Colloques en ligne

Thomas C. Spear

Frontières archipéliques, fictions critiques

Nous sommes accoutumés de penser en termes archipéliques, mettons nos actes en accord avec cette belle démesure, qui n'est ni désordre ni affolement. (Édouard Glissant, Traité du Tout-Monde, p. 226.)

1Le sujet du colloque, "Frontières de la fiction" correspond agréablement au cours que j'enseigne actuellement dans lequel nous étudions en parallèle au moins deux textes de chaque auteur, mettant en juxtaposition les modes d'écriture critique — l'essai polémique, théorique ou scientifique — et romanesque. Pour ce cours, "Essais critiques et fictions des Antilles" — comme dans les considérations suivantes soumises aux intervenants virtuels du colloque organisé par l'équipe de Fabula —, nos considérations et lectures sont colorées par l'intervention du paratexte. L'Internet fait partie de cet espace où la littérature et la critique littéraire circulent ; le paratexte comprend également les interventions publiques des auteurs (à la télévision, à la radio ou à des conférences diverses) aussi bien que les réalisations diverses du service marketing des maisons d'édition. Ces espaces "à l'extérieur" du texte interviennent dans la lecture, assouplissant la catégorisation binaire qui sépare l'écriture critique de l'écriture imaginaire.

2Un des buts de notre colloque est de "jeter un regard nouveau sur ces marginalia si fécondes de notre histoire littéraire". Le paratexte, qui affirme ou subvertit le pacte textuel qui implique que nous lisons un roman plutôt qu'un essai, nous sert à distinguer la "chose littéraire" de ce qu'il n'est pas. L'achat ou l'emprunt du roman, par exemple, comme la lecture, sont en général précédés pour le lecteur par un "sound-bite1" de l'auteur. Mon objectif dans les lignes qui suivent, comme celui du cours, est de voir comment des auteurs présentent des thèmes tantôt dans un essai critique, tantôt dans une écriture dite imaginaire, ou comment ils brouillent les classifications génériques. Quel est le rapport entre les préoccupations des auteurs et la forme d'expression qu'elles prennent ? Le paratexte, à la "marge" de la fiction, comprend les autres textes du même auteur — des textes critiques ou autobiographiques — qui font écho à la fiction. L'essai critique est parfois une fiction, la fiction un miroir d'une réalité historique. Nous placerons les textes hybrides — qui se situent dans le "no man's land" entre fiction et récit historique, entre roman et autobiographie — au cœur de nos interrogations, comme ils le sont pour le colloque "Frontières de la fiction".

3Un deuxième objectif est d'identifier, si possible, une particularité antillaise dans le corpus de textes choisis, une manière antillaise de "désobéir" aux codes et conventions de la fiction, et d'écrire dans ses "marges".

Frontières

4Où commencer pour établir des "frontières" qui séparent l'écriture critique de la fiction ? Devrait-on évoquer les distinctions établies par Aristote dans sa Poétique ? Comme pour L'Art poétique de Boileau, il s'agit chez Aristote de distinguer entre la tragédie et la comédie, d'examiner la noblesse des personnages ou la vraisemblance de l'expression. Selon Aristote, l'historien "dit ce qui s'est passé" alors que le poète "dit ce qui pourrait se passer" : "C'est pourquoi la poésie est quelque chose de plus philosophique et qui a plus de valeur que l'histoire : la poésie exprime plutôt le général, l'histoire le particulier" (35). Si l'on acceptait la notion aristotélicienne de "général" et extrapolait à partir de cette tradition binaire dont nous avons hérité - un système de valeurs pour les codes de la poétique - on dirait que la fiction (un art d'imitation, de mimésis) vise une expression plus universelle que celle que l'on trouve dans des récits critiques et historiques. Une distinction aussi manichéenne entre les historiens et les poètes n'a peut-être jamais existé, mais la tradition maintient deux façons de se référer à la "réalité" : avec fidélité (le cas de l'honnête historien qui rapporte ce qui s'est passé), ou en extrapolant, en divaguant (le poète).

5Mais qu'en est-il des textes hybrides où l'on trouve, par exemple, une fiction en plein milieu d'un récit historique, l'un de ces "nœuds de chaos" ("nódulos de caos") dont parle Antonio Benítez‑Rojo ? L'analyse postmoderne de Benítez-Rojo sur des auteurs antillais hispanophones, La Isla que se repite, porte sur toutes formes antillaises. Dans sa lecture d'une chronique du xvie siècle, la Historia de las Indias de Bartolomé de Las Casas, Benítez‑Rojo trouve un récit qui le fascine, sachant que c'est une fiction. Dans son analyse perspicace de ce récit sur une invasion de fourmis — "La plaga de hormigas y lo uncanny" — Benítez‑Rojo nous demande de prêter attention

a las numerosas "digresiones" o nódulos de caos que aparecen en los textos de ese vasto e inconsistente protocolo sobre le descubrimiento, la exploración, la conquista y la colonización de América que llamamos Crónicas. Tanto es así, que ya apenas parece plausible analizar individualmente cualquiera de estos textos sin dedicarle un espacio a las tales "digresiones", sobre todo cuando éstas intentan evadirse del discurso temático principal y adoptan formas afines a las del cuento, a las de la piezas dramáticas, a las de la novela, es decir a las de la ficción. Es fácil ver que el término "digresión" es de raíz logocéntrica y, por lo tanto, inaceptable para la crítica literaria más actual, que no ve razón de peso para subordinar le discurso literario al histórico, tanto más cuanto que éste se organiza en términos de plot al igual que le de la narrativa. (88)

6Le récit fictif des fourmis et la "piedra solimán" est une apparition de "ficción" dans la chronique historique ; l'analyse de ce passage incongru ou insolite — "uncanny" et donc significatif — donne à Benítez‑Rojo de quoi faire une métaphore pour l'histoire antillaise : irrésolue, ambiguë et se répétant à l'infini.

7De façon que les chroniques historiques contiennent de tels récits qui frappent par leur qualité de fiction, on peut trouver des "digressions" parallèles, des passages historiques, dans un roman. Benítez‑Rojo affirme qu'il n'est pas le seul critique qui "no ve razón" de subordonner le discours littéraire au discours historique (de façon réciproque pour la fiction, il n'est pas logique de subordonner le discours historique au discours littéraire). Selon Benítez‑Rojo, avec un seul moment de fiction pareil ("un sólo efecto uncanny"), "una noticia histórica se transforme en una pieza literaria" (82). De la même manière, une vraisemblance uncanny, dans une fiction, ne peut-elle pas transformer celle-ci en récit historique ? La relation du récit avec le "réel" figure au centre des préoccupations de notre colloque ; on nous invite à prêter attention "sur le statut référentiel du texte narratif". Nous ne pouvons oublier que le "statut référentiel" varie parfois au sein du texte même.

8Il y a tant de façons de concevoir le statut représentatif de la littérature, l'importance du référentiel du texte fictif. Selon Jean-Paul Sartre, "le sujet de la littérature a toujours été l'homme dans le monde" (192-93) : l'écrivain est "médiateur" dans un rôle engagé. La tradition antillaise de cet engagement est exemplifiée par des romans classiques de solidarité prolétarienne, tels Compère Général Soleil (1955) de Jacques Stephan Alexis ou Gouverneurs de la rosée (1945) de Jacques Roumain, deux auteurs dont l'engagement dans la politique haïtienne est reflété dans leur écriture romanesque. Les romans d'Alexis (comme ceux de Frankétienne et de Marie Chauvet, par exemple) écrits après l'arrivée de François Duvalier au pouvoir en 1957 sont difficiles à lire comme de pures "fictions" quand on connaît le contexte politique et économique réel auxquels ils font allusion. Et pourtant, ne s'agit-il pas de fictions ?

