1Il peut sembler étrange d’entreprendre une réflexion collective sous le signe des « frontières de la fiction » à l’heure où la fiction et ses cousines plus ou moins proches (la fabulation, les simulacres, les reality shows, la réalité virtuelle, etc.) semblent envahir tout le champ de la culture, si ce n’est celui de la pensée contemporaine. L’effritement de la réalité, célébré ou déploré, paraît surtout celui des frontières qui distinguent celle-ci de la fiction ; si le « crime parfait » de notre fin de xxe siècle, selon Baudrillard, est celui d’avoir fait disparaître la réalité, la fiction, elle, paraît sortir triomphante de cette nouvelle donne mouvante qui se dessine. Rares sont les voix qui s’inquiètent d’une menace qui frapperait la fiction ; et pourtant. La montée de la rectitude politique n’est-elle pas aussi celle d’un assujettissement des fictions à des cahiers des charges conçus hors de son ordre ? La rectitude politique, en effet, ne reconnaît aucune spécificité aux genres du discours : pour elle, publicité, articles de journaux ou séries télévisées constituent un vaste terrain indifférencié où seuls les contenus importent, où la représentation discursive (ou plus largement sémiotique) est censée prendre le relais de la représentation politique. Que devient la catégorie de fiction dans ce contexte ? La question me paraît cruciale, mais n’admet pas de réponse simple pour l’instant. Des campagnes comme celles des Gaylaxians (un groupe de pression qui a tenté — sans succès — de convaincre la Paramount d’inclure une représentation explicite de l’homosexualité dans la série télévisée The Next Generation1) ne signalent-elles pas à la fois que la fiction est devenue un champ d’intervention idéologique aussi stratégique (et aussi tangible) que les autres et que son autonomie par rapport à l’idéologie est sous étroite surveillance2 ?
2Au-delà des slogans et des formules à l’emporte-pièce, pareille ambivalence nous force à reconnaître, je crois, la complexe renégociation des rapports entre « fiction » et « réalité » qui se déroule non pas sous nos yeux, mais autour de nous et à travers nos pratiques de lecteurs et de spectateurs. Je ne prétendrai donc pas régler la question mais voudrais seulement souligner son caractère intensément idéologique, qui touche bien plus que les contenus (la représentation des femmes, des homosexuels, des divers groupes ethniques) puisqu’il affecte ce que j’appellerais, pour dire les choses rapidement, l’économie politique de la fiction. La conception qu’on se fait de la fiction me semble en effet aussi idéologiquement marquée, sinon décisive, que celle qu’on se fait des rapports des sexes ou des groupes sociaux ; s’interroger, comme je m’apprête à le faire, sur quelques développements « formels » en matière de fiction, voilà qui me paraît un peu moins gratuit qu’une conception étroite de l’idéologie pourrait nous amener à la croire. Je m’intéresserai donc à un cas parmi bien d’autres (l’éventail des sujets abordés dans ce colloque montre bien l’ampleur et la diversité des problèmes qui se posent), à savoir celui de ce que j’appelle la transfictionnalité. Celle-ci doit être distinguée de l’intertextualité, dont elle constitue un cas particulier opérant selon des mécanismes et une économie propres. L’intertextualité repose sur des relations de texte à texte, que ce soit par citation, allusion, parodie ou pastiche. La transfictionnalité, elle, suppose la mise en relation de deux ou de plusieurs textes sur la base d’une communauté fictionnelle : constituent un ensemble transfictionnel, non pas les textes qui mentionnent un personnage comme Sherlock Holmes (par exemple celui que je suis en train d’écrire), mais bien les textes où Holmes figure et agit comme personnage. Il en va de même pour les univers fictifs considérés dans leur ensemble. Un auteur qui situerait une histoire dans MiddleEarth, le monde imaginé par Tolkien dans The Lord of the Rings, créerait du coup un ensemble fictionnel dans lequel le texte de Tolkien serait rétrospectivement inclus3.
3La transfictionnalité, malgré la fréquence du phénomène en littérature, semble avoir retenu davantage l’attention des théories de la fiction, d’inspiration philosophique ou logique, que des études littéraires. On s’en apercevra en consultant l’ouvrage qui, à ce jour, s’approche le plus sans doute de la question : le Palimpsestes de Gérard Genette (1982) : même si une part importante des textes et des dispositifs qui y sont examinés impliquent une migration intertextuelle des personnages (et des histoires), l’accent n’est à peu près pas mis sur le statut des entités fictives concernées, mais bien davantage sur les modalités des rapports que des textes sont susceptibles d’établir avec d’autres textes. L’hypertextualité genettienne croise souvent, dans les faits, la transfictionnalité, mais le cadre théorique qu’il adopte l’amène à neutraliser en grande partie les questions spécifiques que pose la seconde. Aussi est-ce d’abord à travers les théories de la fiction que nous pouvons espérer jeter un premier éclairage sur le problème qui m’occupe.
Trois frontières de la fiction
4Des frontières, la fiction n’en manque manifestement pas - ce qui ne veut pas dire qu’elle ne s’ingénie pas à les transgresser, voire à les subvertir, à travers quantité de manœuvres qu’on pourra associer aussi bien à la modernité qu’à la postmodernité. Lorsque l’ « auteur » du Jacques le fataliste et son maître de Diderot (1970) affirme qu’il n’écrit pas un roman, lorsque Philip Roth, dans Operation Shylock (1993), décrit et donne comme réelles ses tribulations avec les services secrets israéliens, lorsque W. S. Baring-Gould fait paraître une biographie de Sherlock Holmes (1975), lorsque Tom Stoppard, dans Rosencrantz and Guildenstern Are Dead (1967), met en scène ce qui arrive aux deux personnages titulaires pendant qu’Hamlet se débat avec ses doutes et ses velléités de vengeance, chacun, à l’évidence, semble se jouer de l’étanchéité censée faire de la fiction un domaine reconnaissable. Faut-il pour autant voir dans la fiction un domaine poreux ? On ne peut répondre à cette question sans d’abord s’interroger sur ce que l’on entend au juste par « frontière » de la fiction. Sur quel plan se situe-t-elle ? Quelles distinctions entraîne-t-elle ? En fait, un examen même rapide des théories de la fiction permet d’identifier plusieurs frontières, qui ne se situent pas toutes sur le même plan et n’entraînent pas des distinctions du même ordre. Un petit détour de ce côté n’est donc pas tout à fait inutile : s’il n’apportera pas de réponses définitives — on verra que le consensus est loin de régner en ces matières —, il permettra du moins d’y voir un peu plus clair.
