Colloques en ligne

Irène Langlet

Inactualité des Mythologies ?

1Année universitaire 1999‑2000 : peut‑on encore lire les Mythologies ? À recueillir les impressions de lecture de quelques groupes d’étudiants de Lettres modernes, nés grosso modo l’année de la mort de Roland Barthes, il y a de quoi en douter. À quoi, en effet, se disent-ils sensibles ? Au dogmatisme de l’auteur. À une rhétorique militante. À la manipulation dont le lecteur serait victime, forcé de suivre Barthes dans ses prises de position. Et le beau genre de l’essai, dont l’étude de ce recueil voulait explorer l’une des intensités, se voit interprété comme une machination littéraire, une machine à détester le bourgeois, et même pire : une méthode pour rendre évidente et indiscutable une pensée de gauche. La « troisième chaîne sémiologique » n’est plus lue comme autre chose qu’un mythe de plus, une naturalisation supplémentaire : celle du gauchisme. De la propagande, en somme ! Pauvre mythologue ! Au mieux, on parviendra à le lire comme document d’époque, échantillon historique exemplaire : des prémisses de la vague de fond protestataire qui éclatera en 1968, d’une part, et d’une problématique politique — et périmée ! — de l’essai, d’autre part. Si l’histoire du dernier demi-siècle peut expliquer ces deux orientations spontanées, en survoler quelques dates ne m’amènera pas à entériner le diagnostic de péremption des Mythologies ; bien au contraire, au-delà de leur apparente inactualité, j’aimerais plaider pour leur nécessité.

2Nul doute que la critique de la culture, dans les années 1950, ait souvent adopté la rhétorique du discours militant. Le mot « démystification », à en croire la première préface, commençait déjà à s’user en 1956 ; et le projet de ce que cette préface nommait déjà des essais visait précisément, selon la seconde préface (1970), à « sortir de la dénonciation pieuse », pour « rendre compte en détail de la mystification qui transforme la culture petite-bourgeoise en nature universelle. » Barthes n’avait pas encore livré ses belles formules de définition de l’essai, telles qu’on peut les lire dans S/Z, Roland Barthes par Roland Barthes, ou la Leçon. Mais le « genre ambigu où l’écriture le dispute à l’analyse » (Leçon) se profile avec évidence dans les dernières remarques du texte final des Mythologies, « Le mythe aujourd’hui » : si Barthes y admettait, en toute lucidité, « une difficulté d’époque » à sortir de « l’idéologisme », c’est-à-dire à d’un métalangage qui fait « s’évanouir le réel qu’il prétend protéger », il ne renonçait pourtant pas à la solution qui le ferait plus tard revendiquer la coïncidence du savoir et de la saveur. Je le lis surtout dans la note finale du texte, qui souligne la ruse du mythologue :

Parfois, ici même, dans ces mythologies, j’ai rusé : souffrant de travailler sans cesse sur l’évaporation du réel, je me suis mis à l’épaissir excessivement, à lui trouver une compacité surprenante, savoureuse à moi-même.

3Ruse affichée plus agressivement dans la première préface : « je réclame de vivre pleinement la contradiction de mon temps, qui peut faire d’un sarcasme la condition de la vérité. » Cette revendication peut signaler que le ton prudemment programmatique des dernières lignes du recueil (« c’est cela que nous devons chercher : une réconciliation du réel et des hommes, de la description et de l’explication, de l’objet et du savoir ») est en-deçà de ce que les petits textes des Mythologies avaient déjà atteint. C’est d’ailleurs ce que confirme un regard porté en 1975 sur la dimension politique de ces textes :

Souvent, dans les Mythologies, le politique est dans la pointe finale [...]. Ce genre de clausules a sans doute une triple fonction : rhétorique (le tableau se ferme décorativement), signalétique (des analyses thématiques sont récupérées, in extremis, par un projet d’engagement) et économique (à la dissertation politique on tente de substituer une ellipse plus légère...» («Clausules», in Roland Barthes par Roland Barthes).

4Projet, ellipse, décoratif : les procédures de l’essai éloignent le texte du dogmatisme.

5Ce que Barthes construit lentement dans le projet des Mythologies, Theodor Adorno le théorise au même moment dans une approche à mon avis indépassée de « L’essai comme forme » (paru en 1958), dans des termes spectaculairement comparables. On y retrouve la même phraséologie d’attaque de la pensée bourgeoise, qui témoigne de l’âge de ces textes, et le même espoir mis dans l’essai pour « liquider l’opinion » (p. 23), qui les projette bien au-delà de leur époque. Surtout, par-delà leurs priorités différentes, le sémiologue français et le philosophe allemand perçoivent de la même manière le danger d’une naturalisation des phénomènes culturels, et proposent la même pratique essayistique pour la contrer :

[L’essai] n’est pas en quête d’un donné originel, en dépit de la société socialisée, qui, justement parce qu’elle ne tolère rien qui ne porte son empreinte, tolère moins que toute autre chose ce qui rappelle sa propre omniprésence, et qui fait nécessairement appel, comme complément idéologique, à cette nature dont sa praxis ne laisse rien subsister1. (p. 15)

6Autant pour ce que la préface de 1970 aux Mythologies désigne comme « ce qui demeure, [...] l’ennemi capital (la Norme bourgeoise) » !

