Ce que Barthes fait de La Rochefoucauld : le critique & son image ?
De même pour [les] affinités [de Gide] avec Montaigne (les prédilections de Gide n’indiquent pas une influence mais une identité) ; ce n’est jamais sans raison que Gide écrit une œuvre critique. Sa préface à des « morceaux choisis » de Montaigne, le choix même des textes, nous apprend autant sur Gide que sur Montaigne.
Notes sur André Gide et son « Journal 1. »
On voit bien dans les Essais critiques comment le sujet de l’écriture « évolue » (passant d’une morale de l’engagement à une moralité du signifiant) : il évolue au gré des auteurs dont il traite, progressivement. L’objet inducteur n’est cependant pas l’auteur dont je parle, mais plutôt ce qu’il m’amène à dire de lui : je m’influence moi-même avec sa permission : ce que je dis de lui m’oblige à le penser de moi (ou à ne pas le penser), etc.
« Qu’est-ce que l’influence ? », Roland Barthes par Roland Barthes2.
1Qu’est-ce que « La Rochefoucauld » pour Barthes ? Que représente ce nom pour lui ? D’évidence, La Rochefoucauld, c’est d’abord un texte, les Réflexions ou Sentences et Maximes, seule œuvre à laquelle il ne cesse de se référer, directement ou indirectement. Dans les Nouveaux Essais critiques, il reprend une préface donnée auparavant à une édition de ce texte : mais cette préface est aussi l’occasion, pour lui, de revenir au problème posé par l’âge classique, tel qu’il le formule, dès 1953, avec Le Degré zéro de l’écriture. La Rochefoucauld est en effet un exemple parmi tant d’autres de cette écriture classique qu’avait conceptualisée ce premier livre ; mais il ne se réduit pas, dans la constellation des références barthésiennes, à ce seul rôle exemplaire : « La Rochefoucauld » représente, sans doute, l’un des textes qui ont accompagné l’itinéraire critique de Barthes avec le plus de constance — moins que Racine ou Michelet, certainement, mais de façon extrêmement régulière, plus que Lafayette, La Fontaine (pourtant très présent au début de l’œuvre), ou même que La Bruyère, auquel est consacré un article des Essais critiques. Il apparaît nominalement dès 1955, et la dernière allusion au moraliste prend place en 1978. C’est sans doute cette permanence qui permet à l’écrivain d’occuper une double place dans l’imaginaire critique de Roland Barthes. D’une part, il est symbole d’une époque que le critique n’a cessé d’affronter, ce mythique dix-septième siècle que le Sur Racine, et la polémique qui suivit, permettent de repérer dans toute sa portée provocatrice : « La Rochefoucauld », alors, participe d’un âge qui est aussi valeur. D’autre part, il constitue un des éléments de la réflexion de Barthes sur « l’auteur », objet que le critique n’eut de cesse (en même temps qu’il l’incarnait) de déconstruire ; cette réflexion (éminemment caractéristique pour Barthes de la modernité), commencée avec la critique des Mythologies3, poursuivie par l’article intitulé « Écrivains et écrivants4 », connut sans doute son aboutissement dans la proclamation de « la mort de l’auteur », annoncée dans un article donné à Mantéia en 19685 qui eut valeur de manifeste. La durable présence de La Rochefoucauld laisse entendre qu’il a pu ainsi nourrir la réflexion de Barthes sur cette notion, cette figure de l’ « auteur », et qu’il a donc pu aussi renvoyer au statut, à la fonction, au rôle de Barthes lui-même : le critique serait renvoyé à son image, comme l’homme de la fable de La Fontaine. Aussi ne tentera-t-on pas d’analyser l’apport et l’information critique6 de Roland Barthes, ou les points discutables de son analyse, mais de dégager ce que Barthes fait de La Rochefoucauld ; la formule témoigne surtout du souci de faire surgir, non l’œuvre de La Rochefoucauld telle que l’élabore la lecture de Barthes, mais la place de cette œuvre dans une autre œuvre, et c’est à cela que convie le rapprochement de « Barthes » et de « l’histoire » : on ne cherchera pas le ou les sens donné(s) par le critique à un auteur ou à une œuvre — même si ce sens est effectivement fabriqué par Barthes, dans l’optique d’une histoire du sujet inspirée sinon mise en place par la philosophie heideggerienne — mais la place de ces sens (l’augustinisme, le discontinu, le pessimisme, le profane, la démystification) dans un ensemble critique qui s’en sert pour s’élaborer soi-même, en un geste que Barthes revendique : « ma deuxième façon de lire : quand j’ai un travail à faire, un cours, un article, un livre, alors oui, je lis des livres, je lis d’un bout à l’autre, en prenant des notes, mais je ne les lis qu’en fonction de mon travail, ils vont dans mon travail7 ». C’est la façon dont Barthes met en œuvre ce mouvement de La Rochefoucauld vers son travail qui sera donc questionnée. Autrement dit, et pour reprendre des termes employés par Barthes lui-même dans son article sur La Rochefoucauld, on tentera de « psychanalyser la structure » de cette relation du critique et du moraliste. Ou, au moins, de penser la relation plus que les objets qu’elle unit, et de voir ce que Barthes construit de lui-même, lorsqu’il construit l’objet « La Rochefoucauld ». La question, ainsi, a changé : elle n’est plus tant « qu’est-ce que La Rochefoucauld pour Barthes ? », que « à quoi lui sert-il ? ».
Présences de La Rochefoucauld
2Dans quelles circonstances, et à quelle fin, d’abord, Barthes fait-il appel à La Rochefoucauld ? Pourquoi l’itinéraire critique de Barthes constitue-t-il si régulièrement cette œuvre, ou plutôt ce texte, en objet ? Avant de rapporter les mentions de ce nom à d’autres textes pour établir une cohérence de la lecture barthésienne, il convient sans doute de délimiter le corpus larochefoucaldien de Barthes.