9Dans L'Art du roman, Milan Kundera souligne la différence entre "le roman qui examine la dimension historique de l'existence humaine [. . . et ] le roman qui est l'illustration d'une situation historique" (54). Ses romans, dit-il, sont tous une "interrogation méditative (méditation interrogative)" (49) ; il se base sur des circonstances historiques réelles mais seulement quand elles peuvent créer des situations existentielles "révélatrices" : "Le romancier n'est ni historien ni prophète : il est explorateur de l'existence" (63). On ne peut pas confondre l'interrogation artistique de l'auteur avec des intentions politiques et historiques réelles ; faire de tout romancier un écrivain engagé et de tout roman un reflet de la société appauvrit les considérations sur le pouvoir créatif et imaginaire d'un auteur de fiction. Et pourtant, le regard "doudouiste" du lecteur étranger (qui privilégie l'exotique) encourage une lecture sociologique des textes provenant des îles non pas porteuses d'avenir, mais en mal de décolonisation. Le roman social et engagé est bien vivant aux Antilles - Texaco de Patrick Chamoiseau et L'Espérance macadam de Gisèle Pineau en sont des exemples récents - mais il y a un danger de voir dans toute création imaginative un filon historique et de chercher les correspondances réelles des intrigues imaginaires. L'auteur peut décrire le particulier à travers des "méditations interrogatives" ; l'espace littéraire nous porte vers un espace plus grand, général et imaginaire.

10Est-ce qu'un auteur moderne s'occupe des paramètres qui qualifient son écriture comme étant "scientifique" ou "littéraire" ? Certainement. Les maisons d'édition ont une politique qui détermine la collection dans laquelle un texte sera publié. Sur la couverture, le texte est présenté comme "essai", "récit", "roman", de la "collection poétique" et cetera. Gérard Genette souligne les "frontières" — ou "seuils" — du texte qui font partie d'une lecture et l'"accompagnent" ; il détaille les formes différentes du paratexte, "défini par une intention et une responsabilité de l'auteur" (9). Chaque partie du paratexte — le "péritexte" (titre, préface, notes dans l'espace du même volume) et "l'épitexte" (interviews, correspondance, journaux intimes) — enrichit la lecture ou porte une clé, un enrichissement à sa compréhension. Le paratexte peut aider à établir une distinction binaire entre une fiction et un récit historique, tout comme il peut subvertir une catégorisation suggérée par le texte même.

11En lisant des essais critiques en parallèle avec des textes de fiction, je ne prétends pas qu'il n'y ait pas de différence entre ces modes d'écriture, que l'on pourrait schématiser dans une hiérarchie subjective ou codifiée. La jouissance de lecture des textes que nous nommons "fictions" ne peut être toujours soumise à une analyse sociologique, autobiographique, ou engagée. Chaque lecture est plurielle. Et le paratexte multiplie les implications référentielles de cette lecture.

12L'expression en anglais, "willing suspension of disbelief", qui décrit la façon qu'un lecteur aborde une fiction, vient de la Biographia Literaria de Samuel Coleridge, un texte qui date du début du xixe siècle. Dans son essai, Coleridge cherche à distinguer l'œuvre poétique du récit scientifique : Pour l'ouvrage poétique, le plaisir et non pas la vérité est le but principal. Il établit une distinction entre l'œuvre poétique de Wordsworth, qui décrit des sentiments inhabituels à travers le quotidien — "to excite a feeling analogous to the supernatural" — et sa propre poétique où il s'agit de personnages ou des sentiments "super-naturels",

so as to transfer from our inward nature a human interest and a semblance of truth sufficient to procure for these shadows of imagination that willing suspension of disbelief for the moment, which constitutes pœtic faith.

13Il souligne une convention littéraire dont le roman (comme le cinéma), a fait un usage très riche : pour entrer dans l'espace de ce texte (ou film), vous avez beau savoir que c'est une fiction, vous donnez votre accord implicite que, par la reconnaissance de cette désignation de fiction, vous mettez en suspension votre incapacité d'y voir du vrai : vous croyez à l'histoire.

14Pour Maurice Blanchot, l'activité littéraire est liée à un "autre" monde, le lien entre le moi qui écrit et l'espace décrit est brisé. Si le texte n'est qu'une étude de structure ou de style, complet en soi, la poésie comme l'art sont des recherches purement formelles ; l'espace littéraire est "hors" du monde réel (86). En ce sens-là, Blanchot hérite de la tradition de Marcel Proust ; l'inclusion du paratexte dans notre lecture des textes — surtout dans le cas de l'épitexte —va à l'encontre de Contre Sainte-Beuve. Si le siècle débute pour ainsi dire avec Proust, un auteur qui se méfie de la lecture d'un texte selon la connaissance de l'auteur — "un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices" (221-22) — à la fin du siècle, on dirait que nous sommes revenus sur cette séparation heureuse. Nous ne vivons plus les années où une certaine agressivité de la non-représentation — le Nouveau Roman, le structuralisme — fleurissait. Notre préoccupation (mal)saine avec la vie des auteurs est encouragée par les médias et le marketing.

15À titre de comparaison avec la littérature, considérons la musique populaire. Si le siècle a vu la banalisation du phonographe et de la radio, permettant à un vaste public d'apprécier des musiques diverses sans trop se préoccuper de l'aspect physique des musiciens, la télévision — surtout depuis l'arrivée de la MTV en 1981, conçue au début comme un effort d'élargir l'auditoire des musiciens — a rajouté le clip vidéo à la musique populaire. Quelle jeune chanteur peut être lancée maintenant sans support visuel ? Le clip fait vendre la musique comme l'interview télévisée, le livre. (La comparaison n'est pas complètement juste, puisqu'un clip vidéo est visionné de façon simultanée avec l'écoute de la chanson.) Bernard Pivot aurait remplacé Sainte-Beuve, son salon suit les règles bien établies du marketing promotionnel. Je reviendrai sur la question de l'écrivain devant son public, mais il est intéressant de remarquer, comme avec la musique populaire, la force des médias à redéfinir le statut référentiel d'un livre et de sa lecture.

16En cherchant des critères pour classer des récits — tragédie ou comédie, poésie ou histoire, texte engagé ou formaliste, fiction ou autobiographie — on exclut toujours des textes qui se situent entre les deux classifications. Pour le roman comme pour l'autobiographie, nous nous rendons compte que les définitions ne sont pas toujours satisfaisantes. Roland Barthes nous encourage de nous moquer de la prétendue distinction entre l'essai et la fiction. Dans son texte "La critique Ni-Ni" publié dans Mythologies, Barthes se révolte contre les "adeptes d'un univers bipartite" qui voudrait faire une distinction entre "la culture" et "l'idéologie", une opposition qu'il avait relevée en lisant une évaluation d'un texte critique. Les divisions binaires dérangent ceux comme Barthes, un auteur qui a donné un nouveau statut de littérarité (un texte pourvu de "style" pour ainsi dire, même si c'est Barthes qui met ce mot entre guillemets) à l'essai critique.

Fictions sociologiques ?

17Dans le choix d'auteurs établi pour le cours où nous examinons ces questions, il y a des auteurs antillais dont la préoccupation professionnelle est principalement non-littéraire. En particulier, il s'agit d'Émile Ollivier, professeur des sciences de l'éducation, et Gisèle Pineau, infirmière en psychiatrie. Une voix s'est levée dans la classe pour protester contre l'inclusion des textes "scientifiques" d'Ollivier (Repenser Haïti et un essai sur l'analphabétisme des adultes migrants). Nous sommes dans un cours de littérature, n'est-ce pas : pourquoi faire intervenir des textes qui traitent de la politique et de l'histoire, ou de l'alphabétisation des populations immigrantes au Québec ? Ma réponse est plurielle. D'abord, de telles préoccupations "paralittéraires" sont souvent soulevées lors de l'interview radiophonique et télévisée avec l'auteur venu sur le plateau pour parler d'une fiction ; pour les journalistes, il s'agit d'un paratexte et d'un contexte appropriés. Parmi les textes d'Ollivier, on peut comparer en juxtaposition l'étude "scientifique" sur les problèmes des immigrants analphabètes au Québec avec son essai qui s'appelle "Améliorer la lisibilité du monde" (publié dans un recueil, Penser la créolité, où la focalisation est plus littérature). Le titre du second essai dit beaucoup sur l'importance que l'auteur donne à la fois à la lecture et à l'alphabétisation. Dans la première étude, Ollivier décrit l'exclusion des analphabètes, créée par une "disqualification sociale, professionnelle et culturelle" (20) ; il constate que "le problème n'est pas seulement d'apprendre à lire et à écrire suffisamment, mais d'acquérir les codes sociaux en usage dans les sociétés modernes" (35). Cette étude "scientifique" pourrait être utilisée pour parler des textes de fiction antillaise : ceux qui savent lire la littérature antillaise francophone, maîtrisent-ils les "codes" de la culture antillaise ? Y a-t-il une "alphabétisation" à entreprendre pour que l'immigrant-lecteur sache "lire" cette littérature ?

