S/Z : Événement(s), Ébranlement, Écriture
1Je ne crois pas, en tant que chercheur intéressé par Barthes, être le seul à me trouver un tant soit peu surpris par la critique lancée récemment contre S/Z (voir, Bremond/Pavel, De Barthes à Balzac. Fictions d’un critique, critiques d’une fiction, Paris, Albin Michel, 1998). Surpris aussi qu’on le soutienne inconditionellement dans Critique (Régine Borderie, dans le numéro de décembre 1999, p. 1039‑1044). Si j’ai bien compris, la motivation derrière cette ré-évaluation vient d’une exaspération avec la lecture barthésienne de Balzac, qui laisse à croire aux étudiants découvrant pour la première fois la théorie et la critique littéraires, que « tout est permis » selon S/Z.
2Tout d’abord, traiter S/Z de manuel universitaire (voire scolaire) est, me semble-t-il, une injustice fondamentale contre Barthes, dont tout le travail depuis les années cinquante (surtout dans le théâtre populaire) a été de mettre en doute une notion scolaire (même complexe) de la littérature. Barthes exemplifiait la maturité du regard du critique sur son propre rôle social et culturel (ce qui n’exclut pas du tout « le jeu »), regard profond et politique qui manque, beaucoup, dans la théorie et la critique littéraires d’aujourd’hui.
3Qui plus est, loin de contribuer « puissamment » au développement du post-modernisme (thèse soutenue par Bremond/Pavel, p. 9), S/Z représente un bon exemple du dernier stade de l’avant-garde à la Tel Quel, d’une activité politique littéraire post-soixante-huitarde dont l’éclipse coïncidait avec la « fin de l’intellectuel » au crépuscule des années soixante-dix. Dans ce « combat » littéraire (terme que Barthes emploie régulièrement à l’époque de S/Z), la division traditionnelle entre la fiction et la théorie littéraire se voit, sinon politiquement détruite, radicalement contestée et franchie. Cet avant-gardisme, qu’on pourrait critiquer pour son élitisme, est le contraire du postmodernisme, car fondamentalement politique dans son effort de « fissurer le symbolique social ». Curieux paradoxe donc que de voir la critique de l’avant-garde par Pavel (dans la première partie du livre) — critique elle-même tout à fait « post-moderne » dans son incrédulité envers « le grand récit » de l’avant-gardisme militant — s’associer à un scientisme structuraliste d’un Bremond en mission.
4Un coup d’œil sur les notes écrites par Barthes pour des séminaires sur Sarrasine à l’EPHE entre 1968 et 1969 (auxquels Bremond avait lui‑même participé) montre une genèse de S/Z tout à fait autre que celle que suggère la critique des contradictions lancée par Bremond (Avec le recours à la variante de Sarrasine dans l’analyse de Bremond/Pavel, on se demande si la prochaine controverse dans le champ de la critique littéraire ne serait pas entre la critique de la variante et la critique génétique). Fruit de ces séminaires de DEA, S/Z paraît témoigner d’un processus contradictoire de suppression et d’incorporation de certains éléments de ces notes.
5Il faut d’abord souligner que le regard de Barthes sur Sarrasine avait entraîné à l’époque des critiques de spécialistes de Balzac. Lors de sa parution en 1970, Pierre Citron et Pierre Barbéris exprimaient à leur façon un certain scepticisme quant à S/Z (dans le Monde et dans l’Année balzacienne, respectivement). Mais, pace ces Balzaciens, l’envergure du travail et l’engagement de Barthes avec l’œuvre de Balzac sont clairs dans ces notes. Cette « érudition », cependant, Barthes la supprimait exprès dans la rédaction de S/Z. Ce qui est plus important ici — dans une riposte à Bremond et Pavel, sinon comme défense de S/Z — c’est le rôle de mai 68, au niveau du focus de l’analyse comme à celui de la rédaction du texte publié.
6Il ne s’agit pas ici d’un Barthes radicalisé à la mode estudiantine ou ouvriériste — car, on le sait, l’activité politique barthésienne était toujours ou anti-hystérique ou « abstraite », à votre choix. Bien au contraire nous avons là d’un théoricien qui veut dépasser l’analyse structurale, et qui essaie d’ébranler l’autorité de l’auteur d’une façon polémique et tactique — c’est à dire non dogmatique (impressionnante quantité dans les notes de références à Balzac, style l’homme et l’œuvre). Tentative marquée aussi, dans les tout premiers brouillons de S/Z, de semer une suspicion, une auto-réflexion sur l’institution universitaire. Que fait-on, se demande un Barthes déçu par le résultat des contestations, à former les futurs technocrates avec « l’interdisciplinarité » (à l’américaine) proposée par la réforme d’Edgar Faure, interdisciplinarité qui a ses équivalences dans la nouvelle critique ?
