Colloques en ligne

Antoine COMPAGNON

Lequel est le bon ?

Ce texte a paru originellement en anglais sous le titre « Who is the real one ? », Writing the Image After Roland Barthes, éd. Jean‑Michel Rabaté, University of Pennsylvania Press, Philadelphie, 1997. Traduction Marielle Macé et Alexandre Gefen, revue par l’auteur.

1J’ai lu bien des Roland Barthes différents, nous avons tous connu de nombreux Roland Barthes — l’un après l’autre et peut-être aussi en même temps. Quand on le saisissait, il s’était déjà installé ou avait fait halte ailleurs. Par exemple, Raymond Picard, à l’époque de la célèbre querelle qui a tant fait pour consacrer l’actualité et la notoriété de la dite Nouvelle Critique dans les années 1965, reprochait à Barthes de parler encore de l’auteur, dans son Sur Racine, en dépit de ses propres dénégations, parce qu’il considérait que toutes les tragédies de Racine constituaient un seule œuvre massive, totale et englobante dont la structure ou l’organisation profonde, inconsciente, déterminante était à découvrir et à établir. Picard n’avait d’ailleurs pas tout à fait tort, car si on relit aujourd’hui Sur Racine, il se réinscrit sans aucun doute dans le paradigme d’une critique phénoménologique dont l’objet est l’analyse et l’interprétation d’un Ego transcendantal. L’intentionnalité husserlienne servait de transition entre l’identification traditionnelle de la signification à l’intention autoriale et la mort de l’auteur, sur le point d’être décrétée par le post‑structuralisme. À la première page de son Michelet, Barthes se contente de « rendre à cet homme sa cohérence », de « décrire une unité », « retrouver la structure d’une existence », à savoir « un réseau organisé d’obsessions ». Le Sur Racine, dont la méthode présupposait qu’une conscience ou une intériorité cachées ou implicites puissent constituer un principe d’unité pour l’ensemble des œuvres de Racine, demeurait encore théoriquement incertain et équivoque. Néanmoins, lorsque Barthes répondit l’année suivante à Picard dans Critique et vérité, il fit comme si la question avait été résolue depuis longtemps, réglée une fois pour toutes, comme si, bien que le cadavre en fût encore chaud, l’auteur était déjà mort depuis longtemps. L’auteur n’était certainement ni absent ni défunt dans Sur Racine. D’ailleurs, pourquoi l’aurait-il été ? Le concept d’homme n’était pas encore une obscénité au début des années soixante. Le marxisme, l’existentialisme — humanisme auto-proclamé —, la phénoménologie, non seulement le préservaient mais le mettaient à l’honneur.

2L’affaire est pour le moins symptomatique. Barthes était déjà parti ailleurs, il ne posait plus le problème dans les mêmes termes. De ce fait, il ne ressentait pas du tout le devoir — moral ou épistémologique — de répondre à des objections concernant des positions qu’il ne tenait plus, à des reproches qui ne le touchaient plus et qui n’avaient plus de sens pour lui. Mais il n’estimait pas non plus avoir à prendre explicitement ses distances avec un essai qui ne correspondait plus à ses positions. Entre Sur Racine et Critique et vérité, le Texte avait été inventé et occupait toute son attention. La textualité était devenue une idée fixe devant forcer la reconnaissance de tous et réduire toutes les critiques au silence. Le tournant de l’intertextualité était sur le point de se produire, puis celui du plaisir, puis d’un certain retour de l’auteur, et ainsi de suite. Pendant quelques années, les choses changeaient si vite dans le paysage intellectuel français — ou parisien — que personne n’assumait plus de responsabilité : on pratiquait et jouait la mort de l’auteur bien avant qu’elle ne fût validée. À cette époque, on parlait de paradigmes pour faire référence à ces modèles dominants ou à ces tendances, et à leurs fréquents basculements. Il y avait un paradigme psychanalytique, un paradigme linguistique, un paradigme marxiste. Nous courions tous, nous courions tous sans cesse : Barthes menait la course, il était toujours le premier, à l’avant‑garde, il était impossible de le rattraper.

