1L’énigme de Barthes c’est la contradiction apparemment insoluble entre, d’une part, ses conversions successives à diverses méthodes intellectuelles censées procurer à peu de frais le savoir universel et, d’autre part, la fidélité de son amour pour la réussite artistique avec tout ce qu’elle a d’excessif, de raffiné et d’irréductiblement individuel. En tant que praticien des sciences de l’homme, Barthes a souscrit pour un moment aux généralisations d’inspiration marxiste sur les rapports entre la vie matérielle de la société et sa suprastructure culturelle (Le Degré zéro de l’écriture) ; par la suite il a fait siennes les abstractions de l’anthropologie structurale et de la psychanalyse (Sur Racine), pour se laisser plus tard convaincre par la sémiologie la plus aride (Système de la mode). Mais en tant qu’amateur de belles-lettres, Barthes n’a cessé d’éprouver et d’exprimer sa préférence pour l’écriture distinguée et délicate — pour la prose artiste de Chateaubriand, de Pierre Loti et de Proust, pour la poésie pure de Mallarmé, pour les jeux maniéristes du nouveau roman, ou encore pour l’élégant sentimentalisme des diverses œuvres qu’il cite dans Fragments d’un discours amoureux.
2Une seule fois, dans S/Z, le grand critique a tenté d’opérer une synthèse entre sa fascination pour les méthodes de savoir universelles et son amour pour la singularité artistique. On connaît le résultat : les deux composantes de cet essai n’ont guère fusionné en un alliage durable, et la grille des codes qui, selon S/Z, met son empreinte sur tous les textes demeure en fin de compte parfaitement indépendante de la « réécriture » créatrice des œuvres prônée par le même S/Z, réécriture qui dans l’esprit de Barthes devrait être recommencée par chaque lecteur selon des consignes qui échappent à toute détermination. La fertilité du générique ne s’est donc pas associée à la jouissance irrépétable, et Barthes, dans ses dernières années, a assumé cette dissociation avec sérénité.
3Il est par ailleurs notable que le succès institutionnel connu par Barthes pendant sa vie a le plus souvent récompensé ses efforts intellectuels, plus précisément le soutien qu’il a prêté aux innovations méthodologiques dans les sciences humaines. Les plus âgés parmi nous ont à tour de rôle admiré Barthes en tant que héros de l’interprétation marxiste non‑orthodoxe des signes, comme promoteur de la sémiotique narrative, et, enfin, comme l’intrépide inventeur d’une version littéraire du poststructuralisme. Le « papillonage » de ces transitions (pour emprunter l’expression de Marielle Macé) aurait‑il manifesté tout le long de la carrière de Barthes le désir de semer le doute sur la validité du savoir universel, aurait-il incarné une véritable volonté d’imposture, comme le propose de manière saisissante Éric Marty dans un article récent ? Ce qui est certain, c’est que depuis la disparition du critique, les causes, devenues entre temps inactuelles, qu’il a épousées à tour de rôle ont cessé d’intéresser ses lecteurs, alors que, en revanche, sa dévotion au raffinement artistique se révèle avoir été son plus grand mérite. Avec le passage du temps, de nouvelles générations de lecteurs admirent moins dans Barthes l’adepte aventureux de modèles de savoir tombés depuis en désuétude, et se rabattent sur une partie tout aussi spectaculaire et en définitive plus durable de son héritage : son goût pour la virtuosité stylistique, pour le « neutre » et pour le « scriptible », virtuosité dont la plupart de ses propres textes procurent d’admirables exemples. Le savant ayant su soulever l’admiration de ses contemporains, l’esthète excite celle de la postérité.
4Ceci est d’autant plus vrai que parmi les nombreuses thèses que Barthes a défendues — et abandonnées — au cours de sa carrière, peu ont survécu dans la mémoire culturelle des générations qui l’ont suivi. Les autres grands maîtres à penser des années 1960‑1970 ont laissé chacun derrière soi un ensemble d’outils conceptuels fondamentaux qu’on leur associe en vertu d’un réflexe culturel parfaitement justifié : dire « Lacan » c’est dire « le nom du père » ou « le stage du miroir », Foucault est l’inventeur des « épistémès », du « savoir‑pouvoir », du « souci de soi », Derrida celui de la déconstruction. Ce que Barthes nous a légué, ce sont quelques notions à portée plus limitée, « l’effet de réel », par exemple, ou « le brouillage des codes », quelques idées frappantes, comme celle qui attribue à la bourgeoisie la tendance de prendre ses propres habitudes culturelles et politiques pour des traits universels de la nature humaine, enfin quelques prises de position polémiques, tel le désaveu de la notion de vérité en critique littéraire. Mais il n’y pas à proprement parler de doctrine barthienne.