31. La première mention de La Rochefoucauld apparaît dans un article de 1955, « “Nekrassov” juge de sa critique8 ». Barthes y annonce que Sartre, avec Nekrassov, a quitté l’idéologie de l’intelligentsia bourgeoise :
Sartre a trahi son passé d’écrivain de Secondaire ou du Supérieur, il n’a plus écrit pour les anciens élèves du lycée Janson‑de‑Sailly ou du lycée Henri IV, pour la critique « humaniste », qui a fait quelques versions latines dans sa jeunesse, connaît le nom de Juvénal, croit à la « complexité » de l’âme selon La Rochefoucauld et à l’éternelle noirceur de la nature humaine selon Courteline.
4Le propos, ici, apparaît comme provocateur : la comparaison du moraliste classique avec le dramaturge boulevardier au sein des références essentielles de « l’âme bourgeoise » ne peut que frapper le lecteur (surtout bourgeois). Mais par là s’impose (au prix du rattachement pour le moins discutable de La Rochefoucauld à la pensée « humaniste », sur lequel Barthes reviendra lui-même9) un massif classique qui court de la latinité au théâtre de boulevard, de façon homogène ; massif cohérent, donc, par rapport auquel Sartre, figure exemplaire et ambiguë de l’écrivain moderne, peut se dégager.
5Cette relation de « l’humanisme » avec La Rochefoucauld trouve peut-être sa source dans l’analyse de La Bruyère par Brunetière, citée au début de l’article consacré au premier dans les Essais critiques10 : « c’est l’idée d’humanité disait Brunetière, qui commence à se faire jour. » C’est aussi à l’occasion de cet article qu’est faite la seconde mention du nom de La Rochefoucauld11 ; mais on ne s’y attardera pas, le nom servant principalement à dégager les différences entre les deux moralistes, en termes de signification et de réception, La Rochefoucauld assurant son succès posthume par la « radicalité » de sa position12. C’est un autre passage de l’article qui retiendra ici notre attention ; parlant du désintérêt général pour La Bruyère, Barthes affirme que
la modernité, toute prête cependant à s’approprier les auteurs anciens, semble avoir eu le plus grand mal à le récupérer : connu à l’égal des grands noms de notre littérature, La Bruyère est cependant déshérité, on dirait presque désaffecté ; il lui manque même ce dernier bonheur de l’écrivain : être méconnu.
6Et c’est peut-être ici que se noue l’ambiguïté du rapport à La Rochefoucauld, à la fois éloigné parce que classique, et proche parce que la modernité se le serait « approprié ». Autant dire pourtant que Barthes justifie ici notre étude : c’est bien l’investissement du moraliste par le critique, ou l’investissement qu’est le moraliste pour le critique, que nous tentons de comprendre. Reste que la formule est ambiguë : qu’est-ce de La Rochefoucauld que la modernité s’est approprié ?
7Vient alors, en 1967, la mobilisation de La Rochefoucauld en référence (parmi d’autres) du « match Chanel‑Courrège13 » ; Coco Chanel s’y découvre
élégante comme Racine, janséniste comme Pascal (qu’elle cite), philosophe comme La Rochefoucauld (qu’elle imite en donnant elle aussi au public des maximes), sensible comme Mme de Sévigné, frondeuse, enfin, comme la Grande Mademoiselle [...] Chanel, dit-on, retient la mode au bord de la barbarie et la comble de toutes les valeurs de l’ordre classique : la raison, le naturel, la permanence, le goût de plaire, non d’étonner.
8Face à elle, se dresse le « futurisme » de Courrèges ; l’opposition, à la fin de l’article, est ramenée à celle de « la tradition » et de « la novation », du « classicisme » et du « modernisme », conçus désormais, au moment de la résolution dialectique de l’article donné à Marie‑Claire, comme « les deux rimes nécessaires d’un même distique ou les exploits opposés d’un couple de héros sans lesquels il n’y a pas de belle histoire » ; la mode peut ainsi devenir « le spectacle profond d’une ambiguïté, et non l’embarras d’un choix inutile ». On hésite pourtant à faire retour de la mode à la littérature : peut-on vraiment voir dans la conclusion de l’article la résolution heureuse de l’opposition classique/moderne chez Barthes ? Peut‑être, à condition de bien voir que si l’un et l’autre ici cœxistent, c’est bien parce que l’un définit l’autre, sert à le penser ; leur cœxistence est heureuse parce que nécessaire au plaisir de l’esprit ; mais il serait sans doute hasardeux de forcer cette résolution opportune, tant le couple joué par Barthes semble s’opposer axiologiquement — c’est-à-dire moralement et politiquement. De toute évidence, la mode ne permet pas une opposition aussi frontale du « classique » et du « moderne », et la reconversion de ces catégories littéraires devenues (via leur dimension esthétique) outils d’une analyse sémiologique de la mode, au profit de la connaissance de la littérature (au sens où ces catégories, après leur passage par la mode, entretiendraient entre elles de nouveaux rapports) ne peut se faire directement ; si la littérature apprend quelque chose à la mode, il est douteux en l’occurrence que la mode apprenne quelque chose à la littérature. Retenons seulement que « La Rochefoucauld » ici est dit « philosophe », et qu’il « donne [...] des maximes au public », qu’il est donc une sorte de prescripteur mondain — la maxime, ici, telle que délivrée également par François VI et Coco, apparaît bien comme un énoncé normatif, qui semble tenir aux règles du goût et de la bienséance à la fois.
92. La Rochefoucauld fait un nouveau retour en 1971, dans l’article « Une idée de recherche14 », pour aider la proposition d’une lecture de Proust (que Barthes cite parfois comme un des derniers classiques) en moraliste, par la réduction d’une scène du romancier à la structure « ne ...que » (mais cette réduction est tout de suite récusée, et abandonnée, la « vérité du discours » de Proust romancier démentant l’éventuelle « vérité du projet » d’un Proust moraliste). C’est que, en 1961, Barthes a donné la préface aux Maximes qui deviendra le premier article des Nouveaux Essais critiques15 (1972), et le lieu central de la présence de La Rochefoucauld chez Barthes. On reviendra plus en détail sur cet article, qui nécessite une analyse indépendante. Toujours est-il que, dix ans plus tard, reste du moraliste lu par le critique un instrument, la négation restrictive comme mouvement intellectuel réinvestissable. L’auteur, isolable enfin du corpus où il est pris, semble devenu, en lui-même, un objet digne de l’intérêt critique de la modernité.