a) La frontière ontologique
5La frontière ontologique établit une distinction entre le statut des entités fictives et celui des entités réelles. À première vue, cette frontière est on ne peut plus nette : personne ne niera, d’une part, que Sherlock Holmes, Mickey Mouse ou la planète Tralfamadore relèvent de la fiction et que, d’autre part, Mikhaïl Gorbachev, la brebis Dolly ou Prague appartiennent à la réalité. Mais les logiciens ont eu tôt fait de mettre en évidence des cas ambivalents (le Londres des récits de Conan Doyle, le Napoléon de Guerre et Paix, etc.) qui mettent à l’épreuve cette évidence, amenant du coup les théoriciens à raffiner leurs modèles — et à prendre position dans un débat qui n’est toujours pas clos. On remarquera que l’ambivalence n’est pas un phénomène symétrique : sauf cas de psychose, ce n’est pas du côté de la réalité que surgissent les cas embarrassants, mais bien au sein du discours fictionnel lui-même. La réalité peut-elle figurer dans un texte de fiction ? Certains n’hésitent pas à répondre par l’affirmative : selon eux, un texte de fiction peut fort bien référer sérieusement à des personnes et à des lieux réels, sans cesser pour autant d’être un texte de fiction. Il serait donc possible de distinguer, au sein du même texte, des items dénotativement « pleins » des items dénotativement « vides ». C’est, notoirement, la position soutenue par John R. Searle dans « The logical status of fictional discourse » :
Most fictional stories contain nonfictional elements : along with the pretended references to Sherlock Holmes and Watson, there are in Sherlock Holmes real references to London and Baker Street and Paddington Station ; again, in War and Peace, the story of Pierre and Natasha is a fictional story about fictional characters, but the Russia of War and Peace is the real Russia and the war against Napoleon is the real war against the real Napoleon. What is the test for what is fictional and what isn’t ? [...] The test for what the author is committed to is what counts as a mistake. [...] if Sherlock Holmes and Watson go from Baker Street to Paddington Station by a route which is geographically impossible, we will know that Conan Doyle blundered even though he has not blundered if there never was a veteran of the Afghan campain answering to the description of John Watson, M. D. (Searle, 1979 : 72).
6J’aurai l’occasion de revenir au critère qui, selon Searle, permettrait d’identifier les zones de non-fictionnalité au sein de la fiction : la possibilité de commettre des « bévues » à leur endroit. Mais il me faut d’abord noter que tous les théoriciens sont loin de souscrire au principe d’une telle distinction. Dès 1954, par exemple, Margaret Macdonald soutenait que l’immersion d’éléments « réels » dans un récit de fiction les met sur le même plan (ontologique) que les éléments «purement» fictionnels :
J’incline donc à dire qu’un conteur n’énonce pas des assertions informatives concernant des personnes, des lieux et des événements réels, même lorsque de tels éléments sont mentionnés dans des phrases fictionnelles : je dirai plutôt qu’ils fonctionnent eux aussi comme les éléments purement fictionnels avec lesquels ils sont toujours mélangés dans le récit. La Russie en tant que décor de l’histoire des Rostov diffère de la Russie que Napoléon a envahie et qui ne contenait pas les Rostov. [...] Tolstoï n’a pas créé la Russie [...] Mais on peut dire que Tolstoï a créé la-Russie-comme-arrière-fond-des-Rostov [...] (Macdonald [1954] 1989 : 232).
7Dans une perspective semblable, Ruth Ronen note que l’interaction entre les composantes du récit force à attribuer aux entités supposément réelles des propriétés (relationnelles) qu’elles n’ont pas dans la réalité :
[...] some of the properties attached in fiction to concete reality counterparts, relate to fictional entities residing in or next to them. Napoleon in War and Peace and London in Conan Doyle’s novels characteristically have fictional entities interact with them or reside in them. Since an empirical scanning of London will not reveal Sherlock Holmes, London cannot be the place where Holmes actually lived (Ronen 1994 : 128).
8Arrêtons-nous un instant sur le postulat qui sous-tend les raisonnements de Macdonald et de Ronen : celui que les textes de fiction présentent (ou se voient attribuer par les lecteurs) une « unité discursive4 ». La position de Searle (et des théoriciens « ségrégationnistes » en général5) suppose qu’on puisse répartir les énoncés d’un texte en deux ensembles : les énoncés référentiels et les énoncés fictionnels6. Pour Macdonald, Ronen ou Pavel, une telle manœuvre fait fi du fonctionnement du discours : un texte n’est pas un simple agrégat d’énoncés, mais une structure tissulaire qui, par le jeu des relations qu’elle instaure, entraîne une homogénéisation ou à tout le moins une contamination ontologique des entités impliquées7.
9Le ségrégationnisme repose sur une conception atomiste qui pulvérise le texte en une collection d’éléments sans liens entre eux ; l’intégrationnisme, cependant, paraît devoir payer ses avantages au prix — qu’on pourra trouver exorbitant — d’une indifférenciation des instances et de leur statut. Si Guerre et Paix s’interdit de distinguer le statut de « son » Napoléon de celui de Pierre ou de Natacha, si les lecteurs ne confondent pas le premier avec son homonyme réel, il n’est pas trop hasardeux d’avancer qu’une différence subsiste, intuitivement perçue mais difficile à conceptualiser. Comment cerner cette différence sans pour autant verser dans le ségrégationnisme, sans attribuer un statut purement référentiel aux entités ambiguës ? Deux solutions au moins sont disponibles. La première, nous l’avons entr’aperçue dans la citation de Ronen : elle consiste à traiter ces entités comme des contreparties (fictives) de leurs homonymes réels. Je cite pour mémoire la définition de David Lewis, à qui l’on doit cette notion :
The counterpart relation is our substitue for identity between things in different worlds. Where some would say that you are in several worlds, in which you have somewhat different properties and somewhat different things happen to you, I prefer to say that you are in the actual world and no other, but you have counterparts in several other worlds. Your counterparts resemble you closely in content and context in important respects. They resemble you more closely than do the other things in their worlds. But they are not really you. For each of them is in his own world, and only you are here in the actual world. [...] your counterparts are men you would have been, had the world been otherwise (Lewis 1968 : 114-115).
10Retenons le lien étroit entre la notion de contrepartie et la thèse, centrale chez Lewis, de la clôture ontologique des mondes possibles : pour Lewis, et contrairement à la thèse (kripkéenne) de l’identité à travers les mondes possibles, un individu ne peut appartenir qu’à un seul monde possible. On devine l’incidence de cette position sur l’interprétation des dispositifs transfictionnels ; pour l’instant, notons l’intérêt de la notion face au problème qui nous occupe ici : elle permet de distinguer les éléments fictifs qui sont la contrepartie d’entités appartenant à un autre monde, en l’occurrence le monde réel (le Napoléon de Guerre et Paix, le Londres des récits de Conan Doyle, etc.) de ceux qui n’en sont pas (Pierre, Natacha, Holmes ou Watson).