[Le] thème véritable [de l’essai], c’est le rapport de la nature et de la culture. Ce n’est pas pour rien qu’au lieu de les « réduire » il s’immerge dans les phénomènes culturels comme dans une nature seconde, une seconde immédiateté, pour en dissiper l’illusion, avec opiniâtreté. [...] Pour lui, la culture n’est pas un épiphénomène à détruire, au-dessus de l’être, au contraire : ce qui est au-dessous d’elle est aussi thesei, la société fausse. [...] Le caractère originel, en tant que point de vue de l’esprit au sein d’un monde socialisé, est devenu un mensonge. (p. 24)

7Et autant pour ce que la préface barthésienne de 1956 annonçait :

Le départ de cette réflexion était le plus souvent un sentiment d’impatience devant le « naturel » dont le presse, l’art, le sens commun affublent sans cesse une réalité qui, pour être celle dans laquelle nous vivons, n’en est pas moins parfaitement historique : [...] je voulais ressaisir dans l’exposition décorative de ce-qui-va-de-soi, l’abus idéologique qui, à mon sens, s’y trouve caché.

8On pourrait relever à loisir, chez Barthes et Adorno respectivement, les autres échos que se renvoient ces deux pensées de l’essai littéraire comme outil d’une critique culturelle pleinement consciente de sa propre immersion dans la culture : « abus idéologique » et « paraître idéologique », « compacité savoureuse » du réel et « principe de plaisir de la pensée », « sarcasme », « pari » du mythologue et « absence de sérieux » de l’essai adornien, « ruse » barthésienne et « ruse de l’essai » chez Adorno, « sémioclastie » et « loi formelle profonde  : l’hérésie »...

9Cette lecture parallèle montre bien qu’il y a, dans les années 1950, une urgence à déconstruire les mythes de la modernité bourgeoise, dans des termes similaires bien qu’avec des enjeux profondément différents à Paris et à Francfort. Urgence ressentie à nouveau par Barthes en 1970, lors de la réédition de son recueil, et qu’il justifie dans la seconde préface. En déclarant qu’il ne pourrait plus écrire de telles mythologies, Barthes pressentait-il les contresens de lecture des étudiants de l’an 2000 ? Car c’est assurément dans la forme, non dans le projet, qu’il faut chercher l’explication de cette désuétude des Mythologies : la matière d’une critique demeure, en 1970 comme en 1978 (série de « Chroniques » rédigées par Barthes pour le Nouvel Observateur), ou encore, plus près de nous, en 1997 (Le Monde Diplomatique, juillet). Pour Philippe Roger, les textes de 1978 témoignent d’un changement formel :

leur écriture s’y prive du procédé primordial des Mythologies : ce déclic final du sens qui les bouclait idéologiquement, venait clore chaque séquence, prenait infailliblement la main la Culture dans le sac de sa naturalisation par la « pensée petite-bourgeoise2 ». (p. 93)

10Mais ce sont précisément ces bouclages idéologiques qui paraissent aujourd’hui désorienter la lecture, et faire passer le mythologue pour un doctrinaire. Faudra-t-il invoquer une perte du sens historique ? le désengagement des générations nées après la crise économique ? Ou bien, avec optimisme, l’allègement des pressions de la Norme bourgeoise ? la « libération des signifiants » espérée par Barthes en 1970, grâce à une sémiologie désormais « développée, précisée, compliquée, divisée » ? Toutes choses égales par ailleurs, je pense que c’est surtout la forme de l’essai barthésien qui est devenue difficile à lire : la combinaison d’une analyse critique et d’un plaisir de l’objet ne passe plus. On voit d’abord l’adhésion au mythe, puis sa critique radicale (« doctrinaire ») : de l’une à l’autre, le lien qui créait la « troisième chaîne sémiologique » (essayistique) s’est perdu. Il me semble ainsi qu’on en est revenu à une « dénonciation pieuse », dans le meilleur des cas ; à « la croyance traditionnelle qui postule un divorce de nature entre l’objectivité du savant et la subjectivité de l’écrivain » (préface de 1956). Que l’une et l’autre viennent à s’enlacer, comme c’en est le projet dans l’essai de Barthes (et l’essai littéraire en général), et l’on concluera au dogmatisme (du côté de la subjectivité) ou à l’amateurisme (du côté de l’objectivité) — ce mot d’amateur compris bien en-deçà, évidemment, de la portée que lui donnait Barthes lui-même.

11« L’actualité de l’essai est celle d’un anachronisme. L’heure lui est moins favorable que jamais. » S’il faut conclure ainsi, en reprenant le constat d’un Adorno en 1958, ce sera pour regretter pareille régression. Car s’il faut y reconnaître le désengagement désabusé des lecteurs de l’après-crise, ou l’atomisation des protocoles d’analyse scientifique — deux phénomènes que les théories de la post-modernité ont souvent soulignés —, il y a fort à parier que les processus de naturalisation de la culture s’y redéploient de plus belle ; pour le pire, assurément.