5En revanche, demeurent inoubliables le goût de Barthes pour l’écriture artiste, et en particulier les listes des auteurs qu’il appréciait et qui, grâce à lui et à ses amis, ont été promus au rang de classiques de la modernité. Nous continuons également d’être surpris, voire séduits, par la pratique herméneutique du critique, par sa capacité de saisir les tonalités inédites des œuvres pourtant bien connues - celles, par exemple, de Racine, d’Ignace de Loyola et de Flaubert. Surtout, reste éminemment séduisante l’atmosphère particulière que dégagent ses textes critiques, le mélange inimitable de fronde discrète, de bienveillance teintée de dédain et de désinvolture non exempte d’affectation. De Barthes, en somme, l’héritage le plus précieux est formé par la « vie imaginaire » (Alexandre Gefen) qui anime ses écrits, par les échos de sa personnalité, les traces de ses « moods », l’ombre de ses gestes, par inflexions de la voix disparue.
6Mais bien qu’il n’y ait pas de véritable doctrine barthienne (au sens où l’on peut parler d’une doctrine lacanienne, par exemple), et que le prestige dont les écrits de Barthes continuent de jouir parmi nous soit dû aux réserves de bon goût et de charisme personnel qui s’y trouvent déposées (trait que les organisateurs de ce débat appellent « la primauté de la tactique sur le propos »), il reste que la critique littéraire des dernières décennies est néanmoins redevable à Barthes d’un de ses thèmes distinctifs. Je pense au sentiment fort répandu selon lequel l’art de l’écrivain est essentiellement indépendant de la Nature et que le secret de son succès réside dans son degré d’artificialité. À mesure qu’une œuvre a besoin, pour être comprise et appréciée, de références à la réalité qui lui est extérieure, les chances de cette œuvre d’entrer dans le Panthéon des réussites littéraires diminuent. À l’inverse, ces mêmes chances augmentent en raison directe de la valeur que l’écrivain accorde au raffinement linguistique, à la nouveauté des tropes, voire même au choc des ornements incompréhensibles, bref au travail formel. Des bribes de ce thème sont parsemées dans Le Degré zéro, dans « L’effet de réel », dans S/Z, dans Le Plaisir du texte, et forment comme une sorte de basse continue des décisions critiques et des jugements de valeur formulés par Barthes.
7Or, extrait de la gangue barthienne, ce thème rend un son des plus familiers. Il n’est autre que la recherche d’un art qui n’obéit qu’à ses propres exigences internes. Promue dans la deuxième moitié du 19e siècle par les partisans de l’art pour l’art, par les disciples de Ruskin, par les membres du cercle de Mallarmé, par la révolte contre le naturalisme, cette recherche gagne à être considérée en rapport avec la question, urgente à l’époque, de savoir comment l’art et la littérature devaient‑ils envisager les rapports entre les êtres humains et leur milieu ambiant. Et il me semble que la manière dont cette question a été posée à la Belle Époque, ainsi que la réponse proposée par l’esthétisme fin‑de‑siècle, sont susceptibles d’éclairer d’une lumière nouvelle ce que j’ai appelé plus haut l’énigme de Barthes.