10Rien d’étonnant alors à le voir nourrir les Fragments d’un discours amoureux, au moins une fois de manière explicite16, dans un des curieux jeux intertextuels que permet le fragment barthésien : le nom de La Rochefoucauld figure en note d’une maxime de Barthes, « aucun amour n’est original », qui appelle (assez logiquement, puisque la prétention à l’originalité est précisément démentie) la maxime 36 de La Rochefoucauld (ou est appelée par elle ?) : « Il y a des gens qui n’auraient jamais été amoureux, s’ils n’avaient jamais entendu parler de l’amour », en un jeu de miroirs étrange, qui renvoie dos à dos, ou face à face, les deux auteurs, liés plus qu’opposés par le jeu typographique et la similarité des formules, l’une fût-elle explicitement du registre de la citation, et l’autre intégrée à un ensemble plus vaste.
11En 1978, Barthes fait une dernière mention de La Rochefoucauld, dans une préface à La Parole intermédiaire, de François Flahault17, comme un exemple de ces « moraliste[s] classiques[s] » qui ont eu la « vision » d’un « homme qui ne serait, à la lettre, qu’une tactique ». La mention est brève, mentionne La Rochefoucauld comme un exemple, donné entre parenthèses, au sein d’un groupe, les moralistes, eux-mêmes proches de romanciers, Stendhal et Proust, et de deux figures incontestablement modernes, un philosophe et un psychanalyste, Sartre et Lacan. La généalogie semble fermer la boucle, et indiquer ce que la modernité a gardé de La Rochefoucauld : la modernité naît, ici, avec les moralistes. Est ainsi significatif l’emploi, non assumé explicitement par le texte, de la négation restrictive : à terme, elle semble bien identifiée au moraliste, intimement associée à lui, en même temps que devenue l’emblème d’autres figures intellectuelles (jusqu’aux modernes), et finalement, peut-être, de Barthes lui-même. « La Rochefoucauld », ici, est presque devenu la matrice d’un instrument discursif, qui se trouve séparé de son lieu d’origine, la maxime, et de son contexte culturel, pour n’être plus qu’un geste intellectuel. Au terme d’un parcours critique qui commence avec l’évocation (même indirecte) du « rattachement au pouvoir » de l’écrivain classique18, et de son écriture qui signale son appartenance à un « groupe qui se tenait autour du pouvoir19 », comment La Rochefoucauld peut-il voir son statut changer, au point de devenir un instrument utilisable par Sartre20 ou Lacan, c’est-à-dire par une modernité peu suspecte d’accointances avec la monarchie ?
12C’est surtout dans l’écriture de l’article consacré aux Réflexions ou sentences et maximes que se donne à lire de la façon la plus détaillée et la plus riche le rapport du critique et du moraliste. C’est donc sur lui qu’il convient de revenir pour répondre, d’abord, à la question : pourquoi La Rochefoucauld ?
Maxime, fragment, archaïsme
131. L’attention de Barthes, dès le début de l’article, se porte sur la question de la forme d’écriture : « la maxime est une proposition coupée du discours » ; mais c’est surtout que la maxime est conçue comme l’autre du fragment21, sans pourtant que Barthes choisisse toujours très clairement, pour son écriture même, entre les deux possibilités.
14Mais La Rochefoucauld aussi a écrit des fragments : « les réflexions sont des fragments de discours, des textes dépourvus de structure et de spectacle22 » ; or la maxime semble fonder son pouvoir sur le spectacle, parce qu’elle a une pointe23 :
qu’est‑ce qu’une pointe ? C’est, si l’on veut, la maxime constituée en spectacle ; comme tout spectacle, celui-ci vise un plaisir [...] ; comme tout spectacle aussi, mais avec infiniment plus d’ingéniosité puisqu’il s’agit de langage et non d’espace, la pointe est une forme de rupture,
15c’est-à-dire qu’elle dévoile le spectacle des mots lui-même. Par le jeu de l’antithèse qu’elle met en œuvre, elle permet en effet d’exhiber ce que Barthes désigne comme la nature archaïque du langage mis en place à travers l’aphorisme ; car l’antithèse24
n’est au fond que le mécanisme tout nu du sens et comme, dans toute société évoluée, le retour aux sources fonctionne finalement comme un spectacle surprenant, ainsi l’antithèse est devenue une pointe, c’est-à-dire le spectacle même du sens.
16C’est donc dans cette fermeture du sens, qui permet de constituer la maxime en spectacle, que se trouve pour Barthes la différence essentielle entre celle-ci et le fragment, marqué au contraire par l’ouverture du sens. Il écrit ainsi, pour différencier maximes et réflexions, dès le début de l’article25 :
à travers [les Réflexions] c’est de nouveau un langage fluide, continu, c’est-à-dire tout le contraire de cet ordre verbal, fort archaïque, qui règle le dessin de la maxime.
17Mais, pour comprendre l’intérêt de la mobilisation de ces notions par Barthes, il convient de revenir sur leurs places dans son œuvre critique : c’est par un détour à travers le Roland Barthes par Roland Barthes que l’on envisagera le sens et la valeur (puisqu’aussi bien l’appréhension de La Rochefoucauld par Barthes se distingue de celle de La Bruyère par là, et que « toute Forme est aussi Valeur26 ») de ces Formes de l’écriture.
182. L’écriture de Barthes, telle qu’il en fait voir le spectacle dans Roland Barthes par Roland Barthes, hésite sans cesse sur sa définition même27 :
il n’a cessé de pratiquer l’écriture courte : tableautins des Mythologies et de l’Empire des signes, articles et préfaces des Essais critiques, lexies de S/Z, paragraphes titrés du Michelet, fragments du Sade II et du Plaisir du texte.
