Le Jardin d’Hiver (les « biographèmes » de Roland Barthes)
J’aime certains traits biographiques qui, dans la vie d’un écrivain,
m’enchantent à l’égal de certaines photographies ; j’ai appelé ces traits des « biographèmes ».
Roland Barthes, La Chambre Claire.
1« C’est le malheur (mais aussi peut‑être la volupté) du langage, de ne pouvoir s’authentifier lui-même1 », s’émeut Roland Barthes dans La Chambre claire, étude consacrée à la Photographie, c’est-à-dire, si l’on en croit l’auteur, à l’« intraitable réalité ». Il semble bien que l’on puisse décrire, au moins à un très haut degré de généralité, la critique littéraire de la seconde moitié du xxe siècle comme une mise à l’épreuve par littérature, en un geste tour à tour ardent et désespéré, du lien entre les mots et les choses. Or, dans le flux des inquiétudes et le reflux des hypothèses, ce qui singularise l’auteur de S/Z, c’est d’avoir adopté dans le procès entamé au langage toutes les postures de l’accusateur, avec un systématisme souvent jugé béat : le marxisme, pris comme outil de démembrement du corps social en ses discours, la morale sartrienne de la mauvaise conscience, la psychanalyse en tant qu’elle nous dépossède de nos rêves et transfère au loin nos symboles, l’anthropologie qui met à jour nos rites, la rhétorique qui démythifie l’invention.
2Il y a, comme l’a souligné Antoine Compagnon2, quelque chose d’éminemment mystérieux à la manière dont un tel pessimisme fut défendu par l’un de nos plus talentueux et prolixes stylistes ; de fait, Barthes n’a eu de cesse de déployer toute une série de stratégies rhétoriques dont la finalité était de réduire des contradictions qu’il posait lui-même. De ces expérimentations polymorphiques qui sont autant de projets génériques, essais en habits romanesques3, ekphrasis ou ana théâtralisés, traités fragmentaires ou aphoristiques, taxinomies borgésiennes ou digressions, journaux intimes in absentia ou en ruine4, l’une retiendra particulièrement notre attention, celle des « biographèmes », ces vies réduites « à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions », parce que Barthes vit dans ce rêve de genre la proposition d’une « science impossible de l’être unique5 ». Nous voudrions montrer que ces biographies brisées et fictionnelles, ces corps éclatés en fragments et convertis en vies imaginaires, ces dispersions de l’événementiel en d’aléatoires anamnèses, cristallisent plus qu’aucun autre choix formel la mise en question barthésienne du langage, dans la mesure où celui-ci se voit confronté à l’épaisseur du vivant et à la machine du l’Histoire, et assigné la tâche insensée de se faire art de la mémoire.
C’est le linge qui m’enchante
3Si j’étais écrivain et mort, comme j’aimerais que ma vie se réduisît, par les soins d’un biographe amical et désinvolte, à quelques détails, à quelques goûts, à quelques inflexions, disons des « biographèmes » dont la distinction et la mobilité pourraient voyager hors de tout destin et venir toucher, à la manière des atomes épicuriens, quelque corps futur, promis à la même dispersion ; une vie « trouée », en somme6.
4Une telle définition dépasse largement le projet du Sade, Fourier, Loyola auquel elle est destinée. À la charnière de deux des tropismes fondamentaux de l’auteur de S/Z — la dilection fragmentaire et le rêve d’un corps-écrivant — les biographèmes constituent une forme scripturale prédominante dans le vaste ensemble des œuvres de l’auteur des Mythologies, des « quelques pièces de ce que pourrait être le “Musée imaginaire” de Michelet7 » (1954) aux projets du Roland Barthes par Roland Barthes (1975) : « Une Vie des hommes illustres (lire beaucoup de biographies et y récolter des traits, des biographèmes, comme il a été fait pour Sade et Fourier)8 ».
