La notion de fiction dans l’anthropologie
1Depuis quelques années, et de manière plutôt inattendue, les chercheurs en sciences de l’homme s’interrogent explicitement sur l’écriture de leurs travaux. Cette tendance est tellement avérée et significative que, récemment, la revue Communications a pu rassembler des points de vue et des analyses théoriques sur ce problème, les uns et les autres venant de plusieurs disciplines et de plusieurs horizons. Dans cet ensemble, l’ethnologie était particulièrement représentée et on y trouvait, entre autres, un texte de Francis Affergan qui attirait déjà l’attention sur l’anthropologie comme discours et sur les figures principales de ce discours (Affergan, 1994). Dans le même esprit, ce chercheur, professeur d’ethnologie à l’Université de Nice, est revenu depuis sur l’épistémologie de sa discipline, en élargissant encore sa perspective, cela dans un livre dont le titre, La Pluralité des mondes. Vers une autre anthropologie, pourrait bien renvoyer à Fontenelle et aux temps où « la littérature » n’existait pas encore séparément et où les Lettres se confondaient encore avec ce que nous appelons les sciences (Affergan, 1997 ; je renverrai directement les citations à la pagination de ce livre).
2C’est ce travail que je voudrais présenter dans ce colloque, non pas certes dans toute sa richesse et son ampleur mais dans la mesure où F. Affergan se propose de transposer la notion de fiction, couramment utilisée en poétique, au sein de l’anthropologie, dans le dessein de renouveler sa discipline. Comme si, pour aller « vers une autre anthropologie », il fallait recourir à une notion et à une perspective venues d’un tout autre horizon, disons littéraire. Quitte pour lui, bien sûr, à aménager cette notion.
Comprendre l’événement
3Quand Jacques Rancière (Rancière, 1992 et Communications, 1994) ou Michèle Riot‑Sarcey (Riot‑Sarcey, 1998) remettent en jeu et repensent la notion d’événement dans la discipline de l’histoire, cela n’est pas encore trop difficile à admettre, au moins au premier abord : car, après tout, l’événement n’est-il pas (ou ne devrait-il pas être...) le trait spécifique de l’histoire et l’objet même de l’historiographie ? Et pourtant déjà, chacun à sa manière, l’une au titre de ses travaux d’historienne du politique et l’autre au nom de sa théorie philosophique du savoir historique considéré comme une pratique, bouscule sérieusement les conceptions et les méthodes habituelles de l’historiographie en les confrontant à l’irruption de la nouveauté dans l’histoire sous le nom de l’événement, à son caractère irréductible et à la nécessité comme à l’extrême difficulté de comprendre les sujets humains en tant qu’ils produisent cette nouveauté. Mais il est quand même plus surprenant que la question de l’événement puisse venir au centre d’une réflexion sur l’épistémologie de l’ethnographie.
4Tout part, chez Affergan, d’une conviction, qu’il a puisée d’abord dans l’ethnologie des cultures créoles et spécialement martiniquaise1. Les cultures et les sociétés sont des réalités sujettes aux indéterminations, aux ruptures et aux crises, notamment parce qu’elles sont ouvertes aux autres cultures et sociétés. C’est ainsi que les événements entrent nécessairement dans la perspective de l’ethnologue, comme des phénomènes imprévisibles, irréductibles à toute causalité mécanique et à toute référence explicative, à considérer si possible dans leur avènement même :
L’événement culturel n’est pas décodable précisément du fait qu’il tire toute sa théâtralité, et la force de son exécution, de son absence de connexion avec un réseau de cas identiques. Le rituel fait sens car il est d’emblée vécu comme une création ou l’exécution d’un faire et qu’à chaque fois, un autre épisode semble lui conférer un caractère inaugural et inédit. (p. 131.)
5En somme, en termes de méthode ethnologique, et paradoxalement, les événements sont « des données qui ne seraient pas encore prêtes » (p. 130), mais à constituer : des faits opaques et qui justement ne se donnent pas.
