Cette communication reprend pour l’essentiel les contenus d’un précédent article publié dans L’Information littéraire (n° 4, octobre‑décembre 1999, p. 42‑51). L’auteur remercie très vivement Emmanuel Bury d’en avoir autorisé la reprise et la transformation.
1Cette étude voudrait contribuer à une analyse du statut des écrits de Roland Barthes. Ses essais sont marqués par une double postulation : la construction d’un savoir, un métalangage critique, et le travail d’une écriture. Ceci induit une combinaison d’attitudes possibles pour le lecteur : du côté de la confiance, la récupération sérieuse du métalangage, ou la considération souvent mimétique de l’écriture ; du côté de la défiance, la disqualification des concepts fondée justement sur la prise en compte d’un langage « à effets de fiction », ou le soupçon porté sur la littérarité possible de ces textes du fait de la complexité ou de la roublardise de leurs dispositifs. Michel Charles a montré1 que dans beaucoup de textes de Barthes la stratégie se révélait bien plus complexe que le propos, que la thèse ; ce serait donc vers une évaluation de la « position » qu’il faudrait déplacer l’analyse.
2Je prendrai la notion de « romanesque » comme exemple, mais aussi comme symptôme de la conjonction, chez Barthes, d’un désir de savoir et d’un désir d’écriture. Le « romanesque » s’impose tardivement dans les écrits de Barthes (au cours des années 1970). Il s’agira de dessiner le parcours d’une notion qui, d’élément d’une théorie, se change en enjeu d’une stratégie d’écrivain. Le genre complexe qu’est l’essai littéraire permet de suivre ce chemin, puisque Barthes commence par considérer la notion de « romanesque » comme objet d’analyse, pour l’intégrer ensuite à son projet et en faire un instrument de littérarisation. La présence d’éléments romanesques est selon Barthes2 la cause de l’altération de sa démarche intellectuelle : c’est parce qu’il y aurait, même dans ses textes à visée théorique, de tels éléments, que la rigueur du discours de savoir est menacée. Si le romanesque est à l’origine du flottement des concepts, le concept de romanesque devrait flotter plus que tout autre. Pour Barthes, le romanesque désigne aussi, en effet, les traits d’une écriture en rapport de désir avec la littérature : l’essai cherche à se faire romanesque pour se faire littéraire. Le romanesque apparaît donc comme une notion pivot, qui se tient au cœur du dilemme de l’essai, « genre ambigu où l’écriture le dispute à l’analyse3 ». Le statut que peut acquérir une telle notion dans un genre à la fois non narratif et non fictionnel a priori comme l’essai, pose problème : le romanesque demeure-t-il une notion relativement fixe, ou désigne-t-il un horizon de l’essai, une valeur, une métaphore ? On voit déjà que le terme désigne à la fois un regret et une attente : une altération du statut intellectuel, et la possibilité d’une assomption du littéraire. On assistera en fait à un véritable éclatement de la spécificité générique de la notion, le romanesque désignant quasiment une éthique de la littérature.
Les traits du romanesque, objet d’étude de l’essai
3Cherchons d’abord à donner une vue synchronique de la notion de romanesque chez Barthes, puisqu’il s’agit dans un premier temps de considérer dans l’essai la délivrance d’un savoir.
4Le romanesque s’intègre dans les écrits de Barthes à une théorie bien connue du détail4, qui prend place aussi bien dans une analyse du genre roman que dans une approche de la vie, du réel quotidien ; mode de perception du réel, c’est un fragment de représentation plutôt qu’une forme d’écriture, il est distingué du genre romanesque comme tel et la caractéristique principale qui sert à le définir (la fragmentation) est à l’opposé de l’essence du roman (le continu, «la nappe») : « le romanesque [...] est un mode de notation, d’investissement, d’intérêt au réel quotidien, aux personnes, à tout ce qui se passe dans la vie », une « écriture de la vie5 » ; le romanesque n’est donc d’abord lié ni à des thèmes spécifiques, ni au fait de raconter une histoire, mais à une façon de découper le réel ; cela permettra-t-il de se rapprocher des acceptions courantes du mot « romanesque », qui désigne hors du roman ce qui imite le roman, et un roman hyperbolique ?