3C’est maintenant que je me demande après quoi il courait, pourquoi il se sentait obligé d’abandonner toujours la dernière position qu’il venait de conquérir, comme si la meilleure et unique défense était de fuir, de durcir puis de renverser tout d’un coup ses points de vue. Sur Racine, n’était pas, en tant que tel, indéfendable, loin s’en faut, mais Barthes choisit de ne pas y revenir et de défendre un système critique différent de celui qui était attaqué. Pour ce qui est de Marx, nous étions habitués, avec Althusser, de prétendre qu’il y avait un premier Marx, le jeune, qui était donc à distinguer d’un second, par une coupure, un fossé. Pour ce qui est de Freud, nous savions que s’il y avait une seconde topique, il devait bien en avoir eu une première auparavant. Tel est plus ou moins le schéma que les commentateurs américains reprirent pour distinguer, chez Barthes ou chez Foucault, une rupture — dont personne n’avait jamais entendu parler en France — entre le structuralisme et le post‑structuralisme. Mais chacun des ouvrages de ces deux auteurs constituait en soi une nouvelle école ou un nouveau paradigme, et Foucault n’a pas plus répondu que Barthes aux critiques dirigées, en leur temps, à l’encontre des Mots et des Choses et de L’Histoire de la sexualité. Cela ne se faisait pas, cela aurait semblé une attitude vieillotte, positiviste, et philologique. Il n’y a pas de premier ni de second Barthes, celui du système et celui du plaisir, parce que Sur Racine, par exemple, et la sémiologie n’incarnent pas du tout le même système : il y a autant de Barthes que de projets dans lesquels il s’est investi, chacun menant au suivant. On peut, peut-être, se contenter de remarquer cette instabilité, mais cela ne suffit pas, aussi profondément post-moderne que nous nous sentions. Après tout, qui était Barthes ? Quel Barthes était le bon ? Peut-être aucun. Il en va de même quand nous nous demandons si Baudelaire était un charlatan ou un mystique, nous ne parvenons pas à trouver une réponse. Sans doute les deux.

*

4Comme on l’a souvent souligné, Barthes fit un usage singulier du terme « fasciste », qui possédait selon lui une signification extrêmement étendue. Le capitalisme, la bourgeoisie étaient potentiellement fascistes ; le fascisme était présent virtuellement toujours et partout, et en particulier ici et maintenant. Les intellectuels étaient les victimes toutes désignées du fascisme ordinaire. En France, en français, le mot « bourgeois » garde toujours un sens éminemment et systématiquement négatif, faisant écho à l’hostilité de la bourgeoisie à l’art et à la littérature sous le Second Empire. C’est Homais, le bourgeois de Flaubert, que Barthes nomme fasciste sans hésitation. Durant sa leçon inaugurale au Collège de France, il alla encore plus loin et transgressa un tabou en appliquant l’adjectif « fasciste » au langage lui-même, au sens où celui‑ci serait fasciste parce qu’il obligerait à parler. Ce paradoxe fit autant scandale que lorsque Derrida affirma que l’écriture possède une antériorité logique et chronologique sur la parole, ou lorsque Foucault substitua l’incitation institutionnelle au désir à la répression sociale du désir.

5Le langage, affirma Barthes, est une législation, la langue en est le code. Nous ne voyons pas le pouvoir qui est dans la langue, parce que nous oublions que toute langue est un classement, et que tout classement est oppressif. [...] Parler, et à plus forte raison discourir, ce n’est pas communiquer, comme on le répète trop souvent, c’est assujettir.

6Au fondement de cette extraordinaire mise en accusation du langage réside probablement une ambiguïté ou un malentendu quant à la signification du mot « code ». Saussure affirmait que le langage était un code, et tous les structuralistes français dans la mouvance de Lévi-Strauss pensèrent le fonctionnement de tous les autres systèmes symboliques à l’instar du langage, sur la base d’un code. Mais n’est-ce pas jouer avec les mots qu’assimiler langage et législation, code civil, voire code pénal ? D’autres termes de Saussure, comme celui de « valeur », induirent des confusions similaires. Saussure appelait valeur les relations différenciant les signes. Il aurait pu donner à cette relation n’importe quel autre nom. Mais cette double segmentation de la chaîne sonore et de la chaîne sémantique en unités discrètes que Saussure avait imaginée être à l’origine du langage, devient avec Barthes un enjeu idéologique et même politique. Tout langage, en tant qu’il est système de valeurs, constitue une idéologie oppressive. Pour Barthes, il n’y a plus de différence entre langage et idéologie, les individus n’ont pas eux-mêmes la liberté de modifier le langage, le langage est donc fasciste. Un troisième gros mot de Saussure confirme cette implication fatale : le mot « arbitraire ». Saussure souligne simplement le fait que les signes linguistiques ne sont pas motivés. Mais pour Barthes, « arbitraire » devient synonyme de « totalitaire ». Le langage est un code, le langage est un système de valeur, le langage est arbitraire : dans chaque cas, l’autre terme de la dichotomie saussurienne — message, signification, motivation — est supprimé, c’est-à-dire que le code, la valeur, l’arbitraire sont coupés de leurs contreparties dans un système de différences, et sont hypostasiés pour incarner le mal. Comment douter après ces coïncidences que le langage soit irrévocablement fasciste ? Il s’ensuit sans difficulté que tout discours, tout système, toute théorie, est une servitude, ou une prison insupportable dont il s’agit de s’évader au plus vite.