19Bien évidemment, il en va de même dans le Roland Barthes par Roland Barthes, comme dans les Fragments d’un discours amoureux. La cause semble entendue : Barthes écrit par fragments (à l’instar d’un La Bruyère, bien plus que d’un La Rochefoucauld) ; là où la maxime ferme le sens, le fragment se démarque par son ouverture, son caractère presque dialogique : le fragment, c’est la maxime sans son spectacle, et donc sans le pouvoir par là instauré. Pourtant, l’essai se finit par une évocation de la maxime, et non du fragment, qui est l’occasion pour Barthes de faire le point sur son rapport à cette Forme-Valeur28 :
Il rôde dans ce livre un ton d’aphorisme (nous, on, toujours). Or la maxime est compromise dans une idée essentialiste de la nature humaine, elle est liée à l’idéologie classique : c’est la plus arrogante (souvent la plus bête) des formes de langage. Pourquoi donc ne pas la rejeter ? La raison en est, comme toujours, émotive : j’écris des maximes (ou j’en esquisse le mouvement) pour me rassurer : lorsqu’un trouble survient, je l’atténue en m’en remettant à une fixité qui me dépasse : « au fond, c’est toujours comme ça » : et la maxime est née. La maxime est une sorte de phrase-nom, et nommer, c’est apaiser. Ceci est au reste encore une maxime : elle atténue ma peur de paraître déplacé en écrivant des maximes.
20Et c’est bien la maxime de La Rochefoucauld qui semble-t-il lui a servi de modèle, capable qu’elle est de (se) défendre29 :
La maxime est un objet dur, luisant — et fragile — comme le corset d’un insecte ; comme l’insecte aussi, elle possède la pointe, ce crochet de mots aigus qui la terminent, la couronnent — la ferment, tout en l’armant (elle est armée parce qu’elle est fermée).
21Et, plus encore, d’apaiser30 :
[...] ce qui importe, c’est d’apaiser, fût-ce au prix d’une vision pessimiste, l’insupportable duplicité de ce qui se voit [...] ; pour La Rochefoucauld, la définition, si noire soit-elle, a certainement une vision rassérénante [...] la démarche de La Rochefoucauld est bénéfique dans son procédé : elle fait cesser, à chaque maxime, l’angoisse d’un signe douteux.
22On voit bien comment la réflexion sur La Rochefoucauld a été le lieu, pour le critique, d’une réflexion plus vaste sur une forme dont il hérite, et dont il semble assumer l’héritage. Reste que la maxime est à la fois dangereuse, puisqu’armée et idéologiquement contestée, et paradoxalement apaisante. Comment l’œuvre de Barthes concilie-t-elle (ou ne concilie-t-elle pas) ces deux visages de la maxime, qui semblent inséparablement liés mais difficilement compatibles ?
233. En fait, il semble bien que ce qui fascine Barthes dans la maxime soit aussi ce qui l’effraie ; la maxime est en effet à la fois ce qui suspend la syntaxe, et ce qui en reconduit le pouvoir.
24Car la maxime a pour spécificité de reposer sur une structure particulière31 :
Pour [les maximes qui ne vont pas vers le discours], la structure est là, qui retient la sensibilité, l’épanchement, le scrupule, l’hésitation, le regret, la persuasion aussi, sous un appareil castrateur [...] De quoi est-elle faite, cette structure ? De quelques éléments stables, parfaitement indépendants de la grammaire, unis par une relation fixe, qui, elle non plus, ne doit rien à la syntaxe.
25C’est que, explique alors Barthes, la spécificité linguistique (formelle) de la maxime est de ne pas reposer d’abord sur les liens logiques établis par la syntaxe, mais sur les « essences », c’est-à-dire les idées convoquées dans les maximes. Ainsi la maxime est-elle fondamentalement a-grammaticale, et a-syntaxique.
26Or la grammaire, comme le dit un texte qui n’a pas été retenu pour Le Degré zéro de l’écriture32, représente aux yeux de Barthes un « élément technique » destiné à faire perdurer ce « mythe de la clarté française » dont le fondement est « lié à l’histoire politique de la France », puisque cet élément valorise — au détriment de toute autre forme d’expression — « l’usage du groupe qui se tient autour du pouvoir », qu’il est donc inséparable de « l’autorité monarchique » ; celui-ci, en l’imposant, fait acte non seulement de « cynisme », mais encore d’ « hypocrisie » ; en effet, cette langue n’autorise qu’une « portion infime de la nation » à la parole, sa « communicabilité [...] n’a jamais été qu’horizontale », et pas du tout « verticale ».
27La maxime fascine donc Barthes car son rapport au pouvoir est ambigu : la maxime récuse la grammaire, et donc se constitue hors le champ du pouvoir ; mais dans le même temps, elle reste enfermée dans une vision fixiste du monde33 :
au moment même où La Rochefoucauld semble affirmer le monde en récupérant à sa façon la dialectique, un projet manifestement moral intervient, qui immobilise la description vivante sous la définition terroriste, le constat sous les ambiguïtés d’une loi qui est donnée à la fois comme morale et physique,
28et cette vision qui impose son pouvoir législatif et violent « est tout entière dans la forme même des maximes ». Qu’est-ce qui préserve le fragment de cette ambiguïté ? Pourquoi la maxime est-elle condamnée à se compromettre avec le pouvoir, quand le fragment y échappe ? C’est sans doute l’ouverture du fragment qui permet une telle gageure.