18Dans un essai qui précède celui d'Ollivier dans le recueil, Penser la créolité, il y a une étude sur Ollivier faite par Léon-François Hoffmann, spécialiste de littérature haïtienne. Hoffmann souligne le thème de l'exil et de l'exilé chez Ollivier, et l'importance de l'axe Québec/Haïti dans son œuvre. Dans son roman Passages, Ollivier tisse l'histoire de la rencontre entre un Haïtien qui vit à Montréal, Normand, et une Cubaine d'origine syrienne qui vit à Vancouver, Amparo : leur rencontre passagère est une sorte d'Hiroshima mon amour sauf que ni l'un ni l'autre ne se trouve chez lui mais plutôt dans une sorte de no man's land, à Miami, avec, en arrière‑plan de leur histoire, celle des boat people haïtiens refoulés par la mer sur la côte de la Floride. Pour respecter le pacte de fiction, je me garderai de trouver les éléments autobiographiques du personnage Normand, un Haïtien évadé de la "Macoutie" qui vit à Montréal avec des amis-compatriotes "empoisonnés par l'obsession du retour au pays natal" (58). Avant sa mort, on apprend que Normand

se croyait archiviste de la mémoire collective, sismographe de l'éboulement des illusions, commissaire-priseur, il feuilletait interminablement un catalogue de projets avortés, vide. Il n'arrêtait pas de répéter qu'il écrirait un livre sur ce passé, qu'il composerait un récit à partir de ce qu'il avait vu, appris et désappris. Il ne l'a jamais écrit ce livre, sentant confusément qu'il n'aurait été qu'une distillation de sa propre expérience, une contemplation de sa propre image dans un miroir, et qu'il risquait, au bout, de se retrouver face à un inconnu. (144-45)

19Notons que la classification générique du texte que Normand aurait écrit n'est pas faite : il ne s'agit ni de chronique historique ni de fiction, mais d'un "récit" ou d'un "livre" potentiel. Comme une mise en abyme du roman, le passage cité souligne cette "distillation" à travers laquelle l'histoire, une fois écrite, est passée : le miroir de l'écriture — celui qui, pour Stendhal, renverrait une image fidèle — mettrait Norman face à un inconnu. Ollivier nous rappelle ainsi les filtres de la fiction à travers lesquels nous lisons les descriptions des réalités historiques et actuelles de son pays natal.

On n'a jamais pardonné à ce peuple d'avoir cru, ce matin de 1804, à la liberté. Son histoire est jalonnée d'événements qu'il croit avoir accomplis, de chutes d'empire, de gouvernements provisoires ou pérennes ; tout cela est toujours venu d'ailleurs et tous ceux dont on tire les ficelles en coulisse, le savent. Ils savent qu'ils ressemblent à des saltimbanques sous un chapiteau de cirque. Ils occupent le devant de la scène, exécutent leurs numéros de trapèze, glorieux, font leur tour de piste, tout en sachant qu'ils roulent pour de gros bonnets en coulisse. (155)

20Le contexte extratextuel et historique est clair, mais le cadre de l'histoire est celui de la fiction. "Nous venons d'un pays qui n'en finit pas de se faire, de se défaire, de se refaire. Coureurs de fond, nous avons franchi cinq siècles d'histoire, opiniâtres et inaltérables galériens" (130) — Ollivier évoque ainsi une réalité haïtienne, Haïti utilisé comme poubelle pour les déchets toxiques des Américains, le carnaval, la vie quotidienne et la "déveine" des gens comme Amédée qui quittent le "pays maudit" (17). Et il évoque surtout la terrible traversée par mer d'où sortent vivants Amédée et son amie, vingt-deux survivants d'une embarcation de soixante-sept personnes, et le "pitoyable spectacle" (120) que ces naufragés offrent à une Amérique riche et insouciante. Sur les plages de la Floride, cette juxtaposition d'Haïtiens et d'Américains qui vivent un même espace sans le partager présente un spectacle incongru qui rappelle l'anecdote qu'Ollivier rapporte dans "Améliorer la lisibilité du monde" : une vieille femme qui traverse le terrain du nouvel aéroport de Port-au-Prince sur sa bourrique, posant ainsi un risque pour le Bœing 747 qui s'apprête à atterrir. Dans sa fiction comme dans sa vie, Ollivier vit à cheval — à bourrique pourrait-on dire — entre ces deux mondes, l'un haïtien, l'autre nord-américain (canadien-québécois-américain), l'un témoignage historique et critique, l'autre fiction de l'imaginaire. Dans son "plaidoyer pour la démocratie haïtienne" (dans Repenser Haïti, co-écrit avec Claude Moïse), Ollivier détaille le rôle du système judiciaire et politique en Haïti et ce qui peut être fait pour promouvoir la démocratie. Il est logique de trouver plus de solutions proposées dans ses textes critiques que dans sa fiction — dirait-on engagée ? — où Ollivier donne vie à des réalités socio-économiques. Certes, Ollivier cherche dans ses romans à sensibiliser ses lecteurs à une réalité non-fictive. C'est une littérature dans le sens aristotélicien, une poétique qui exprime le général et l'universel de la condition humaine dans ses portraits de personnages imaginaires. En même temps, l'incorporation d'un cadre historique réel dans l'œuvre romanesque d'Ollivier nous rappelle que ces fictions ne sont pas des bobards de pacotille.

21Est-ce que son écriture de fiction répond à son écriture scientifique (ou, dans le cas de Repenser Haïti, une écriture historique et engagée) ? Est-ce que les romans d'un auteur peuvent être éclairés par cette écriture paratextuelle ?

22Il y avait beaucoup de bruit en France en 1998 autour du 150e anniversaire de la deuxième abolition de l'esclavage dans les territoires français. À l'occasion de cet anniversaire, Gisèle Pineau a publié, avec Marie Abraham, Femmes des Antilles ; traces et voix cent cinquante ans après l'abolition de l'esclavage. Texte hybride, il s'agit principalement d'une série de témoignages par une trentaine de femmes antillaises diverses qui racontent leur vie ; la plupart du livre est ainsi un document sociologique. Divisé par thèmes, chaque partie du livre est introduite par un passage historique, très détaillé et précis tout en étant trop court pour que le volume puisse se présenter comme une histoire approfondie2. Des narrations fictives d'Antillaises historiques ou imaginées, écrites par Pineau, sont placées entre la section historique, écrite par Abraham, et une série de témoignages transcrites. Femmes des Antilles est composé ainsi d'un récit historique écrit dans un style sec et informatif, d'un rapport sociologique composé de voix variées et animées contemporaines, et des "fictions" basées sur la vie réelle de femmes esclaves, victimes des violences inouïes. Certaines antillaises font allusion aux violences du passé, mais le lien qui rattache le présent au passé n'est qu'implicite dans le texte. Dans ce texte métissé, les passages qui racontent l'héritage historique sont mis en juxtaposition avec les récits réels et imaginés.

23Dans de nombreuses nouvelles, Pineau invente des histoires des Antillaises qui ressemblent à celles qui sont transcrites dans Femmes des Antilles. Il y a, par exemple, Lélette, que l'on appelle folle et qui ne permet pas à ce que l'on rase sa case ("Ombres créoles") ; Félicie, dont le compagnon, revenu manchot de la guerre, finit à l'hôpital psychiatrique ("Paroles de terre en larmes") ; Marie-Josèphe, dont la mère (manchote) jette un sort sur celui qui osera dépuceler sa fille ("Une antique malédiction") ; Léna, qui s'étonne du secret que sa grand'mère lui révèle sur son lit de mort ("Léna"). Dans ses romans La grande drive des esprits et L'Espérance-macadam, Pineau décrit des communautés guadeloupéennes plus étendues. Ses histoires de soucougnans réels ou imaginaires, de l'inceste, du viol et de la folie seraient-elles inspirées par le travail de l'auteur à l'hôpital psychiatrique ? Nous retrouvons des troubles psychologiques au centre du monde antillais contemporain qu'elle décrit dans son œuvre de fiction - nouvelles et romans - aussi bien que dans "l'essai", Femmes des Antilles.

