Comme il avait étudié les sciences occultes,
il essaya les moyens en usage pour faire revenir les morts.
Chateaubriand, Vie de Rancé.
Le chat jaune
1Dans sa préface à la Vie de Rancé de Chateaubriand, Roland Barthes note en quelques lignes restées célèbres :
L’abbé Séguin avait un chat jaune. Peut-être ce chat est-il toute la littérature ; car si la notation renvoie sans doute à l’idée qu’un chat jaune est un chat disgracié, perdu, donc trouvé, et rejoint ainsi d’autres détails de la vie de l’abbé, attestant tous sa bonté et sa pauvreté, ce jaune est aussi tout simplement jaune, il ne conduit pas seulement au sens sublime, bref intellectuel, il reste, entêté, au niveau des couleurs [...] il frappe d’enchantement le sens intentionnel, retourne la parole vers une sorte d’en deçà du sens [...] et c’est ici qu’apparaît le scandale de la parole littéraire [...] cette parole ne transmet aucune information, si ce n’est la littérature elle-même1.
2L’auteur des Mémoires d’outre-tombe relatait, vingt ans après, ses visites à son « directeur de vie », l’abbé Séguin, et les circonstances durant lesquelles lui fut ordonnée cette biographie historique de l’abbé de Rancé, fondateur de la Trappe. Placé en « avertissement », l’épisode autobiographique relevé par Barthes était supposé justifier une entreprise d’hommage et de pénitence de deux cents pages, le chat jaune valant autant signe de pauvreté que blason de la mémoire, dans un récit d’une spectaculaire austérité :
L’escalier s’ouvrait à gauche, au fond de la cour ; les marches en étaient rompues. Je montais au second étage, je frappais ; une veille bonne, vêtue de noir, venait m’ouvrir : elle m’introduisait dans une antichambre sans meuble où il y avait un chat jaune qui dormait sur une chaise. De là je pénétrais dans un cabinet, orné d’un grand crucifix de bois noir. L’abbé Séguin, assis devant le feu et séparé de moi par un paravent, me reconnaissait à la voix2.
3Aux yeux de l’auteur de S/Z et au nom de sa conception sémiologique de la littérarité, le projet apologétique de Chateaubriand aurait été comme dévoré en quelques lignes par le discours autotélique de sa littérature, sa valeur informative et exemplaire discréditée par le sème discordant du félin, coup de griffe « scandaleux » à la référence que Chateaubriand aurait stratégiquement disposé au sein du pacte de lecture biographique. Loin de participer de l’illusion réaliste, le chat surnuméraire (au sens où Barthes affirme que l’infini littéraire est une « longueur d’onde superposée3 »), vaudrait tour de passe-passe et geste d’enchantement, bascule du champ historique au champ poétique, et emblème d’une biographie rendue impossible par la littérature, d’un récit où l’auteur masqué par le paravent du réel est reconnu « à la voix » :
Tout homme qui écrit (et donc qui lit) a en lui un Rancé et un Chateaubriand ; Rancé lui dit que son moi ne pourrait supporter le théâtre d’aucune parole [...] Chateaubriand de son côté lui dit que les souffrances, les malaises, les exaltations [...] ne peuvent que plonger dans le langage, que l’âme « sensible » est condamnée à la parole, et par suite au théâtre même de cette parole. Cette contradiction rôde depuis deux siècles autour de nos écrivains : on se prend en conséquence à rêver d’un pur écrivain qui n’écrirait pas4.
4Que l’on se résolve ou non à accepter une aussi radicale déconstruction des finalités épidictiques du récit, à le lire déchu en vie imaginaire ou éclaté en « biographèmes5 », ou que l’on préfère lire la Vie de Rancé « comme elle fut écrite6 », c’est-à-dire comme un sublime pensum ou un hymne à la Nuit7, solutions entre lesquelles Barthes a la sagesse de ne pas se résoudre à trop vite trancher, la question de la fictionalité de l’œuvre demeure pertinente dans la problématique spécifique où elle prend sa naissance : celle du genre biographique. Car faire de la Vie de Rancé une œuvre de pleine fiction, avec tout le poids que la charge romantique confère à la notion de littérature, est loin d’être une affirmation anodine, même si elle rejoint une habitude éditoriale avérée8. C’est simplifier un pacte de lecture qui légitime à la fois le récit historique, selon le principe archaïque de l’auctoritas (« c’est le résultat de mes lectures qui compose aujourd’hui la Vie de Rancé », écrit un Chateaubriand9 qui ne manque aucune occasion pour glisser au milieu de grandes déplorations romantiques d’interminables citations de seconde main), tout en réinscrivant d’un mouvement contradictoire le texte dans le cours d’une œuvre :
Autrefois, je barbouillais du papier avec mes filles, Atala, Blanca, Cymodocée, chimères qui ont été chercher ailleurs la jeunesse. On remarque des traits indécis dans le tableau du Déluge, dernier travail du Poussin : ces défauts du temps embellissent le chef‑d’œuvre du grand peintre ; mais on ne m’excusera pas, je ne suis pas Poussin, je n’habite point au bord du Tibre, et j’ai un mauvais soleil. Jadis j’ai pu imaginer l’histoire d ‘Amélie, maintenant je suis réduit à tracer celle de Rancé : j’ai changé d’ange en changeant d’années10.
