Aragon, Alice et la traversée des glaces ou de l’art kantien de franchir les frontières
1Ce qui sépare l’espace de l’auteur de l’espace de la fiction et qui se trouve généralement concrétisé par la figure de la frontière, devient un concept particulièrement prégnant dans la conception de la fiction romanesque chez Aragon et nécessaire, en tant que concept critique, à la compréhension de l’extension des domaines auctoriaux tels qu’ils apparaissent dans les romans terminaux écrit après La Mise à mort. Ce roman-seuil publié en 1965 représente en effet un véritable bouleversement par rapport à l’univers du Monde Réel (1934-1951) et un dépassement prodigieux de la réussite d’écriture de La Semaine Sainte (1958). Surgissant des apories de la représentation « réaliste », La Mise à mort se donne comme le roman même des « frontières de la fiction », comme une ouverture manifeste de l’œuvre sur les interrogations fondamentales des zones de contacts et de « transparence » entre les univers communiquants de l’autobiographique et de l’historique, entre les mondes traditionnellement écartelés de la raison et de l’imagination, du Moi et de l’Autre. Il s’agit bien pour cette œuvre au nom d’exécution et de corrida de poursuivre le mouvement de renouvellement initié par la préface à Un Réalisme sans rivage de Roger Garaudy1 où le critique et philosophe communiste réclamait le droit d’accès pour le témoin de l’histoire2 à des formes d’écritures plus libres que celles imposées par le réalisme socialiste. Le poids indéniable de la relecture idéologique, impliquant des aveux voilés et la présence, dans l’intertexte, de certains éléments du Monde Réel, ne doit pourtant pas éclipser le profond travail de ressourcement romanesque lié à une manière de théorie de la fiction traçant de nouvelles perspectives pour l’avenir.
2En cela, Aragon semble pourtant revenir en arrière et revisiter, près de quarante ans après ce qu’il a lui-même appelé le dépassement de l’idéalisme kantien3 dans Le Paysan de Paris (1925), l’examen des « Grenzen » (frontières) et des « Shranken » ( limites, bornes)4 assignées respectivement par Emmanuel Kant dans sa Critique de la raison pure à la raison et à l’expérience, comme à un problème inaboli ou réactivé par le contexte littéraire et historique. À l’image de l’interrogation des limites de l’entendement qu’on a pu détecter dans La Critique5, la Mise à mort fait en effet entendre la voix du questionnement inlassable des limites internes et externes de la fiction romanesque, plaçant au premier plan de la théorie, après celle du passage dans Le Paysan de Paris, le concept de la frontière. Il s’agit donc pour nous ici, dans les limites de ce colloque, d’aborder la figure particulière du franchissement des frontières dans La Mise à mort entre les espaces du réel et de l’inventé en tant qu’elle révèle les tensions internes de la fiction et de l’histoire. Nous verrons tout d’abord de manière générale que la frontière, d’abord évoquée dans sa signification politique se trouve assimilée, par le « démon de l’analogie » que le narrateur tente vainement d’écarter, à la limite séparant la réalité de la fiction, rapprochement sur lequel semble peser l’intertexte kantien, sans qu’aucune allusion n’y soit directement faite. Aragon choisit ailleurs les symboles de sa théorie et met en avant, comme emblèmes de la traversée des glaces, la parole performative que la petite Alice de Lewis Carroll adresse à son chat, suivie du franchissement célèbre du miroir. C’est dans le développement tardif de cette métaphore, qui tend à valoriser le déplacement d’un espace à l’autre sur l’idée même de frontière que Kant réapparaît, à la faveur d’une image dédoublée du témoin.