6En effet, les cultures sont le siège de pratiques, à considérer et à comprendre comme telles, c’est-à-dire à interpréter. Car non seulement ces cultures sont le lieu d’événements, mais aussi de discours portant sur ces événements et même constituants de ces événements. D’autre part, la rencontre de l’ethnologue avec chaque culture représente à son tour un événement, pour lui-même et pour cette culture : l’expérience du terrain comporte nécessairement des événements (car c’est « un lieu temporel où s’engagent les découvertes, les déceptions, les dialogues avortés ou encore les réussites involontaires », p. 138) ; la compréhension de cette culture représente elle-même une histoire ; enfin l’anthropologie, comme science, a ses propres événements et sa propre histoire. Bref, « c’est le croisement entre ces cultures, ces événements en gestation et la rencontre avec l’ethnologue que nous appellerons un monde » (p. 130), un monde dans lequel se superposent des faits appartenant à deux cultures et les deux discours de compréhension de ces faits, celui de la culture sur elle-même, celui de l’ethnologue sur celle-ci. Ici (en ethnologie) comme ailleurs (par exemple quand il s’agit de l’analyse du rêve, ou de la compréhension des textes littéraires), l’interprétation représente la constitution d’un sens par l’élaboration d’un autre sens, c’est-à-dire la relation créatrice et problématique qui articule entre elles deux opérations auctoriales.
7Mais cette importance décisive accordée à l’événement, à l’historicité et au caractère discursif des pratiques culturelles corrèle au moins trois autres notions, celles de personne, d’identité et de valeur. Ce que l’auteur reproche à l’anthropologie positiviste, c’est précisément de faire l’impasse sur les événements d’une culture et sur leurs agents, c’est-à-dire sur « le sujet sans lequel, pourtant, aucune théorie anthropologique ne saurait être validée2 » (p. 29). Ainsi l’anthropologie classique privilégie-t-elle ce qui est objectivable à un moment donné dans une société et ce qui est transposable ou comparable entre des sociétés, au détriment de ce qui caractérise telle ou telle culture, c’est-à-dire « le déroulement discontinu de durées que les actions et les paroles scandent et dissolvent à la fois » (p. 11). Au contraire, il faudrait considérer « le problème sémantique de l’action et des actes de paroles par lesquels autrui se manifeste et se donne à voir et à entendre » (p. 20) et donc élaborer « des modèles épistémologiquement fondés, [à] concevoir à tout le moins comme des mondes, c’est-à-dire comme tout ce qui a lieu, qui peut avoir lieu ou qui pourrait avoir lieu » (p. 50). En effet, « nous [n’avons] pas affaire à un univers de production de propositions vraies ou fausses, mais à un monde où les hommes s’obligent, se convainquent, s’utilisent, se doivent de, s’engagent, qu’ils appartiennent à la société étudiée ou qu’ils fassent partie de la communauté des anthropologues, pour peu qu’on admette qu’aucune observation ne s’élabore sans réciprocité » (p. 22).
8Ainsi les valeurs d’une culture ne sont-elles pas des faits, ni même des visions du monde immanentes aux conduites collectives, aux rituels et aux mythes, ou des schèmes que l’on construirait et formulerait à loisir de l’extérieur : ce sont des exigences que forment dans leurs actes, et pour qu’elles se réalisent, les acteurs de ces actions. De même l’identité de telle culture se forme justement en ce point où se conjoignent les pratiques de ces acteurs et leurs discours de ces pratiques. Cette conception de l’ethnologie comme anthropologie et de l’anthropologie comme herméneutique suppose à la fois que le chercheur se place au point de vue spécifique de la culture qu’il étudie et des agents qui la forment (avec leurs espoirs et leurs prières, leurs rites, leurs valeurs...) et qu’il n’oublie pas cependant la tension qui le sépare de cette culture pendant que son acte d’interprétation à lui participe à constituer ce monde : l’identité de chacun se formule au sein d’un cercle herméneutique constitué par les deux sujets3. Il est clair qu’Affergan invoque donc une « expérience phénoménologique » (p. 20) : « L’événement permet de repérer comment et pourquoi les agents d’une culture construisent, défont, se souviennent, pratiquent le langage, entretiennent des relations émotionnelles et posent les différents mondes dans lesquels ils évoluent. Les événements d’une culture autorisent une lecture en réseaux qui donnent naissance, à chaque nœud, à différentes routes dont la tâche consiste à conduire les multiples significations que ses agents et ses interprétants construisent. » (p. 12.)
9Résumons :
10— les « mondes » culturels sont pluriels ;
11— par la diffusion universelle des modes de vie occidentaux, ils interagissent tous désormais ;
12— ils entretiennent entre eux des relations conflictuelles et/ou amicales ;
13— ils se définissent par des pratiques, endogènes et exogènes, et l’une des ces pratiques consiste dans les relations nécessaires et réciproques d’interprétation « ethnologique » qu’ils exercent entre eux.