11La seconde voie de solution a été ouverte par John Woods dans The Logic of Fiction. À la différence du traitement proposé par Lewis, elle ne porte pas sur les entités comme telles, mais bien sur les énoncés qui s’y rapportent. Woods commence par reconnaître aux énoncés fictionnels une valeur de vérité qui a ceci de particulier qu’elle est déterminée par l’ « author’s sayso », par ce qu’un auteur de fiction affirme (ou permet d’inférer) dans son œuvre :
[...] it will be plain that there are vastly many statements about all manner of fictional persons, places and things, some of which are true and some of which are false. The conventional wisdom has it that the condition of truth for such matters is the author’s sayso and whatever can legitimately be inferred from statements true in virtue of the author’s sayso (1974 : 24).
12La proposition de Woods vise à rendre du compte du fait qu’il est possible d’énoncer à propos de la fiction des vérités (« Sherlock Holmes habite sur Baker Street ») et des faussetés (« Sherlock Holmes habite sur Berczy Street »). Cette distinction échappe à nos moyens d’investigation si on souscrit à la thèse classique de l’indécidabilité des énoncés fictionnels, comme l’a noté Chateau (1976 : 206-207). J’ajouterai que le critère de Woods se rapproche de ce que Macdonald avait formulé une vingtaine d’années plus tôt, en soulignant encore plus explicitement que Woods l’incidence de ce critère sur une question que nous retrouverons bientôt, celle de l’incomplétude des entités fictives :
lorsqu’on dit qu’un personnage est limité à ce que le récit relate à son propos, cela ne signifie pas que tout ce qui le concerne doit toujours être parfaitement clair. Cela veut dire simplement que le seul moyen de découvrir des faits concernant un personnage, c’est de consulter le texte de l’auteur : il contient tout ce qu’il y a à découvrir (p. 230).
13Le critère de l’ « author’s sayso » est intuitivement fructueux8 : il permet de distinguer les entités fictives — à propos desquelles on peut énoncer des assertions dont la vérité dépend en dernière instance de ce que l’auteur a (fictionnellement) stipulé — des entités réelles, où ce critère ne joue pas. Sherlock Holmes est un détective parce que Conan Doyle le décrit comme tel ; Winston Churchill a été un premier ministre britannique, indépendamment du fait que ses biographes l’affirment9. Le modèle de Woods permet aussi d’attribuer un statut particulier aux énoncés qui, en fiction, concernent des entités réelles, mais ne tirent leur véracité que du fait d’avoir été affirmées par l’auteur :
[...] among statements which are not history-constitutive of real persons there can be included statements which are true simply in virtue of the sayso condition. These could be called fictionalizations about such persons. They are true, but make no contribution to the person’s history. Thus the statement that Gladstone distrusted Disraeli is true and history-constitutive of Gladstone, whereas the statement that Gladstone had tea with Holmes is a true fictionalization about Gladstone. [...] f is a fictionalization about a real entity, x, if and only if f is true, f is about x, and f is true simply by the author’s sayso (p. 43-44).
14On voit immédiatement la différence entre le modèle de Lewis et celui de Woods. Pour Lewis, le « Londres » des récits de Conan Doyle est une entité différente du Londres réel, même si elle présente un fort degré de similarité avec ce dernier. Rien n’empêche un auteur de décrire une contrepartie présentant une différence plus considérable ou plus ostensible (en imaginant, par exemple, un Londres où vivent d’étranges êtres amphibies, comme dans Infernal Devices de Kurt W. Jeter (1987)). Il suffit chaque fois que cette contrepartie soit suffisamment ressemblante et qu’elle soit, de toutes les entités de ce monde fictif, celle qui soit la plus similaire au Londres réel. Le problème consiste évidemment à formuler des critères permettant de déterminer un degré suffisant de ressemblance. Un roman où « Londres » serait la chaussette rouge d’un certain Georges n’offrirait sans doute pas de ressemblance suffisante pour qu’on puisse y reconnaître une contrepartie du véritable Londres. Mais la science-fiction nous a habitué à des manipulations de la réalité assez déconcertantes pour qu’il devienne fort malaisé, dans les faits, de distinguer les contreparties « recevables » des cas de simple homonymie.
15Pour sa part, Woods ne s’occupe pas tant du statut des entités concernées que de celui des énoncés qui s’y rapportent : il n’élabore pas une ontologie de la fiction, mais plutôt une logique des propositions fictionnelles. Sa définition des « fictionnalisations » n’en pose pas moins des problèmes semblables à celle de contrepartie. Une fictionnalisation doit être à propos d’une entité réelle ; suffit-il pour cela qu’elle porte le même nom ? Si tel est le cas, la notion de fictionnalisation a fort probablement une extension beaucoup plus considérable que celle de contrepartie, et le Londres-chaussette-de-Georges pourrait bien en être une. On peut se demander aussi si l’homonymie est une condition nécessaire ; le cas des fictions à clef est là pour nous rappeler que certaines entités réelles peuvent être « reconnues » sans que leurs représentants en fiction — leurs fictionnalisations — soient nommément identifiées à elle.
16Quoi qu’il en soit, on notera la place centrale que Woods accorde aux énoncés fictionnels, et surtout à la notion d’ « author’s sayso » : par là, son modèle logique se rapproche plus qu’un peu des questions (et de certaines des propositions) formulées par les pragmaticiens dans leurs efforts pour rendre compte du discours fictionnel.
b) Le cadre pragmatique
17La frontière pragmatique ne concerne pas les entités fictives (du moins, pas directement), mais plutôt les énoncés et, à travers eux, les actes de langage dont ils procèdent. On distinguera alors des énonciations sérieuses, soumises à diverses règles dont celle, cruciale, d’engagement de sincérité de l’énonciateur, et des énonciations fictionnelles, libérées de cet engagement en ce que les actes de langage sont alors feints. Jean-Marie Schaeffer, qui juge décisive cette distinction (formulée d’abord par Searle10), montre bien que cela revient à dire que la fiction n’apparaît que pour autant qu’est constitué un cadre où elle se déploie :
Contrairement à une idée reçue, une fiction n’est pas obligée de se dénoncer comme fiction ; en revanche, elle doit être annoncée comme fiction, la fonction de cette annonce étant d’instituer le cadre pragmatique qui délimite l’espace de jeu à l’intérieur duquel le simulacre peut opérer sans que les représentations induites par les mimèmes ne soient traitées de la même manière que le seraient les représentations «réelles» mimées par le dispositif fictionnel (Schaeffer 1999 : 162 ; je souligne).