5C’est appliquer un dualisme rigide à un genre intrinsèquement ambigu : champ expérimental s’il en est, située à la croisée de l’enquête historique dont elle constitue une forme ancestrale11 et de l’écriture littéraire dont elle figure, si l’on en croit Bakhtine, un mode narratif majeur, la biographie est susceptible de basculements épistémologiques aisés : frontière de la représentation, à la croisée du roman et de l’histoire, le problème de l’ambivalence épistémologique du genre est aussi ancien que la législation qui tente d’y remédier12. Des débats antiques sur le statut de l’histoire aux interrogations modernes sur les catégories narratives de l’Histoire , la biographie est ce champ de bataille idéal qui voit s’opposer les tenants d’un « tout fictionnel » (en premier lieu Hayden White qui applique sans vergogne à l’Histoire les rhétoriques littéraires13) et les défenseurs de frontières étroites et sacrées, à l’instar de Dorrit Cohn ou de Paul Ricœur, pour lequel il y a définition réciproque de la fictionalité de l’Histoire et de l’historicité des fictions, mais en aucun cas confusion possible des ordres.
6De fait, si le problème possède une historicité et s’offre d’une manière renouvelée lorsque l’étanchéité épistémologique et générique de la biographie positive n’est plus, les questions posées au roman et à l’histoire sont centrales et anciennes : celles des garanties ontologiques du récit et celles de ses processus d’attestation. Car les choix de lecture valent basculement global et établissent un partage d’autant plus grave qu’il est double, dans le sens où la décision de fiction définit in abstentia et le récit fictionnel et le récit factuel (comme le fait remarquer Genette, nous manquons d’un adjectif qui soit l’opposé exact de fictionnel) : ce qui n’est pas histoire ne peut être que fiction, et vice-versa. Ainsi s’impose manifestement de répondre à, au moins, deux questions : celles des normes (les catégories et les genres) et celle des signes de la fiction.
Catégories génériques & modèles épistémologiques
7Afin de rendre compte des œuvres que la tradition définit comme des biographies et dont le point commun est, de manière minimale et préalable, d’avoir comme matrice narrative le récit d’une existence mené de sa naissance à son terme, la critique américaine Dorrit Cohn propose la typologie suivante14 :
8L’opposition tracée entre domaine historique et domaine fictionnel fait de la fiction biographique le pendant littéraire du récit scientifique, selon la définition canonique aristotélicienne de la fiction comme mimésis15, c’est-à-dire comme simulation d’événements imaginaires ou réinventés par le langage, opposition renvoyant elle-même à la célèbre distinction des fonctions communes du langage (légein) et de ses fonctions artistiques, manifestées dans l’art (poiein). La tradition critique occidentale — qui est essentiellement commentaire des quinze lignes qu’Aristote consacre au système des genres littéraires —, s’est surtout attaché aux lignes de partage internes différenciant les genres16, la spécificité intrinsèque du récit fictionnel par rapport au récit scientifique ou factuel restant impensée, pour des raisons qu’il serait intéressant de préciser17, jusqu’au début du xxe siècle. Depuis l’école phénoménologique, et en particulier depuis Frege, il semble établi que la spécificité du discours fictionnel ne tient pas, pour l’essentiel, dans son apparence, puisque ce récit feint d’autres récits, mais dans la suspension de la valeur de vérité de l’énoncé qu’il opère (l’énoncé littéraire n’est ni vrai, ni faux, ces catégories lui sont inapplicables, quelle que soit la vérité des événements qu’il relate) et dans son corrélat, le célèbre contrat de suspension de crédulité du lecteur, formulé au siècle précédent par Coleridge.
9En remplaçant les formes de la biographie dans une structure ontologique plus générale, on obtient donc le schéma suivant :
10Sans présumer des règles qui régissent les relations entre biographie et fiction biographique, il nous suffit donc de replier simplement une quelconque définition de la biographie sur sa version fictionnelle voisine, pour obtenir, mutatis mutandis, une proposition adéquate. Partant de la définition nette et subtile de la biographie proposée par D. Madelénat :
11On proposera une définition dont la seconde partie, mise entre parenthèses, détermine, dans un ensemble général, un sous-ensemble virtuel réservé aux œuvres qui incarnent l’idéal du genre : « Récit écrit ou oral, en prose, qu’un narrateur fait de la vie d’un personnage historique (en mettant l’accent sur la singularité d’une existence individuelle et la continuité d’une personnalité18). »
12On construira donc la définition suivante, aisée à appliquer par exemple au Rancé, mais qui ne nous avance guère : « récit fictionnel qu’un écrivain fait de la vie d’un personnage (en mettant l’accent sur la singularité d’une existence individuelle et la continuité d’une personnalité) ».
13Pourtant, ce dualisme fondamental a été, et à plusieurs reprises, contesté au nom de postures plus radicales. On passera vite sur les critiques positivistes qui ne reconnaissent dans la biographie qu’une démarche historique et une fonction scientifique19, et considèrent les formes littéraires comme des formes embryonnaires, des proto‑biographies. Dans cette perspective, la Vie de Rancé n’existerait pas ; synecdoque malheureuse, archaïque confusion de l’objet et du sujet, elle ne serait que le parasitage d’une forme historiographique (dont l’émergence est liée à celle de la rationalité occidentale et de la notion de sujet) par le religieux, l’anecdotique ou le littéraire. De la fonction commémorative de la Vie de Rancé, de sa fonction idéologique, des charmes anecdotiques des ana qui constituent la texture et l’un des charmes du récit, la biographie informative serait à exhumer.