*

7Je rapproche ces deux faces de la pensée de Roland Barthes — sa course effrénée après la nouveauté et le soupçon profond qu’il portait à l’égard du langage — parce que ces deux tendances semblent se consolider et se clarifier mutuellement, du moins à mes yeux. Barthes, parce qu’il les jugeait sans pertinence, n’a pas répondu aux observations qui lui était faites au sujet de ses livres, il s’est déplacé sans cesse et très vite d’une posture à une autre, modifiant son angle d’approche livre après livre, tout cela parce que n’importe quelle méthode qu’il avait lancée, se figeait aussitôt en stéréotype, devenant un instrument de servitude et de soumission pour lui et pour les autres. Une fois au Collège de France, il importa au plus haut point de clamer haut et fort que le roi était nu, que tout langage était oppressif, et qu’on n’infligerait en ce lieu aucun langage, aucune connaissance, aucun système.

8Mais observer et décrire cette attitude n’est ni l’expliquer ni l’interpréter. Pourquoi devrait‑on prendre tellement au tragique notre enfermement dans le langage ? Pourquoi devrions-nous abandonner des codes et des méthodes successifs au lieu de les rendre plus compliqués, plus sophistiqués, plus élaborés ? Pourquoi toujours prendre le risque de réinventer la poudre ? Ces questions sont d’autant plus incontournables que Barthes a manifesté tout au long de sa carrière une virtuosité linguistique et un goût pour la poésie évidents. Le langage ne le contraignait pas. Si le langage n’est pas fatalement tyrannique, s’il libère autant qu’il assujettit, c’est grâce à son ouverture et à sa polysémie, parce qu’on peut jouer sans fin avec ses homonymes, lui faire l’amour, le transformer, le révolutionner. C’est précisément le cas avec ces mots — code, valeur, arbitraire — dans lesquels Barthes place des significations que Saussure n’y avait certainement pas logées. Pourquoi donc regretter l’arbitraire d’un code, c’est-à-dire sa tyrannie, si les codes, les valeurs et les arbitraires sont si malléables qu’ils se laissent manipuler par nous — y compris justement ces mots-là qui disent le code, la valeur, l’arbitraire — dans l’oubli de leurs significations propres et de leurs contextes d’origine ? Que peut signifier le fascisme du langage, quand le langage peut être traité à la manière désinvolte de Barthes lorsqu’il le dit fasciste ? C’est ou l’un ou l’autre. Le langage est fasciste, mais l’épithète elle-même est en contradiction avec l’usage qui en est ainsi fait. Le langage n’est pas fasciste si je peux dire qu’il l’est ; dire que le langage est fasciste, c’est montrer qu’il ne l’est pas.

9La vraie question est la suivante : pourquoi Barthes ne voit-il pas, ne peut-il pas voir, ou ne veut-il pas voir, le paradoxe de ses affirmations sur le fascisme du langage, et, par conséquent, de tout système fonctionnant comme le langage ? Où cette suspicion radicale, essentielle, absolue, concernant le langage prend-elle origine alors qu’elle est si opposée à la liberté de ses propres jeux de mots et de ses propres actes de langage ? La question demeure pour moi une énigme. Je ne dirai pas que le Barthes qui joue avec les mots, les signes et les lettres, celui qui a intitulé par exemple un livre S/Z, soit plus vrai, plus authentique que celui qui, par exemple, dit du langage qu’il est nazi ou stalinien, mais j’aimerais tout de même comprendre quelle expérience affreuse du langage et des classifications qui l’accompagnent, de ses étiquettes et de ses injures, était la sienne pour qu’il pût aller jusqu’à prononcer ce décret énorme et probablement intenable. « Je vois le langage », a-t-il écrit, en considérant cette condition de voyeur comme une maladie.

10Heureusement, nous avons la littérature, dit Barthes, qui triche avec le langage, qui triche grâce au langage, et mine son fascisme intrinsèque. Mais qu’est‑ce que la littérature ? N’est-ce pas encore et simplement un mot arbitraire, une catégorie répressive, quelque chose comme la valeur par excellence ? Qui pourrait isoler, parmi tous les usages du langage, ceux qui sont littéraires et ceux qui ne le sont pas ? Aucune définition de la littérature, de ce qu’on appelle aujourd’hui la « littérarité », n’a jamais tenu bon. La littérature est ce que nous appelons littérature ici et maintenant. Ainsi, si le langage est fasciste et si la littérature ne l’est pas, mais si nous ne savons pas où s’achève le langage et où commence la littérature, n’est-ce pas que le fascisme du langage est indémontrable ou qu’il s’agit d’un fantasme ? Le langage n’est pas plus fasciste que la littérature. Il reste — mais ce n’est qu’une hypothèse — que Barthes, qui par ailleurs aimait le langage, a dû souffrir immensément du langage. C’était sa passion, très certainement, sa seule passion.