18On pourrait en déduire que tous les énoncés couverts par cette annonce se trouvent ipso facto encadrés, de sorte que toutes les entités dont il est question dans un texte affiché comme « roman » doivent être considérées comme fictives. Mais ce n’est pas ainsi que l’entendent Searle — on vient de le voir — et Schaeffer. Le premier se contente d’édicter la possibilité qu’un texte de fiction contienne des références sérieuses, sans préciser les raisons qui l’amènent à l’affirmer ; le second s’en explique davantage :
Je propose de distinguer la question de la fictivité qui concerne le statut de l’acte énonciatif global de la question de la référentialité qui concerne la structure sémantique réalisée, et donc se situe au niveau propositionnel. Même la fiction la plus imaginaire comporte de nombreuses prédications qui ont des référents réels. La fiction reste donc liée sur plusieurs points à des exigences de référentialité : le narrateur d’un roman qui mène son héros dans une forêt de chênes et qui, voulant décrire leur feuillage, décrit en fait un feuillage de hêtres, commet une erreur qui relève de la logique de la référentialité (sauf si des indices nous permettent de construire la figure d’un narrateur « non fiable ») (Schaeffer 1989 : 84 n.).
19Tant Searle que Schaeffer, donc, s’entendent pour définir la fiction par son cadre pragmatique particulier, celui de la feintise ; cependant, là où d’autres considèrent à priori que l’ensemble du texte tombe sous ce cadre11, ils maintiennent la possibilité que le texte (ou son contenu propositionnel) quitte ça et là le régime de la feintise. Comme celle de certains pays, la frontière de la fiction semble décidément fort litigieuse.
20Il ne s’agit pas à mon avis de trancher le débat, mais bien de reconnaître que l’appel à la seule intentionnalité de l’auteur (serait une fiction ce qu’un auteur considère comme une fiction, et donc comme un acte de langage feint) ne suffit pas. Qu’est-ce qui nous permet de présumer que l’intention d’un auteur de fiction qui commet une « bévue » est sérieuse (et donc erronée) et qu’il n’insère pas à dessein des bourdes référentielles ? Qu’est-ce qui nous permet d’attribuer ces bourdes à l’auteur plutôt qu’au narrateur ? Schaeffer évoque la possibilité que d’autres indices nous permettent de conclure à la non-fiabilité de ce dernier ; mais pour cela il faut que ces indices eux-mêmes aient été interprétés en ce sens et n’aient pas été attribués à l’inadvertance de l’auteur. D’ailleurs, il se peut fort bien que la confusion des chênes et des hêtres constitue justement l’un de ces indices décisifs, à partir desquels d’autres portions du texte pourront être interprétées dans un sens plutôt que dans l’autre. C’est dire que le texte de fiction présente des espaces interprétatifs intensément ambivalents, qui rendent passablement précaires les manœuvres des lecteurs qui tentent de s’appuyer un segment du texte — en principe soumis au cadre fictionnel — pour tenter de s’en extraire, ne serait-ce que localement. C’est dire aussi que l’intention de l’auteur constitue moins le socle de la fiction que l’un des facteurs que pourra convoquer (ou non) une stratégie interprétative : c’est celle-ci, et non celle-là, qui décidera en dernière instance du statut des énoncés (et des entités auxquels ils réfèrent).
c) La frontière textuelle : la clôture du texte & l’incomplétude des entités fictives
21Le troisième type de frontière de la fiction — la frontière textuelle — est aussi problématique que les deux précédents. Cette frontière n’est pas du même ordre que les deux autres : elle ne concerne pas la distinction entre fiction et réalité, mais plutôt celle entre les zones déterminées et indéterminées d’une fiction. Chacun sait que Sherlock Holmes vit à Londres et qu’Emma Bovary, après son déménagement de Tostes, à Yonville : les récits de Conan Doyle et le Madame Bovary de Flaubert l’établissent sans l’ombre d’un doute. Mais demandons-nous quels sont les prénoms de leurs mères respectives ; les textes ne fournissant aucune indication à cet égard, ces questions demeurent sans réponses. Il paraît indéniable que la fiction se distingue de la réalité à ce titre : je peux bien ignorer le prénom de la mère de certaines de mes connaissances, mais une enquête (assez aisée en l’occurrence) me permettrait de le découvrir. La fiction, pour sa part, paraît bien bornée par le texte qui la met en place : dès qu’on quitte la zone de ce qui est stipulé par le texte, on s’aperçoit que les éléments fictifs (personnages, lieux, circonstances, etc.) s’entourent d’un nuage de propriétés foncièrement indéterminées.
22Cette indétermination complique sérieusement la tâche de ceux qui tentent de rendre compte de la fiction à partir de la notion (développée en logique modale) de monde possible. Un monde possible est en effet un état de choses maximal : toute proposition formulable à propos de ce monde doit être soit vraie, soit fausse, mais non les deux (voir Woods 1974 : 103-104 et Plantinga 1977 : 246) ; on ne peut donc y adjoindre une nouvelle proposition sans contredire l’une de celles qui décrivent déjà ce monde possible. Rien de tel dans le cas de la fiction : aux propositions que comporte Madame Bovary, je puis annexer quantité d’autres (« Emma Bovary est née un vendredi », « Homais a lu La phénoménologie de l’esprit (mais n’y a rien compris) », « Berthe restera célibataire », etc.) qui ne contredisent pas formellement le roman de Flaubert, même si on peut par ailleurs — mais c’est une tout autre histoire, sur laquelle je reviendrai — s’essayer à évaluer leur plausibilité.
23Les « mondes » fictifs seraient donc, à la différence du monde réel et des mondes possibles, foncièrement incomplets. Cette position n’est pas récente : Blanchot, déjà, l’avançait à la fin des années 1940 :
[...] de la lecture de mon registre à celle du roman, la différence est grande. [...] lecteur des premières pages d’un récit, je ne suis pas seulement infiniment ignorant de tout ce qui se passe dans le monde qu’on m’évoque, mais cette ignorance fait partie de la nature de ce monde, du moment qu’objet d’un récit, il se présente comme un monde irréel, avec lequel j’entre en contact par la lecture et non par mon pouvoir de vivre. Rien de plus pauvre qu’un tel univers. [...] cette pauvreté est l’essence de la fiction qui est de me rendre présent ce qui la fait irréelle, accessible à la seule lecture, inaccessible à mon existence [...] (Blanchot 1949 : 79-80).