14Plusieurs autres arguments plus intéressants ont été avancés contre cette obsession à délimiter des territoires : on ne reviendra pas sur ces théories qui font de l’histoire une construction idéologique et une machine rhétorique destinée à soumettre, à l’instar d’un J.‑F. Lyotard qui avance l’idée d’une histoire « pur récit », dont la référentialité n’est que construction linguistique et idéologique instable. Mais l’application particulière de ce principe d’indifférenciation au champ spécifique de la biographie, telle que la manifeste en particulier D. Madelénat, mérite toute notre attention : selon celui-ci, il n’y a pas, pas plus que pour toute œuvre historique, un paradigme épistémologique unique et des formes narratives obvies pour dire l’existence. De l’absence de règles et de normes, cet auteur tire paradoxalement l’unité du concept de biographie, genre à la croisée des chemins, multiforme et englobant, dont feraient communément partie des œuvres relevant d’épistémé aussi éloignées que les hagiographies médiévales et les biographies historiques contemporaines. De ce point de vue découle le complet refus20 d’entrer dans les distinguo qui nous occupent. L’argument est puissant21, mais n’évite pas de reposer, plus loin, la question de la frontière entre la biographie et la fiction : ainsi D. Madelénat se doit lui-même d’exclure du champ de la biographie des œuvres trop « fantaisistes » pour pouvoir être agrégées au tronc commun, des scories lues comme des défigurations modernistes, telle cette Vie de Rancé où l’on a vu la préfiguration du récit symboliste22, et le critique doit lui-même convenir :
L’auteur de biographies sérieuses perçoit obscurément la nécessité d’équilibrer la subjectivité d’une recherche par l’objectivité d’une culture, de préserver l’effort individuel vers la vérité [...] évitant ainsi, par des contraintes imposées, les dérives vers l’imaginaire et la fiction23.
15L’analyse, rigoureusement inverse, de Käte Hamburger, selon laquelle la fiction aurait pour caractéristique d’être le discours totalement feint d’une instance inassignable et purement linguistique (le « je-origine »), sans que la fiction puisse posséder le moindre ancrage, ne serait-ce que minimal et illusionniste, dans la réalité, a pour conséquence symétrique « de laisser hors du champ de la littérature tout ce qui ne relève ni d’une fiction ni d’un lyrisme définis de manière fort stricte : l’éloquence, l’histoire, l’essai, l’autobiographie24 », et est donc inapte à mieux rendre compte de la fiction telle qu’elle est manifestée dans les exercices de biographie littéraire. Une contrainte essentielle pour le « faussaire de la nature » (selon l’expression de Marcel Schwob, auteur lui aussi de Vies Imaginaires) est indéniablement de maintenir une référence minimale à la réalité historique, ou à une réalité historique postulée. De fait, cette référence est maintenue même dans les plus poétiques fugues du narrateur de Rancé, ne serait-ce que pour s’en échapper. « On était pas certain de ne pas avoir ouï la mer », raconte Chateaubriand évoquant une visite au monastère de la Trappe, pourtant situé au milieu des montagnes25 : chacune des identités contradictoires et « superposées » du on (autobiographique, lyrique, métaphysique, etc.), peut se définir par rapport au réel.
16La fiction propose des « paysages ontologiques26 » autonomes, mais suppose une référence extra-linguistique à ceux-ci, même pour s’en détourner. Il semble donc vain d’échapper, pour définir le domaine de la biographie littéraire, à la vieille définition aristotélicienne de la fiction, à la double contrainte délicate qu’elle suppose, autonomie du domaine mimétique par rapport à la vérité « historique » mais vraisemblance minimale de la réalité feinte ; on y gagnera la possibilité de tracer entre histoire et fiction, sans verser dans une analyse normative, une sorte de ligne de partage de eaux.
Question ontologique, question stylistique
17La tentation manifeste serait de proposer immédiatement une réponse ontologique à la question de la fictionalité : de faire de la véracité historique du récit la pierre de touche de la fictionalité, critère efficace au point de se trouver opposé ne varietur dès qu’il s’agit de classer une biographie : sera littéraire celle qui n’est pas exacte historiquement, celle que ne vient pas garantir le sérieux du narrateur, celle qui est susceptible d’être invalidée, ou, plutôt, pour adopter le critère épistémologique de Frege, celle qui n’est pas susceptible d’être validée. à la littérature le mensonge, ou, au moins, la gratuité, mensonge en latence. Qu’un détail soit inventé, il en est fictif, qu’il soit superfétatoire, il en est esthétique. Ainsi le chat jaune de l’abbé Séguin.