Fiction contre modèle, la fiction comme modèle nouveau
14Qu’est-ce que la fiction selon Affergan ? C’est une notion heuristique comme celle, classique, de modèle, et donc « une construction artificielle, une élaboration schématisante, une fabrique expérimentale » (p. 11), mais justement elle est d’abord construite contre la notion de modèle telle qu’elle prévaut encore en ethnologie. Celle-ci, en effet, fut empruntée aux mathématiques, aux sciences naturelles et à la sociologie, et elle trouve une bonne application, pour ainsi dire increvable, dans le modèle de la parenté. Or le modèle, ainsi entendu et explicité, est une structure exclusivement logique qui ne rend compte que des activités logiques et pour elles-mêmes ; elle privilégie la relation univoque de la causalité ; elle élimine le langage naturel, les pratiques individuelles qui s’y forment, et « les saillances et les virages, les scansions et les césures que seule la notion d’événement serait apte à accomplir » (p. 11).
15Au contraire, la fiction est l’opération pour ainsi dire naturelle d’une ethnologie qui traiterait les autres cultures comme des « mondes possibles », entendons comme des mondes culturels régis chacun par sa propre logique exprimée dans les propres récits de ses propres actions, et relevant par là d’un autre récit, celui de l’ethnographe, et des propres nécessités pour ainsi dire poétiques de ce récit :
Si l’on admet l’hypothèse d’un mode narratif des discours ethno-anthropologiques, alors force est d’admettre que les descriptions d’états et d’événements d’un monde autre peuvent être assimilées à la description d’un monde alternatif possible. Lorsque l’ethnologue raconte un autre monde, les figures stylistiques, les métaphores, les temps verbaux construisent la fiction d’un monde possible, même si le lecteur n’est pas sans savoir qu’il existe réellement. La pluralité des mondes culturels implique ipso facto la prise en considération des mondes possibles dans le registre de la logique. (p. 56.)
16Qu’est-ce donc que ces « mondes possibles » ? C’est, par rapport à nous, tous les mondes réels, mais tels qu’ils seraient vus, décrits, narrés, compris comme les autres mondes de notre monde : « Grâce aux mécanismes du schème fictionnel, nous voyons le monde — il s’exhibe à nous — comme s’il pouvait être un autre. L’altérité s’explique ainsi comme la figure contrastive de nos mondes proches4. » (p. 46.)
17C’est cet acte de schématisation qu’Affergan appelle « anthropoïésis » et qu’il met sous le patronage de la Poétique d’Aristote. En effet, à l’instar du poète et à la différence de l’historien, l’ethnologue qu’Affergan appelle de ses vœux « élabore, informe, configure, arrange, agence, dispose, combine » (p. 244). Car l’événement ne se déduit pas, ne s’analyse pas, ne se démontre pas ; il se porte sur la scène où il se raconte, et c’est par là seulement qu’il se connaît. L’anthropologue fait voir les mondes possibles par une sorte d’hypotypose généralisée, ou plutôt par une sorte de théâtralisation5. L’un des chapitres de ce livre s’appelle « Construire et montrer », et nous comprenons qu’il s’agit de construire pour montrer. Les figures caractéristiques de cette poétique sont donc le comme ou le comme si en tant que ces expressions dévoilent les relations différentielles entre les cultures6, les déictiques en tant qu’ils sont les instruments grammaticaux élémentaires de la désignation de telle culture à telle autre, mais aussi la métaphore, en ce qu’elle fait voir les équivalences pour ainsi naturelles qui gouvernent les cultures telles qu’elles s’énoncent elles-mêmes, telles qu’elles se différencient entre elles, toujours de manière énonciative, telles que l’ethnologue les énonce à son tour comme des systèmes autres que les siens7. (Ricœur parlerait de « métaphore vive ».)
18C’est pour cela qu’Affergan invoque Bakhtine :
Le texte ethnologique s’appuie plus sur des énonciations que sur des énoncés. C’est l’hypothèse adoptée par Bakhtine non seulement pour le roman, mais aussi pour les discours que tiennent les sciences humaines : l’autre infiltre l’un en le transperçant, fondant ainsi la notion épistémologique de frontière mobile par laquelle le sujet se trouve toujours pris dans les jeux de langage des autres, et celle d’exotopie par laquelle la compréhension ne se valide que par un hors-sujet-parlant. (p. 92.)
