1Barthes est‑il un théoricien vivant ? Son œuvre peut‑elle encore servir de référence à celui qui fait profession de lire un texte avec minutie, aux professeurs et aux étudiants qui sont appelés à écrire ou à parler leur lecture ? Bref, Barthes intéresse‑t‑il la critique littéraire ou faut-il le verser tout entier dans le monde ambigu de la littérature ? À l’issue d’une ère intense de théorisation, il était nécessaire de rompre avec le théoricien, de commenter l’œuvre comme celle d’un authentique essayiste. C’était rendre justice à l’œuvre de Barthes que de l’inscrire dans le sillage des Essais de Montaigne, de le placer en compagnie de Péguy, de Valéry et de quelques autres. J’ai, pour ma part, fait le pari de lire cette œuvre comme une œuvre, de tourner le dos au critique, de laisser à l’arrière‑plan le souci de la pertinence pour ne retenir que celui de la cohérence.
2Barthes est désormais reconnu comme un écrivain à part entière ; mais cette belle qualité à laquelle il rêvait autant qu’au chef‑d’œuvre proustien serait-elle devenue le « Sans dot ! » ou « Le poumon, vous dis‑je ! » de la critique littéraire ? On entend trop souvent un dialogue de sourds. Si Barthes n’est pas toujours conséquent dans l’emploi et le suivi de ses concepts : « Qu’importe, répond‑on, il est écrivain ! » ; que Barthes donne une lecture bien contestable du théâtre racinien, « Quelle importance !, il est écrivain ! » « Écrivain vous dis‑je ! ! », comme si ce talisman dispensait de toute responsabilité à l’égard des textes, de leur auteur et de leurs lecteurs. De telles remarques en se généralisant ouvrent d’immenses perspectives à la critique : aux jeunes chercheurs revient le soin d’étudier chez Barthes ce que l’on étudie chez Balzac, Proust et tous les autres : le temps et l’espace, le regard sur le monde, la métaphore, Paris, le roman d’apprentissage, la définition d’une subjectivité ou la quête d’une identité… Mais ce champ immense qu’ouvre le statut d’écrivain ne doit pas nous faire oublier le professeur de lecture.
3Il faut se méfier du pastiche quand on parle de Barthes : je cèderai pourtant au réflexe tout barthésien d’interroger mon embarras ou mes réticences devant une œuvre controversée comme S/Z, dont Claude Brémond et Thomas Pavel ont montré les limites. Je n’aime pas beaucoup S/Z ; je n’y retrouve qu’imparfaitement l’agilité de Barthes. Si cette minutieuse étude peut encore me donner une leçon de lecture, c’est précisément parce que ce livre ne va pas sans déceptions, que ses apories m’éclairent sur les dangers de certaines voies. Contrairement aux Essais critiques dont la vivacité intellectuelle continue à enchanter et stimuler mon travail, S/Z me donne une leçon en creux, qui éclaire par défaut la démarche de Barthes et le rôle de la critique en général.
4Barthes n’est l’homme ni des systèmes, ni des concepts. Si le mot doxa, l’opposition entre « écrivain » et « écrivant », « punctum » et « studium » sont passés dans la langue courante, aucun de ses concepts n’a réellement ouvert de champs nouveaux à l’investigation intellectuelle. Écrivain et écrivant reformule l’opposition mallarméenne entre littérature essentielle et universel reportage (ou l’opposition déridéenne entre parole et écriture). On parle souvent de « texte de jouissance » et de « texte de plaisir » ; mais, au‑delà de la citation, l’antithèse ne se prête guère à une exploitation concrète. Barthes qui s’est lui-même vite lassée du contraste n’a-t-il pas ironiquement mêlé les usages et les significations ?
5Dans S/Z, comme dans Le Système de la mode, véritable pensum d’écriture et de lecture, Barthes se trouve pris au piège de l’arsenal conceptuel qu’il a lui-même mis en place. Claude Brémond a montré l’incohérence, la part d’improvisation d’une invention théorique que l’on peut facilement prendre en défaut. Plus important me semble l’effet d’étouffement que produit sur la matière littéraire et son commentaire un outillage notionnel qui se retourne contre l’œuvre elle‑même. Aux sortirs de S/Z, la pêche est maigre : on en apprend peu sur Balzac, un peu plus sur les obsessions de Barthes, on est comme engoncé dans un corset critique. La démarche barthésienne dans ses réussites comme dans ses échecs montre, à la fois, la nécessité et les dangers de la théorie. Pour Barthes, la théorie doit sous-tendre la lecture et non l’inverse.