18Par-delà sa profondeur apparente (offrir une législation des rapports du réel et de la littérature), son effectivité pratique (avoir constitué sans férir les fondations de la conception classique de la fiction), et ses mérites cachés (par exemple, comme le fait remarquer Barthes, de pouvoir si nécessaire passer outre la tyrannie de l’auteur), un tel critère comporte néanmoins plusieurs limites. En premier lieu, celle de tendre à assimiler à la littérature le maquis de ces biographies semi-scientifiques, usant de la liberté d’invention consubstantielle à l’imagination biographique, au prétexte de détails, soit interpolés, soit fictifs, injectés dans le récit. En second lieu, celle d’être inopérant face à des récits strictement véridiques, que, nous y reviendrons, seuls le contexte, le paratexte, ou d’autres signes encore plus subtils viennent dénoncer comme littéraires : lorsque le caractère littéraire provient, par exemple, non de l’ajout de détails, mais de la soustraction des événements les plus importants des cursus biographiques de personnages célèbres. Enfin, celle de ne pouvoir offrir de prise sur quelques textes, si peu nombreux certes que l’on peut les compter sur les doigts de la main, dont la véridicité est proprement (et, peut-être, définitivement) indécidable, parmi lesquels le remarquable exemple signalé par Käte Hamburger27 de cette Vie de Sinouhé du deuxième millénaire avant J.‑C., dont les égyptologues ne peuvent décider s’il s’agit de Mémoires authentiques ou d’une vie de fiction.
19Des réflexions formelles se sont progressivement substituées à ces analyses policières, selon un processus bien décrit par Genette28 et Todorov29. Tandis que les historiens découvraient les mécanismes discursifs de validation des textes historiques (notes en bas de page, citations des sources, critères externes de crédibilité tels que la réputation de l’historien, etc.30) et insistaient sur le fait que ce qui définissait l’histoire n’ était pas tant la forme narrative adoptée — qui peut suivre diverses mises en œuvre — que la présence d’un protocole encadrant de légitimation et de gestion de l’outil fictionnel, la poétique au sens large s’est attachée à mettre à jour des marques de fictionalité internes, en se passant de la question de la référence.
20Il s’agit, du formalisme russe au New Criticism américain d’évaluer la littérarité d’un texte au repérage, plus ou moins théorisé, de procédés dits « littéraires », mettant l’accent sur le « message » lui-même. On juge de la fictionalité d’une œuvre à son caractère « autotélique », transparaissant dans un usage systématique et opaque de la langue, dans la présence de « figures stylistiques ou narratives ». Cette position, constitutive des modernes « sciences de la littérature », permet en effet de déclarer fictionnelles des œuvres inattaquables du point de vue de leur véridicité, et dont la fictionalité se déclare par l’ostentation formelle de la langue. Ainsi la très sérieuse thèse de médecine de Louis-Ferdinand Céline, La Vie et l’Œuvre de Philippe-Ignace Semmelweiss, peut être considérée comme une œuvre de fiction dissimulée, ou, au moins, peut-être lue comme une œuvre de fiction, par l’analyse de son travail sur la forme narrative, bien plus efficacement que par l’analyse thématique du récit.
21Ce critère d’ostentation esthétique du langage est non moins discutable : saurait-on un instant dénier le droit à la symétrie, au travail de la langue, au récit non fictionnel ? Maints travaux31 ont justement montré l’influence considérable des formes littéraires sur la biographie sérieuse contemporaine et l’exploitation, à des finalités plus ou moins scientifiques, des procédés rendus disponibles. Enfin, l’existence de ce que Michel Glowinski propose d’appeler une mimésis formelle32, c’est-à-dire la possibilité pour un texte fictionnel de singer, non seulement d’un point de vue thématique, mais aussi sur un plan formel, les normes et les lois du discours scientifique, comme le fait par exemple le Joseph Delorme de Sainte-Beuve ou le Marbot de Hildesheimer analysé par Dorrit Cohn33, rend, elle aussi, caduc (ou, au moins, insuffisant), un tel critère.
22En bref : tant l’histoire que la littérature disposent de leurs propres « embrayeurs » de réalité. Sans pour autant présumer que tout récit comporte un « programme de vérité34 » qui se vaille, chaque texte enclot ses propres mécanismes d’authentification : la question épistémologique est question stylistique, celle des « marqueurs de fictionalité ».
Les marqueurs de fictionalité
23Parmi ce que Dorrit Cohn nomme « signaux de fiction » (signposts of fictionality), ces marques rencontrées par le lecteur qui orientent sa lecture du texte, plusieurs strates peuvent être distinguées :
A. Critères paratextuels & métatextuels
24D’évidence, les premiers signes de fictionalité — ou de non-fictionalité —, consistent, à la périphérie et à la surface même de l’œuvre, en l’ensemble de ce que l’on a pris l’habitude de nommer le paratexte : la collection, l’auteur, le titre, et l’éventuel sous-titre générique, qui orientent assez la lecture pour que ce critère soit considéré comme suffisant dans la majorité des cas. Face à une biographie imaginaire de la collection « L’un et l’autre » (Gallimard), dont le rabat de couverture spécifie que la collection a pour objet de donner « des vies, mais telles que la mémoire les invente, que l’imagination les recrée », l’ambiguïté de lecture n’existe pas.
25On pourrait associer à ce critère paratextuel ce qui relève, à l’intérieur de l’œuvre, du discours du narrateur sur son entreprise (le tout aussi inélégant « discours métatextuel »), indicateur non moins directif du type de lecture à donner au texte. Quoique dépendants du bon vouloir du narrateur et de l’éditeur, de tels critères ne sont invalidés, il faut l’avouer, que par les cas de supercheries littéraires, ou d’œuvres qui, pour une raison ou pour une autre, se souhaitent ou se révèlent équivoques (telle justement la Vie de Rancé). Même si ces notations métatextuelles ou extratextuelles ne sont pas, comme on a pu l’affirmer, totalement contraintes ou externes à l’œuvre (la stratégie de lecture qu’elles infléchissent restant, dans la plupart des cas, de la liberté de l’écrivain), elles ne sauraient néanmoins dispenser d’une attention aux autres marqueurs de fictionalité d’un texte.