24Pour plusieurs théoriciens, l’incomplétude constitue un axiome de la sémantique narrative12 ou une caractéristique intrinsèque des entités fictives13. Le consensus est pourtant loin de régner à ce propos, car d’autres théoriciens réfutent fermement la thèse de l’incomplétude. Leurs arguments font fréquemment appel, explicitement ou implicitement, au critère de la vraisemblance : il ne serait pas raisonnable de supposer qu’un personnage n’ait pas de foie ou de date de naissance (ou, pire, que la question de savoir s’il en a ou non soit rigoureusement indéterminée) sous prétexte que le texte ne spécifie rien à cet égard. Le présupposé d’un tel raisonnement est que l’incomplétude des entités fictives s’évapore dès que le lecteur adopte une perspective « interne » et considère la fiction du point de vue que pourraient en avoir les personnages eux-mêmes14. Pour Ryan, c’est la porosité de la fiction face aux connaissances concernant le monde réel qui empêche d’attribuer aux entités fictives une incomplétude :
If he were an incomplete object, Sherlock Holmes would differ from real human beings in a way neither explicitly specified nor implied by the text. It would then be just as permissible to assume that Sherlock Holmes has a green tail and purple horns. By inviting the reader to use his knowledge of real human beings to reconstrue the figure of Sherlock Holmes, the principle of minimal departure [between fictional worlds and the actual world] makes every proposition either true or false of the hero of Conan Doyle (Ryan 1980 : 419)15.
25On s’égarerait, je crois, à tenter de régler le débat en termes de propriétés intrinsèques des entités fictives : ce n’est pas en soi que celles-ci sont complètes ou incomplètes, mais chaque fois en vertu d’une posture interprétative adoptée par la lecture. Or la fiction a ceci de particulier qu’elle permet une oscillation, parfois chez le même lecteur, entre la perspective externe, qu’on pourrait aussi qualifier de métafictionnelle (considérer les entités fictives comme fictives, déterminées de part en part par le texte qui les instaure) et la perspective interne, encline à multiplier ce que j’appelle les parafictionnalisations, c’est-à-dire les résultats que le lecteur établit, que ce soit sous le mode du constat ou de celui de la supposition, pour les verser au compte de l’histoire (Saint-Gelais 1994 : 165-170). L’argument de Crittenden relève manifestement de ce type d’opération lecturale : supposer Watson résoudre le problème du grain de beauté de Holmes en lui posant la question (ou en l’épiant lorsqu’il se dévêt), c’est ajouter aux propositions narratives du texte de Conan Doyle des propositions apocryphes, lecturales, mais aussitôt réinjectées dans la diégèse — de sorte que le lecteur n’attribue pas la complétude de Holmes à ses propres soins mais bien à une entité fictive qui existerait indépendamment du travail de la lecture16. Il ne s’agit pas pour autant de voir dans la perspective externe la clé d’une quelconque vérité de la fiction, mais bien de reconnaître que le phénomène de la fiction tient justement à cet écartèlement entre deux positions incompatibles — et pourtant constamment combinées dans la pratique concrète de la lecture.
La machine à explorer la fiction17
26On n’en conclura pas cependant que cet écartèlement et cette oscillation soient conscients : à la différence des théoriciens de la fiction qui adoptent à cet égard une « archilecture18 » et se penchent sur le statut du texte ou celui des objets fictifs, la pratique de l’immense majorité des lecteurs ne les amène pas à soulever ces questions. Je ne veux pas dire par là que ces dernières sont oiseuses, bien au contraire, mais plutôt qu’elles sont en quelque sorte versées dans la pratique même de la lecture et dans les opérations que les lecteurs effectueront — ou non — face aux textes. Le lecteur qui se figure mentalement un personnage en train de marcher (même si le texte ne décrit pas ses jambes et ses pieds), le lecteur qui met entre parenthèses la petite enfance d’un personnage dont l’histoire commence à l’âge adulte, ces lecteurs-là ne s’interrogent pas sur l’incomplétude du personnage : ils n’en prennent pas moins, en acte, des décisions interprétatives, plus souvent qu’autrement de façon inconsciente et sans songer aux enjeux de ces décisions. La lecture est en grande partie soumise à des critères de pertinence, mais des critères qui varient selon le réglage de la lecture : de là que certains ne se questionneront pas sur l’université (Oxford ? Cambridge ?) où Holmes aurait effectué ses études, parce que le texte ne fait pas de cette question un enjeu du récit, alors que d’autres le feront, non pas pour découvrir la réponse mais parce que leur approche théorique conférera une pertinence à des considérations que les premiers mettront entre parenthèses.
27Les choses deviennent un peu plus intéressantes à partir du moment où la lecture « ordinaire » se voit conduite à songer aux présupposés qui sous-tendent ses opérations prétendument naturelles. Les frères Strougatski en donnent une illustration amusante dans Le lundi commence le samedi : dans ce roman (de science-fiction), des chercheurs réfléchissent sur la « réalisabilité de machines pouvant se déplacer dans des espaces temporels de construction artificielle » ; l’un d’eux y est même parvenu :
Louis Sedlovoï ne manquait pas de talent [...] Il avait construit une machine destinée aux voyages dans le temps décrit. D’après lui, le monde dans lequel vivent et agissent Anna Karénine, don Quichotte, Sherlock Holmes, Grigori Melekhov et même le capitaine Nemo existe réellement. Ce monde possède des caractéristiques et des propriétés fort curieuses, et les hommes qui le peuplent sont d’autant plus réels, individualisés et intéressants que la peinture qui en a été faite par les auteurs des œuvres correspondantes est passionnée, véridique et prestigieuse (Strougatski et Strougatski 1974 : 201-202)
28Le narrateur se porte volontaire pour essayer la machine. Son séjour dans le monde des romans d’anticipation fournira aux Strougatski l’occasion d’égratigner quelques clichés du genre, mais je voudrais retenir le passage suivant, de portée plus générale :
Je préférais regarder les gens. [...] Je rencontrais des personnages qui n’étaient vêtus qu’en partie ; par exemple, un chapeau vert et une veste rouge sur un corps nu (rien d’autre) ; ou bien des souliers jaunes et une cravate à fleurs (sans pantalon, sans chemise ni même linge de corps), d’élégantes chaussures enfilées sur des pieds nus. Les passants ne réagissaient pas, moi j’étais très gêné, et puis je me souvins que certains auteurs ont l’habitude d’écrire des phrases de ce genre : « La porte s’ouvrit, un homme élancé et musclé, en casquette et lunettes noires se montra dans l’encadrement » (p. 208).
