Commentaires de la proposition de Dominique Rabaté
1J’ai été bien contente de découvrir que je n’étais pas la seule à parler de Perec dans ce colloque. Il est vrai que l’appel à communications le mentionnait déjà... Si vous le voulez bien, j’imprimerai votre communication pour l’association Georges Perec, dont le centre de documentation est consulté par des chercheurs et des étudiants, français mais aussi étrangers.
2Votre article a évidemment une portée plus générale. L’essentiel est la comparaison, même si les remarques individuelles ont de l’intérêt pour elles-mêmes. (J’ai été particulièrement intéressée par tout ce que vous disiez de Puech.) Cette comparaison, apparemment arbitraire (Perec qui aimait les dictionnaires et leur classement, aurait sans doute apprécié votre critère de choix), permet de montrer des enjeux communs.
3Mais je me focaliserai sur Perec.
4Philippe Lejeune a montré comment Perec a élaboré une « autobiographie nouvelle » avec W ou le souvenir d’enfance. Vous insistez sur la coprésence dans le livre du régime de la fiction et du régime de la diction. C’est le plus ancien des livres que vous citez. Est-ce un des premiers textes de « cette sorte » ?
5Vous parlez de « l’expérience d’un effacement terrifiant » effectué par « la génération de l’après-guerre », qui « découvre un manque, un blanc, un vide à l’origine de la subjectivité, ce que l’on pourrait résumer par le motif d’une perte originaire qui interdit de penser vraiment toute origine en tant que telle. » Vous ajoutez : « L’accentuation lacanienne de Freud irait, je crois, dans ce sens. » Ce contexte est déterminant pour Perec, qui a fréquenté trois psychanalystes différents. Son esthétique s’en est forcément ressentie. L’écriture de W ou le souvenir d’enfance s’est d’ailleurs achevée presque en même temps que la dernière analyse de Perec, avec J.-B. Pontalis. Étudier Perec à la lumière de la psychanalyse et de son histoire s’impose donc. Mais je voudrais insister sur une spécificité de Perec dans votre corpus : son expérience d’un « effacement terrifiant » est aussi l’expérience de la disparition sans trace de sa mère, morte dans un camp de concentration. Ce dont parle et ne parle pas W ou le souvenir d’enfance.
6Vous me permettrez enfin de compléter la démonstration que j’ai essayé de faire dans ma communication, à propos de W ou le souvenir d’enfance, que j’ai peu mentionné. Il est tentant de saisir l’occasion offerte par cette fenêtre de dialogue... Vous avez montré les effets du « montage parallèle » de W, qui brise le « récit plein » et qui conduit le lecteur à chercher son sens « ailleurs ». Vous insistez, à la suite de Lejeune sur la « co-présence […] sans médiation » des deux séries : « C’est au lecteur de faire les navettes entre fiction et matériau autobiographique ». Cela rejoint je crois ce que j’ai écrit. J’accroche toutefois sur la formule : « Perec n’interroge pas dans W la co-présence d’une fiction et d’une autobiographie. » La troisième série d’abord envisagée, intitulée « Intertexte » dans des avant‑textes, se retrouve pour une petite partie dans les chapitres de souvenirs : au début de la rédaction du livre W ou le souvenir d’enfance (la série fictionnelle ayant déjà été écrite et publiée dans La Quinzaine littéraire), Perec a notamment effectivement rédigé des chapitres d’ « Intertexte ». (C’est ce que montre la communication de Philippe Lejeune à la journée sur la « Genèse de W ou le souvenir d’enfance », le 5 juin 1999, ENS de la rue d’Ulm.) Le chapitre II du livre, premier chapitre de la série de souvenirs, est un ancien chapitre d’ « Intertexte » et il constitue une réflexion sur cette co-présence, réflexion que vous me permettrez de citer.