8Étant donné que l’histoire de la prose narrative m’est plus proche que celle de la poésie ou du théâtre, étant donné aussi que Barthes lui‑même s’intéressait de façon prioritaire à cette histoire, je la prendrai comme exemple privilégié du débat artistique concernant les rapports entre les humains et leur milieu. Fort actuelle dans les dernières décennies du 19e siècle, cette question a préoccupé en fait les auteurs de roman depuis les débuts du genre. La réponse traditionnelle, celle qu’ont offerte aussi bien le roman grec et les romans de chevalerie que les romans héroïques du 16e et 17e siècles, consistait à imaginer l’être humain dans sa séparation du monde ambiant et dans son opposition à ce monde. Chariclée et Théagène, Amadis de Gaule, Persilès et Sigismonde, Polexandre et Artamène sont tous des héroïnes et des héros exceptionnels, dont l’inexplicable perfection les sépare du reste du monde. On retrouve par ailleurs la même coupure, dans une version comique, dans les romans comiques et picaresques, où l’avilissement des personnages (de Quevedo ou de Defœ) est également inexplicable et isole ceux-ci tout aussi efficacement du reste du monde. Le seul sous‑genre narratif traditionnel qui peint ses personnages dans leurs rapports de dépendance intime avec le milieu ambiant est la nouvelle, comique ou tragique, dont le principal ressort réside moins dans la force ou la faiblesse exceptionnelle des personnages que dans le relief des « faits divers » racontés, dans le scandale des choses inhabituelles qui arrivent à des gens comme tout le monde. Mais là encore, il s’agit de raconter des histoires hors du commun, plutôt que d’expliquer l’homme par son milieu.
9Ce n’est qu’au 18e et surtout au 19e siècle que les romanciers, sans doute influencés par l’essor de la pensée historique et sociologique, commencent à réfléchir à l’enracinement des êtres humains dans la société à laquelle ils appartiennent. Initiée par le roman de mœurs, spécialité anglaise dont les rapports génétiques avec le picaresque tardif restent à éclaircir, cette réflexion s’épanouit dans l’œuvre de Walter Scott, où, pour la première fois, elle devient le principal ressort de l’intérêt narratif. Le lecteur d’Artamène, comme celui de Roxane de Defœ, poursuivaient volontiers les personnages dans le labyrinthe de leurs aventures, sans se laisser dissuader par l’invraisemblance sociologique de celles-ci. Dans Waverley, en revanche, le plaisir de la lecture est procuré par le contraste entre l’état de civilisation des personnages anglais et les mœurs des habitants de l’Écosse. Ce qui frappe le lecteur n’est pas tant la teneur des aventures racontées, que leur vérité sociologique. Balzac en France développe cette découverte, qui consiste à considérer l’homme sous le biais de son intégration dans le milieu ambiant, d’y chercher aussi l’explication ultime de ses comportements. Plus tard, avec l’essor du naturalisme, à l’intégration sociale du personnage s’ajoute son intégration biologique, qui est une des ambitions de l’œuvre de Zola. Dès lors, la naturalisation de l’homme est achevée, et sa séparation, son opposition au monde qui l’entoure ne sont plus que des souvenirs imprécis d’un romantisme passé de mode. Métamorphosé en un grand système explicatif, l’art du roman aspire à devenir le partenaire respecté des sciences de l’homme : de l’histoire, de la sociologie et de la médecine.
10Lorsqu’on considère la situation du roman après 1850, on s’aperçoit que les œuvres haut‑de‑gamme avaient à toutes fins pratiques abandonné l’ambition de représenter des héros séparés du monde par leurs perfections ou par leurs crimes, pour se consacrer entièrement aux personnages et aux sujets aisément réductibles à la vérité historique, sociale et médicale. Seule la littérature « bas‑de‑gamme » larmoyante ou populaire, ayant échappé à l’obligation de produire de la vérité explicative, proposait encore aux lecteurs des personnages hors du commun, en sorte que pour retrouver les descendants d’Amadis et d’Artamène, il fallait se rabattre sur Les Mystères de Paris, Rocambole, Sans famille, ou les romans pour enfants de la Comtesse de Ségur. Comme si cet affaiblissement interne ne suffisait pas, l’art de peindre des individus dont la force exceptionnelle tranche sur la médiocrité de leur milieu fut miné en même temps par la tradition du scepticisme moral, représentée par Stendhal, Thackeray, Meredith, et Anatole France, ainsi que par la maturation de la prose psychologique, de Jane Austen à Henry James. En soulignant les insuffisances du moi, ces courants contribuèrent à leur façon à la réussite du réalisme social, en renforçant sa capacité de représenter et d’expliquer la socialité des pulsions humaines dans toute leur complexité.