5En soi, ni l’usage du biographique comme champ d’exercice privilégié de la subjectivité, ni le projet de vies discontinues et morcelées ne sont originaux : la tradition classique a usé de la biographie avec la liberté prescrite par Barthes, préférant la puissance évocatrice des détails et les affinités électives des rapprochements à la complétude narrative et à la vérité historique. Montaigne a mis en pièces des corpus entiers de Vies parallèles pour en extraire exempla et ana, vestiges fictionnels destinés à alimenter la vaste machine dialogique des Essais ; John Aubrey a produit plus de cinq cents Brief Lives qui sont autant de disjecta membra prêts à d’innombrables transferts. Tout au long de l’histoire du genre biographique, le bref, le suggestif, l’exemplaire, l’arbitraire du vécu, la volonté de briser la biographie positiviste et ses chefs‑d’œuvre marmoréens de six cents pages, constituent un contrepoint à la biographique historique, non fictionnelle. Lorsque Barthes déclare :
Ce qui me vient de la vie de Sade, [...] ce n’est pas le spectacle, pourtant grandiose, d’un homme opprimé par toute une société en raison du feu qu’il porte, ce n’est pas la contemplation grave d’un destin, c’est, entre autres, cette façon provençale dont Sade dénommait « milli » (mademoiselle) Rousset, ou milli Henriette, ou milli Lépinai, c’est son manchon blanc quand il aborda Rose Keller, ses derniers jeux avec la petite lingère de Charenton (dans la lingère, c’est le linge qui m’enchante9)
6on ne saurait ignorer qu’il rejoint un paradigme épistémologique et une pratique prolifique jusque dans le paysage littéraire contemporain10 et s’inscrit dans la continuation directe des « brisures singulières et inimitables » chères à Marcel Schwob, dans une poétique — et sans doute une métaphysique du détail :
Que tel homme ait eu le nez tordu un œil plus haut que l’autre, l’articulation du bras noueuse; qu’il ait eu coutume de manger à telle heure un blanc de poulet, qu’il ait préféré le malvoisie au Château-Margaux, voilà qui est sans parallèle dans le monde. Aussi bien que Socrate, Thalès aurait pu dire : gnôthi seauton, mais il ne se serait pas crotté la jambe dans la prison de la même manière, avant de boire de la ciguë. Les idées des grands hommes sont le patrimoine commun de l’humanité : chacun d’eux ne possède réellement que ses bizarreries11.
7Tous les grands écrits barthésiens sont des textes-mosaïques, par haine de l’œuvre fermée : la fragmentation relève chez Barthes d’un processus omniprésent qui s’explique non seulement par la désinvolture d’un lecteur posant en collectionneur, mais par un programme idéologique assumé, Barthes dira : une « contre-idéologie de la forme12 ». La proposition des « biographèmes » est à comprendre en tant que posture théorique, comme « seule riposte possible [qui] n’est ni l’affrontement, ni la destruction, mais seulement le vol13 ». Par un renversement sanglant de l’herméneutique classique, ce sont le viol et l’écartèlement de l’œuvre, le brouillage des distinctions entre auteur, lecteur, texte, l’ostension de la subjectivité et du hasard des parallèles, qui constituent la condition de possibilité du sens et de sa transmission. Ainsi ces deux14 vies brèves de Sade et de Fourier à la fin du volume éponyme, fragmentées en respectivement vingt-deux et douze « biographèmes », qui sont bien représentatives du décentrement créateur des topoï biographiques auquel procède systématiquement Barthes :
9° Ses connaissances : sciences mathématiques et expérimentales, géographie, astronomie.
10° Sa vieillesse : il s’entoure de chats et de fleurs.
11° Sa concierge le trouva mort, en redingote, à genou au milieu des pots de fleurs.
12° Fourier avait lu Sade15.
8« Fourier avait lu Sade » : le bouclage du temps en destin se fait moins par le recours à l’histoire des idées que par la magie élective de la cession de « signifiants ». Ce que retient Barthes du trinôme Sade, Fourier, Loyola, c’est le fait qu’ils aient tous trois œuvré à un édifice idéologique répressif — qu’il soit enfer érotique, purgatoire utopiste ou paradis théologique —, mais surtout qu’ils aient « excédé » leurs propres systèmes par la violence des langages (Barthes dit des « logothèques16 ») qu’ils durent déployer, qu’ils aient déconstruit les politiques par un « excès [qui] a nom : écriture17 ». Parce que le langage est un édifice intrinsèquement instable, il est aisé de faire des idéologies des entités fictionnelles infiniment émiettables et transplantables : ainsi la pensée de Fourier qui se morcèle en de courtes unités, qui mêlent indifféremment faits biographiques, réflexion historiographique et psycho-critique — « Départs », « Le calcul du plaisir », « Passions », « Le brugnon », « La party », « le temps qu’il fait » — et dont la table des matières semble proposer une combinaison comme une autre, comme si nous avions affaire à l’équivalent intellectuel des Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau dont la finalité serait de se déprendre de la nasse biographique et du tant redouté « fascisme » du texte.