29Toujours est-il que se complète ici ce que Barthes désigne, dans les Essais critiques, comme le caractère « archaïque » de la maxime, qui tiendrait donc, pour résumer, à trois références : un substrat anthropologico‑psychologique que dénote l’antithèse, qui fait de la pointe le signe d’un retour au source, et rattache la maxime à un ordre oraculaire (archaïsme discursif de la maxime) ; un substrat philosophique qui associe la maxime à un essentialisme des représentations et fait de la maxime l’emblème de l’idéologie classique (archaïsme métaphysique de la maxime) ; et un substrat politique, plus ambigu, qui lie la maxime à un ordre politique tyrannique : la maxime est législatrice et moralisatrice, lors même que son rapport à la syntaxe récuse ce lien (archaïsme législatif de la maxime). Ces trois substrats sont liés ; l’archaïsme discursif, qui rapproche la maxime d’un énoncé religieux visant au dévoilement d’une vérité transcendante, se traduit inévitablement par un archaïsme métaphysique, qui lui-même autorise en droit (puisqu’aussi bien il ressortit de l’idéologie) l’archaïsme législatif de la maxime. Or l’archaïsme discursif lui-même empêche l’archaïsme législatif de la maxime de se faire pleinement archaïsme politique : le discours archaïque dont participe la maxime se situe déjà au‑delà (ou en‑deçà) de la syntaxe, qui est le seul véritable garant de l’orthodoxie politique (classique et monarchique) du texte. Tout se passe donc comme si l’opposition des archaïsmes délivrait la maxime de ces déterminismes idéologiques, et donc lui permettait d’échapper pour partie à la critique de la modernité incarnée par Barthes ; préservée de l’archaïsme politique par son archaïsme discursif, qui l’empêche de se soumettre aux règles classiques du discours, la maxime peut à la fois dénoncer l’idéologie classique, et participer d’elle.
30Dès lors, Barthes peut à son tour entretenir un rapport double avec la maxime, d’appropriation et d’étrangeté, dont témoignerait aussi la dernière des chroniques données au Nouvel Observateur, intitulée « Pause », dans laquelle il note, à propos de l’écriture qu’il recherche lui-même, et qu’il a recherchée dans ce magazine34 :
La forme recherchée est la forme brève, ou, si l’on préfère, une forme douce : ni la solennité de la maxime, ni l’âpreté de l’épigramme [...] , une forme délibérément mineure, en somme — en rappelant, avec Borges, que le mineur n’est pas un rabais, mais un genre comme un autre [...]. J’écris ténu par morale.
31La douceur recherchée par Barthes, que vient rompre la « solennité » de la maxime, est comme l’amplification des qualités d’apaisement de la maxime. Car écrire en « forme brève », c’est-à-dire écrire « ténu », se justifie par un souci moral, celui de ne pas imposer ses vues à l’autre. Pourtant, se lit ici moins un refus qu’une ambiguïté : la maxime participe du fragment (elle apaise) ; mais elle n’en est qu’une forme (elle n’est pas douce).
32Aussi, quoique la Forme maxime soit porteuse d’une Valeur essentialiste qui semble la séparer irrémédiablement de la modernité, elle peut être réinvestie par le critique ; non seulement pour des raisons « émotive[s] », comme le dit explicitement Barthes à la fin du Roland Barthes par Roland Barthes, parce qu’elle nomme, et que « nommer, c’est apaiser », que donc elle ramène, du mythe classique, le rêve d’une parole paisible, à quoi Barthes aspire35. Mais aussi pour des raisons intellectuelles, qui rapprochent le moraliste du critique, car (et cette raison n’est autre que la première, exprimée autrement) la maxime récuse la syntaxe, donc l’ordre classique, et permet ainsi de mettre en cause l’idéologie qui la fonde, son inconscient politique : la maxime est « armée », d’abord, contre elle-même ; elle est, en raison de sa diversité, l’instrument critique par excellence. Aussi le critique ne rejoint-il pas le moraliste par le seul usage d’une forme : c’est bien toute une écriture qui semble commune aux deux auteurs.
D’une écriture l’autre
33Ce ne sont pourtant pas seulement les similitudes de ces deux écritures qu’il s’agit ici de mesurer, mais aussi les modifications que Barthes fait subir à la langue de La Rochefoucauld : ainsi se dessinera peut-être plus précisément la différence qui sépare pour Barthes le classique du moderne.
341. Car l’écriture de Barthes se constitue par la reprise, le réinvestissement de modèles classiques modifiés par une axiologie qui oppose classicisme (du xviie siècle à Proust) et modernité (de Mallarmé à Sollers). De ce poids de l’héritage classique, le critique est conscient36 :
Cette manière de faire marcher un texte (par des figures et des opérations) s’accorde bien aux vues de la sémiologie (et de ce qui subsiste en elle de l’ancienne rhétorique) : elle est donc historiquement et idéologiquement marquée ; mon texte est en effet lisible : je suis du côté de la structure, de la phrase, du texte phrasé : je produis pour reproduire, comme si j’avais une pensée et que je la représente à l’aide de matériaux et de règles : j’écris classique.
35C’est ainsi dans la part d’incertitude de la comparaison (« comme si j’avais ») que se fonde la différence du critique moderne et de l’écrivain classique. Aussi le critique s’inscrit-il dans un régime d’écriture classique, qui donnerait le signifié pour premier et le signifiant pour second, et privilégierait ce dernier. Ainsi la position d’écriture de Barthes peut-elle rencontrer celle de La Rochefoucauld sur de nombreux points. Car la position de Barthes semble à bien des égards s’inspirer des règles de l’écriture du moraliste, ce que semblait déjà laisser entendre l’analyse de la maxime.
362. Ainsi le critique occupe-t-il par son ambition heuristique la même position fragile que La Rochefoucauld, et use-t-il donc parfois des mêmes ressorts énonciatifs que lui pour produire son texte, malgré le doute, par le biais des « clausules d’incertitude » ajoutées au texte37 :
Son malaise, parfois très vif [...] venait de ce qu’il avait le sentiment de produire un discours double [...] : car la visée de son discours n’est pas la vérité, et ce discours est néanmoins assertif.
C’est une gêne qu’il a eue très tôt ; il s’efforce de la dominer — faute de quoi il devrait cesser d’écrire — en se représentant que c’est le langage qui est assertif, non lui. Quel remède dérisoire, tout le monde devrait en convenir, que d’ajouter à chaque phrase quelque clausule d’incertitude, comme si quoi que ce soit venu du langage pouvait faire trembler le langage.
37Ce tremblement du langage que recherche Barthes se traduit aussi dans la non systématicité de son propos38 ; le dernier fragment du Roland Barthes par Roland Barthes est d’ailleurs consacré au « monstre de la totalité39 ». Plus encore, le désordre affecté de ce dernier livre, tel que Barthes lui-même en rend compte40, n’est pas sans évoquer l’insouciance aristocratique de La Rochefoucauld.