B. Critères thématiques
26La seconde catégorie des signposts of fictionality, la plus essentielle dans la tradition aristotélicienne parce que découlant le plus directement du système des genres35, est sans conteste celle du matériau thématique du texte, c’est-à-dire pour la biographie, l’identité du personnage objet du récit. Une biographie d’un personnage mythologique ne laissera aucun doute, même dans la Grèce antique36, sur le caractère fictionnel du récit qui le porte. Lorsque Flaubert joue à faire la moderne hagiographie de saint Julien l’Hospitalier, l’appartenance du conte à la littérature va de soi. Mais il existe là aussi des cas ambigus, par exemple certaines des Vies imaginaires de Marcel Schwob (« vie d’érostrate », « vie d’Empédocle »), où le statut semi-mythique du personnage dépeint fait naître l’hésitation. Là, le regard superficiel devient insuffisant.
27Toujours dans une perspective strictement aristotélicienne, l’opposition entre sujet noble et sujet vulgaire statuant sur le niveau de dignité du sujet, ici, du personnage biographié, peut faire sens. Même après l’école des Annales, on n’écrit que rarement la biographie historique d’un gueux, de sorte qu’un tel texte (par exemple la Vie de Joseph Roulin de Pierre Michon) ne peut que ressortir de la seule littérature. Mais, comme la biographie fictionnelle ne s’interdit pas le genre des vies d’hommes illustres, la condition n’est ni nécessaire, ni suffisante.
C. Critères narratologiques & énonciatifs
28Les tentatives les plus récentes de recherche d’une fictionalité formelle s’orientent également vers la recherche d’une fictionalité du point de vue narratologique. On notera d’emblée que le postulat même de cette méthode est sujet à un débat de principe, opposant les tenants de la thèse de l’indiscernabilité a priori du récit fictionnel, les « intégrationnistes » (John Searle37, D. Cohn ou B. Herrnstein Smith) et les tenants de la thèse « séparatiste » (Hamburger en particulier), pour lesquels le caractère fictionnel d’un texte ne peut pas passer inaperçu d’un point de vue narratologique et énonciatif. Les résultats enregistrés par Genette en tentant de mettre pragmatiquement à l’épreuve cette méthode sont, ce dernier en convient lui-même, modestes et nuancés : les seules différences se situeraient sur le plan du mode et de la voix narrative38, les autres catégories de la narration étant pratiquement opaques à toute distinction.
Fictionalité & littérarité
29Dès lors, comme le fait remarquer D. Cohn, « la ligne séparant les procédés fictionnels [fictional practices] légitimes et ceux ‘illicites’ d’un point de vue historiographique repose ainsi sur des différenciations techniques subtiles39 », et affirmer qu’un texte est fictionnel relève d’un travail de détective ou de linguiste, peu gratifiant et parfois un peu ridicule. De ce fait, la tentation a été forte de séparer fictionalité et littérarité, pour postuler que, s’il existe des marqueurs de fictionalité formels et épistémologiques, un texte peut également être lu, c’est-à-dire construit, comme littéraire, par l’intention auctoriale ou lectoriale, par choix d’écriture ou fantaisie de lecture.
30On peut donc légitimement suspecter, par ce parti pris que Genette appelle « séparatiste », les ultimes propositions de distinction entre récit factuel et récit fictionnel offertes par l’analyse formelle d’être décevantes ou spécieuses. Si l’on ne veut pas pour autant renoncer à la notion d’art, il s’agit d’établir une différence entre une Vie de Rancé authentique biographie historique utilisant des procédés littéraires et une Vie de Rancé œuvre de fiction exploitant des procédés historiques, entre asservissement des ressources de la biographie au service de la littérature et mise à la disposition des pouvoirs de la littérature au profit de la biographie. Cette différence échappe à la problématique aristotélicienne de la fiction : ce n’est plus, ou plus seulement, le caractère fictionnel d’un texte qui fait en fait une œuvre littéraire. Par-delà les choix thématiques et formels que nous avons évoqués, la fictionalité peut être conférée ex nihilo, de l’extérieur du texte. Comme le fait remarquer T. Todorov :
Les premiers logiciens modernes [...] avaient déjà remarqué que le texte littéraire ne se soumet pas à l’épreuve de la vérité, qu’il n’est ni vrai ni faux, mais précisément fictionnel. Une telle définition est-elle suffisante ? On pourrait se demander si l’on n’est pas en train ici de substituer une conséquence de ce que c’est que la littérature à une définition. Rien n’empêche une histoire qui relate un événement réel d’être perçue comme littéraire : il ne faut pour cela rien changer dans sa composition, mais simplement se dire qu’on ne s’intéresse pas à sa vérité et qu’on la lit « comme » de la littérature. On peut imposer une lecture « littéraire « à n’importe quel texte : la question de la vérité ne se posera pas parce que le texte est littéraire, et non inversement40.