De l’autre côté des choses
3Par ce roman de la scission identitaire et de l’homme « qui a perdu son image », Louis Aragon livre, en marge des sillages tracés par le Nouveau Roman, une part essentielle de sa réflexion sur la fiction romanesque conçue comme « instrument de connaissance » se préoccupant non de la fiction en tant que telle mais des possibilités d’accès du roman-songe6 (et plus largement de l’être) aux mondes possibles de la fiction, rattachant en partie ce roman novateur au modèle ancien de la quête7. La teneur fortement métatextuelle et théorique du roman, conditionnée par la revendication d’un discours polymorphe, conduit Aragon à présenter la fiction, dans la suite du décadrement des genres et du ballet énonciatif expérimenté dans Le Fou d’Elsa (1963), aux limites ténues du champ de la représentation autobiographique et historique de soi. Inversement, ces dernières, détentrices par nature d’une prétention à la Vérité, sont explorées en suivant les liens constants qui dans le roman les relient au « mensonge » de la fiction, liens magistralement analysés par la nouvelle du Mentir-vrai (1964).
4But de l’exploration, la fiction acquiert progressivement le statut inquiétant de la terra incognita devinée et jalousée dans l’autre-auteur (Fougère, Christian, Anthoine), appartenant à un inaccessible ailleurs, situé abstraitement au-delà d’une « frontière », d’une « ligne » ou d’une surface réflectrice dont il est question dès les deux premiers chapitres-nouvelles, chargés d’ancrer la narration dans l’ambiguité fantastique8 des limites identitaires du personnage (à la fois particulièrement et pour la théorie du personnage), à partir de quoi le leitmotiv de la frontière se déploie, au carrefour du psychique, du biographique, du géographique et de l’historique au sein d’une complexité diégétique délibérée. C’est à ce moment, si l’on suit la chronologie du « brochage » de l’œuvre9, que l’on aperçoit entre autres entreprises de confusion des repères, la volonté aragonienne de replier cette problématique sur l’actualité politique, en articulant l’analyse du feuilletage des instances présentes dans tout personnage de roman avec le thème de la séparation de l’île de Chypre entre Grecs et Turcs, symbole et enjeu d’une guerre sinueuse que se livrent les deux peuples10, symbole décalé aussi de la séparation encore récente des deux Allemagnes, concrétisée par l’édification du Mur (1961).
5Déterminée par les frontières symboliques ou historiques, les figures tragiquement insularisées11 du roman jouent ainsi un rôle primordial dans la constitution du leitmotiv de l’espace à franchir, de la frontière qui mène à l’expérience possible dont on se persuade assez rapidement qu’elle concerne simultanément la réalité politique et la dymanique effective de la fiction. D’autant plus que la réalité des frontières s’est trouvée à plusieurs reprises placée, dans l’histoire encore récente de la guerre froide, sous le signe de la « glaciation » des frontières entre l’ouest et l’est notamment, que des personnages comme Michel12 traverse au prix de leur vie. La superposition des deux problématiques (politique et fiction) s’installe alors à demeure dans l’univers éclaté du roman, suggérant parfois qu’au-delà des limites nationales s’édifie l’empire du mensonge et du mythe. Ainsi, faisant suite à une allusion à la guerre d’Espagne puis à la défaite française de 40, le narrateur s’interroge : Qu’est-il advenu de cet univers de la Bibliothèque Rose où l’on comptait avec des sous, et passait les frontières sans y prêter attention ? Et plus loin, dans une tonalité de complainte : Avoir été élevé dans l’idée d’une géographie immuable, les frontières, les départements, les sous-préfectures...13. Le traumatisme historique et auto-biographique de la fermeture des frontières coïncide ainsi avec l’ouverture des limites auctoriales traditionnelles qu’il est dès lors nécessaire d’interpréter comme manifestation d’une lutte à mort entre la réalité historique et le mouvement forcené d’un espace à l’autre de la fiction, où le lecteur peut infiniment se perdre.