24Dans l'œuvre des écrivains tels Ollivier et Pineau, le lien entre les textes de modes d'écriture différents semble évident ; les préoccupations peuvent se retrouver mais le public et la langue ne sont pas les mêmes. La cœxistence de plusieurs carrières professionnelles dans la vie des écrivains n'est pas un phénomène nouveau et d'autres auteurs pourraient élargir les exemples de la Caraïbe (par exemple, le poète-chirurgien Joël des Rosiers ou le romancier-neurologue Jean Métellus). Au‑delà des questions de style ou de genre, Ollivier et Pineau sont des auteurs dont le paratexte professionnel souligne des préoccupations très visibles dans leur fiction.

Authenticités orales & écrites

25Dans une étude sur la "malédiction de la théorie" occidentale sur les auteurs antillais et africains — une homogénéité "à l'intérieur du monde noir" (8) que je ne trouve pas toujours convaincante —, Cilas Kemedjio se révolte contre un discours d'une "critique africaniste française [qui] déploie des stratégies de neutralisation" (74) dans une "lecture anthropologue" de Ségou de Maryse Condé. Kemedjio n'aime pas cette lecture d'une fiction et le fait que la critique, Anne-Marie Jeay, ait relevé des discours dans le roman historique qui ne correspondraient pas aux "esclaves bambaras du XIXe siècle". Kemedjio s'intéresse aux stratégies de domination par l'écrit et, "Au quatrième siècle de l'histoire antillaise, la fascination exercée par l'écrit" (168) — une fascination qui serait un héritage du "pouvoir de l'écrit dans l'univers de la plantation" (169). Le regard ethnocentrique de la critique occidentale — cette lecture "anthropologique" — présente, selon Kemedjio, un aperçu impérialiste et essentialiste. Quand un autre critique français, Dominique Fernandez, trouve dans l'engouement pour Texaco et la littérature antillaise aux États‑Unis un reflet de la pauvreté de goûts des lecteurs américains, Kemedjio écrit :

L'essentialisme de l'aristocratie littéraire et artistique s'appuie sur le mythe de l'art pur, de l'art pour l'art qui s'oppose en se distinguant à l'art moyen ou populaire qui se légitime aux yeux de son public par son utilité, son engagement. (94)

26Il me semble qu'il y a un paradoxe si l'on veut que l'art soit à la fois "utile" ou "engagé" sans pour autant que l'on puisse permettre des considérations "anthropologiques" sur cet art ou cette littérature. Certes la littérature ne répondra jamais aux exigences des lecteurs (européens, antillais, féministes, français, anthropologues et cetera) qui ont droit à leurs lectures diverses. Mais est-ce que la fiction devrait être un reflet, fidèle et engagé, d'une réalité sociale et historique ? Le roman, est-ce un "art moyen ou populaire" ?

27Maryse Condé est un auteur antillais qui privilégie le roman historique et se base amplement sur des événements historiques réels. Elle est également critique littéraire. Qu'est-ce qui détermine son choix pour le roman historique plutôt que l'essai pour décrire une situation réelle ? Quand Françoise Pfaff lui demande si ses rôles d'auteur et de critique littéraire ont une influence mutuelle, Condé répond : "J'ai abandonné la critique à partir du moment où j'ai commencé à écrire à plein temps. On ne peut pas faire les deux à la fois" (51). Si vous regardez une bibliographie de son œuvre, vous constaterez que ce n'est pas le cas : Condé n'a jamais abandonné l'écriture critique pendant sa carrière de romancière prolifique. Dans un essai critique publié en 1993, par exemple — "Order, Disorder, Freedom and the West Indian Writer" — elle compare l'ordre restrictif des écrivains hommes (comme ceux qui prônent la "Créolité") par rapport aux écrivains femmes qui, elles, écrivent plus souvent sur "Mental breakdown, madness, and even suicide" (132). Le désordre de l'écriture féminine avait apporté aux Antilles, selon Condé, une plus grande distanciation par rapport à l'image que les hommes portaient de l'Afrique ; elle trouve les écrivaines antillaises plus crues, plus vraies et plus libres.

28Patrick Chamoiseau est co-auteur d'Eloge de la créolité, un texte qui a reçu une attention considérable de la part de la critique littéraire depuis sa parution en 1989. Avec le prix Goncourt en 1992 (la même année pour le prix Nobel en littérature au Saint-Lucien, Derek Walcott, non pas par hasard le cinq centième anniversaire de l'arrivée de Christophe Colomb aux Antilles), l'auteur de Texaco devient l'objet de l'inévitable phénomène médiatique. Parmi les critères que Chamoiseau et ses co-auteurs de l'Éloge de la créolité privilégient, et que l'on retrouve souvent dans la description de la littérature antillaise, il y a le multilinguisme, les identités multiples, la répétition, et "l'enracinement dans l'oral". Est-ce qu'il y a vraiment une floraison de l'oralité dans la littérature antillaise ? L'Éloge de la créolité est un éloge de l'oralité, ou plutôt de l'oraliture, dont Chamoiseau et Confiant évoquent les origines :

L'oraliture créole naît dans le système de plantations, tout à la fois dans et contre l'esclavage, dans un dynamique questionnante qui accepte et refuse. Elle semble être l'esthétique (dépassant ainsi l'oralité, simple parole ordinaire) du choc de nos consciences encore éparse et d'un monde habitationnaire où il fallait survivre (résister-exister pour les uns, dominer pour les autres). Cette oraliture va s'affronter aux "valeurs" du système colonial [. . .], et diffuser souterrainement de multiples contre-valeurs, une contre culture. (Lettres créoles 57)

29Par de tels essais critiques, ils soulignent leur résistance aux valeurs données qui comprennent la langue même d'expression, qui, par sa transformation en "oraliture" donne voix à la "contre culture". Les descriptions et explications utilisées dans les essais critiques de ces auteurs — e.g., "marqueurs de parole" — se retrouvent dans leurs discours publics et leur fiction.

Qui a tué Solibo ? L'écrivain au curieux nom d'oiseau fut le premier suspect interrogé. Il parla longtemps longtemps, avec la sueur et le débit des nègres en cacarelle. Non, pas écrivain : marqueur de paroles, ça change tout, inspectère, l'écrivain est d'un autre monde, il rumine, élabore ou prospecte, le marqueur refuse une agonie : celle de l'oraliture, il recueille et transmet. (Solibo 159)

30À moins que l'on ne parle d'un objectif de "contre culture", la qualité de l'"oraliture" de Chamoiseau ne change pas le rapport d'un texte avec son hors-texte, que ce soit un texte fictif ou critique. Rendre cette "oraliture" et son rythme par la parole écrite est un défi qui préoccupe certains auteurs antillais. Au‑delà des considérations des héritages diverses de cette oralité — traditions africaines, levantines, asiatiques et cetera — et de l'importance de la vernaculaire employée (créole, espagnole, française et cetera), Benítez‑Rojo trouve aux Antilles une langue — un langage, une oraliture — qu'il appelle un "Rythme‑Parole" ("Ritmo-Palabra", 175). La répétition et la parole "en spirale" sont au cœur des procédés du conteur orale et sont revendiquées par plusieurs auteurs de la Martinique (Chamoiseau, Confiant, Glissant) et d'Haïti (Frankétienne, Fignolé). Après avoir cité un passage de La condition postmoderne où Lyotard démontre que des narrations peuvent signifier par l'acte même de les réciter, Benítez‑Rojo propose que "la práctica narrativa de los Pueblos del Mar est muy distinta a la del relato de legitimación de Occidente" (175) : pour ces "Peuples de la Mer", "le relato provee su propia legitimidad de manera instantánea, al ser emitido en presente por la voz rítmica del narrador, cuya competencia reside sólo en le hecho de haber escuchado le mito o la fábula de boca de alguien" (175). La parole prend son autorité, devient "légitime" et prend signification par sa transmission de bouche en oreille ; elle revient sur elle‑même (comme "l'île qui se répète"), elle se renvoie à elle-même. Je trouve que la distinction entre les "Pueblos del Mar" et les autres personnes de la terre est problématique et binaire (surtout devant les exemples africains donnés), mais Benítez‑Rojo veut dépasser Lyotard (focalisé sur le récit et le raconteur, ou griot) et démontrer à quel point les lecteurs, récepteurs de la parole, sont impliqués dans le cercle de la création et de la compréhension. Le texte écrit n'est pas un jeu, une drague du lecteur (à la Barthes), mais une danse : le lecteur et la lectrice sont à la fois "lecteurs", "lisant", et "lus" : ainsi Benítez‑Rojo décrit la danse rythmique — le "poly-rythme" et le "metarythme" — de la langue orale que l'on retrouve dans l'écrit des "marqueurs de la parole" antillaise.