Je retrouvai plus tard quelques‑uns des dessins que j’avais faits vers treize ans. Grâce à eux je réinventai W et l’écrivis, le publiant au fur et à mesure, en feuilleton, dans La Quinzaine littéraire, entre septembre 1969 et août 1970. Aujourd’hui, quatre ans plus tard, j’entreprends de mettre un terme — je veux tout autant dire par là « tracer les limites » que « donner un nom » — à ce lent déchiffrement. W ne ressemble pas plus à mon fantasme olympique que ce fantasme olympique ne ressemblait à mon enfance. Mais dans le réseau qu’ils tissent comme dans la lecture que j’en fais, je sais que se trouve inscrit et décrit le chemin que j’ai parcouru, le cheminement de mon histoire et l’histoire de mon cheminement. (p. 14.)
7Ce texte ne propose pas une lecture de cette co-présence, mais suggère une voie pour cette lecture. Tout comme la quatrième de couverture, plus explicite à mon avis que celle de Pingaud. Le chapitre II appuie votre démonstration. Le réseau qu’il évoque est implicite, il importe au lecteur de le retrouver. Le déchiffrement ainsi permis demeurera cependant incomplet : « mettre un terme », pour Perec cela a été autant « tracer des limites » que « donner un nom ». J’ai travaillé sur le rôle génétique des dessins dans l’écriture de W ou le souvenir d’enfance, ayant eu la possibilité de consulter les dessins effectivement réalisés par Perec enfant qui demeurent dans le fonds privé manuscrit Perec. Et je me suis rendue compte que cette notion de « déchiffrement », déchiffrement partiel et implicite, était essentielle. Sélectionnant certains éléments dans un ensemble hétéroclite, mettant en scène un imaginaire de la dislocation, le texte de fiction déchiffre les dessins. Ce déchiffrement est poursuivi par le texte de souvenirs : les mots décrivant les dessins d’enfant permettent des rapprochements signifiants, virtuels. (Notamment grâce à ce que Bernard Magné a nommé des « sutures » : il a montré, dans Les Cahiers Georges Perec n°2, comment des termes revenaient entre des chapitres consécutifs appartenant à des séries différentes.) Mais ce déchiffrement ne peut que rester partiel. Et on peut rappeler la « frustration » de Lejeune, concernant la révélation du dernier chapitre.
Cette rapide indication in extremis ne fait que confirmer au lecteur ce qu’il avait déjà compris depuis un certain temps. Elle a une autre fonction, plus secrète : clore le récit en ayant l’air de révéler l’essentiel, alors qu’elle l’élude. L’essentiel, c’est de savoir quelle était la fonction des dessins et des récits de l’enfant, à treize ans ; quel était le sens de cette illumination qui, à Venise, en 1967, a fait remonter à la mémoire les dessins oubliés : quel était le sens projet de feuilleton et de sa progressive évolution vers l’horreur. Sur toutes ces questions, Perec avait, dans un premier temps, envisagé de s’expliquer […]. Puis il a choisi le silence." (La Mémoire et l’Oblique, p. 65).