De la fonte des glaces
6Deux textes sont particulièrement représentatifs de cette torsion qu’implique le développement de la traversée des frontières et de la pesée kantienne sur la notion même de « Grenze » : celui de « La digression comme miroir », qui fait partie de la version originelle du roman et « Le Mérou », postface publiée en 1970, qui sera à partir de cette date associée au roman. Le premier point de contact lisible entre Aragon et Kant est l’incorporation à la rêverie théorique de « La digression du roman comme miroir » de citations empruntées à La Tempête de Shakespeare. Outre le référent de l’île, la « digression » évoque l’idée d’un groupe de personnages entouré de sommeil, dont Prospero proclame qu’ils sont de cette matière dont sont faits les rêves. La pesée de la présentation kantienne de l’entendement pur sur l’image de l’île dans La Mise à mort apparaît ici, du coup, de manière relativement claire, quand on se souvient des termes dans lesquels Kant présentait l’une des étapes de son raisonnement. Au chapitre III du livre II de La Critique de la raison pure, « Du principe de la distinction de tous les objets en général en phénomènes et noumènes », Kant développe assez longuement (ce qui est assez rare, on le sait, chez le philosophe, pour que cela apparaisse avec un relief important) une métaphore déjà latente dans les analyses des rapports dans l’entendement du possible et du réel :
Nous avons maintenant parcouru le pays de l’entendement pur, en en examinant soigneusement chaque partie ; nous l’avons aussi mesuré et nous y avons fixé à chaque chose sa place. Mais ce pays est une île que la nature enferme dans des limites immuables. C’est le pays de la vérité (mot séduisant) entouré d’un océan vaste et orageux, véritable empire de l’illusion, où maints brouillards épais, des bancs de glace sans résistance et sur le point de fondre offrent l’aspect trompeur de terres nouvelles, attirent sans cesse par de vaines espérances le navigateur qui rêve de découverte et l’engagent dans des aventures auxquelles il ne sait jamais se refuser et que cependant, il ne peut jamais mener à fin.14
7C’est ainsi, par ce discret double-fond de l’intertexte shakespearien, que ce que l’on s’efforce de considérer comme la voix d’Aragon souligne à quel point désormais le franchissement de la frontière qui sépare la réalité de l’utopie, le réel de la fiction, et le réel du possible ne va plus de soi, ou plus exactement, que cela mérite effort et lutte et fracture des obstacles insulaires. C’est pourquoi la disparition des repères éternels de l’ancien monde, tant littéraires que politiques (y compris dans ce roman, le stalinisme) apparaissent de manière rythmique comme ce qui semble autoriser une forme de libération de l’écriture fictionnelle. Dès lors, le leitmotiv de la frontière, qui s’accointe avec celui de la séparation amoureuse et de la jalousie, devient l’une des notions autour desquelles pivote le roman et révèle le passage au crible des rapports de l’instance biographique au monde dans ses efforts constants de transposition. De chapitre en chapitre, eux‑mêmes fortement délimités, séparés par de fortes ellipses diégétiques, s’établissent ainsi les figures de la séparation d’avec le monde, d’avec l’autre, qui concrétisent et durcissent la perception des Grenzen et dessinent en négatif les contours d’une instance auctoriale qu’on ne peut saisir et définir qu’en respectant les lignes de division qu’elle affecte de traverser constamment, autrement dit dans le mouvement même de ses traversées des bancs de glaces. La mise à plat de la dynamique de l’esprit lorsqu’il transpose son expérience propre du monde dans le monde de la fiction (qui doit se comprendre dans la perspective du Monde réel comme transposition du réel) devient l’un des enjeux principaux des lignes réflexives du roman. La traversée des frontières (de l’être, de l’autre, du livre, de l’histoire, de l’identité) s’accompagne d’un carrousel soigneusement orchestré des figures vocales et physiques de l’auteur et se concentre peu à peu autour de la traversée des surfaces glacées. L’une des principales représentantes de la dynamique en question, qu’annonce le thème des frontières allègrement franchies, est dans La Mise à mort la figure d’Alice de Lewis Carroll, non celle du Pays des Merveilles mais celle d’À travers le miroir . Dans « La digression du roman comme miroir », la petite Alice et son chat (auquel notre chat botté des théories de la fiction n’a rien à envier) se trouvent exploités comme figures à la fois de l’évidence et de l’effort représenté par le passage vers l’univers de l’invention, du mensonge, de la manipulation et du jeu.
8C’est ainsi qu’Alice dit au petit chat : « Prétendons qu’il y a un chemin pour traverser le miroir et passer dans la maison d’au-delà... » aussitôt le jeu commence, le roman : (Alice) était déjà grimpée sur la cheminée le temps de le dire, bien qu’elle ne sût guère comment elle y est parvenue. Et certainement la glace étant en train de fondre, juste comme un clair éclair de brouillard argenté... 15
9Est-il besoin de tendre l’oreille pour entendre dans ces lignes traduites par Aragon comme le fantôme lointain des lignes de Kant ?