38Cet héritage se développe d’abord autour de la notion de fragment, dont on sait que la modernité, de Valéry à Blanchot, l’a constituée en principe de libération du classicisme. On voit bien finalement que ce motif, pensé par Barthes comme une utopie linguistique, reproduit cette ambivalence première de l’héritage classique. Car si finalement toute écriture est fermeture41, si rien du langage ne peut contrer le langage42, puisque « toutes les écritures présentent un caractère de clôture qui est étranger au langage parlé », n’en reste pas moins qu’est présente chez Barthes l’utopie d’un discours libre, non soumis au fascisme de la langue, que la réflexion autour du neutre, dans les années 1977‑1978, vient peut-être incarner.
39Cette ambivalence profonde du rapport de la langue au pouvoir, dont on a déjà dit que la maxime l’incarnait de façon exemplaire (2, 3), excède donc, dans la suite de l’itinéraire critique, le seul cas de l’âge et de l’idéologie classiques ; Barthes le pense en effet comme présent dans presque tout écrit43 :
La phrase est dénoncée comme objet idéologique et produite comme jouissance (c’est une essence réduite du Fragment). On peut, alors, ou accuser le sujet de contradiction, ou induire de cette contradiction un étonnement, voire un retour critique : et s’il y avait, à titre de perversion seconde, une jouissance de l’idéologie ?
40On ne tiendra pas ici ce procès en contradiction du sujet barthésien, et on ne cherchera pas non plus à expliquer ses perversions secondes ; on se contentera de noter que la phrase, devenue essence réduite du fragment, est dès lors prise dans le même jeu de contradictions que lui, et que c’est à cette contradiction que se nourrit le rêve barthésien du fragment qui ne serait plus écriture fermée, mais langage ouvert, dialogue, lors même que la possibilité d’une telle écriture est mise en cause puisque la phrase est prise dans la compromission qui habite aussi le fragment, et la maxime. Le procès fait à La Rochefoucauld et à la maxime vaut finalement moins comme procès fait à un auteur ou même à un âge de l’écriture que comme une illustration de l’ambiguïté de toute écriture, qui joue avec le pouvoir (et le reconduit) et parfois le met en doute (et le suspend), en jouant de sa pluralité.
413. On avait déjà noté (1, 2) que la modernité de La Rochefoucauld s’était cristallisée autour de la négation restrictive, devenue dans l’analyse barthésienne l’instrument technique de l’intellectuel (Sartre, Lacan) pour passer derrière la doxa et donner une parole de vérité. Dans les Essais Critiques, il notait d’abord44 :
N’est que est en somme le mot clef de la maxime car il ne s’agit pas ici d’un simple dévoilement (ce qu’indique parfois l’expression en effet, au sens de : en réalité) ; ce dévoilement est presque toujours réducteur ; il n’explique pas, il définit le plus (l’apparence) par le moins (le réel).
42Il précisait ensuite :
il est aussi le fruit d’une avidité, sinon d’explication, du moins d’explicitation ; il participe [...] d’un mouvement positif de rationalisation, d’itération d’éléments disparates : la vision de La Rochefoucauld n’est pas dialectique45, et c’est en cela qu’elle est désespéré ; mais elle est rationnelle, et c’est en cela, comme toute philosophie de la clarté, qu’elle est progressive
43On comprend donc mieux comment cet outil de démystification peut devenir le signe privilégié du travail de l’intellectuel. Paradoxalement, l’instrument n’est pas repris directement par Barthes ; on observe ainsi qu’à « n’est que » est substitué « en fait », comme en une sorte de retour à ce « simple dévoilement » que dépassait La Rochefoucauld46 :
Ces figures du Paradoxe sont innombrables ; elles ont leur opérateur logique : c’est l’expression « en fait » : le strip-tease n’est pas une sollicitation érotique : en fait il désexualise la femme, etc.
44C’est que la définition larochefoucaldienne serait liée à une métaphysique essentialiste, quand le paradoxe barthésien, pour être assertif, n’aurait aucune prétention à la vérité47. Le geste reste le même, à l’ambition près : réduire, c’est aussi manquer les « efflorescences de la forme48 » ; autant dire que c’est manquer l’écriture même de l’auteur sur lequel se penche Barthes. Aussi bien, le geste qui convient au moraliste et à l’intellectuel ne convient pas forcément au sémiologue.
454. C’est donc à cette différence d’objets (vices et vertus vs signes) que semble tenir la différence d’écriture du moraliste et du critique. Se dégage alors la moralité du signe comme l’enjeu spécifique de l’œuvre de Roland Barthes ; or celui-ci opère une distinction entre moralité et morale49 :
Tout mon travail, c’est évident, a pour objet une moralité du signe (moralité n’est pas morale).
[...] L’état idéal de la socialité se déclare ainsi : un immense et perpétuel bruissement anime des sens innombrables qui éclatent, crépitent, fulgurent sans jamais prendre la forme définitive d’un signe tristement alourdi de son signifié : thème heureux et impossible, car ce sens idéalement frissonnant se voit impitoyablement récupéré par un sens solide (celui de la Doxa) ou par un sens nul (celui des mystiques de libération).
46La moralité du signe, telle que l’entend Barthes (une éthique de la communication, qui se pense non par rapport aux sujets communicants, mais par rapport aux termes de la communication50) serait ainsi bien plus proche du La Rochefoucauld des Réflexions diverses (celui du fragment ?) que de celui des Maximes, dont la visée moralisatrice gêne la modernité barthésienne51 ; mais cette divergence se fait aussi sur le fond d’une coïncidence, ce que confirmerait Barthes plus loin, lorsqu’il reprend, à propos de lui-même52 :
Souvent, il se sentait bête : c’est qu’il n’avait qu’une intelligence morale (c’est-à-dire : ni scientifique, ni politique, ni pratique, ni philosophique, etc.).