9Mais la question esthétique des « biographèmes », telle que la posa par exemple un atelier « sur la théâtralité biographique avec Patrick Mauriès18 » qui faisait partie d’un « travail collectif sur la biographie19 » — séminaire donné par Barthes à l’École pratique des hautes études — était fille d’une question politique. Il s’est agi d’inventer une pratique de réappropriation du Temps par les oubliés de la grande Histoire, tentative à mettre en regard des « vies des hommes infâmes » projetées par Michel Foucault et définies comme « une anthologie d’existences. Des vies de quelques lignes ou de quelques pages, de malheurs ou d’aventures sans nombre, ramassés en une poignée de mots20 ».
Il faudrait peut-être refaire des biographies en tant qu’écritures de vie, non plus appuyées sur des référents d’ordre historique ou réel. Il y aurait là un ensemble de tâches qui seraient en gros des tâches de dépropriation du texte
10projette Barthes21. Il y a assurément plus dans les « biographèmes » qu’un avatar du topos horatien de la pérennité de l’œuvre sur les siècles, ou qu’un rêve moderniste de lecture créatrice, plus qu’un tour de passe-passe pour se sortir des nœuds gordiens du cercle herméneutique, mais un enjeu éminemment idéologique. Et l’on ne saurait ainsi s’empêcher de penser que les biographèmes répètent, mutatis mutandis, l’ambition désespérée de Michelet, qui « seul contre son siècle [...] conçut l’Histoire comme une Protestation d’amour : perpétuer, non seulement la vie, mais aussi ce qu’il appelait dans son vocabulaire aujourd’hui démodé, le Bien, la Justice, l’Unité, etc.22 », en tant que Geste moderne de l’individu face à la machine de l’Histoire.
Memento mori
11Pourtant, pas plus que l’atelier de 1974 consacré par Roland Barthes aux « biographèmes collectifs avec le MLF », les « vies des hommes infâmes » n’ont abouti à cette grande histoire des damnés de la terre dont a pu rêver le structuralisme, ou à une réversion définitive des mythologies établies. Car Barthes ne croit pas, ou fait semblant de ne pas croire, aux pouvoirs du langage, à la « résurrection lyrique des corps passés » dont Michelet aurait voulu être le ministre, et ne voit rien d’autre dans la lutte contre le temps de la Vie de Rancé de Chateaubriand qu’une suprême « ironie », que « la puissance d’un langage devenu inutile ». Si entreprise de mémoire il y a, si un dessein de prodiguer damnation ou rédemption, de rendre maître le serviteur ou de renvoyer l’illustre aux contingences de sa matérialité se formule, si certes Barthes œuvre au renversement des constructions historiques fermées en des « portraits-rébus23 » où « chaque corps est un secret24 », c’est dans le champ de l’intime, du retour sur soi que les biographèmes opèrent le plus efficacement, sans doute parce qu’ils résonnent de l’impossibilité du langage à contenir l’affect et la perte.
12Car la substance des biographèmes est celle de « cendres jetées au vent », car l’anamnèse s’apparente à un acte de dissolution métaphysique, et se présente comme une manière de quitter le langage, de blesser les textes, d’obtenir leur « hémorragie ». La volonté de refuser de laisser se fermer le monde et l’imaginaire de l’ouverture et de la dissolution qui l’accompagnent, l’apologie de la surface et le déni de la profondeur, l’« hostilité aux formes analogiques de la pensée et de l’art25 », l’emporte sur la foi en un Verbe libérateur, et se solde par un retour sur soi, un rêve d’abandon au punctum, c’est-à-dire à l’émotion en tant que nu phénomène.