31À l'occasion de la publication de Traversée de la mangrove, Maryse Condé a invité Patrick Chamoiseau à être premier lecteur du roman, et de le commenter "à la lumière de [la] théorie de la Créolité". Dans sa réponse, Chamoiseau a dit qu'Eloge de la Créolité est "moins une théorie qu'un témoignage" :

Il n'est donc pas question d'embrigader qui que ce soit, ni de dire comment il faudrait écrire, peindre, jouer du théâtre, bref il n'a jamais été question pour nous de faire marcher au pas l'expression artistique même si certains nous présentent toujours comme des commandeurs culturels [. . .]. (35).

32N'empêche qu'après avoir trouvé des éléments du roman qui lui plaisent, il se dit gêné par certains aspects du roman, surtout par la langue employée. Il y trouve des expressions justes ; d'autres, pourtant, ne lui "évoquent rien" :

Le lexique de l'écrivain d'ici ne devrait-il pas s'alimenter en premier lieu à ce que j'appellerais notre inconscient verbal, en sorte que le tissu littéraire nous touche très intimement et déclenche des éclats suggestifs ? (38)

33On comprendra "l'écrivain d'ici" comme un écrivain de la Martinique ou de la Guadeloupe, un auteur antillais. Chamoiseau tombe ainsi dans le piège tendu par Condé et finit par dire comment l'écrivain "d'ici" doit écrire. Condé serait comme tout autre auteur condamnée à être "d'ici", le vocabulaire de son imaginaire devrait se limiter à son "terroir". En 1989, le "témoignage" des auteurs d'Éloge de la créolité parle aux habitants des DOM antillais de la même manière que Jean Price‑Mars s'est adressé à ses compatriotes haïtiens en 1928, dans un premier "éloge à la créolité", Ainsi Parla l'Oncle :

Il faut souhaiter que tous nos penseurs se libèrent des préjugés qui les ligotent et les contraignent à des imitations plates de l'étranger, qu'ils fassent usage des matières qui sont à leur portée afin que de leurs œuvres se dégagent, en même temps qu'un large souffle humain, ce parfum âpre et chaud de notre terroir [. . .]. Nous vivons sur des idées rancies par la prodigieuse bêtise d'une culture mal agencée et notre vanité puérile n'est satisfaite que quand nous ânonnons les phrases écrites pour d'autres où l'on glorifie "les Gaulois nos aïeux". (194, 220)

34L'époque de l'imitation de la métropole semblerait bien morte en Haïti comme aux Antilles françaises. Et pourtant, avec des auteurs "antillais" qui vivent ailleurs qu'aux Antilles, qui fréquentent d'autres langues (et d'autres langues françaises) que celle "d'ici", on pourrait se demander qui est le lecteur visé et quelle est la langue "authentique" ? Dans sa lecture de Traversée de la mangrove, Chamoiseau pose la question suivante :

Notre tâche n'est-elle pas de parler à nous-mêmes, pour nous-mêmes, et de laisser l'écho transporter notre voix aux autres, avec l'authenticité acquise à l'intérieur, par le verdict de notre seule conscience ? (38).

35(Il est curieux qu'il mette "notre voix" au singulier, quand c'est un auteur qui privilégie les voix antillaises multiples, métissées de cultures et de langues plurielles.) Price‑Mars demande que l'auteur haïtien cesse d'écrire "pour d'autres" ; Chamoiseau réclame une littérature qui "nous touche". La question qu'ils posent — "pour qui écrit-on ?" — n'est pas originale. L'idée d'authenticité plane comme un jugement quand la question devient "d'où écrit-on ?" Est-ce que la littérature n'est antillaise que quand elle parle de l'île et à ses habitants dans une langue qui ne dévie pas de celle qu'ils ont l'habitude d'employer ?

36Dans le passage de Solibo Magnifique cité ci-dessus aussi bien qu'ailleurs, l'auteur tire notre attention sur le pacte de fiction, le "willing suspension of disbelief", en jouant avec son nom de l'auteur dans un roman, e.g., "Chamzibié, marqueur de paroles" (135). Cela rappelle une scène d'un autre texte, Chemin d'école, où il évoque son nom sans le dire : "Son nom était un machin compliqué rempli de noms d'animaux, de chat, de chameau, de volatiles et d'os" (54, voir note 2). Mais Solibo est une fiction ; Chemin d'école est un texte où le pacte est plutôt autobiographique. Dans Solibo, Chamoiseau fait référence à son roman précédent, Chronique des sept misères, de façon intertextuelle, ce qui identifie le narrateur du roman avec son auteur.

Réfugié dans mon ethnographie des djobeurs du marché, je noyais mon temps à écrire, à errer avec eux entre les établis ou derrière les brouettes. Les rencontres avec Pipi ou Didon soulevaient dans ma mémoire et dans mon cœur des lancinances dont je me détournais. (207)

37On peut ainsi trouver des traits de l'auteur dans ce portrait d'un personnage qui est "marqueur de paroles" comme lui. Si le lecteur ne se doute pas que l'auteur fasse des allusions autobiographiques, il y a deux notes en bas de page (42 et 50) avec les titres de livres précédents de Chamoiseau. Établissent avec Solibo Magnifique — qui porte la désignation "roman" sur sa couverture — un pacte autobiographique avec l'auteur, ces marques péritextuelles sont des "nœuds de chaos" assez révélateurs. Dans le roman, de telles références autobiographiques subvertissent le pacte de fiction ; dans Chemin d'école, le jeu sur le nom de l'auteur attire notre attention sur la portée fictive du pacte autobiographique. Chamoiseau inspire une focalisation sur les deux notes de Solibo parce qu'il dit ne pas comprendre pourquoi Condé, dans Traversée de la Mangrove, avait employé des notes en bas de page pour traduire en français le vocabulaire créole. Les notes de Traversée de la mangrove ont été demandées non pas par l'auteur mais par son éditeur. Selon Chamoiseau, ce paratexte est tout de même un élément qui fausse l'authenticité créole du roman de Condé. Il y a maints exemples de romans antillais francophones avec des notes en bas de page ou un glossaire en fin de volume pour expliquer des expressions créoles comme des personnes historiques. Avec ces quelques notes dans des romans de Chamoiseau et de Condé, nous voyons comment cet élément si infime du paratexte — le péritexte à l'intérieur du texte même — influence notre lecture, détermine un pacte de fiction et change, ou traduit, la langue de lecture. Ce péritexte — comme la quatrième de couverture ou la désignation "roman" sur la couverture — n'est pas toujours déterminé par l'auteur.

Littérature "engagée" ?

38Une fois atteinte une certaine notoriété, tout auteur reçoit des invitations à intervenir à la télévision ou à la radio au moment des événements culturels ou politiques. Le 150e anniversaire de la deuxième abolition de l'esclavage en 1998 est un exemple où les réactions et commentaires des auteurs antillais étaient recherchés par la presse pour des numéros spéciaux conçus pour l'occasion. Gisèle Pineau a fait publier le texte dont j'ai parlé plus haut et qui lui a valu des interviews sur RFI, RFO, "Bouillon de culture" et cetera. Ému devant la mémoire silencieuse d'un cachot martiniquais, Patrick Chamoiseau envoie une parole de fierté aux "fils d'esclaves" (Le Nouvel Observateur 1737, 19 février 1998). Dans "Penser l'abolition", Édouard Glissant élargit le devoir de mémoire, et fait un appel à renouveler les poétiques de la mondialisation et les termes d'échanges entre cultures (Le Monde 24 avril 1998). Pour Maryse Condé, "La date de 1848 ne signifie rien pour moi : elle appartient à l'histoire de France, qui n'est pas la mienne" (Afrique-Asie 104, mai 1998). Une mission interministérielle française avait été établie — et elle était présidée (non sans controverse) par un auteur guadeloupéen, Daniel Maximin — pour promouvoir les célébrations officielles de l'anniversaire ; elle a certainement contribué au nombre d'événements et de débats publics auxquels les écrivains antillais étaient invités à participer.