31Puisqu’un texte peut être littéraire sans être par nature fictionnel (relu par Stendhal, le code civil devient, en un second temps, fiction), la fiction ne recouvre plus exactement la littérature. Inversement, on peut avancer qu’une fiction, par exemple, un énoncé de mathématiques, fictif par essence, puisse ne pas être littéraire. On peut même trouver des récits autobiographiques fictionnels non littéraires (par exemple lorsque la pédagogique collection « Foi Vivante » du Cerf publie le Moi, François d’Assise de C. Carretto) et des biographies fictionnelles non littéraires. Sans rentrer dans le champ des biographies semi-fictionnelles ou « libres », qui constituent selon D. Madelénat l’une des modalités de toute biographie, on peut donner l’exemple de biographie d’un personnage purement imaginaire non littéraire : ainsi les vies historiques exemplaires mais inventées de l’égyptologue Schwaller de Lubicz (Her-Bak, Pois-Chiche, visage vivant de l’Égypte ancienne, publié par la très sérieuse collection « Champs » de Flammarion) des récits. Si l’on applique ces catégories, on obtiendra le tableau suivant41 :
32Si la case représentant une hypothétique catégorie de « récit factuel littéraire » reste vide, c’est que devient immédiatement fiction toute œuvre dont on déclare de l’extérieur la littérarité : un lecteur ignorant tout de l’auteur Sainte-Beuve, ayant lu le Joseph Delorme, constatant sa présence dans un quelconque Dictionnaire des œuvres littéraires, sans même douter de l’existence du dit Joseph Delorme, transférerait intellectuellement le récit qu’il a lu dans la catégorie des œuvres de fiction : comme l’art de ce siècle s’est complu à l’illustrer, l’apparition d’une visée artistique entraîne la réinterprétation dans une problématique artistique de tout objet, quelle qu’en soit la première appréhension. Quant aux biographies historiques romanesques (ou encore, au genre journalistique que les Anglo-saxons nomment non-fiction novel), nul ne saurait, de droit, les admettre dans une telle catégorie : s’il y a bien un fondement solide à la définition aristotélicienne de l’art, c’est l’affirmation que l’art ne peut être que sa propre fin.
33Menant dans Fiction et diction42 une réflexion similaire, G. Genette conclut à l’existence de deux modes par lequel un texte peut être déclaré « littéraire », modes fondés sur deux modèles distincts de la « littérarité ». Il y a, d’une part, ce que Genette appelle les théories « constitutivistes ou essentialistes » de la littérature qui « tiennent pour acquise, définitive et universellement perceptible la littérarité de certains textes et s’interrogent sur ses raisons, immanentes ou inhérentes au texte lui-même, et qui l’accompagnent en toutes circonstances43. L’exemple type en est la Poétique, que Genette nomme précisément « poétique essentialiste à critère thématique », puisque le critère aristotélicien de mimésis est propre au contenu narratif du récit, en opposition, nous l’avons vu, avec les poétiques à critère formel, qui font de la forme le critère discriminant entre littérature et non littérature. Ces théories se différencient elles-mêmes des théories « conditionalistes », illustrées par la célèbre formule de Nelson Goodman « Quand y a-t-il art ? », qui s’interrogent sur les « conditions qui font qu’un texte, sans modifications internes, peut devenir une œuvre44 » et ont pour illustration des textes littéraires par jugement, comme le code civil pour Stendhal. Avec bon sens, Genette précise que l’on ne saurait attribuer à ces objets esthétiques le qualificatif d’œuvre d’art, qu’il s’agit de réserver à des productions intentionnellement artistiques.
Synchronie & diachronie
34Au demeurant, en quoi sommes‑nous autorisés à supposer des critères universels et stables de littérarité45 ? Ne serait-ce pas tomber dans le travers conduisant, par exemple, à appliquer la matrice des genres littéraires proposée par la Poétique d’Aristote aux productions littéraires du xixe siècle ? Même dans une optique classique, « essentialiste », l’histoire de la littérature rend nécessaire d’admettre qu’une œuvre puisse, en un laps de temps relativement bref, devenir littéraire, puis peut cesser de l’être, puis l’être de nouveau, que la ligne de partage des eaux soit mouvante.
35Nous lisons de nos jours Michelet comme un écrivain plus que comme un historien. L’Antiquité avait dressé un sort semblable à Suétone. Nous traduisons avec notre notion de la littérature des œuvres peut‑être écrites autrement. Tout se passe en fait comme si cette « littérarité » d’un texte était historique : comme s’il n’y avait pas un mode de littérarité d’un texte mais une confrontation entre la vision et les choix d’un auteur et ceux du critique, comme si la question du « quand y a-t-il littérature ? » recouvrait en fait une double question : « y avait-il littérature pour l’auteur ? » et « y a-t-il littérature pour le lecteur ? ». Souvent, certes, du fait de l’omniprésence du modèle classique, ces conceptions coïncident : Suétone lecteur de Plutarque n’a pas besoin de s’interroger sur la vérité historique des Vies parallèles, Borgès lecteur de Schwob s’accorde avec celui-ci sur le statut fictionnel des Vies imaginaires, Maurriès lecteur de Sade, Fourier, Loyola ne conteste pas les potentialités littéraires des biographèmes barthésiens. Les discordances sont cependant nombreuses : Flaubert traduit la légende pour écrire le Saint Julien l’Hospitalier, comme Mme de Lafayette et Marguerite Yourcenar transforment l’historiographie royale dans leurs vies de fiction. Nous, lecteurs, altérons de même avec joie la Légende Dorée ou les Brief Lives d’Aubrey.