29À leur manière narquoise, les frères Strougatski mettent en évidence un facteur sur lequel l’illusion référentielle repose, mais qu’en même temps elle occulte : le fourmillant et silencieux travail de complétion auquel se livrent les lecteurs de fiction. Il importe surtout pour mon propos qu’ils le fassent à travers un gadget métafictionnel, la machine à voyager dans les espaces temporels de construction artificielle de Sedlovoï ; objet fictif, bien entendu, mais qui permet aux Strougatski d’intégrer à leur récit un dispositif qui, habituellement, opère à hauteur de texte : la transfictionnalité.
30La transfictionnalité est elle aussi, à sa façon, une « machine à voyager à travers l’intertexte » : elle permet aux lecteurs qui aimeraient savoir ce qui arrive après la fin du récit (ou avant qu’il ne commence, ou parallèlement à lui, tandis que le narrateur décrit les agissements de X mais néglige ceux, simultanés, de Y) de satisfaire leur curiosité. Il s’agit d’une pratique courante en paralittérature (ou les séries, cycles et sagas de toutes sortes abondent), mais dont la littérature générale ne se prive pas non plus : qu’il suffise de songer aux innombrables versions de Faust (Marlowe, Gœthe, Mann, etc.) ou, plus près de nous, aux romans consacrés à Charles Bovary (Améry 1991), à Madame Homais (Monod 1988) ou à la fille des Bovary (Benoît-Jeannin 1991 ; Jean 1991). Telle que je l’entends, la transfictionnalité se distingue de la parodie qui, en jouant de la similarité et de la déformation, maintient un écart jamais nul entre les objets fictifs concernés. La transfictionnalité, pour sa part, part du principe de l’identité des instances fictives à travers des œuvres autonomes — ce qui ne l’empêche pas, on le verra, de rendre cette identité quelque peu problématique à l’occasion.
31Avant d’en venir à des cas particuliers, toutefois, j’aimerais souligner ce que la transfictionnalité a, comme telle, d’intensément curieux. L’un des legs esthétiques du modernisme, repris d’ailleurs par le structuralisme, est le dogme de l’autonomie (et corrélativement de la clôture) des œuvres littéraires. Cette autonomie est souvent pensée selon l’axe des rapports entre la fiction et la réalité : on connaît bien les thèses de l’autotélisme, de l’intransitivité et de la non-référentialité des œuvres littéraires. Mais elle a aussi son versant textuel : l’œuvre littéraire serait autonome (et close) en ce qu’elle ne supporterait pas les prolongations. Todorov a bien résumé cette position, en un passage où il est d’ailleurs justement question de transfictionnalité :
Un lecteur peut se dire : si jean a tué Pierre (fait présent dans la fiction), c’est que Pierre couchait avec la femme de Jean (fait absent de la fiction). Ce raisonnement, typique de l’enquête judiciaire, n’est pas appliqué sérieusement au roman : on admet tacitement que l’auteur ne triche pas et qu’il nous a transmis (il a signifié) tous les événements pertinents pour la compréhension de l’histoire (le cas d’Armance est exceptionnel). De même pour les conséquences : il existe bien des livres qui prolongent d’autres livres, qui écrivent les conséquences de l’univers imaginaire représenté par le premier texte ; mais le contenu du deuxième livre n’est pas considéré habituellement comme étant inhérent à l’univers du premier. Là encore, les pratiques de lecture se séparent de celles de la vie quotidienne. (Todorov 1975 : 421)
32Cette position est assurément répandue. Même Genette, dans un ouvrage en grande partie consacré à des cas de fictions traversant l’intertexte, quitte soudain le terrain de la théorie pour émettre une note réprobatrice :
On pourrait donc souhaiter [...] des réécritures de Manon [Lescaut] ou de [Un amour de] Swann qui nous livreraient la clef de ces énigmes.
Ces transvocalisations-là n’existent pas encore. Je ne suis pas vraiment sûr qu’il faille le regretter, ou plutôt je suis sûr du contraire : les réponses (hypothétiques) seraient par nature décevantes, car l’intérêt romanesque est évidemment dans l’énigme et non dans la clef. Un roman-question n’est pas destiné à recevoir sa réponse, mais à demeurer une question (1982 : 338-339).
33Il y aurait long à dire sur l’esthétique de la transfictionnalité (ou de son refus), mais je m’en tiendrai ici aux questions théoriques que cette pratique soulève. Il est clair qu’elle paraît remettre en question, et de façon fort peu anodine, la thèse de l’incomplétude de la fiction. Crittenden (1982 : 338) allègue justement la possibilité de prolonger un récit par des suites (écrites ou non par le même auteur) comme l’un des arguments qui vont à l’encontre de cette thèse. à la réflexion, cependant, les choses sont un peu moins simples. D’une part, rien ne dit que les suites allographes19 seront considérées comme « authentiques », et donc susceptibles de combler des lacunes du récit ou du cycle original20. D’autre part, il faut noter que les textes transfictionnels ne comblent jamais quoi que ce soit : certes, ils peuvent ajouter quantité d’éléments fictifs, mais ils n’épuisent pas les incomplétudes originales, sans compter qu’ils en suscitent de nouvelles : le Mademoiselle Bovary de Benoît-Jeannin nous en « apprend » passablement sur ce qu’il advient de Berthe après le décès de ses parents, mais ce récit, comme tout récit, suscite quantité d’indéterminations que seul un autre récit transfictionnel pourrait s’essayer à résoudre, et ainsi de suite. Sans compter, non plus, que la transfictionnalité nous plonge vite dans un espace complexe où les variantes (pas forcément compatibles) abondent : qui voudra s’en convaincre n’aura qu’à comparer les destins respectifs (et fort différents) de Berthe dans le roman de Maxime Benoît-Jeannin et dans celui de Raymond Jean ; l’un et l’autre ne nous « apprennent » pas les mêmes choses sur le « même » personnage.
34Ces guillemets traduisent le malaise qui nous prend lorsqu’on se penche sur la transfictionnalité. J’ai dit plus tôt que celle-ci repose sur le postulat d’une identité fictive qui transcendrait les limites d’un texte, mais il devient vite évident que la récurrence des personnages (ou plus généralement des mondes fictifs) peut amener des indéterminations, des paradoxes ou des fractures qui ne laissent pas indemne cette identité postulée au départ. Le « même » y est contaminé par une part d’altérité qui n’échappe jamais tout à fait au lecteur, qui ne suffit généralement pas à parler d’un personnage distinct (ce qui restaurerait l’identité de chacun) mais travaille l’identité de l’intérieur21.