19Et c’est pour cela aussi que je rappellerais à ce propos le modèle dialogique des cultures mis en honneur par Lahontan dans ses Dialogues et brillamment repris par le Diderot du Supplément au Voyage de Bougainville. La dramatisation propre au dialogue entre le sauvage et le civilisé, dramatisation certes un peu fruste en l’occurrence mais qui oppose des énonciations et donc des personnages, des identités et des valeurs, permet la mise en scène ironique des valeurs du civilisé : deux sujets parlent, mis à distance et en évidence par un tiers sujet implicite et double, qui les fait et qui les écoute parler. Le monde du sauvage apparaît alors comme le possible et le vraisemblable du monde civilisé, suivant deux sens : la possibilité du premier dévalorise le deuxième et, en même temps, il lui oppose et propose l’image préférable et activement idéale d’une utopie.
20Il est donc clair que l’ethnologie doit assumer la nature critique que révèle une telle conception. Car un monde possible n’est pas celui que construiraient in abstracto un anthropologue positiviste ou un dieu géomètre, mais celui, entre autres schèmes, que l’ethnologue élabore comme contretype du sien, du sien qu’il doit avouer, et dans la critique qu’il en produit.
La « poétique » de la fiction dans l’anthropologie selon Affergan
21Bien sûr, le « littéraire » ne reconnaît pas immédiatement dans cette notion de la fiction l’opération de poétique qu’il rencontre au théâtre ou dans le roman comme constitution de personnages, d’un point de vue, d’une intrigue, d’une certaine vraisemblance, etc.
22C’est que, d’abord, Affergan propose une question et un programme épistémologiques pour ce qui serait « une autre anthropologie » et que ses propres travaux (et certains autres) ne feraient que préfigurer. Ici, l’ethnologue ne produit pas de ses fictions ; il s’interroge et interroge sa discipline sur la possibilité et sur les conditions d’une épistémologie qui mettrait au principe de son discours la notion d’événement et la méthode critique de l’interprétation.
23Ensuite, selon ce qu’il exposait dès 1987 dans Exotisme et altérité, Affergan insiste sur le caractère performatif du discours anthropologique8. Écrire, c’est dire, et dire, c’est énoncer : c’est s’étonner (de ce qu’on voit), attester et convaincre (qu’on a vu) et faire voir (ce qu’on a vu) ; mettre à distance, critiquer, juger deux points de vue, celui qu’on observe et le sien propre... Cette fonction pragmatique du langage doit venir au premier plan de l’écriture par le ton, la capacité d’évocation, la suggestion des affects de la rencontre problématique avec l’altérité, autrement dit par le style. Sous ce point de vue, le style de Francis Affergan offre en effet l’union paradoxale, et parfois difficile, de l’abstraction philosophique, de la technicité ethnologique et d’une passion, polémique et sympathique à la fois, toujours présente et toujours visible, toujours prête à s’en prendre « à une anthropologie [...] abreuvée longtemps aux fontaines froides de structures stables ou nécrosées » (p. 12). Cependant le style, dans la réflexion théorique ou dans la monographie de terrain, n’est pas seulement la marque nécessaire du sujet de la connaissance : il est le lieu de tropes aussi remarquables que le style indirect libre, qui permet justement l’inscription de la parole de l’Autre dans celle de l’ethnologue (Affergan, 1999, p. 20‑22). Encore faut-il entendre au sens large cette grammaire du style indirect, c’est-à-dire comme la forme et l’esprit d’un discours qui, refusant de rapporter purement et simplement l’expérience de l’Autre comme transparente et directement accessible, l’énonce en conservant les marques des deux énonciations, l’une dans l’autre, celle de l’Autre et celle de l’ethnologue9.
24Mais surtout, sous le nom de fiction, ramené à son étymologie qui mêle les deux idées de construction et d’invention et étendu à son sens le plus large (toute élaboration narrative susceptible de manifester comme vrais et de faire comprendre des faits réels autrement inaccessibles10), il est demandé à l’anthropologue de construire des figures cognitives qui mettent en jeu son imaginaire, sa capacité critique à l’égard de son propre monde, et principalement son sens de l’événement, c’est-à-dire, selon une expression qu’Affergan emprunte à Vico, « une logique poétique, à savoir une logique contingente ou plutôt de la contingence » (p. 260). Fondamentalement, la fiction est donc le mode de constitution des faits réels de l’ailleurs en possibles de l’ici. Pour cela, l’ethnologue devrait pratiquer, par exemple, des découpages dans la durée d’une société, qui mettent en évidence un certain événement significatif tel qu’il survient dans telle culture, son caractère d’imprévisibilité et son opacité, ses acteurs considérés comme les auteurs de cet événement et de discours de cet événement, les formes d’un dialogue implicite entre ces auteurs et l’auteur du discours ethnologique.