10C’est le pays de la vérité (mot séduisant) entouré d’un océan vaste et orageux, véritable empire de l’illusion, où maints brouillards épais, des bancs de glace sans résistance et sur le point de fondre offrent l’aspect trompeur de terres nouvelles...
11Alice apparaît donc, dans la perspective qui est la nôtre, et grâce à l’articulation des arrière-textes qu’on peut ici deviner, comme l’ultime bousculade des précautions kantiennes au sujet des limites de l’entendement et de l’imagination et sans doute comme le retour à une dynamique de la transgression rattachée aux années surréalistes. L’intertexte de Through the looking glass introduit dans la nouvelle une notion qui fait sens avec l’ensemble du roman, celle de l’arbitraire de l’imaginaire, concrétisé par la formule magique et enfantine du « let’s pretend » qui fait éclater par le pouvoir performatif et la magie de la parole (immédiatement comprise par Aragon comme parobola) , les limites de l’expérience possible. L’essence du roman et sa fameuse « volonté » se présentent dès lors comme ce qui permet de franchir, grâce aux transpositions, aux truquages, aux mensonges les parois opaques et résistantes de l’être et du monde. La figure du témoin biographique et historique s’en trouve considérablement « brouillée » et sa voix constamment traversée par l’examen des failles de la fiction.
Le miroir de Van Eyck ou les deux témoins de la preuve cosmologique
12Cette prise que l’intertexte kantien donne sur le sens de ce ballet baroque des incertitudes auquel Aragon convie le lecteur semble resurgir de cette aporie testimoniale, cinq ans plus tard, dans la postface, étonnamment rédigée à l’origine pour le magazine Elle, au cœur du développement de la pensée testimoniale aragonienne. L’introduction de Van Eyck et de son célèbre tableau, Le Mariage Arnolfini, se trouve inséré pour ce qu’il s’inscrit dans la perspective déjà ancienne de la théorie gidienne du roman ( on se souvient nécessairement de la définition du blason et de la « mise en abyme » dans le Journal de 1893) mais aussi pour ce que ce procédé a été utilisé et commenté par les nouveaux romanciers16 puis par Foucault, en 1966, dans Les Mots et les choses. Le tableau et son procédé, littérairement et théoriquement connoté se trouve donc chargé d’une signification particulièrement dense qui le rapproche du symbole littéraire d’une théorie17 de la représentation.
13Mais la description du tableau de Van Eyck a aussi à voir avec le franchissement des frontières séparant l’auteur de son sujet même et ce sujet de la perception qu’en peut avoir le lecteur. Cette introduction a lieu dans Le Mérou à la faveur d’un prolongement de la thématique des miroirs, qui servaient ordinairement d’embrayeurs dans le roman de 1965 : « ...l’emploi des miroirs en peinture, d’ailleurs assez rare, pendant de longues période de Van Eyck à nos jours, et qui passait encore pour une sorte de sorcellerie quand Ingres le pratiqua pour nous faire voir la nuque l’épaule d’une femme regardée de face (...) de me faire entrer dans la deuxième chambre. »18 C’est ensuite avec une grande clarté, une précision voulue, proche du pastiche (de Foucault) qu’Aragon revient sur le « miroir-espion » qui renvoie l’image de l’auteur (première chambre) mais aussi -et c’est là qu’a lieu le dépassement de Gide- discrètement il est vrai, la silhouette d’un second témoin, l’ensemble fondant l’idée chez Aragon, pour les illustrations des Œuvres romanesques Croisées d’une anthologie des regards « au second degré », parmi laquelle on trouve naturellement quelques représentations d’ Alice traversant le miroir (et de ce qui s’en suivit) au-dessus de la cheminée par John Tenniel. On peut apercevoir en effet chez Van Eyck dans le miroir convexe qui scintille entre les deux époux la silhouette esquissée d’un peintre, dont on distingue à peine la toile, qui semble habillé de bleu et une autre silhouette, penchée sur son épaule, derrière lui, habillée de rouge.