35En ce qui concerne le statut des textes, je noterai seulement l’ambivalence dans laquelle les plongent les pratiques transfictionnelles. Dire que Mademoiselle Bovary (celui de Benoît-Jeannin ou celui de Jean, peu importe) réduit l’indétermination de la fiction originale en nous en « apprenant » davantage sur les personnages, cela revient à lui attribuer (et, par contrecoup, à Madame Bovary) un statut quasi-documentaire, incompatible avec l’une des conceptions les plus répandues de la fiction, selon laquelle celle-ci construit ce qu’elle paraît représenter. Les textes de fiction ne nous documentent pas sur les personnages, leurs pensées, leurs actions ou les milieux ou ils vivent : ils « créent » (c’est-à-dire instaurent) tout cela. Nul mieux que Karlheinz Stierle, sans doute, n’a formulé les conséquences de cette « évidence » :
Indépendamment de tous les rapports singuliers qui s’y marquent à la réalité, la caractéristique essentielle d’un texte de fiction est d’être une assertion non vérifiable. [...] Par principe, la fiction ne se laisse pas corriger par une connaissance plus exacte des faits auxquels elle se rapporte. Alors que tout texte référentiel se laisse corriger par la réalité, le texte de fiction n’est tel que s’il met en jeu un écart (qui n’est pas à corriger mais seulement à interpréter ou à critiquer) par rapport au donné (Stierle 1979 : 299).
36Étendons cette leçon : la « nature » de la fiction interdirait d’alléguer des documents ou des données externes pour compléter, vérifier, démentir ou réinterpréter un texte de fiction. Or les pratiques transfictionnelles semblent bien lever cet interdit : il est possible — puisque d’innombrables écrivains l’ont fait —, non seulement d’ajouter des données fictives compatibles avec celles du texte original22, mais encore d’injecter des données étonnantes, voire « allergènes23 », et même de « corriger » le premier texte, soit par réinterprétation des faits, soit carrément par modification de ces derniers. Genette (p. 365-372) mentionne et analyse un exemple de chaque cas : La vie de don Quichotte et de Sancho Pança d’après Miguel de Cervantes Saavedra de Miguel de Unamuno, et la Naissance de l’Odyssée de Jean Giono. Le Qui a tué Roger Ackroyd ? de Pierre Bayard semble être à cheval entre les deux procédures : relisant le roman d’Agatha Christie, Bayard en arrive à la conclusion que la solution exposée par Poirot (et confirmée par celui qu’il accuse, le narrateur lui-même) cache en fait une manœuvre visant à disculper la véritable coupable. Cette combinaison est rendue possible par le fait que, dans un roman policier, les faits (l’identité du meurtrier et les détails de l’assassinat) ne nous sont offerts qu’à travers un exposé du détective dont je ne suis pas le premier à signaler la parenté avec l’acte interprétatif. Il est piquant de constater que Bayard, qui sait manifestement ce qu’il fait, soutient une position fort proche de celle de Stierle :
Un texte littéraire se réduit à une nombre limité d’énoncés clos. Cette limitation sépare la réalité littéraire des réalités de notre monde, et par exemple de la réalité historique. Alors que la connaissance de celle-ci peut espérer s’enrichir de nouveaux documents, la réalité d’une œuvre littéraire est strictement bornée par les énoncés qui la constituent (1998 : 126).
37Inconsistance ? Je ne crois pas : Bayard n’exhibe aucun « nouveau document » (sinon son propre essai) mais s’appuie sur le roman d’Agatha Christie pour réfuter l’interprétation de Poirot et arriver à une nouvelle interprétation. Le fait que celle-ci soit donnée comme plus juste que celle de Poirot exacerbe cependant l’ambivalence de son entreprise, qui se situe sur le mince fil censé séparer l’interprétation ou la critique de la correction.
38Faut-il pour autant récuser la position de Stierle, au risque de voir s’évaporer la spécificité de la fiction ? Pas forcément, si l’on prend soin de distinguer les deux opérations en cause : côté écriture, la production d’énoncés extérieurs au texte (bref : de récits transfictionnels) ; côté lecture, l’acception de ces énoncés comme documents recevables aboutissant à la complétion, la vérification, etc., de la fiction originale. La possibilité de la première opération ne fait aucun doute : chaque texte transfictionnel en administre la preuve. Reste à voir si elle entraîne la seconde. C’est là, à l’évidence, que les choses se compliquent singulièrement. Il nous faut donc considérer la transfictionnalité non seulement sous son versant scriptural mais aussi sous son versant lectural.
Transfictionnalité & lecture
39L’incomplétude de la fiction tient à un facteur textuel : le fait qu’aucun texte, aussi étendu soit-il, ne parvienne à « couvrir » la fiction qu’il met en place24. Aussi n’est-ce pas un hasard si le structuralisme a souscrit à cette thèse : son approche immanente du texte littéraire l’y menait comme naturellement. Dès qu’on prend l’acte de lecture en considération, cependant, cette clôture semble bien se fendiller. Rappelons seulement cette clause que Woods ajoute à celle de l’ “author’s sayso” : “the condition of truth for such matters is the author’s sayso and whatever can legitimately be inferred from statements true in virtue of the author’s sayso” (1974 : 24 ; je souligne). Il est net qu’une conception « littéraliste » de la fiction ne saurait être soutenue longtemps : elle nous mènerait à des extrémités regrettables, en nous forçant à exclure tout ce qui n’est pas explicitement stipulé par le texte. Imaginons le petit récit suivant : « Marie a laissé tomber sa poupée de porcelaine. En apercevant les morceaux par terre, elle s’est mise à pleurer ». Une compétence minimale de lecture suffit ici à comprendre — c’est-à-dire à greffer — que les morceaux qui jonchent le sol sont ceux de la poupée (la porcelaine étant un matériau qui ne résiste pas aux chocs) et que les pleurs de Marie succèdent à sa tristesse, elle-même provoquée par la perte de la poupée. Le problème, une fois qu’on a admis que la fiction est meublée de quantité d’inférences élaborées par la lecture, consiste évidemment à tracer la frontière entre inférences légitimes et inférences « illégitimes » ; les débats acérés qui ont entouré la notion de « Lecteur Modèle » (Eco 1985 ; Eco et al. 1996) suffisent à donner une idée des difficultés qui attendent le chercheur de ce côté.