39Quand on sait la tache énorme sur l'histoire haïtienne que représente l'occupation américaine de 1915 à 1934, on peut estimer la gravité de l'engagement de René Depestre à soutenir l'intervention militaire américaine de 1994 dans un texte publié dans Le Monde ("Une parole de vérité", 23 septembre 1994). Dans cet éditorial où Depestre encourage le "processus d'universalisation des règles du droit et de la démocratie", il ne contredit pas ce qu'il écrit ailleurs quand il nous demande, par exemple, "Que peut un poète pour la mondialisation ?" Pour le monde en "mode chaotique, conflictuel [et] dans le cadre d'une mondialisation sauvage", il propose

La bonne mondialisation [...] qui serait en mesure d'intégrer dans un idéal commun le potier et le cybernéticien, le tam-tam et le satellite, le poète et le technocrate, le pêcheur à la ligne et le savant astronaute, l'argent et la Petite Musique de nuit de Mozart.... (Le Métier à métisser 228)

40Après un long parcours personnel semé d'enthousiasmes et ruptures avec des gouvernements divers, dont l'haïtien et le cubain, et dans son travail au secrétariat de l'Unesco, on sait que c'est un écrivain que l'on pourrait appeler "engagé". Dans la "bonne mondialisation" qu'il envisage, on n'aurait plus besoin de hiérarchiser le travail de l'écrivain, qu'il soit poète, romancier, historien ou éditorialiste. Chez lui, le "réel merveilleux" — une notion qu'il estime importante pour comprendre l'esthétique des auteurs de la Caraïbe — peut traverser des zones de textes variées.

41Comment est-ce que cet engagement politique influence la poétique ? À écouter ou à lire les discours d'Aimé Césaire présentés devant l'Assemblée nationale, on peut discerner un lyrisme poétique, même si contraint à des besoins de communication pratique et immédiate. D'autres, tel Raphaël Confiant, lisent l'engagement poético-politique de Césaire en termes beaucoup plus critiques. Est-ce que le paratexte non-fictif intervient toujours dans une lecture de fiction ? Maryse Condé souligne la convention romanesque au début de La vie scélérate : "Tous les personnages de ce roman y compris le narrateur sont imaginaires. Toute ressemblance avec des personnes vivantes ou disparues est pure coïncidence". Le texte Hadriana dans tous mes rêves ne porte pas de mention "roman" sur sa couverture, mais Depestre présente son texte avec un épigraphe qui se termine ainsi : "Toute ressemblance avec des individus vivants ou ayant réellement ou fictivement existé ne saurait être que scandaleuse coïncidence". Par cet emploi ironique de la convention, Depestre encourage ses lecteurs à lire la "vérité" dans cette fiction. Il y a plusieurs références dans ce texte qui font ouvertement référence à l'auteur (enseignant à "l'université West Indies, à Mona" en 1976-77, par exemple), quelques "nœuds de chaos" autobiographiques qui décrivent le personnage-narrateur, Patrick, originaire de Jacmel (comme l'auteur). Ce don de travestir la réalité est cher à Depestre comme à son personnage, qui écoute un récit qui l'émeut par ses pouvoirs de transformation : "Quel talent pour travestir la vérité ! Quel flagrant délit d'arrangement du réel !" (33). Plus l'auteur souligne le travestissement de la vérité, plus il complique l'engagement du lecteur dans son jeu de fiction qui cache (peut-être) une histoire véritable.

42Il ne s'agit pas de déterminer si une fiction est en fait un ouvrage historique. Pour Depestre, le rôle de l'écrivain est de questionner la réalité. Dans le monde qui "se complexifie, la complexité inouïe de l'humanité" et devant la mondialisation sauvage et libérale, Depestre désigne la tâche de l'écrivain : "tout cela implique un grand effort d'imagination [. . .]. On a besoin de poètes qui remettent en question, qui comprennent des choses et qui ont le sens de l'humour, pour [nous] accompagner" ("Encore une mer à traverser"). Plutôt que de parler d'engagement, on pourrait dire pour un auteur comme Depestre que la littérature critique et fictive remet en question les complexités du monde réel.

"Explique-moi ton livre, bozo !" - Le marketing

43La plupart des auteurs se plient aux exigences du marketing commercial de leurs livres et offrent ainsi un paratexte très influant sur la lecture ; il s'agit des interviews données à la presse radiophonique et télévisée, des interviews et comptes rendus dans la presse écrite et le circuit promotionnel que des auteurs effectuent dans des librairies, congrès et écoles. Comme tout produit mis à la vente, le livre et sa présentation physique (photos de couverture ou de quatrième de couverture, affiches publicitaires, illustrations) agiront pour vendre. Pour le texte de fiction, cette présentation publicitaire paratextuelle sert également à établir des liens référentiels entre le texte et une réalité contextuelle.

44Comme le dit Tahar Ben Jelloun, l'auteur se sent parfois obligé de parler quand le silence sur certaines situations politico-sociales peut être interprété comme une prise de position3. Le romancier québécois Louis Hamelin raconte son passage en France où il se soumettait au spectacle médiatique ; on parle des livres, ce qui ne veut pas dire qu'on les lit :

On ne parlera jamais assez des livres, prétendent, de leur côté, les éditeurs qui tiennent à justifier la médiatisation massive d'une partie de leur production. Mais justement, pour en parler, pour mettre à profit les deux minutes et demie accordées par la télé, on peut se contenter de lire le premier entrefilet critique et se farcir le communiqué de presse. à l'heure de la mise en marché, on s'encombrera de moins en moins du texte comme tel. De l'attachée de presse au recherchiste, ils s'entendent très bien entre eux pour savoir ce que vous voulez. L'entrevue pleine page, la photo, très important : explique-nous ton livre, bozo, ça va nous sauver du temps. (107)

45L'interview ou "l'entrefilet critique" peuvent remplacer la lecture dans une société de consommation sans le temps de lire. Choisie avec soin pour les publicités ou la quatrième de couverture, la photo de l'écrivain fait vendre le livre, comme le feront le prix littéraire, indiqué sur une bande annonce, et la présentation de l'auteur sur le plateau de Bernard Pivot. Combien de lecteurs ont découvert Patrick Chamoiseau au moment du prix Goncourt ? Les médias et le marketing font partie du paratexte qui détermine si le livre sera lu ou pas, par combien de personnes, et lesquelles.

46Quand elle est venue parler aux étudiants du Bronx en 1990, Maryse Condé a répondu à un intervenant qui lui avait demandé pourquoi elle n'écrivait pas en créole (sans évidemment connaître sa langue maternelle). Elle a mis peu d'importance dans la langue employée de l'écrivain (le français ou le créole) pour rappeler que l'acte d'acheter des livres est un acte petit-bourgeois et que les parents des élèves (qui résistaient à ce que l'enseignement soit en langue créole dans les écoles) et le public antillais réclamant d'elle non pas des livres mais plutôt des vidéos. Le roman, comme elle explique à Françoise Pfaff, est "un moyen bourgeois et élitiste. Ce sont les gens qui savent lire qui ont accès à lui. Il est vendu dans les librairies et il faut de l'argent pour l'acquérir" (59).

Les écrivains de tous les temps ont toujours rêvé de s'adresser au peuple. Cette idée est encore plus mythique dans des pays colonisés comme les Antilles que dans des pays comme la France ou l'Angleterre. Un écrivain, à mon avis, n'a jamais encore parlé au peuple antillais puisque notre peuple ne lit pas. Il se peut que certaines idées l'atteignent par d'autres voies comme le journal ou la télévision. Mais, ne nous leurrons pas, le peuple antillais n'a qu'une vague idée des romans et des recueils de poèmes publiés à Paris par des auteurs antillais. (61)

47On peut ainsi comprendre comment un auteur comme Gabriel García Márquez, qui a pourtant vendu des millions d'exemplaires de ses livres dans le monde entier, s'intéresse à écrire des telenovelas où il peut en une soirée atteindre un public plus large que celui qui a lu ses livres. Quelle que soit la prise de position dans les textes, engagés ou non, le petit écran lui apporte un plus grand public. Bon gré, mal gré, les auteurs font la comédie du livre et souvent sa première "lecture".