25Comment, sans faire le retour, d’ailleurs impossible et inopérant, aux voyages philosophiques et aux temps où l’anthropologie n’était pas encore séparée des Lettres, comment user pratiquement de la fiction ? En fait, de manière plus ou moins consciente, les ethnologues « classiques » en usaient déjà, et Mondher Kilani comme Affergan, le premier de manière plus concrète, le second suivant une pente plus théorique, réfèrent à des travaux qui préfigurent cette écriture anthropologique qu’ils appellent de leurs vœux, ceux de Leiris, Mead, Métraux, Malinowski, Griaule, Clastres... C’est ainsi que Mondher Kilani (« Du terrain au texte. Sur l’écriture de l’anthropologie », Communications, 1994, p. 50) peut montrer, sur des exemples nombreux de monographies d’auteurs et de thèmes très divers, comment « la construction [rhétorique] du texte anthropologique commence sur le terrain ». Comme métaphore, même inconsciente, rien que l’expression et l’idée de « terrain » supportent déjà des déclarations de propriété et d’identité, des effets d’identification (de l’ethnographe à son objet, du lecteur à l’ethnographe), des effets fictionnels de totalisation et de vérité, témoin la phrase emblématique que l’auteur relève ironiquement sous la forme : « Mon terrain c’est les Dogons. »
26Pour reprendre et résumer de manière concrète, voici les six grandes caractéristiques « poétiques » du texte ethnologique, telles qu’Affergan les recense lui-même (Communications, 1984, p. 31-32 et Affergan, 1991, p. 134-142) :
27— le modèle grammatical du discours indirect ;
28— une forme narrative ;
29— la production de « la croyance qui accompagne toute lecture et qui s’appuie sur un triple dispositif : le mélange grammatical des temps verbaux (passé, présent...), le jeu entre embrayeurs pronominaux (je, ils, eux, tu...), et l’instillation de tropes d’insistance (« je vous assure », « j’y reviens pour la énième fois », « j’ai revu Untel », « croyez-moi », « je demande qu’on m’accorde »... » ;
30— « l’autorité affective conférée par le terrain et rendue possible par l’utilisation de deux types de modalités : auto-implicative (« j’y étais », « je l’ai vu »...) et comparative/analogique (« ils réagissent comme les... », « cela ressemble à... ») » ;
31— « une propriété axiologique/pragmatique, par laquelle la valeur d’une action ou d’un rite fait toujours sens » ;
32— « du crédit à l’idée que le terrain appartient à l’ordre du possible, incitant ainsi le lecteur à se convaincre et à se persuader que tous ces mondes existent tels quels et qu’il pourrait même s’y rendre pour le vérifier (ce qui constitue un mode du possible différent de celui que confectionne le roman) ».
La littérature dans le paysage renouvelé des sciences de l’homme
33Le travail de Francis Affergan prendrait donc tout son sens si l’on évoquait ici, même brièvement, quelques noms et quelques œuvres, plus ou moins récentes, qui marquent actuellement dans les sciences de l’homme.
34Dans le domaine de l’histoire, et toutes choses étant différentes par ailleurs, je me permets de renvoyer à l’esprit des analyses que Ricœur pratique à propos des historiens des mentalités, et notamment de Duby. De manière significative, le philosophe n’évoque pas l’un de ses récits ouvertement narratifs et « littéraires » comme Le Dimanche de Bouvines ou Guillaume le Maréchal mais une étude apparemment classique dans l’historiographie : Les Trois Ordres ou l’Imaginaire du féodalisme. Il montre alors « comment l’auteur dramatise une structure idéologique par la construction d’une quasi-intrigue » (les vicissitudes de l’image trifonctionnelle, depuis ses formulations initiales jusqu’à sa disparition avec la bataille de Bouvines, en passant par certaines péripéties), pour ordonner des « quasi-événements » (ceux qui affectent cette structure à trois termes), où interviennent des « quasi-personnages » (la structure elle-même comme « personnage principal » en proie à l’histoire, les trois ordres qui la composent11...).
35Autre exemple et dans une autre discipline, avec un livre qui vient opportunément d’être réédité : le sociologue Pierre Sansot (Sansot, 1971‑1996, et aussi « Le Goût de l’écriture : une dérive épistémologique ? », Communications, 1994) entend traiter la ville comme une œuvre dont l’étude relèverait d’une poétique et, dans une certaine mesure, toute la vie sociale, comme « encore inconnue avant d’être réécrite ».