7Donc, dans le sillage des événements, Barthes s’éloigne de l’« AS » (l’analyse structurale), référence capitale dans la première série de séminaires sur Sarrasine (commencés en février 1968 et interrompus, justement, en mai 68). Car, après mai, cette analyse se voit compromise par la réforme de l’enseignement supérieur. Contre le « continu » du discours universitaire (pierre de touche de l’analyse structurale), Barthes vante maintenant le « discontinu » ; contre le scientisme, le technocratisme de la critique littéraire, preuve d’une récupération institutionnelle, le « style », la rhétorique (le baroque ?) de l’écriture. S/Z, en somme, un anti-manuel scolaire ? (Aux États‑Unis, on devrait sans doute mettre sur la couverture de S/Z, comme on le fait avec certaines chansons de rap : « Attention : ne pas utiliser dans les cours de critique littéraire d’études supérieures: risque d’explosion. Avis d’enseignant/maître recommandé avant usage »).
8Barthes parlait dans une interview dans Tel Quel en 1971 de la « stylisation de l’écrit », une inversion de sa thèse dans Le Degré zéro de l’écriture. La même année, un balzacien s’est demandé ce qui se passerait si on se mettait à « lire cette lecture de Balzac ». Eh bien, on trouverait une stylisation marquée, sinon une dramatisation, de la lecture dans le déroulement de S/Z. En effet, l’après-mai, ici va ouvrir la voie à la « Fiction » barthésienne — L’Empire des signes, les fragments écrits au Maroc en 1969 qui deviennent la première partie d’Incidents. L’œuvre de Barthes des années soixante-dix est pleinement celle d’un écrivain littéraire. Dans cette optique, S/Z est peut-être « l’œuvre-limite » de Barthes, son œuvre à lui... Une performance singulière et provisoire, mais aussi anti-autoritaire, anti-« maître », anti-« méthode », c’est-à-dire non-maîtrisable, ce qui libère la lecture et l’écriture (attitude littéraire bien sûr volontariste, sinon maoïste).
9Signe d’une fictionalisation nietzschéenne de la vie (passée par la suite dans la biographie, la théâtralisation du discours amoureux, la photographie), cette stylisation de la critique littéraire commence néanmoins avec un avant-gardisme pur et dur du moment post-soixante-huitard. Un bon exemple de ce contexte apparaît dans « Dix raisons d’écrire », texte court apparu dans le journal italien Corriere della Sera, 29 mai 1969 (voir R. Barthes, Œuvres complètes II, Paris, Seuil 1994, 541). Rédigé au même moment que la dernière phase de la rédaction de S/Z (mai 1969), ce fragment de deux sections met en lumière les enjeux politiques que ce texte fameux et contesté, S/Z, voyait dans l’acte de critiquer un texte classique. La conclusion est qu’il faut une ré-écriture (au moins une tentative de la part de Barthes) d’une nouvelle de Balzac. La recherche minutieuse par Bremond de la contradiction, de la lacune, du non sequitur dans la « méthode » (les codes etc.) de S/Z, méconnait (avec une mauvaise foi, surprenante à mon sens) cette démarche tactique de Barthes fondamentale de réécrire Balzac.
10Une ré-écriture marquée par son époque (elle-même turbulente, mais par la suite, récupérée), qui mettait Marx et Nietzsche sur le même plan. Cette « autre façon de sentir, [cette] autre façon de penser » que déployait la tactique de ré-écriture était pour maintenant, soulignait Barthes dans Dix raisons d’écrire : « On n’est pas plus tenu de figurer l’écriture de demain, que Marx ne s’est donné la peine de décrire la société communiste ou Nietzsche la figure du surhomme ». La Ré-écriture finalement comme éthologie, comme moyen de désaliénation ? Car Barthes avait déclaré dans une interview avec Raymond Bellour, publié en mai 1970 (toujours le mois de mai !), d’un ton désespéré : « Il nous faut vivre dans l’inhabitable » (voir Œuvres complètes II, p. 1016). Le dernier soupir d’un avant-gardisme mourant (aujourd’hui mort, mais à jamais ?) sort, au même moment, de S/Z. La « suspension » à la fin de S/Z — où l’hésitation de Barthes devant les trois « entrées » dans le texte se lit comme un acte de questionnement radical —, n’est-ce pas le signe de la « réserve de l’histoire » que prônaient toujours Barthes et son écriture ?