48Qu'ils résistent à la télévision et aux interventions publiques, comme Simone Schwarz-Bart, ou qu'ils s'y plient, les médias sont devenus une partie du marketing et une part importante du paratexte à ne pas ignorer. Émile Ollivier préfère parler de "public" que de "lectorat" :

Je dis bien le public, non pas le lectorat parce que le terme public me paraît plus large puisqu'il englobe à la fois ceux qui lisent, ceux qui sont en contact de façon superficielle avec les livres et, à la limite, ceux qui ne lisent pas du tout et qui, via les mass-médias, sont en contact avec la littérature, ne serait-ce que sous cette figure qui me semble promis à un brillant avenir, la figure du "grantécrivain" (avec un t). (1995, 224)

49Nos griots modernes, comme les anciens, vivent de leur parole. Les lecteurs d'aujourd'hui seraient-ils plus à l'aise devant le petit écran que devant la page écrite ? Qu'en est-il du petit écran de l'Internet littéraire ? Bien des "crieurs" et "maîtres de la parole" chez Chamoiseau et Confiant qui sont riches de belles paroles vides — comme les rêves de Spéro (dans Les Derniers Rois Mages de Condé). Parfois leurs paroles répétitives qui frangent l'incompréhensible — par le fond mais non pas par la forme — sont acerbes, riches de connotations et de commentaires sur la société. Comme toujours, beaucoup des griots et des écrivains — du moins dans leurs incarnations romanesques — vivent de leur parole-salaire présentée devant un public, une parole qui ne cache pas l'interrogation des personnalités et des situations socio-politiques (cf. le griot Bingo dans le dernier roman d'Ahmadou Kourouma).

Divisions binaires ?

50Une fois numérisée, est-ce que cette parole historique ou fictive changera de statut par sa vente et sa lecture via l'Internet ? Avant même d'acheter un livre, les sites web de librairies nous offrent des comptes rendus de certains textes à lire ou la possibilité d'en voir la couverture. Quels livres sont sélectionnés et offerts ainsi ? Lesquels figurent sous la rubrique "Chapitre Un" du site de Libération ? Quelle est l'influence sur notre lecture des nouvelles technologies qui nous offrent un grand paratexte critique ? Dans une analyse des stratégies de marketing pour le roman Moi, Tituba de Maryse Condé, Lilian Manzor-Coates montre comment la couverture du texte ou le choix de son titre (ce serait Mercure qui avait imposé le sous-titre, Sorcière noire de Salem) crée un paratexte qui encadre une lecture et qualifie le lectorat visé. Pour des pages bibliographiques mises en page sur un site web, île en île, dont je m'occupe, plusieurs auteurs ont voulu changer les divisions suggérées pour présenter une bibliographie de leur œuvre. Ainsi, au lieu de la division classique — roman, essai, nouvelles, poésie, articles sélectionnés — René Depestre a proposé une division simple, "poésie" et "prose". Dans la deuxième catégorie, il n'y a pas de distinction entre des œuvres de "fiction" et les "essais". Pour Femmes des Antilles, Gisèle Pineau a donné la rubrique, "Ouvrage de référence". Écrire en pays dominé de Chamoiseau ne porte pas d'appellation générique — est-ce un essai (autobiographique) ? une méditation (fictive) ? un résumé des lectures littéraires ("Sentimenthèque") avec récit qui se veut philosophe (à la Glissant) ? J'ai trouvé le recueil de René Depestre, Eros dans un train chinois (au rayon poches-folio en France) au rayon "Erotique" à Montréal ! Le rayon réel ou virtuel où les lecteurs trouvent et choisissent le livre détermine, en partie, la façon dont il est lu.

51Est-ce qu'une division en modes ou genres d'écriture se révèle fructueuse ? Auteur de romans et de théâtre, Frankétienne est (dans le portrait de lui fait par Jean Jonassaint) un "sismographe de la trop longue nuit duvaliérienne ; chacune de ses grandes œuvres est profondément ancrée dans l'histoire contemporaine haïtienne". Depuis quelques années Frankétienne qualifie de "spirales" ces textes qui ne sont plus tout à fait des romans, où, comme le dit Jonaissaint, c'est "l'aventure du langage" autant que ces liens à une vérité historique qui prime. Frankétienne est également musicien, comédien et peintre, mais par l'écrit il n'est officiellement ni historien ni critique ; ce sera le roman — e.g., L'Amérique saigne (Gun Bless America) (1995) — ou plutôt la "spirale" qui sera la forme de sa critique sociologique.

52À la fin de l'année 1999 en France, la presse littéraire évoque le cas du "roman" de Mathieu Lindon, Le Procès de Jean-Marie Le Pen, qui a été condamné pour diffamation. Lindon est ahuri par ce jugement, "Il serait inattendu que les dialogues de mon roman soient considérés comme pure réalité et les déclarations publiques de Le Pen comme pure fiction4". Dans un article du Monde au sujet du verdict, on nous rappelle qu'il est depuis longtemps difficile à "décider du vrai et du faux" dans des récits d'histoire comme dans les récits fictifs. L'étude de Jean-Marie Schaeffer citée dans l'article nous rappellerait que toute fiction "repose sur une 'feintise partagée' " entre l'écrivain et ses lecteurs5. Il y a toujours beaucoup de fluidité possible dans ce contrat de fiction établi entre l'auteur et le lecteur ; des "nœuds de chaos" apparaissent pour dévier le lecteur du code de la "willing suspension of disbelief", et des textes comme celui de Lindon transgressent les convenances des genres.

53Le cas Lindon nous rappelle celui de Marie Chauvet, auteur d'Amour, colère et folie. Plus de trente ans après sa publication aux éditions Gallimard en 1968, ce chef d'œuvre reste interdit de ré-publication par la famille de l'auteur. Ce portrait — cette "fiction" — serait toujours trop irrespectueux et "réaliste" pour les bienséances de certains Haïtiens. Encore d'autres auteurs haïtiens se sont trouvés contraints à l'exil pour une œuvre de "fiction" ; Frankétienne a pu créer des fictions suffisamment "en spirale" pour éviter l'attention des autorités, faisant de lui un "miraculé" qui a pu éviter la taule duvaliériste. La lecture référentielle des fictions continue à générer des interprétations divergentes, aux conséquences si énormes.

54L'ensemble de l'œuvre d'Édouard Glissant a été repris récemment aux éditions Gallimard. Avec la publication en 1997 du Traité du Tout-Monde comme "Poétique IV", il est intéressant de voir comment trois textes précédents de Glissant sont ainsi reclassés avec la nouvelle appellation, "Poétique", d'autant plus que Glissant est un auteur qui se dit contraint par des étiquettes génériques. Gallimard aurait imposé "roman" en 1993 au texte Tout-Monde (qui ne figure pas dans la nouvelle série "Poétique"). Dans son Traité du Tout-Monde, Glissant nous rappelle que ces divisions établies entre le roman et l'essai sont désuètes :

La diversité fait que l'écrivain peu à peu renonce à l'ancienne division en genres littéraires, qui a contribué naguère à l'éclosion de tant de chefs-d'œuvre, dans le roman, l'essai, la poésie, le théâtre. L'éclatement de cette diversité, la précipitation des techniques audiovisuelles et informatiques ont ouvert le champ à une infinie variété de genres possibles, dont nous n'avons pas encore une idée achevée. Les lecteurs (dans les pays où on a loisir de lire) aiment de plus en plus ces mélanges de genres, les romans qui sont des traités d'histoire, les biographies qui, sans cesser d'être exactes et minutieuses, s'apparentent à des romans, les traités de sciences naturelles ou d'astrophysique ou de sciences de la mer qu'on lit comme des poèmes ou des méditations ou des récits d'aventures. En attendant, les poétiques apparues dans le monde réinventent allègrement les genres, les mélangeant sans retenue. (174)

55Glissant, qui pratique les "genres" différents — "le roman, l'essai, la poésie, le théâtre" — sait qu'il peut accepter une étiquette générique choisie par son éditeur, sans que cela change le contenu du livre, et qu'il pratique de toutes manières une Poétique qui n'est pas circonscrite par ces distinctions.

Spécificités antillaises ?

56Y a-t-il une spécificité antillaise de cette division entre l'écriture critique et littérature ?