36Et, ici, les trahisons commandent parfois à de géniales intuitions : en 1667, Michel de Marolles, abbé de Villeloin, met en français le recueil antique de biographies connu sous le nom d’Histoire Auguste. De ce qu’il croit être une compilation des iie et iiie siècles, dédiée aux empereurs eux-mêmes, et dont pourtant la violence qu’il croit historique le choque, il recrée une histoire morale, qui tient autant de l’idéalisation chrétienne du prince et des Aventures de Télémaque que du récit historique. Devenue grâce à Marolles une référence indiscutée de l’historiographie latine, l’œuvre sert de source au De Viris. Entre les deux guerres, dans une postface cette traduction, qu’elle décrit comme un « conte des Mille et Une Nuits », Marguerite Yourcenar en regrette le « moralisme exaspérant46 ». Elle en rêvera Les Mémoires d’Hadrien. Au même moment, Artaud lit aussi Marolles comme un romancier : en 1934, à l’époque où la biographie positive subit les attaques d’un Strachey ou d’un André Maurois, et où Julien Benda exhume justement la Vie de Rancé, vient la fiction barbare que l’on sait : Héliogabale ou l’Anarchiste couronné. Fictionalisations gratuites d’une œuvre déjà soumise à la poétisation infidèle de Marolles ? Voire. Soumise au regard de la philologie latine contemporaine, le cycle s’est révélé, sans aucun doute possible, une œuvre tardive du ive siècle, écrite par un seul auteur, guidé par le pur souci de faire un pastiche littéraire de Suétone. Tout y était inexact, on s’en était peu à peu douté. Tout y avait été inventé : l’œuvre avait toujours été fiction.
37À l’instar de la Vie de Rancé, nombreux sont ainsi les récits de facture biographique qui nous conduisent aux limites de ce que nous concevons comme étant littérature : comment lire par exemple, l’Abrégé de la Vie de Jésus-Christ de Pascal, sublime poème hagiographique, ou selon Jean Ménard, paraphrase narrative47 des évangiles ? Où cataloguer la Vie de Malherbe de Racan ? Dans la catégorie des biographies sérieuses, alors que sa beauté lapidaire en fait un des miracles du classicisme ? Dans la catégorie des œuvres littéraires, en allant alors contre le projet exigeant et rigoureux de Racan ? Dans les deux catégories simultanément ou dans un étrange un no man’s land ? Et s’il l’on se résout à proposer une double lecture, comment ne pas trahir doublement l’œuvre ? Et, en outre, à quelles épistémologies se référer ? L’historiographie grecque oppose fortement, du point de vue de la nature même du récit, histoire individuelle et histoire collective, tandis que la littérature médiévale distingue, non tant la vérité et le mensonge, que le domaine « terrien » et le domaine « célestiel ».
La décision de fiction
38La décision générique ne saurait donc être une décision unipolaire ; elle intervient tant au niveau de l’institution littéraire qu’à celui des choix de lectures les plus intimes, ces plans ne se superposant bien-sûr pas toujours, et présente un large spectre d’implications, de la théorie de la connaissance à la théologie. Sachant que chaque texte secrète son propre programme de fictionalité, si telle ou telle théorie consacre la prévalence d’un critère (par exemple pour Schaeffer, c’est la dimension pragmatique dans laquelle peuvent in fine se subsumer les autres critères), et si plusieurs types de phénomènes se superposent (fictionalisation de l’histoire, historicisation de la fiction, franchissement accidentel et anodin du paradigme — par les procédés stylistiques de l’histoire ou roman historique —, ou au contraire parodie délibérée et provocatrice), la décision de fiction est une décision d’ordre heuristique d’une extraordinaire complexité48, dont on peut proposer une représentation très simplifiée :
39Essayons d’appliquer un tel cheminement au Rancé :
40a) Le paratexte propose une vie, à savoir un appellatif générique par essence ambigu, et fait référence à un personnage historique identifiable tout en s’insérant dans une collection qui édite des textes littéraires. Une dédicace offerte à la mémoire de l’abbé Séguin signée Chateaubriand, puis un « Avertissement » au lecteur qui précise les circonstances de rédaction de ce qui nous est présenté à la fois, on l’a vu, comme une monographie historique et l’œuvre ultime d’un cursus romanesque, accentuent le trouble.
41b) le texte lui-même, au passé simple avec des inserts au présent de narration, ce qui n’a rien d’exceptionnel ni pour un roman ni pour un récit historique factuel, abonde en marqueurs de « non fictionalité » : attestation de sources (mais pas de notes, qui auraient sans doute alourdi un texte déjà cannibalisé par les références) et dégagements en touche fréquents grâce à des citations. Une partie essentielle du texte est constitué de lettres et de témoignages, comme d’analyses historiographiques et littéraires. À plusieurs reprises, Chateaubriand pose à Saint‑Simon une question que l’on souhaiterait lui retourner, celle de l’autorité historique d’un texte littéraire49. Enfin, si les tableaux et les saynètes de genre (mort de Bossuet, décapitation de Mme de Montbazon à l’origine de la conversion de Rancé, etc.) abondent à l’instar d’un roman historique, ces excroissances fictionnelles de la description valent autant incursions de l’esthétique dans l’apologie que formules d’édification typiques de l’hagiographie dans la reformulation que lui donne Chateaubriand, sans constituer véritablement des preuves de fictionalité en sens moderne.