11Fallait-il donc conclure que le débat ouvert par les romans anciens et continué par ses héritiers modernes était désormais fermé ? Que l’insertion de l’homme dans le monde avait été enfin ramenée, grâce aux progrès des connaissances, à ses véritables dimensions sociologiques et génétiques ? Qu’on avait donc répondu affirmativement à la question de savoir si le monde ambiant était la vraie demeure de l’homme ? Que la séparation entre les êtres humains et l’univers avait par conséquent été abolie ? La réponse résolument affirmative que le naturalisme apportait à ces questions n’était pas dépourvue ni de vraisemblance, ni d’un certain optimisme, car, tout en se voyant forcé à réduire l’homme au triste spectacle de sa réalité corporelle et sociale, le roman naturaliste, libéré des fantasmes idéalistes, avait réussi à gagner en exactitude ce qu’il avait perdu en vaine exaltation.
12Or la résistance à cette réponse ne se fit pas attendre. Dans les années 1880‑1890 on se rendit compte que, poussé à la limite, l’art qui se consacre à l’étude des liens de dépendance entre l’homme et l’univers en arrive inévitablement à nier la liberté — parfaite ou précaire, peu importe — de l’individu par rapport au monde physique et social dans lequel il voit le jour. Inacceptable aux yeux de nombreux artistes, cette négation fut à l’origine d’une nouvelle recherche de la séparation entre l’individu et son monde, recherche qui emprunta deux méthodes divergentes. L’une d’entre elle, tout en héritant des techniques de véracité mises au point par le réalisme social, visait à redonner à l’âme et à son mystère la place qu’ils méritaient. Inventée par Dostoïevsky, cette méthode fut empruntée avec un succès considérable par les disciples français et anglais du romancier russe. L’anthropologie morale chrétienne, et plus tard la version existentialiste de cette anthropologie, autorisaient, en effet, les écrivains qui travaillaient dans cette perspective d’affirmer de manière péremptoire l’indépendance ultime des êtres humains par rapport à leur milieu, sans pour autant revenir aux excès d’implausibilité des vieux romans.
13Mais si le retour au christianisme et plus tard l’existentialisme restituaient à l’individu son indépendance, en le détachant de manière efficace de son milieu, ils ne lui rendaient pas le charme ni la fière allure que lui avait conférées naguère l’idéalisme des vieux romans. L’insistance de la doctrine chrétienne sur la déchéance morale des êtres humains ne pouvait donc réunir les suffrages des artistes qui aspiraient à un culte plus énergique de l’individu. Ces artistes souhaitaient créer un type humain qui fût à la fois dégagé de ses attaches mondaines et invulnérable au sentiment d’insuffisance morale promu par la morale chrétienne. Une version de ce type humain avait par ailleurs été inventée depuis longtemps par les romantiques : c’était le dandy.
14Pour comprendre la figure du dandy, il faut noter qu’avant de disparaître pour laisser la place au système explicatif du réalisme social, l’ancienne méthode romanesque, celle qui peignait des personnages hors-du-commun en soulignant leur séparation du monde ambiant, avait conçu, sur le tard, deux types inédits de personnages : les âmes de choix, celles qui contemplent avec mélancolie le monde des hommes comme s’il s’agissait d’ombres vaines projetées par la lanterne magique de leur propre imagination (l’expression appartient à Werther, le héros de Gœthe), et les scélérats sans scrupules, les Lovelace, les Valmont, dont le plaisir consiste moins à posséder leurs victimes (Clarissa et respectivement Mme de Tourvel), qu’à flétrir l’idéal de pureté qu’elles incarnent. Bien que ces êtres sans scrupules finissent par se repentir, tant que l’action dure le ressort qui les meut est le mépris pour la loi morale, accompagné par la joie d’échapper aux contraintes morales qui régissent la société. Le démonisme encore hésitant de ces personnages prend des formes nettement plus accusées dans le roman gothique (Ambrosio, dans Le Moine de Lewis, par exemple) et dans les œuvres qui en prolongent l’esprit : il suffit de songer au monstre dans Frankenstein de Mary Shelley et à Heathcliff dans Les Hauteurs d’Hurlevent de Emily Brontë, héros que le monde des hommes exclut de son sein et qui s’en vengent avec cruauté.