36Mais, pour évoquer spécialement le domaine de l’ethnologie, dès 1955, les Tristes tropiques de Lévi-Strauss étaient d’un écrivain, ouvertement, et même de manière provocante12. Et tout récemment, dans ses « exercices d’ethno-fiction » (Augé, 1997), Marc Augé proposait de rapprocher les trois pôles et régimes de l’imaginaire individuel (où règne le récit du rêve), de l’imaginaire collectif (le domaine des récits collectifs, des mythes), de l’œuvre de fiction (le récit d’un poète). Pour faire fonctionner ces récits, aux trois niveaux où ils se forment, Augé distingue une instance active et organisatrice, identifiable comme étant à l’œuvre dans la psyché du rêveur, dans les évocations du chaman et, évidemment, dans l’organisation du récit de fiction : l’instance de « l’auteur », c’est-à-dire la figure qui, s’adressant à des tiers, ménage les événements de l’histoire racontée et atteste, par là, la vérité de ces événements, choses ou personnages que le rêveur ou le chaman ont vécus et rencontrés à l’occasion de leur voyage dans l’ailleurs, et que le poète a imaginés en vue de représenter la réalité des actions humaines. Enfin il pose une relation historique entre ces trois types de récit, qui les conditionne mutuellement : à un moment donné, quand l’église a eu besoin de récupérer et de réhabiliter les rêves et les visions au profit de l’évangélisation, elle a dû reconnaître la valeur de ces conduites imaginaires qui relient le monde des vivants à celui des morts et, par là, fonder la littérature autobiographique, celle dont les œuvres relatent la relation personnelle que le rêveur et le visionnaire entretiennent avec cet autre monde.
37Pour l’anthropologue américain Clifford Geertz (Geertz, 1988-1996), tenant connu et d’ailleurs discuté de l’ethnographie textualiste, le déplacement de l’ethnologue constitue un voyage dans l’ailleurs, dont ce voyageur rapporte des informations et qu’il doit attester, comme « auteur », dans l’ici où il est revenu. Non sans malice, Geertz entreprend ainsi d’analyser l’écriture de quatre auteurs significatifs de voyages philosophiques : Lévi-Strauss, dans Tristes Tropiques, qui poserait de manière éclatante et subversive la question même de l’ouvrage anthropologique comme texte (« rares sont ceux qui en terminent la lecture sans être un peu déconstruits », écrit Geertz) ; Evans-Pritchard qui inventerait un style et même toute une poétique narrative rendant absolument évident ce qui est, en réalité, rien moins qu’évident ; Malinowski qui fonderait de manière convaincante le point de vue narratif du « non seulement j’étais présent, mais j’étais l’un d’entre eux, je parle avec leur voix ». Quant à Ruth Benedict, dont Geertz accroche le portrait de famille entre Swift (et Montesquieu), Margaret Mead (son amie quelque peu abusive) et la riche descendance qu’elle a engendrée dans l’ethnologie contemporaine, elle proposerait une critique ironique de « Nous » (us et US) à travers les « Non-Nous » (Non Américains). Bref, en quatre études croisées de styles et de personnalités (works and lives), Clifford Geertz développe les quatre principes d’une épistémologie poétique : que l’autorité de l’ethnographe comme auteur tient à certains traits spécifiques et cohérents de son écriture ; que ces traits définissent un style, c’est-à-dire sa signature, témoignage et sceau d’une certaine « parole », à prendre ou à laisser ; que cette signature atteste une expérience, celle d’un passage « là-bas » tel qu’il a marqué la personne de l’ethnographe jusque dans cette parole ; que ce « là-bas », en tant qu’il constitue un objet de science absolument particulier, relève moins d’une méthode et d’une théorie, d’une épistémologie, réglées par des protocoles stricts ou même d’une description objective et scrupuleuse que d’un style qui note et qui rapporte « ici » le fait même et les marques, les événements et l’avènement, de cette extériorité.
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38En somme, on pourrait dire, dans ce colloque qui réunit des « littéraires », qu’il se passe beaucoup d’événements du côté des sciences de l’homme, et des événements qui nous intéressent au premier chef. Non pas, cette fois, que nous demandions à ces sciences des modèles de compréhension à notre propre usage : car il semble bien que ce soit le contraire. Si c’était cela, eh bien, sans prétendre évidemment à rien leur imposer, nous ne pourrions que nous en réjouir, et en tirer profit pour notre propre gouverne.