Car s’il faut que par une dialectique retorse il y ait dans le Texte, destructeur de tout sujet, un sujet à aimer, ce sujet est dispersé, un peu comme les cendres que l’on jette au vent après la mort (au thème de l’urne et de la stèle, objets forts, fermés, instituteurs du destin, s’opposeraient les éclats du souvenir, l’érosion qui ne laisse de la vie passée que quelques plis)26.
13À travers chacun des « quatre régimes » expérimentés pour parler de soi dans Roland Barthes par Roland Barthes, le je, le il, le R.B. et le vous27 et qui sont autant de modes de formulation de la fiction biographique, les biographèmes conservent l’incomparable vertu de se situer à la surface du réel, de refuser la tentation du sens. « Loin d’approfondir, je reste à la surface, parce qu’il s’agit cette fois-ci de “moi” (du Moi) et que la profondeur appartient aux autres » commente Barthes28, comme si la profondeur ne pouvait exister que dans un processus incontrôlable de transfert, dans une phénoménologie du présent qui, presque malgré soi, enchante le passé29.
14L’art de la mémoire dont témoignent les biographèmes est celui d’un memento mori, d’un travail sur soi qui supplée à une altérité et à une rédemption impossibles, et dont les manifestations les plus profondes seraient à voir dans toutes les manières proposées par Barthes de faire taire le texte : conversion en romanesque des silences, foi dans les noms propres30 — les seuls mots fiables, car référent et signifié ne s’y disjoignent pas —, décrochements narratifs ou esthétiques de la parenthèse, telle la sublime retraite qui clôt le Roland Barthes par Roland Barthes :
(Une vie : études, maladies, nominations. Et le reste ? Les rencontres, les amitiés, les amours, les voyages, les lectures, les plaisirs, les peurs, les croyances, les jouissances, les bonheurs, les indignations, les détresses : en un mot : les retentissements ? — dans le texte — mais non dans l’œuvre.)31
15S’il faut supposer le Roland Barthes par Roland Barthes, et au fond tout discours, comme prononcé « par un personnage de roman, ou plutôt par plusieurs32 », il n’est donc pas bien sûr que la finalité ultime de l’écriture soit de tendre à une émancipation complète des signifiants, à une dispersion sans retour du sens dans la fiction. L’épiphanie du romanesque n’est qu’un leurre, ou un pis-aller : il s’agit non de contempler « le spectacle des illusions parfaites », mais plutôt « d’affronter [...] le réveil de l’intraitable réalité33 », quand bien même cette réalité serait deuil du langage34, moment où les noms propres viennent dispenser la narration de tout adjectif, où le texte bascule « de la représentation à l’authentification35 ». Les biographèmes accompagnent Barthes dans ses fuites vers les formes musicales les plus ténues (tels les Chants de l’aube de Schumann), les arts du silence (la peinture, la cuisine), les signifiants intangibles (le jeu de l’acteur, le grain de la voix), ils nous mènent vers la contemplation de « la mort plate36 », vers un art qui se dispenserait du sens « dans un point énigmatique d’inactualité, une stase étrange, l’essence même d’un arrêt37 ». Herméneutique de la « trace archaïque38 », le genre s’inscrit dans le champ du contemporain comme une manière de relégitimer le romanesque, de reconstruire un discours universel des passions de l’âme, d’émanciper le discours fictionnel des faux effets de réel, mais ne saurait être en définitive compris qu’en tant que mise en question de la fiabilité/viabilité du langage. Si les « biographèmes » sont des raccourcis poétiques, d’ « immense[s] dossier[s] romanesque[s] », le genre est surtout et paradoxalement une solution de présence, un rêve de dénouement, une manière de nous assurer de ce qui nous appartient en propre dans notre culture et peut nous appartenir dans ce qui est notre passé.
