Commentaire de la proposition d’Antoine Compagnon
1J’ai été très intéressé par votre intervention au colloque de Fabula. Mais je trouve que vous donnez au lecteur un petit rôle. Il ne figure pas parmi les personnages que vous faites intervenir, sinon qu’il est vaguement évoqué par le pompier de Philadelphie. Or je ne sais à qui s’adressait Coleridge, mais je suis sûr que Nerval s’adressait au lecteur. Certains, comme Dickens, lui demandaient même, à ce lecteur, une collaboration si active qu’elle présidait aux développements des chapitres qui restaient à écrire, faisant disparaitre un personnage, donnant de l’ampleur à un autre.
2C’est à propos du théâtre que vous avez fait figurer le pompier de Philadelphie, et on sait que sans public, il n’y a pas de théâtre. L’acteur voit le public. Mais l’auteur y pense, et s’il n’y a pas de rencontre dans une salle, le lecteur actif n’est pas seulement le futur professeur que vous avez figuré dans votre thèse avec ses ciseaux et sa colle, il peut aussi avoir une autre forme d’activité, et poursuivre le travail d’élaboration amorcé par l’auteur. Après avoir signé, édité, publié, celui-ci a quitté le travail et passé le relais au lecteur pour qu’il continue. On a peu parlé de ce rôle actif du lecteur. Gracq l’a évoqué (Carnets du grand chemin, p. 245, et préface aux Diaboliques). Et le problème de la suspension d’incrédulité se pose pour le lecteur de façon encore plus évidente que pour l’auteur, mais de toute autre manière.
3Seulement les deux démarches sont profondément associées. Si le public de théâtre est là, de façon telle que tout le monde s’entend sur une présence qui se manifeste par applaudissements ou tapages, le travail du lecteur est plus énigmatique, et moins sensible. L’auteur pense à lui, et c’est à lui qu’il s’adresse, certes, mais en même temps, il se détourne de lui pour travailler à part. Et là je retrouve les ciseaux et la colle qui vous sont chers. Mais, sauf à se fier à des méthodes, vient un moment où l’auteur pense à son lecteur, et s’adresse à lui comme à une personne présente. Du moins je pense qu’il doit en être ainsi pour les autres comme pour moi. Et quand, après avoir pensé à l’un, je pense à un autre, je reprends mon texte, pour l’adapter à ce nouveau venu, et pour pouvoir signer, il me faut l’approbation tacite et imaginaire de tout un aréopage. Approbation de forme, plus que de fond, car je peux être en désaccord, mais pas ignorer la question que ne manquerait pas de poser celui-ci, ni là remarque qu’il ne manquerait pas de faire celui-là. L’imagination convoque ou fait exister ce lecteur tout autant qu’elle crèe les personnages de la fiction, et en même temps. Les deux créations sont liées : que ce soient des lecteurs ou des personnages de fiction, des gens sont mis là. Tous ces personnages imaginaires se mêlent quelque peu : Chenevard, Brisacier, Aurélia, Blanche, Jeanne Colomb. Et tous posent des problèmes de vraisemblance. Il se joue un jeu où tous ces personnages participent. Ils sont liés par le jeu. Pour celui qui oublie le lecteur, le jeu est déséquilibré. Alors, pour produire des explications cohérentes, il fait tout basculer, et prendre corps à d’autres formes : des écoles littéraires, des genres, etc..., ce qui va produire une nouvelle fiction, qui va animer une nouvelle vie. Mais à ce moment‑là, le lecteur, déjà passé à la troisième personne a été finalement évacué, et on publie la correspondance d’un auteur, sans y mettre les lettres de son correspondant.
4On peut évidemment soutenir que le lecteur est passif, qu’il se laisse conduire, et que s’il se réveille et travaille en s’inspirant de sa lecture, il devient auteur. C’est partiellement vrai, mais probablement beaucoup moins qu’on ne le laisse supposer, et je préfère l’idée d’un travail partagé : l’auteur en a fini, il a signé, au lecteur de continuer. Ce que fera celui-ci ne sera peut-être pas littéraire, mais sera néanmoins inspiré de sa lecture.
5Je ne crois pas trahir Nerval en faisant ces remarques :"Ceux que j’aimais, parents, amis, me donnaient des signes certains de leur existence éternelle, et je n’étais plus séparé d’eux que par les heures du jour. J’attendais celles de la nuit dans une douce mélancolie" (Aurélia IV). Cela ne suffit pas à établir que ces amis étaient ses lecteurs. Il y a ambiguïté. Mais ce qui me parait lever cette ambiguïté est, par exemple la lettre à Sainte‑Beuve du début de 1832 sur le petit cénacle.
6Ce n’est pas du tout artistotélicien de voir l’essai comme le genre des possibles. Si on considérait le lecteur, on choisirait plutôt la fiction comme genre du possible. Dans le monde de la critique ou de la doxa que le possible est limité par des règles canoniques, posées, moins pour connaître la réalité, que pour autoriser des interprétations, et l’essai n’est possible que parce qu’il n’est pas officiel. Je pense que Coleridge, parlant de la critique française, parlait des officiels qui exprimaient des points de vue autorisés. Et si vous utilisez le paradoxe du comédien comme contre‑exemple, je pense que là encore, c’est parce que le spectateur est écarté. Car, si mes souvenirs sont bons, Diderot dit que le comédien ne doit pas être dupe de son jeu, mais c’est pour mieux duper le spectateur. Est-ce que je me trompe ?
7N’est-ce pas pousser un peu loin les prérogatives de la critique que de laisser penser que le lecteur non seulement ne dit rien, mais aussi que, voudrait-il dire quelque chose, il n’aurait pas pour autant son mot à dire ?
8C’était bien la position de M. Mauzi dont nous parlions au centenaire de tante Marguerite, et que vous défendiez contre ma critique indignée. Mais sans le lecteur, il n’y aurait ni de Robert Mauzi, ni d’Antoine Compagnon, ni de Sorbonne, ni de république des lettres.
9Péguy se plaignait qu’à la nouvelle Sorbonne, on ait aboli l’auteur (Deuxième suite à Notre Patrie), mais si on abolit le lecteur, ce n’est pas mieux.