Pour moi, disais-je, dans cette œuvre, c’est le tableau qui est le détail, ce que le peintre a vu, et l’essentiel c’est ce qu’il ne pouvait pas voir, tel que le miroir rond, petit, convexe, l’a surpris d’en arrière du couple des mariés, par dessus l’épaule des personnages, comme un œil regardant le peintre et autre personnage, qui ne sont pas sur la toile, mais dans ce vide où nous sommes, car, comme en témoigne la grande signature sur le mur au-dessus du miroir, le Mariage est une attestation d’état-civil du témoin Van Eyck, qui déclare avoir assisté à cette cérémonie pratiquée dans la chambre même des Arnolfini, à côté du lit, avec les pantoufles en désordre sur le tapis...et je ne sais qui est l’autre personnage avec lui dans le miroir, le second témoin, mais ce n’est sûrement pas un prêtre.19
14Les enjeux de l’analyse picturale sont, on le voit, multiples et poursuivent les vertiges spéculaires du roman. Outre la mise en perspective quelque peu plagiaire qu’implique cette étude d’un tableau voisin de celui dont Gide fit le signe de son art romanesque, l’angle d’attaque ici proposé par Aragon modifie la perception du sujet dans l’œuvre d’art et revient sur la modification profonde de la perspective réaliste dans La Mise à mort. De ce point de vue, le second témoin serait, dans le champ littéraire, le lecteur, indirectement et fictivement inclus dans ce système optique particulier, dans ce piège que lui tend l’œuvre de l’art. Cette lecture confirme le rôle du récepteur et de sa présence dans le témoignage romanesque. En outre, Aragon insiste dans ce passage sur la proximité spatiale du second témoin par rapport au premier témoin qu’est le peintre. Ils se situent dans le même espace, celui qu’a pu saisir le petit miroir convexe placé entre les visages des deux époux. La définition de « cet espace où nous sommes », ce « vide » est à la fois évidente et mystérieuse mais elle constitue surtout une tentative de dissolution de notion même de frontière. En effet, si l’espace en question est celui du spectateur du tableau, alors l’espace du premier témoignage reste celui de l’auteur du tableau. Le miroir refléterait alors, l’un derrière l’autre et sans rupture, par la magie de l’optique du tableau, les deux espaces a priori séparés du témoignage : celui de l’auteur et celui du lecteur.
15Mais Aragon précise que ce personnage, au même titre que l’auteur du tableau, font partie de ce que l’auteur ne peut pas voir, en regard prospectif. L’auteur ne peut se saisir lui-même, c’est-à-dire se comprendre qu’au cœur d’un système inventé où son témoignage est à son tour confirmé et attesté. La structure en trompe-l’œil de l’analyse aragonienne sous-entend une quatrième dimension du témoignage, celle de l’œuvre elle-même. En effet, le célèbre texte introductif de Foucault, consacré aux Suivantes de Velasquez, met très clairement en valeur l’enjeu représentatif représenté par le tableau, la mise en abyme concernant moins le roman que le problème de la vision du monde inclus comme question dans le tableau. Après avoir décrit les personnages et les regards en présence (le peintre, ses modèles, le décor, la lumière qui tombe sur la scène), et les jeux de projections créés par la disposition de points de fuites en dehors du tableau ( dans l’espace virtuel du spectateur) Foucault détecte, derrière le peintre un miroir que l’art du peintre a dissimulé parmi des tableaux reproduits et accrochés sur un mur. Reproduisant par l’écriture (et sa temporalité propre) l’effet de surprise de la découverte du miroir (que l’œil ne peut immédiatement deviner), Foucault écrira les pages célèbres que l’on sait.