6L’échec de S/Z comme la présence du Sur Racine plaide pour la souplesse et la diversité de l’analyse intellectuelle. Syncrétisme et alternance : Barthes n’est jamais autant à son aise qu’en variant les outils et les clés, en fonction de l’œuvre étudiée ou de sa propre fantaisie. Peu de textes offrent comme le Sur Racine, un tel kaléidoscope critique : un peu de Freud, un peu de thématisme, un peu de Sartre et beaucoup de liberté dans le maniement de tout cela, avec pour souci le désir d’éclairer une œuvre particulière et non de la faire servir à une théorie générale du théâtre ou de la signification. Lire, c’est ajuster. Peu importe la théorie générale ou la pureté conceptuelle : « ... que le gascon y arrive, si le français n’y peut aller », écrivait déjà Montaigne ... À l’arrivée seuls comptent l’éclairage apporté sur le texte et les nouveaux passages qui ont pu être ménagés. Il y a un artisanat du critique comme il y a un « artisanat du style ».
7Ce bricolage savant ne va bien sûr pas sans danger. L’impressionnisme, le culte de la lecture subjective risque à tous moments de substituer la personnalité du critique à la singularité de l’œuvre ou à l’esprit du temps. On connaît les dérives d’une théorie de la réception qui ouvre le texte à toutes les lectures possibles. Certains continuent parfois à sacraliser « l’écriture » au détriment de la pensée, les belles prouesses de style sur les idées des autres, le camouflage des lieux communs sous le masque de la rhétorique. Marqué par son époque, Barthes n’ose pas parler de contresens ; il faut sans doute à la fin du siècle — et ce n’est pas seulement une exigence de professeur — rétablir cette notion jugée trop cœrcitive, mais sans laquelle il n’y pas de lecture possible.
8Impressionniste ou structuraliste, Barthes a parfois négligé le contexte et l’Histoire. Le beau projet de Lanson, jamais honoré par le maître, de mettre en relation le livre et la société, ce que l’on appelle l’histoire littéraire manque souvent au désir de Barthes. Sur les ruines et les excès du structuralisme, on est revenu à la loi du contexte : les mots ne se lisent pas sans dictionnaire, les textes ne se déchiffrent sans système de représentation. Les analyses sociologiques, les études de mentalités, la résurrection de textes mineurs ou négligés se sont beaucoup développés depuis la mort de Barthes. Pour le plus grand bien de la critique littéraire. Avec le risque d’une nouvelle hégémonie.
9En marge de ce retour à l’histoire littéraire, quelle leçon Barthes nous donne-t-il à la fin de ce siècle ? Barthes propose moins une théorie ou un outillage qu’un ethos intellectuel et critique. Cette attitude coïncide avec une double défense de la lecture d’interprétation et — le terme est volontairement provocateur — des Belles Lettres. Les anciens et les modernes, dans les années 50, s’opposaient sur presque tout, excepté sur l’amour de la Littérature, des grands textes de la culture occidentale. Barthes s’est intéressé à James Bond, au fait‑divers, à la publicité. Mais son goût le tournait principalement vers Proust, Tolstoï ou Michelet. Or, interprétation et Littérature vont de pair ; à une époque où les littératures mineures, les études de mentalités, toutes parfaitement légitimes, occupent une place croissante, l’attitude de Barthes rappelle utilement que la sociologie de la littérature ne peut se substituer à l’interprétation des textes.
10Les hiérarchies ne sont jamais définitives ; c’est l’honneur de la nouvelle critique de nous avoir rendu le sens de la relativité. Mais, c’est aussi la leçon de Barthes de nous rappeler l’obligation de se confronter à l’Héritage, de parier sur la littérature qui se fait, sur tous ces textes, passés ou présents, qui résistent au commentaire, qui mettent face à face deux regards complémentaires. Au moment où les cultural studies rivalisent avec la Littérature, où l’appartenance à un groupe vaut comme légitimité esthétique, où les études postcoloniales font peser un présupposé idéologique très fort sur les études francophones ou anglophones, l’attitude de Barthes avec sa souplesse, son intuition, sa disponibilité, sa passion de l’intelligible vient nous rappeler — c’est l’ironie de la spirale ! ! — que toute lecture d’interprétation a besoin de Lagarde et Michard. Pas de leur méthode, bien vieillie, mais de leur Culture.