15En dépit des traits qui les différencient — la douceur de Werther, le cynisme de Valmont, la cruauté de Heathcliff —, ces personnages pour qui le monde n’a aucun poids moral sont tous des immoralistes, par excès de délicatesse dans le cas de Werther, par excès de malignité chez Lovelace, Valmont ou Heathcliff. La parfaite indifférence à l’égard de la norme morale étant le propre des dandys, il n’est pas interdit de voir dans ce type littéraire le produit d’un croisement audacieux entre, d’un côté, le personnage romantique à la sensibilité raffinée, mais incapable d’agir, et de l’autre côté les héros cyniques et démoniaques, dont le mépris pour la société mine efficacement toute retenue morale. Werther, Hypérion, René, enseignent à un dandy comme Henri de Marsay dans La Comédie humaine qu’il vaut infiniment plus que le monde méprisable qui l’entoure. Lovelace et Valmont lui lèguent l’élégance et le cynisme; le monstre de Frankenstein, Heathcliff, et Ambrosio lui transmettent leur inexhaustible énergie maléfique. En l’absence des normes morales, l’attitude du dandy face au monde allie le mépris et l’art de la délectation, la froideur et le désir, l’hostilité et l’appétit. Pour lui, le moi seul est doté de réalité alors qu’en face, l’univers et les autres êtres humains sont considérés avec le genre de détachement hédoniste qui convient à la contemplation des œuvres d’art plutôt qu’aux relations actives avec nos semblables. Aussi le dandy est-il la première incarnation de l’esthétisme, doctrine qui assimile la vie morale à la création et à l’appréciation des œuvres d’art.
16À la Belle Époque, l’esthétisme reviendra de mode, cette fois en tant que choix des artistes et des penseurs qui souhaitent rejeter les conséquences les plus humiliantes du système explicatif naturaliste, sans pour autant revenir à la religion. Dès lors que l’exaltation de la force morale des personnages perd son crédit, et que la réduction des comportements humains aux causes historiques, sociologiques, et médicales est achevée, ceux qui souhaitent défendre la dignité de l’homme par d’autres voies que celles de la religion n’ont à leur disposition que la voie tracée par les dandys. Ayant décidé de traiter avec mépris, voire de s’offrir en pâture un monde qui ne mérite pas qu’on le respecte, le moi s’arroge également le droit de s’inventer un destin dont la réussite serait jugée uniquement en termes non-moraux. La parcours intellectuel de Nietzsche illustre le caractère impérieux de ce choix : car lorsqu’on réintègre sans résidu l’homme dans la nature et qu’on démystifie la liberté en mettant à jour la sauvagerie qui la fonde, comment s’y prend‑on pour concevoir l’humanité de l’homme — si tant est qu’on souhaite encore s’en occuper — sinon en l’identifiant à la dépense ludique de l’excédent de vitalité, à l’engendrement libre d’apparences sans autre finalité qu’esthétique ? Une des premières œuvres qui illustrent l’affinité entre le dandysme et l’esthétisme est À rebours de Hysmans, roman qui se propose de montrer comment, par la création d’un mode de vie ayant comme norme la jouissance esthétique, l’homme est capable d’inventer son propre milieu dans l’absence de toute influence extérieure. À l’intégration sociale et biologique de l’homme, abondamment décrite par le roman naturaliste, l’esthétisme de À rebours oppose une séparation fondée sur la liberté de l’imagination artistique.
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17Je conclurai en proposant que l’énigme de Barthes — son hésitation entre l’adoption des grands modèles explicatifs et le culte du style — reprend à sa manière le conflit entre naturalisme et esthétisme, conflit qui a divisé les écrivains de la Belle Époque. À l’instar des prosateurs du 19e siècle et pour les mêmes raisons, Barthes a cru à la promesse du savoir absolu. Comme eux, il a éprouvé la joie de savoir les causes des choses, en particulier celles du comportement humain ; comme eux il a fait appel aux dernières découvertes de la science de son temps : anthropologie, linguistique, sémiologie. Et devant le réductionnisme inhérent à ces explications, il s’est senti gagné, comme l’esthétisme fin‑de‑siècle, par le désir de les contredire et d’affirmer la singularité de l’homme par le biais du raffinement esthétique — dans son cas, du culte de l’écriture.
18La durabilité de ce faisceau d’options intellectuelles et artistiques est remarquable. Ce qui dans le cas de Barthes est encore plus remarquable c’est leur réunion vivante et nuancée dans une seule et même personne.