8Comme Pingaud, Perec « défait l’idée classique d’un texte achevé sur un sens ». Je voudrais maintenant insister sur ce qui m’a plus spécifiquement arrêtée dans ma communication pour le présent colloque : la manière dont Perec érode — ou bien ouvre — la fiction. Vous parlez de l’île W comme une métaphore des camps nazis, observant qu’elle est de moins en moins métaphorisée, soit que la fiction devient de plus en plus le calque de la réalité. C’est aller dans mon sens : la fiction-écran est "trouée", non seulement par une autre écriture, mais par les caractéristiques-mêmes de la narration. (Le texte ne dit donc pas vraiment « par image », car les images qu’il peut produire sont ensuite dépassées. Andrée Chauvin ajouterait que « l’univers fictionnel a son autonomie propre » et qu’on ne peut le lire comme une allégorie « qui se résoudrait une fois identifiée ».) Je remarquerai surtout, pour ma part, que cet univers fictif garde une certaine incohérence. Andrée Chauvin a montré dans sa Leçon littéraire sur W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec que dans le texte de fiction, « le référent historique n’est pas unique ni univoque » (Presses universitaires de France, 1997, coll. « Major », chapitre « L’allégorie prise en défaut », p. 97‑100). Plus encore, Marc Jové a pointé des contradictions dans la description de l’univers de W, par exemple dans les menus servis aux vainqueurs : on passe des « charcuteries les plus fines » (p. 121) à du « saindoux » (p. 188). (Jeux duels, Ile : formes du double dans W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec, maîtrise, dir. Bernard Magné, université de Toulouse‑le‑Mirail, 1990, en particulier les pages 42‑44.) Parallèlement, Perec a refusé la continuité narrative du récit d’aventures. Alors que le paratexte (celui du livre comme celui de La Quinzaine littéraire) annonce ce genre, la fiction ne semble finalement pas en relever. Philippe Lejeune a montré, dans La Mémoire et l’Oblique comment de telles attentes sont frustrées par la fiction. Or, avec un naufrage et une forteresse abritant une contre‑société maléfique, Perec aurait très bien pu raconter une histoire à la Luc Bradefer, un des modèles des dessins de l’enfant Perec. Ces éléments sont d’ailleurs ceux de La Forteresse de la peur, une des histoires les plus connues de ce héros. Dans la « réinvention » de W, Perec « raconte » donc moins que quand il avait treize ans. Et comme vous l’avez dit, la fiction est « scindée en deux ». Perec souligne, sur la quatrième de couverture, la « rupture », la « cassure qui suspend le récit ».
9Je conclurai donc que ce livre s’inscrit dans la même esthétique que celle que j’ai voulu présenter dans ma communication, mais en porte-à-faux : la position réservée au lecteur est semblable, en plus inconfortable. Comme l’a souligné Andrée Chauvin, le lecteur "responsable du sens", "ne peut qu’assumer la mauvaise conscience générée par la lecture, et rencontrer la question de la responsabilité humaine" (Leçon littéraire sur W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec, p. 102).
Par Dominique Rabaté (réponse à Cécile de Bary)
10Merci à Cécile de Bary de ses remarques qui complètent ce que j’avais essayé de dire, et son article sur le trompe-l’oeil chez Perec (notion en effet capitale pour l’économie des récits). Je réponds à votre commentaire : tout d’abord par un « oui » : vous pouvez diffuser ce texte auprès des perequiens, avec plaisir. Je me permets de vous informer que j’ai aussi parlé de Perec dans toute la dernière partie de mon Que Sais-je ? (Le roman français depuis 1900, 1998), intitulée en hommage à Perec « Le récit, mode d’emploi ». Je serai très intéressé de connaître votre travail sur les dessins de Perec que vous avez pu voir. Merci de me l’envoyer si vous pouvez. Votre article dans ce colloque propose l’idée très stimulante de l’usure, de l’érosion de la fiction. Cela irait dans le sens que j’ai essayé de souligner, d’une insuffisance à faire apparaître, mais d’une insuffisance qui nécessite aussi le détour par la fiction. La citation que vous donnez de Perec sur le réel irait dans ce sens. Le réel ne s’authentifie plus (rencontre du Perec sociologue pour dire vite des Choses et du Perec en faussaire). Le faux est un motif essentiel, entre ludique et angoisse- car le réel est le lieu du manque. Je crois que l’analyse menée par Perec est, en ce sens, déterminante. Elle lève une inhibition mais ne fait pas retrouver un caractère plein au réel. Les jeux de l’écriture, du signifiant doivent se déployer dans cette brèche (le trou du bretzel), le suturer en un certain sens mais sans jamais pouvoir (ou vouloir) le combler. La fiction doit dès lors s’avouer pour telle : jouer au maximum et dans la conscience maintenue (et vertigineuse, délicieusement vertigineuse) du simulacre. On peut dire que, comme chez Boltanski, la fiction est un dispositif de mémoire lacunaire, fétichiste mais sans prétendre à la totalité qui doit toujours être réouverte. C’est la leçon de La Vie mode d’emploi ; je suis tout à fait d’accord avec votre conclusion.