47C’est alors sur ce fond commun que peut se comprendre la fonction de La Rochefoucauld dans l’œuvre de Barthes : image d’un auteur qui écrit avec son intelligence morale, le moraliste est le moyen d’une réflexion de Barthes sur une fonction — entendue, ici, comme un statut.
De l’écrivain à l’intellectuel : la place de Barthes dans la cité
481. Car il est un autre élément qui entre en jeu pour renforcer le rapport du critique et du moraliste. La maxime, chez La Rochefoucauld, a parti liée avec le paradoxe — mais le terme n’est jamais prononcé par Barthes dans son article. Or c’est lui qui est présenté par Barthes comme l’un des moteurs de sa pensée, au point de faire l’objet de plusieurs fragments du Roland Barthes par Roland Barthes : il se présente ainsi comme habité par une longue opposition à la doxa53, doxa comparée à Méduse, qui « pétrifie ceux qui la regardent54 ». C’est ainsi une forme de généalogie qui s’établit, de Socrate à Barthes, via ce point obscur qu’est La Rochefoucauld. Peut-être un autre point obscur sert-il ici de liaison, et permet-il au moraliste qu’on avait cru perdu pour la modernité de la rejoindre : il semble en effet que Barthes par moment lise La Rochefoucauld avec les yeux de Nietzsche (un des piliers de la modernité où s’inscrit Barthes55), comme lorsqu’il évoque la place fondamentale de l’»énergie» dans l’univers du moraliste56. Mais le nom n’est jamais prononcé, qui aurait d’ailleurs reconduit l’ambiguïté du rapport de la modernité à La Rochefoucauld. De Socrate à Barthes du moins, du philosophe au sémiologue, en passant par le moraliste, le trajet s’organise autour d’un même ennemi, la doxa ; et c’est peut-être ainsi que s’explique finalement la place de ce n’est que dans la langue du moraliste, qui marque (comme plus tard en fait chez le critique) la volonté de défaire le paradoxe, de le « réduire » — mais au sens guerrier cette fois.
492. Cette pensée du paradoxe (qui semble définir un type, une communauté d’esprit) s’ouvre alors sur une éthique de l’écriture : s’affirme ainsi une volonté d’écrire en intellectuel non pour « détruire » « la conscience bourgeoise », mais pour en « entretenir et [...] accentuer la décomposition57 », et pour cela un refus du « langage dogmatique », qui reconstitue ce qu’il prétend détruire. L’entreprise de La Rochefoucauld semble bien reposer sur un tel geste de décomposition : c’est en tout cas ainsi qu’on peut lire l’analyse barthésienne de ce « vertige du néant » qui pour le critique habite l’œuvre du moraliste58 :
descendant de palier en palier, de l’héroïsme à l’ambition, de l’ambition à la jalousie, on n’atteint jamais le fond de l’homme, on ne peut jamais en donner une définition dernière, qui soit irréductible ; quand l’ultime passion a été désignée, cette passion elle-même s’évanouit [...] ; la maxime est une voie infinie de déception ; l’homme n’est plus qu’un squelette de passions, et ce squelette lui-même n’est peut-être que le fantasme d’un rien : l’homme n’est pas sûr.
50On voit ainsi qu’avec cette instauration d’un vertige, c’est déjà l’entreprise critique de l’intellectuel (et celle de Barthes lui-même) qui s’inscrit à l’horizon de ce geste (elle ne se mettra en place pour lui qu’au xixe siècle59).
513. Aussi l’essai consacré à La Rochefoucauld se construit-il autour d’une réflexion consacrée à la figure de l’écrivain, pensée comme instituée, et pourtant contestatrice de l’ordre social ; ainsi tout auteur semble-t-il pris dans ce double jeu de la langue à l’égard du pouvoir. Barthes écrit d’abord60 :
[le propos de la maxime] se fonde tout entier sur une imagination de la pesée ; comme un dieu, l’auteur des maximes soupèse des objets et il nous dit la vérité des tares ; peser est en effet une activité divine, toute une iconographie — et fort ancienne — en témoigne. Mais La Rochefoucauld n’est pas un dieu ; sa pensée, issue d’un mouvement rationaliste, reste profane : il ne pèse jamais une Faute singulière et métaphysique, mais seulement des fautes, plurielles et temporelles : c’est un chimiste, non un prêtre (mais on sait aussi que dans notre imagination collective le thème divin et le thème savant restent très proches).
52Si les deux thèmes se rapprochent, c’est autour d’un imaginaire du pouvoir consacrant un savoir (pour le savant), d’une puissance marquant une sagesse (pour le dieu). Dans cet idéal expérimental de l’écriture, La Rochefoucauld frappe déjà par son rapport à la modernité : reprenant une forme archaïque, il la fait jouer hors de ses prétentions transcendantes, et affirme ainsi une méfiance certaine à l’égard de la langue qui permet son réinvestissement par une certaine modernité.
53Barthes revient, à la fin de l’essai, à cette question de l’auteur dans l’œuvre du moraliste, et la définition qu’il en donne laisse apparaître cette figure comme étrangement proche de celle que Barthes lui-même a pu dessiner de lui, à la prétention à dire le vrai près61 :
L’auteur des maximes n’est pas un écrivain ; il dit la vérité (du moins il en a le projet déclaré), c’est là sa fonction : il préfigure donc plutôt celui que nous appelons l’intellectuel. Or, l’intellectuel est tout entier défini par un statut contradictoire, nul doute qu’il ne soit délégué par son groupe (ici la société mondaine) à une tâche précise, mais cette tâche est contestratrice ; en d’autres termes, la société charge un homme, un rhéteur, de se retourner contre elle et de la contester. [...] Tout se passe comme si la société mondaine s’octroyait à travers La Rochefoucauld le spectacle de sa propre contestation ; sans doute cette contestation n’est-elle pas véritablement dangereuse, puisqu’elle n’est pas politique, mais seulement psychologique, autorisée d’ailleurs par le climat chrétien.