57Dans une analyse de quelques récits autobiographiques d'une nouvelle génération d'Antillais — Chamoiseau, Confiant et Pineau — il m'est arrivé de constater le manque de tradition d'autobiographie dans la littérature antillaise francophone6. Récemment, certains de leurs "aînés" se sont mis au mode autobiographique : René Depestre, avec Le Métier à Métisser et Comment appeler ma solitude ; Émile Ollivier, avec Mille Eaux, et Maryse Condé, Le cœur à rire et à pleurer, contes vrais de mon enfance. J'ai remarqué comment la forme autobiographique est traditionnellement vue comme une forme occidentale, comme si la voix collective est plus naturelle dans des cultures dites de plus fortes traditions orales. Un choix de romans antillais pourrait confirmer l'existence d'une pluralité de voix et d'un éclatement de la voix narrative : Solibo magnifique de Chamoiseau, La vie scélérate et Traversée de la mangrove de Maryse Condé et Le quatrième siècle d'Édouard Glissant. Puisqu'on peut également trouver des exemples de romans antillais avec des personnages et des voix narratives singulières, peut-on vraiment qualifier cette pluralité de voix narratives comme une particularité de la littérature antillaise ?

58La question d'identité est aussi universelle qu'une "crise d'identité", mais on pourrait dire que la question identitaire, trouble et liée à un (dés)enracinement, est une préoccupation des auteurs antillais. De son premier roman, Hérémakhonon (1976), jusqu'à Desirada (1997), nous trouvons des anti-héroïnes chez Maryse Condé dont la préoccupation majeure est de trouver leurs racines. Tout au long de Desirada, le personnage Marie-Noëlle coure après son identité, voulant savoir qui était son père ; à la fin du roman, par exemple, on la trouve avec "la conviction qu'elle venait chercher quelque chose qu'elle avait toujours désiré, quelque chose qui s'était toujours dérobé, et qu'à présent elle avait assez d'audace pour vouloir la posséder" (237). Comme dans les autres romans de Condé, la quête du père et des racines est une quête futile pour Marie-Noëlle, qui a du mal à vivre "Sans identité, comme une personne à qui on a volé ses papiers et qui erre à travers le monde [. . .] C'est une sale manie de vouloir savoir à tout prix d'où on sort et la goutte de sperme à laquelle on doit la vie" (243). Cette "sale manie" est un thème qui revient dans cette littérature où la quête des origines rencontre l'impasse de la Traversée en cale du négrier, des filiations et des mémoires brisées. Dans la structure fragmentée de Traversée de la mangrove, Françoise Lionnet voit un reflet de la société postcoloniale métisse et créolisée :

Ainsi, chercher la filiation ou l'origine (quête traditionnelle du héros classique) ne serait qu'une impasse pour le sujet antillais car son imaginaire ne peut vraiment s'articuler qu'à travers la non-linéarité et dans des relations culturelles égalitaires et non-hiérarchiques. (480)

59La quête des sources dans l'identité et la mémoire collectives et familiales finit souvent par un échec pour les protagonistes chez Condé. À la fin du Quatrième siècle de Glissant, tout ce qui reste du contenu d'une barrique mystérieuse — un trésor fermé à l'intérieur et amenuisé comme une peau de chagrin depuis des générations — est une "poussière de malédiction" (282). Pour le jeune Mathieu de ce roman, l'héritage des ancêtres est une trace à peine tangible des mémoires mêlées et des filiations diverses.

60Même si Maryse Condé est une globe-trotteuse qui a vécu sur plusieurs continents, ce sera dans le rayon "Antilles" que vous trouverez ses romans en France, de même que pour ceux des auteurs d'origine antillaise qui vivent au Canada, en France ou aux États-Unis. Par contre, au Canada, les textes d'Émile Ollivier sont souvent classés sous "Littérature québécoise", comme ceux de Dany Laferrière, d'ailleurs, auteur haïtien qui vit à Miami (même s'il reste attaché et à Montréal et à Port-au-Prince). Comme l'écrit Ollivier dans Passages, "seuls les simples d'esprit croient qu'on vient d'un lieu précis" (165) ; la plupart des librairies — comme les universités — ne permettent pas aux textes de se classer dans deux rayons simultanément (e.g., littérature française/antillaise, essai/littérature). Devant un public à Port-au-Prince, Maryse Condé rappelle l'idée de Jean Métellus qu'un auteur antillais n'est pas condamné "à parler d'acras et boudins vitam aeternam" ; elle demande, "Qu'est-ce qui fait qu'un écrivain est Antillais ? Est-il simplement Antillais parce qu'il est né ici ? Ou est-il Antillais parce qu'il se cantonne, parce qu'il s'enferme dans une problématique antillaise ? C'est un problème énorme que je n'ai pas encore résolu" (1987, 23). Ce sont des questions universelles pour des auteurs migrants, des auteurs qui vivent et qui décrivent plusieurs cultures. Puisque les Caraïbes constituent un espace de cette "créolité" d'une rencontre violente entre cultures diverses, les mythes de société homogène, au lieu de s'enraciner, se sont modifiés, multipliés et diversifiés. Malgré les fondamentalistes de la littérature comme de la religion qui perdurent, les cultures différentes s'interpénètrent, se transforment, ou entrent "en Relation" (pour utiliser des termes de Glissant) : les mythes fondateurs et les cultures ataviques se brisent. La critique postcoloniale s'intéresse tant aux Antilles, selon J. Michael Dash, puisque la "pluralité" et la "créolisation" deviennent des phénomènes planétaires : "the Caribbean is seen as a metaphor for the human condition, characterized by unceasing change and creative discontinuity" (6). Glissant nous rappelle que "la Caraïbe créole parle au monde qui se créolise" (Traité du Tout-Monde 233) ; le monde comme ses littératures se créolisent dans leurs modes linguistiques et culturels.

61Des théoriciens de la Caraïbe tels Benítez‑Rojo, Dash et Glissant nous encouragent de voir l'espace archipélique comme un espace d'ouverture. La Guadeloupe est plutôt un espace clos pour la jeune Maryse Condé (Le Cœur à rire et à pleurer) ; son île est une cloche sous laquelle elle étouffe, une prison qu'elle a hâte de quitter, comme plusieurs personnages de Traversée de la mangrove (ce qui les pousse — ouverture ? — vers l'espace de l'ailleurs). Benítez‑Rojo et Dash trouve l'idée occidentale d'Apocalypse contraire à la culture antillaise puisque c'est une forme avec un centre culminant, trop atavique pour un espace défini plutôt par une hybridité et des métissages de linéarités et d'identités, instables et syncrétiques. Dans le Chaos-Monde dont parle Glissant — qui n'est pas chaotique (Poétique de la relation 108) — toutes les cultures tendent vers une multiculture où se rencontrent des cultures plurielles ; c'est une mise en Relation ouverte aux conséquences imprévisibles. Benítez‑Rojo nous rappelle qu'on a besoin des oppositions et analogies pour établir le point de vue postmoderne, mais qu'au cœur de cette critique, il y a un questionnement du concept d'"unité" et un démantèlement, "o mejor, desenmascaramiento del mecanismo que conocemos con el nombre de opposition binaria' " (154-5). Sans centre apocalyptique ou harmonie unificatrice, il ne peut y avoir de marges à cet espace antillais. Il n'y a pas de textes "marginaux" puisqu'il n'y a ni centre ni frontières à l'espace de la fiction antillaise hybride et plurielle.

62Après avoir constaté que "l'ancienne et si féconde division en genres littéraires ne constitue peut-être plus la loi", Glissant nous invite à concevoir la littérature dans de nouvelles configurations :

Nous sommes tentés par d'autres partitions. L'éclatement de la totalité-monde et la précipitation des techniques audiovisuelles ou informatiques ont ouvert le champ à une infinie variété de genres possibles, dont nous n'avons pas idées. En attendant, les poétiques du monde mélangent allègrement les genres, les réinventant de la sorte. (Traité du Tout-Monde 122)

63Ces considérations sur la distinction entre la littérature fictive et l'essai critique ne servent qu'à confirmer l'impossibilité et sans doute l'inutilité d'établir de pareilles distinctions binaires. "Frontières de la fiction" ? Plutôt, qu'est-ce que la littérature ? Les textes d'auteurs antillais étudiés sont trop peu nombreux pour proposer des généralités - une littérature de répétition ou d' "oraliture", une réification des langues, cultures et identités métissées - au sujet de quels auteurs appartiendraient ou non à cette "zone" littéraire qui, elle-même, est difficile à délimiter par des frontières de langue ou de géographie.

64Le colloque nous permettra de partager nos considérations de ces frontières.