16Aragon et Foucault participent certes, de 1965 à 1970, d’un mouvement relativement cohérent des romanciers et des intellectuels français les entraînant vers l’idée d’une mort ( celle de la philosophie chez Foucault, celle des codes de la fiction romanesque chez Robbe-Grillet) mais aussi d’une renaissance. La référence aux XVe et XVIe siècles italien et hollandais ne pouvait que s’épanouir dans un contexte littéraire et philosophique où la question de la représentation apparaissait au premier plan des préoccupations. Chez Aragon cependant, le choix de Breughel comme insert final lors de la réécriture des Communistes comme celui de Van Eyck pour Le Mérou, relève d’un parcours singulier, qui joue évidemment du contexte artistique et des influences manifestes (Gide, Foucault) et s’inscrit comme étape majeure dans la pensée du réalisme aragonien. Aragon souligne notamment à l’aide d’une note de bas de page qui ajoute à l’analogie représentation picturale-représentation romanesque celle du roman et du théâtre (FOLIO, 517) le parallèle que l’on peut tracer entre ces miroirs disposés dans les tableaux hollandais et le reflet étrangement décalé que renvoient certains personnages à l’intérieur du roman, placés là comme des « miroir-espions ». Les points de contacts entre Aragon et Gide d’une part et Aragon et Foucault dans Le Mérou sont d’une grande clarté, déposés là comme des indices trop visibles d’un éventuel respect d’un lieu devenu commun de la littérature — la spécularité des représentations picturales au XVIe annonçant celle du nouveau roman.
17Dans la transition qui mène dans Le Mérou de la problématique spéculaire et abyssale de la représentation à celle de l’autoportrait, Aragon fait très clairement allusion à Gide en citant Les Ménines (support de l’analyse gidienne de la mise en abyme) et, citant Les Ménines, fait allusion aussi à Foucault, qui constitue par ailleurs un arrière-texte connu de Blanche ou l’oubli. Or, ce qui fait l’originalité du commentaire de tableau dans Le Mérou, c’est qu’Aragon analyse la toile en recentrant par conséquent rétrospectivement l’idée du témoignage non sur l’œuvre mais sur l’espace énigmatique, extérieur à l’œuvre où se cache la seconde main du système, le second témoin, ajoutant si l’on veut à « l’espace vide » de Foucault la présence (énigmatique) d’un instance testimoniale dédoublée, qui n’est « sûrement pas un prêtre ». Il apparaît cependant comme le dernier récepteur des strates de la représentation du réel, mais également comme l’initiateur et le vérificateur de son sens, de sa fidélité morale comme de son existence propre. Le risque du vertige de l’écriture qui peut apparaître lors d’une lecture première s’efface devant la puissance théorique du passage qui entre en conjonction avec un nombre important de textes déterminants de ces années de réflexion. Il marque de manière définitive la pensée aragonienne de la création artistique. Reste bien sûr la lecture du second témoin comme instance émanant de l’idéologie.
18La postface de 1970 s’écrit à partir d’un certain nombre de signes similaires disposés dans le roman de 1965 qui nous permettent, à l’exemple de « la scène du miroir Brot20" « , d’apercevoir l’importance de la figure secondaire du témoin comme appel à une traversée sans obstacle des espaces de l’œuvre. Cette scène fait apparaître une instance virtuelle intervenant » en tiers « , ne reprend pas inutilement la définition donnée par Benvéniste du témoin (celui qui intervient en tiers dans la signature d’un contrat ou dans la formulation d’un serment entre deux personnes). La virtualité même de cette instance la rapproche du second témoin du mariage : le modèle pictural et optique choisi pour l’analyse du tableau de Van Eyck comporte trois éléments : celui des deux mariés, le peintre et derrière lui, un "second témoin", attestant de l’acte sacré de peindre. On remarque du reste la même figure formée par le narrateur et Christian Fustel-Schmidt situé derrière lui. Cet épisode très abstrait qui multiplie les effets d’analogie et de relecture (celle de la théorie des hommes doubles par exemple) contribue, bien avant Le Mérou par conséquent, à faire comprendre dans l’univers du discours théorique sur la fiction, dans le roman du discours critique, la figure du témoin comme une présence endémique de l’esprit, autrement dit comme une instance au sens derridien du terme, toujours là, à demeure, double attestatif d’une vision elle-même stratifiée du sujet et de l’histoire qui tient autant de la transposition conceptuelle et cryptée des témoins de sa vie et de son écriture (qu’il ne cessait de se choisir) que d’une véritable obsession qui confinerait à la folie, sur le modèle du Horla. La désignation des doubles comme "instances" intervient du reste dans l’analyse amusée et distanciée du détriplement béat de Christian Fustel-Schmidt : "Il entendait que l’homme dédoublé, détriplé, comme on voudra, peut présenter dans ses diverses instances des caractères mineurs qui sont aussi comme des reflets des autres21."