54Plus que le rapport ambigu de La Rochefoucauld à sa caste, c’est le rapport ambigu du moraliste et du critique qui se donne ici à lire. Prisonnier encore de cette unicité du pouvoir qu’il n’abandonnera qu’au moment de la Leçon (cf. 1, 2 et note 18), Barthes se refuse à penser que le pouvoir (politique) ait pu être contesté de l’intérieur même, pour cette simple raison qu’il n’était pas Un. Aussi, lors même qu’il inscrit La Rochefoucauld dans une lignée qui aboutit à la modernité, le critique se refuse à adouber par là l’idéologie classique dans laquelle le moraliste aurait construit son œuvre62 ; il poursuit alors :
En somme le groupe demande à l’intellectuel de puiser en lui-même les raisons — contradictoires — de le contester et de le représenter, et c’est peut-être cette tension, plus vive ici qu’ailleurs, qui donne aux Maximes de La Rochefoucauld un caractère déroutant, du moins si nous les jugeons de notre point de vue moderne ; l’ouvrage, dans son discontinu, passe sans cesse de la plus grande originalité à la plus grande banalité ; ici des maximes dont l’intelligence, la modernité même, étonne et exalte ; là des truismes plats (ce qui ne veut pas dire qu’ils soient justes), il est vrai d’autant plus neutres que toute une littérature les a depuis banalisées jusqu’à l’écœurement ; la maxime est un être bifrons, ici tragique, là bourgeois ; en dépit de sa frappe austère, de son écriture cinglante et pure, elle est essentiellement un discours ambigu, situé à la frontière de deux mondes.
55Peut-être le (non)écrivain La Rochefoucauld occupe-t-il ainsi la même place, dans l’imaginaire barthésien de l’auteur, que la langue classique dans son imaginaire linguistique : lieu d’une utopie où se résolvent paisiblement les contraires (puisqu’il ne peut pas y avoir de conflit), il est l’intellectuel qui à la fois conteste son groupe, et y appartient, mais aussi celui qui transforme en « spectacle », c’est-à-dire en pouvoir, ce discours même qui est le sien et grâce auquel il conteste l’ordre social, c’est-à-dire le pouvoir lui-même. C’est finalement cette autorité paradoxale du moraliste qui pour Barthes fait le classicisme de sa position : l’utopie d’un auteur sans autorité, d’un auteur neutre donc, d’un auteur, peut‑être, paisible dans une société apaisée, constituerait ainsi la différence entre le critique et le moraliste, et la visée moralisatrice de La Rochefoucauld, récusée par Barthes, le serait bien d’avantage parce qu’elle marque un inacceptable coup de force de l’écrivain que pour ce qu’elle dit du monde.
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56Il est difficile, à bien des égards, de faire la critique d’une critique par empathie ; et parfois le moraliste n’est chez Barthes que le critique déguisé. Comme Montaigne pour Gide, chercher ce que Barthes fait de La Rochefoucauld nous conduit au moins autant au premier qu’au second. Au-delà de l’opposition entre clacissisme et modernité, d’abord très fortement tenue par les œuvres, le parcours de Barthes semble le conduire à généraliser la critique faite au classicisme comme faisant le jeu du pouvoir à la langue elle-même. La Rochefoucauld lui-même, plus encore qu’un texte, semble devenir un instrument critique, le « ne que », emblématique d’un geste qui va devenir celui de l’intellectuel : par cette médiation s’atténue aussi l’opposition. La Rochefoucauld est enfin le lieu d’une réflexion sur la maxime et le fragment, qui permettent à Barthes de construire l’utopie linguistique d’une parole sans spectacle ni pouvoir, en un mot paisible (plus exactement, de construire l’image d’une parole paisible nécessairement utopique pour le critique). Lieu d’une triple réflexion sur l’écriture, le classicisme et l’auctorialité, La Rochefoucauld devient ainsi un ambigu lieu de passage entre classicisme et modernité ; c’est que le moraliste est finalement lui aussi pris dans ce jeu d’oscillation de la valeur qui anime l’œuvre du critique63 :
D’une part la Valeur règne, décide, sépare, met le bien d’un côté, le mal de l’autre (le neuf / le nouveau, la structure / la structuration, etc.) : le monde signifie fortement, puisque tout est pris dans le paradigme du goût et du dégoût.
D’autre part, toute opposition est suspecte, le sens fatigue, il veut s’en reposer. La Valeur, qui armait tout, est désarmée, elle s’absorbe dans une utopie : plus d’opposition, plus de sens, plus de valeur même, et cette abolition est sans reste.
La Valeur (et le sens qui va avec elle) oscille ainsi, sans cesse. L’œuvre, dans son entier, boîte entre une apparence de manichéisme (lorsque le sens est fort) et une apparence de pyrrhonisme (lorsque l’on désire son exemption).
57La Rochefoucauld serait ainsi un lieu bifrons où s’accuse le jugement double du critique, à la fois pris dans une axiologie constitutive de l’entreprise sémiologique, et porteur d’un rêve d’apaisement. Il ne faudrait pas en effet sous-estimer cette lassitude du critique, qui semble avoir autant à voir avec l’inquiétude qu’avec la seule fatigue : ce que nous apprend finalement la présence de La Rochefoucauld chez Barthes, c’est précisément ce mode d’existence proprement nostalgique du «classique» chez lui, à la fois irrémédiablement impossible (la modernité l’a refusé, et c’est elle finalement qui fait l’essentiel de l’investissement barthésien), et toujours regretté ; ce que traduit, finalement, cette angoisse, si présente à la fin de l’œuvre critique, d’une possible erreur de la modernité64 : « Toujours cette pensée : et si les Modernes se trompaient ? S’ils n’avaient pas de talent ? » Alors La Rochefoucauld peut devenir un miroir pour le critique, non au sens où ce dernier se reconnaîtrait dans cette figure d’auteur (Barthes, finalement, s’y refuse) mais au sens où, comme l’homme de la fable de La Fontaine, pris par la beauté de la figure qui s’y dessine et qui n’existe pas, pris par l’utopie linguistique qu’il y lit, il y confronte son œuvre entière, sans pouvoir se défaire du rêve (ou du cauchemar ?) qu’il y aperçoit.