que pour Pascal « toute histoire qui n'est pas contemporaine est suspecte » (fr. 688). Et toute histoire suspecte bascule, comme le dit l'abbé d'Aubignac, dans l'évidence de la fiction. Ainsi en premier lieu de ces « fictions de romans », qui se substituent massivement au récit véritable des premiers âges34. Pour La Bruyère, sur ce point, plus pessimiste encore que Pascal, l'homme est constitutivement voué aux artifices de la fiction : « l'homme est né menteur. La vérité est simple et ingénue ; et l'homme n'aime que son propre ouvrage, la fiction et la fable » (XVI, 22) Incapable de procéder à un récit qui épouse l'événement, il déforme et reconstruit un discours de ce fait fallacieux.
20L'accès impossible à la transparence, relayé par une mise en doute janséniste de la clarté du signe, neutralise la vérité d'un discours nécessairement vicié de l'histoire. L'événement ne résiste pas à sa chute dans le langage.
Histoire de la fiction : la fiction dans l'histoire
21Dans ce contexte, on comprend que l'articulation au réel ne discrimine pas davantage les deux modes de discours. Si la modernité peut évoquer l'autonomie d'un « espace littéraire » extérieur au fonctionnement de l'histoire, c'est parce qu'elle scinde les deux pratiques en des développements autonomes. L'âge classique récuse une telle césure.
22Le temps nous manque ici pour montrer comment la fiction romanesque à partir de l'Astrée va initier de nouveaux usages et infléchir la conscience historique d'une partie privilégiée de la société mondaine. Les habitus de la politesse, l'échange aiguisé de la conversation ou encore les formes prisées de la lettre ou de la harangue vont trouver dans le succès du roman, un véhicule d'innovation efficace. Cette pratique est encouragée par une réflexion nouvelle sur le mode de transmission des savoirs, qui pense de son côté, l'utilité « digeste » et plaisante de la forme romanesque. Les multiples déclinaisons de l'otium mondain, de l'exercice de la glose publique jusqu'au goût des jeux de rôle à thème littéraire, inscrivent en effet au cœur de l'existence quotidienne, la présence vivante des modèles imagés. Avant même l'épanouissement de la préciosité, fiction et histoire savent s'entrelacer : où la première précède parfois l'orientation de la seconde.
23On nous pardonnera, je l'espère, la brièveté de ses aperçus. Il s'agissait de dissiper un certain nombre de malentendus qui pèsent encore lourdement sur notre représentation du Grand Siècle. L'intellectualisme, propre à l'âge classique, n'est pas un rationalisme et Louis Van Delft n'affirme pas avec raison que les écrivains moralistes du Grand Siècle délaissent l'écriture fictionnelle35. Dans un univers de signes gagné par les exigences croissantes de la maîtrise de soi, la fiction (qui englobe dans sa définition l'importante satire) cache la figure prudente d'une histoire, dont on interroge les conditions de possibilité. La frontière des représentations dessine une ligne fragile et le thème récurrent du « songe éveillé » cristallise la confusion volontaire des univers : hymne lucrétien à l'enchantement louis-quatorzien du réel, il dit la vie d'une Arcadie qui puise ses modèles au cœur de la memoria lettrée. Le partage s'abolit dans une féérie réelle.