19Ce n’est sans doute pas le seul repère pour la tentation d’une lecture philosophique de l’œuvre ou plus exactement d’une lecture des hypotextes philosophiques inspirant les diverses variations sur le réalisme. L’influence de Kant, explicite dans les années surréalistes où, avec Descartes, le philosophe allemand sert à la fois d’appui et de repoussoir à l’imagination, continue d’agir sur les nouvelles recueillies dans le "roman" jusqu’à leur faire atteindre le degré de la fiction philosophique. Sans doute aussi, pour ce qui est du Mérou, Foucault joue-t-il un rôle de médiateur dans la mesure où le chapitre qu’il consacre, dans Les mots et les choses, aux théories idéalistes dans sa réflexion sur la représentation au XVIIIe siècle (montrant le passage d’une réflexion complexe sur la représentation du monde à une pensée des signes du monde...on ne saurait être plus proche des préoccupations aragoniennes de l’époque, notamment en ce qui concerne la pensée du langage), convoque les » sciences de l’idée « kantiennes, au point que la postface tend au pastiche kaléidoscopique.(Gide, Foucault, Aragon).
20Il faut en effet (encore) être attentif aux "deux témoins" placés l’un derrière l’autre dans le miroir convexe, dont l’un nous est donné à imaginer, puisqu’il n’est ni l’auteur du tableau, ni le prêtre, autrement dit ni l’une ni l’autre des autorités de la représentation de l’homme dans le monde, rien de ce qui le relie au monde (l’art/ la religion). Est-ce coïncidence ou réminiscence active ? Toujours est-il qu’une figure voisine intervient dans une des dernières parties de la Critique de la Raison Pure, alors qu’il s’agit de dénoncer les sophismes antérieurs (notamment celui de Leibniz) présents dans la "preuve cosmologique" de l’exsitence de l’ "ens realissimum", l’"Etre souverainement réel". Il s’agit alors pour le philosophe de mettre en évidence l’artifice avec lequel la raison fait passer pour nouveau un vieil argument revêtu d’un autre habit et en appelle à l’accord de deux témoins, je veux dire au témoin qu’est la raison pure et à un autre dont le témoignage est empirique, tandis que c’est le premier seul qui change simplement de costume et de voix pour se faire passer pour le second22.
Brise-glace
21Ainsi, les allusions marquées de La Mise à mort aux théories idéalistes de la représentation (à ce point abattues par l’arrivée du chant de Fougère que le narrateur en perd son image dans les miroirs) présentes dans la version publiée en 1965 pourraient bien, par l’intermédiaire de la lecture de Carroll et de Foucault, avoir donné un arrière-plan idéaliste à la seconde "scène du miroir", mais de manière humoristique ou ironique. On mesure les effets de sens que suggère cette parenté : si les deux témoins du miroir de Van Eyck, tels que les présente Aragon, représentent respectivement la voix de l’expérience du réel et la voix de la théorie, alors cette postface qu’est Le Mérou serait l’aveu, contre la première nouvelle du roman, de la continuité du combat entre idéalisme et réalisme chez ce fervent défenseur du matérialisme dialectique, aveu qui aboutirait finalement, par la merveille du voyage optique, à l’abolition totale des frontières entre les espaces de la fiction, entre les espaces du témoignage. S’il importe, comme le dit La Mise à mort, de savoir si l’on du côté de celui qui tue ou de celui qui est tué, l’exécution finale du roman que viendra parodier l’image du Mérou23 en 1970, atteint sans doute à la fois le passé politique de l’auteur mais aussi ce qui en lui l’empêchait de briser les "bancs de glace" de l’hiver soviétique.