42c) La mise en scène de l’instance autobiographique n’est pas non plus à interpréter nécessairement comme une rupture du pacte biographique : dans un roman qui scande la thématique de l’exhumation, il s’agit de bâtir à Rancé non un reliquaire mais un sanctuaire, puisque, comme l’écrit Luc Vigier50, « au néant des tombes réelles, Chateaubriand oppose le réceptacle de sa fidèle mémoire » et veut comme accompagner Rancé, intériorisant tour à tour chacune des épreuves de cette vie de Père du désert. Imaginer la vie de Rancé en superposant son « je » à un moi par essence haïssable, n’est ainsi agir ni contre ni en dehors de la mémoire, c’est simplement suivre l’exercice spirituel de désindividuation relevé chez le fondateur de la Trappe :
De même parut à la Trappe frère Benoît, gentilhomme plein d’esprit, qui avait passé ses premiers jours à ne point penser. Rancé, qui tirait parti de l’innocence comme du repentir, a écrit sa vie, de même qu’un jardinier fait une petite croix sur des paquets de graines pour étiqueter un parfum51.
43Le texte ne se stabilise pas ailleurs que dans cette diversité et cette hétérogénéité : s’il fallait assigner un genre au Rancé, c’est dans cette extraordinaire collection des styles et des âmes, que le moi narratif ne fait que diffracter, et dont il peut alors enfin s’absenter.
Les romans du ciel
44Pour échapper aux tentantes apories, « toute fiction est biographique », parce que tout roman raconte la vie, et « toute biographie est fictionnelle », parce que toute biographie met en jeu l’imaginaire, nos théories de la littérature disposent ainsi d’outils, de protocoles, de critériologies efficaces — quoique pragmatiques — permettant de juger de l’appartenance d’un texte à la littérature ou à l’histoire. Cette batterie de tests recouvre la question du statut ontologique du récit, de sa référence à une réalité extérieure, comme des problématiques purement intratextuelles : la stylistique (en tant que lieu où se désignent les écarts), l’étude des instances énonciatives, la narratologie (dont les résultats doivent être pesés avec soin), ou encore la pragmatique des textes littéraires (question de l’intentionalité). On se gardera donc de prononcer trop facilement l’indiscernabilité ou la duplicité des formes rencontrées : ne pas reconnaître de frontières, c’est à la fois saper la crédibilité de l’épistémologie historique et les pouvoirs d’enchantement et de transgression du Verbe.
45Dans le cas de la Vie de Rancé, l’essentiel n’est pas néanmoins de trancher entre les lectures à donner au texte, mais de saisir à quel point cette question de la fictionalité nous emporte en définitive au‑delà d’une problématique formelle, vers des questions d’ordre métaphysique, voire théologique. Si l’ambiguïté de la Vie de Rancé se maintient malgré tout, c’est que s’y superposent plusieurs flottements délibérés : une ambivalence propre à la littérature romantique et post-romantique, telle que la décrivait Barthes et qui consiste à faire définir par le texte les conditions de possibilité ou d’impossibilité d’une enquête authentique sur soi ; les formidables apories du travail de construction de la mémoire chez Chateaubriand, spectaculaire démiurgie romanesque et déploiement de soi pour faire faire revivre un autre, disloqué par les signes en un étrange tombeau ; les contradictions internes au genre biographique, qui voit s’opposer des facteurs, centripètes, d’homogénéisation, à savoir les enjeux culturels massifs pesant sur le genre et la forte identité narrative des récits biographiques — c’est-à-dire pour Chateaubriand le genre hagiographique —, et une force centrifuge que le paradigme classique ne saurait canaliser : la mouvante spécificité52 de l’objet du récit, la vie humaine. Enfin, dans un univers spirituel chrétien où l’étroite observance de la règle appellerait un renoncement absolu au corps et à l’ipséité, et dans un texte qui ne se veut qu’une œuvre de pénitence, le récit se doit à la fois de constituer la biographie en objet historique, de confronter le néant de l’individu au néant de l’Histoire, et, en même temps, d’en assurer la rédemption par la mémoire et l’exemplarité, velléités contradictoires de prendre et déprendre, d’exposer la sainteté au monde et de l’abandonner à Dieu, d’être évangéliste et Lazare :
Il demanda en expirant que son corps fût jeté à la voirie : cynisme de la religion où se montre le cas que les chrétiens faisaient de la matière. Ces rigueurs se rattachent à un ordre de philosophie que notre esprit n’est pas plus capable de comprendre que nos mœurs de supporter.
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46À la littérature de violer les demeures de la vérité, à elle de susurrer l’être d’un détail ou d’une syllabe. À nous de respecter ce commerce ambigu et risqué avec le réel, le ministère de cette resurrectio mortis à laquelle nous ne croyons plus, en convenant ainsi que le statut épistémologique de la Vie de Rancé ne saurait être conféré de l’extérieur, aux marges des systèmes établis, mais est assemblé et légitimé par la confrontation d’exigences métaphysiques d’un genre peu commun, et des contraintes d’un genre aussi ancien que la littérature même :
Depuis la réforme jusqu’à la mort de Rancé, on compte cent quatre-vingt-dix-sept religieux et quarante-neuf frères, parmi lesquels sont plusieurs de qui Rancé a écrit la vie et qui peuvent figurer dans les romans du ciel53.