40La transfictionnalité ne simplifie en rien ces débats, bien au contraire. La réflexion sur les « mondes fictifs » a permis de montrer que la clôture de la fiction ne se confond pas avec celle du texte. Ceci dit, la porosité de la fiction face aux inférences de toutes sortes (rétablissement de chaînes causales, injection de savoirs encyclopédiques, etc.) ne dispose pas de la notion de clôture. Considérons le cas de romans présentant des intersections spatio-temporelles. Le lecteur de La Chartreuse de Parme se demandera-t-il ce qui arrive à Emma Bovary tandis que Fabrice del Dongo, à quelques centaines de kilomètres de distance, se trouve plongé au milieu de la bataille de Waterloo ? On peut en douter : la lecture de chacun des romans délimitera fort probablement un univers fictif distinct, à l’étanchéité suffisante pour interdire de telles passerelles25. Les sphères fictionnelles ne sont pas closes pour autant : si on accepte le principe d’écart minimal de Ryan, on admettra que le roman de Stendhal et celui de Flaubert se situent dans un cadre encyclopédique au moins partiellement commun. Comment résoudre ce paradoxe ? Une solution de type logique consisterait à stipuler que chaque monde fictif constitue une contrepartie distincte du monde réel. Le lecteur ne s’embarrasse toutefois pas de questions logiques ; sa façon de traiter le paradoxe (et d’ailleurs : de ne pas l’apercevoir) est essentiellement pratique et consiste à ne pas opérer de parafictionnalisations (qu’elles soient assertives, interrogatives ou hypothétiques) articulant des données fictives relevant de mondes fictifs différents ; ces mondes se trouvent du coup circonscrits par des « cordons de sécurité » davantage pragmatiques qu’ontologiques. Les fictions ne communiquent pas entre elles, sinon à travers l’encyclopédie de base du lecteur ; or la nature même de l’encyclopédie implique que les « passerelles » sont limitées à des connaissances générales et excluent de fait toute liaison particulière, opérant sur des individus (au sens logique du terme).
41Les pratiques transfictionnelles avérées viennent bousculer tout cela, du moins à l’échelle des textes concernés. Lorsque la Berthe Bovary de Raymond Jean, au sortir de l’atelier de tissage mécanique, le soir de son vingtième anniversaire, croise un certain Napoléon Homais qui se dit le fils d’un pharmacien décédé quelques années plus tôt, le lecteur n’a d’autre choix que de situer cet épisode dans le prolongement de la ligne temporelle du Madame Bovary de Flaubert. L’établissement d’un lien parafictionnel entre les deux textes est inévitable, mais il n’en a pas moins quelque chose d’ambigu. En premier lieu, il n’est pas forcément symétrique : la rencontre de Berthe et de Napoléon présuppose une bonne part des événements établis dans Madame Bovary, mais le lecteur n’ira probablement pas jusqu’à l’incorporer, même en tant qu’événement futur, dans la diégèse du roman original. En second lieu, les liens transfictionnels sont exposés à toutes sortes de contradictions pour peu que le lecteur prenne connaissance de plusieurs suites divergentes : la rencontre racontée dans le Mademoiselle Bovary de Raymond Jean n’a pas lieu dans le Madame Homais de Monod, où Napoléon connaît diverses tribulations mais où Berthe ne figure pas26. Je crois cependant que le lecteur ne considère pas ces « contradictions » du même œil que les contradictions intrafictionnelles qu’offrent, par exemple, certains nouveaux romans. Comment expliquer tout cela ?
42On pourrait une fois encore être tenté d’appeler la notion de contrepartie à la rescousse. Les personnages de Mademoiselle Bovary et ceux de Madame Homais ne seraient pas ceux du roman de Flaubert, mais seulement leurs contreparties, aussi semblables qu’on le voudra de leurs « originaux » mais autorisant une marge de manœuvre variable selon les cas. De la même manière que Guerre et Paix ne mettrait pas en scène le Napoléon (Bonaparte) historique mais plutôt sa contrepartie (ou, plus exactement, une contrepartie parmi d’autres possibles), Raymond Jean et Sylvère Monod ne pourraient « reprendre » les personnages du roman de Flaubert, ils n’en pourraient offrir que des contreparties.
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43Pour être séduisante, cette solution n’en entraîne pas moins quelques inconvénients. Le premier est qu’elle implique que chacun des textes soit corrélé à un monde possible distinct, liés par des relations qui n’iraient pas au-delà de la simple similarité, aussi forte soit-elle27. Chacune de ces implications a quelque chose d’embarrassant. L’idée d’altérité ontologique entre le monde de Madame Bovary et celui de Mademoiselle Bovary est peut-être satisfaisante dans une perspective externe sur les fictions considérées, mais beaucoup moins lorsqu’on adopte une perspective interne, attachée à suivre l’histoire — une histoire que le lecteur situera dans le prolongement de l’histoire originale et non dans un univers parallèle. Par ailleurs, la notion de similarité nous ferait perdre ce qui fait la spécificité du lien transfictionnel, qui est nettement plus étroit : le lecteur de récits transfictionnels postule une identité, passablement ambiguë certes, mais qui ne se réduit pas à une similarité même forte.
44La seconde difficulté surgit si on convoque le cadre conceptuel de la notion de contrepartie, à savoir le modèle contrefactuel. Les romans transfictionnels sont-ils des séquences d’énoncés contrefactuels à partir d’une fiction préalable — des « contrefictionnels », donc ? Cela voudrait dire qu’il s’agirait chaque fois de propositions hypothétiques sérieuses à partir du roman original (de la même manière qu’un contrefactuel comme « Si Nixon n’avait pas été élu président, la guerre du Viet Nam aurait été écourtée » constitue une proposition hypothétique sérieuse concernant le réel). Ce serait, je crois, faire bon marché de la part de ludisme qui traverse, à des degrés assurément variables, l’ensemble des pratiques transfictionnelles.
45La troisième difficulté provient de la diversité de ces pratiques elles-mêmes : une notion logique comme celle de contrepartie ne nous permettrait pas de distinguer les différentes ambiguïtés dont souffre l’identité fictive selon qu’on a affaire à des hommages teintés de ludisme (comme dans les « dérivés » de Madame Bovary) ou à des entreprises foncièrement (et d’entrée de jeu) transfictionnelles, comme la constellation Star Trek, où l’effet d’identité à travers l’intertexte est à priori nettement plus fort28. La transfictionnalité n’appelle pas un traitement logique uniforme, mais une batterie d’approches méthodologiques hétérogènes. La logique y a certes sa place, mais elle ne saurait suffire à régler les questions que ces pratiques nous posent. Que ces questions soient délicates et enchevêtrées ne devrait pas nous dissuader de poursuivre l’enquête. Notre compréhension des possibilités de la fiction ne pourrait qu’y gagner, tant la transfictionnalité, à mesure qu’on reconnaît l’ampleur de son domaine, apparaît un phénomène qui n’a rien de marginal.