16Il faut que la fiction quitte la fiction pour rendre sens à la main de l’amoureux qui s’égare39, aux fleurs qui entourent le corps de Fourier, pour restituer vie au chat jaune dans la chambre de l’abbé Séguin, pour guérir les migraines de Michelet ou apaiser les « yeux embués de larmes d’Ignace Loyola ». Les biographèmes traduisent le vieux rêve cratylique de réinvention d’une langue enfin légitime et fondée, apte à la contemplation des « signifiants, c’est-à-dire [des] corps martyrisés40 », ils renvoient au dessein barthésien d’une littérature capable de laisser parler la « folie » silencieuse de la mort, à son ambition de « rendre le langage infictionnel41 ». À l’origine de la Note sur la Photographie42, se trouvait, on s’en souvient, une photo de la mère du narrateur, photo « cartonnée, les coins mâchés, d’un sépia pâli, qui montrait à peine deux jeunes enfants debout, formant groupe, au bout d’un petit pont de bois dans un Jardin d’Hiver au plafond vitré » : s’il faut rendre le langage « infictionnel », c’est pour qu’enfin le langage restitue au silence ce Jardin d’Hiver frelaté et ce visage de femme, placé au premier plan, mais à jamais pour nous inconnu.
(Je ne puis montrer la Photo du Jardin d’Hiver. Elle n’existe que pour moi. Pour vous, elle ne serait qu’une photo indifférente, l’une des mille manifestations du « quelconque » ; elle ne peut en rien constituer l’objet visible d’une science ; elle ne peut fonder une objectivité, au sens positif du terme ; tout au plus intéresserait-elle votre studium : époque, vêtements, photogénie ; mais en elle, pour vous, aucune blessure)43.
Le Jardin d’Hiver
17Barthes a tenté d’évacuer toute mystique et toute théologie de l’écriture, Barthes a vidé de leur secret les deux grands hymnes à la mémoire de Proust et de Chateaubriand, Barthes nous a mis en garde contre toute découverte opérée grâce à un objet magique : la « Photo du Jardin d’hiver était mon Ariane, non en ce qu’elle me ferait découvrir une chose secrète (monstre ou trésor), mais parce qu’elle me dirait de quoi était fait ce fil qui me tirait vers la photographie44 ». L’invention de l’auteur passe par la dilapidation, la déflation, de l’auteur en lecteur, l’invention du lecteur passe par sa reconstruction, comme par une mystérieuse métempsycose, en auteur, l’invention du récit passe par l’œuvre au noir du silence.
18« La suspension des images devait être l’espace même de l’amour [...] Je résolvais ainsi à ma manière la mort45 » : il ne nous appartient pas de dire si cette étrange procédure se laisse seulement décrire par la transition du structuralisme à une phénoménologie post-structuralisme, si la singulière modulation du vieux genre de la vita accomplie par les « biographèmes » reconstruit en un dernier acte de foi une théologie négative de l’écriture, si les tombeaux barthésiens rédiment la fiction, cette « cochonnerie », s’ils lui offrent seulement un sens dans ses décentrements. Qui au juste connaît le vainqueur, du langage ou de ses proies ?
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19Pourtant, que le glissement de la biographie au subjectif et sa dispersion en fragments ne manifestent qu’une immense et désespérée authenticité, une folie de pitié égale à celle de Nietzsche se jetant à la fin de sa vie au cou d’un cheval martyrisé dans cet épisode funeste que relate Barthes à la fin de La Chambre claire46, ou que cette écriture biographique soit la « vraie métaphysique47 », celle de l’inquiétude des choses « simples48 », importe peu. Car dans ce commerce de pauvre qu’exercent les « biographèmes », où nul ne gagne autre chose qu’un peu de mémoire, mémoire frelatée puisque culturelle, mémoire close puisque le « l’étonnement du “ça a été” disparaîtra49 », mais parcelles de temps néanmoins, nous voudrions lire non seulement une poétisation de l’absence « par bouffées d’imaginaire50 » ou une expérimentation littéraire promise, « dans quelque corps futur », à un riche avenir, mais aussi un geste culturel majeur. Nos philosophies contemporaines du don, nos écrivains de l’altérité et de la rédemption, nous en offrent peut-être le très vivant écho51 ; à Roland Barthes au moins, la plus belle des rétributions :
Je voulais, selon le vœu de Valéry à la mort de sa mère, « écrire un petit recueil sur elle, pour moi seul » (peut‑être l’écrirai-je un jour, afin qu’imprimée, sa mémoire dure au moins le temps de ma propre notoriété)52.