Commentaire de la proposition de Thomas C. Spear
Frontières de la fiction dans le roman haïtien
1«Il n'y a pas de textes “marginaux” puisqu'il n'y a ni centre ni frontières à l'espace de la fiction antillaise hybride et plurielle», me paraît constituer une thèse minimale à partir de laquelle l'étude des littératures des Caraïbes puisse être menée. Glissant, Dash, mais aussi les textes rappelés par Thomas Spear montrent combien les problématiques de la marginalité, et des frontières de la fiction sont radicalement étrangères à ces littératures. Il n'empêche que la littérature haïtienne, le roman tout particulièrement, vient encore déjouer quelque peu cette règle. Si, comme on l'a souvent constaté, le roman haïtien se situe le plus souvent dans une perspective de critique sociale, il me semble que celle-ci ne vient pas s'achever dans un sens strictement idéologique et esthétique. Il y a toujours une sorte de reste latent et têtu qui vient sans relâche rattraper le lecteur, écorchant son propre texte, l'empêchant de se satisfaire de sa (ses) lecture(s). Le roman haïtien pose toujours la question de l'autre, qui n'est pas toujours un jumeau marassa bienveillant, mais souvent absent ou seulement éloigné et qui peut prendre la forme d'un double inquiétant, mais invisible. Je crois que cette latence est inscrite dès l'origine de cette littérature, depuis le roman de Bergeaud. Comme on l'a souvent remarqué, en Haïti, la prégnance de la culture, quelles que soient ses formes et ses registres, est telle, dans la perception du fait social, que l'émergence de cette forme littéraire, appuyée par une langue qui, étant d'abord celle des anciens planteurs, puis celle des relations internationales, ne pouvait pas ne pas allier à la fois une vocation critique et une vocation esthétique. Or cette dernière a longtemps été informée par des textes européens. La représentation d'Haïti par les littérateurs européens et français notamment a été longtemps désastreuse — souvenons‑nous des Nuits chaudes du Cap-français de Rebell — et a produit des textes de réaction (Firmin, Janvier, puis Price-Mars). On peut considérer que la littérature haïtienne a été le théâtre de contradictions voire de conflits difficiles à maîtriser, dans lesquels interviennent la représentation de soi pour l'autre, un autre dont les littérateurs n'ignoraient pas le mépris (ces questions ont été largement développées dans mon travail de recherche, La Question de l'autre dans le roman haïtien contemporain, soutenu en janvier 1999). D'une certaine façon, dès l'origine, le roman haïtien pose la question de la voix narrative et de son destinataire. Et Price-Mars n'y a apporté qu'une formalisation, celle-ci se situant en fait à partir d'une logique de double décentrement, par rapport au mythe africaniste élaboré par la théorie occidentale, par rapport à des logiques sociales faites essentiellement de condescendance à l'égard des cultures paysannes haïtiennes. Et pourtant, ces cultures populaires, ou paysannes sont à l'œuvre dans l'écriture haïtienne, elles parlent, mais d'une parole à la fois ténue et insistante, là où on l'attend peu. Ainsi dans La Parole prisonnière, de Metellus, publié en 1986, en France et qui raconte une histoire qui se déroule à Metz, qui concerne des personnages français. Et pourtant, on y rencontre des histoires de jumeaux, et puis un serpent‑Damballah surgit au fond d'un rêve. Mais il est des moments textuels où cette présence est encore plus difficile à appréhender par un lecteur français, par exemple ce qu'il se passe dans le Prologue de Compère Général Soleil. Tout ce Prologue décrit ainsi le long passage du système constitué par la nuit / le noir / le bleu au jour / blanc / rouge. Le personnage lui-même est affecté par ce glissement progressif : le nègre bleu à force d'être noir devient à la fin celui qui rend de la boue sanglante par les lèvres. En Hilarion, ce sont en fait les deux Erzulie qui s'affrontent, Erzulie Dantor et Erzulie Freda. L'une est noire, l'autre, blanche, comme le rappelle Karen McCarthy-Brown. Encore faut-il se pencher sur ce type de références.
Freda is a white woman and, as a result, a privileged woman who has the power to draw to herself both men and wealth. She marries, and her status as wife and partner is legal and public. It has financial and social solidity. Dantò is black, « black, black, black, » and, as a result, she is poor and must work hard. Dantò does not marry. The men in her life are as poor as she is, and they cannot be counted on. But Dantò is fertile. Her best hope for security and care in her old age lies with her children, especially her girl children.
2Ainsi, parallèlement au texte narratif, le texte met en scène une véritable cérémonie en tête du livre, une cérémonie qui convoque les deux loas féminins qui inscrivent dans leurs symboliques les deux pans de la culture haïtienne, et le conflit incessant entre eux :
In the tension between Freda and Dantò, Haitians explore questions of races as well of those of class and gender.
3Il n'est ainsi pas étonnant que la personnification de la ville sous la forme de la grande prostituée apparaisse dans ce contexte et que le conflit s'achève dans le sacrifice d'Hilarion et dans son sang : certes, Dantor est caractérisée par le noir et Freda par le blanc, mais entre les deux, le glissement par le rouge est possible : rouge des yeux d'Erzulie Dantor lorsqu'elle est en colère, rouge des lumières de la ville‑prostituée.
Ezili Danto is a woman on her own. She is fiercely independent. (...) Danto is independent, but she also craves connections with men for the new life they produce. (...) Danto rages and destroys, but she also suffers. She vomits blood.
4La figure d'Erzulie Freda lui est radicalement opposée : "Whereas Danto is known for what she can do, Freda is known for what she is — beautiful, alluring, desirable." Ainsi, dès l'entrée du roman, le personnage d'Hilarion, celui qui tente de s'arracher à l'autorité d'Erzulie Danto est-il déjà condamné à être sacrifié et à sentir son corps se débattre comme un poulet égorgé au cours d'une cérémonie sordide à laquelle participe même une figure de hounsi, l'homme vêtu de blanc, en prison. Le conflit entre les deux tendances ne permet pas la sortie du personnage de son univers misérable : il lui faut encore subir d'autres épreuves, dépasser cette initiation pour pouvoir rencontrer la figure de la troisième Erzulie, la sirène. Ce sera Claire-Heureuse. Les romans haïtiens inscrivent souvent en eux cette marque rebelle, qui dérange les frontières de la fiction, telle que nous avons l'habitude de les déterminer depuis Aristote. C'est pourquoi, il me semble, encore, que la question de la marginalité ne se pose pas dans des termes aussi stables que ceux que nous avons coutume d'apprécier. Le rapport à la réalité est certes posé, reposé et déposé. Mais sommes‑nous tous vraiment en accord, quand nous utilisons ce mot, la réalité ? Je crois que c'est cette interrogation qui est déterminante pour le roman haïtien.