5Une série de caractéristiques est associée à la notion : le romanesque est un mode de notation, de cadrage du réel quotidien, et un mode de fragmentation ; il est capté plutôt qu’il n’est produit. Le moment romanesque est un morceau de vie tout juste suffisant pour être noté, une « bouffée » de réel, hors signification, et pas encore matériau de roman : « une erratique de la vie quotidienne, de ses passions et de ses scènes6 ».
6Un passage se fait pourtant entre la vie et la littérature ; d’abord anthropologique, le romanesque devient littéraire, et ce passage se fait à travers l’idée de fragmentation, de discontinuité : mode de notation, de cadrage, voire de picturalisation du quotidien, le romanesque devient le matériau d’une « écriture courte », « à la rigueur » narrative dit Barthes, mais surtout porteuse d’éclats descriptifs : « l’idée d’une “erratique de la vie quotidienne” est très juste et très belle. Très juste parce qu’elle nous fait reconnaître le discontinu fondamental de notre vie mentale. Et très belle parce qu’elle peut produire des formes brèves d’un grand éclat : des phrases, des aphorismes, des stances, des “anamnèses”, des “épiphanies” comme disait Joyce, à la rigueur des histoires courtes7... ». On voit que c’est le goût d’un certain roman, un filtre de lecture propre à Barthes qui modèle ainsi la notion (l’attention à l’effet de réel, qui est son mode de lecture des romans, et l’existence toute subjective d’une entité Proust-Flaubert à travers laquelle il perçoit et la vie et la littérature8).
7Si « le romanesque » est en apparence une notion d’ordre formel, il est pourtant riche d’une série de valeurs qui lui permettront de fonctionner dans une stratégie d’écriture, et ce phénomène s’accentue au fil du temps dans les écrits de Barthes. Des valeurs, en effet, puisque Barthes replie la notion de romanesque sur des notions beaucoup plus « signées » : l’« imaginaire » d’abord (qui définit ce « romanesque de l’intellect » que veut être le Roland Barthes par lui-même), donc la subjectivité, l’innocence, l’inactualité, la nostalgie ; le « désir » ensuite, ce qui fait du romanesque une modalité affective d’observation du réel, une inscription du pathos, et finalement, un désir d’écriture. Barthes appelle en effet « romanesque » ce qui advient au séminaire : « espace de circulation des désirs subtils, des désirs mobiles9 », mais aussi une pratique littéraire désirée : « ce qui vraiment me séduirait, ce serait d’écrire ce que j’ai appelé le romanesque sans le roman10 »
8Le chemin détourné qui mène d’une notion formelle, savante, à l’affect, à la nostalgie de l’inscription de cet affect dans l’écriture (chemin détourné puisque Barthes a commencé par écarter, en une forte dénégation, le sentimental : « le romanesque n’est ni le faux, ni le sentimental11 ») dévoile un rapport complexe au stéréotype : pour Barthes, le romanesque, dans son innocence et, pour reprendre ses termes, sa « bêtise », est ce qu’il s’agit d’accepter, de « lâcher ». Voici comment il résume le projet du Roland Barthes par lui- même : « C’est un discours romanesque plus qu’un discours intellectuel et c’est pourquoi il accepte parfois d’être un peu bête. Dans la mesure où ce n’est pas le sujet intellectuel qui s’identifie avec ce qu’il énonce, mais un autre sujet, un sujet romanesque, qui accepte donc de lâcher parfois des idées ou des jugements que le sujet trouve un peu bêtes, mais qu’il lâche tout de même parce que cela fait partie de son imaginaire. Et sans le dire12 ». L’essai littéraire est très coutumier de cette irruption de l’affect dans le champ du savoir, et une telle intégration, par détour, d’un groupe de valeurs fortes contenues en un concept pourrait apparaître comme l’emblème du fonctionnement de l’essai littéraire. L’ensemble des connotations, voilées ou non, que l’on peut découvrir dans le mot « romanesque » tel qu’il est employé par Barthes suggère en tout cas que la notion était peut-être moins destinée à être explicitée qu’à être exploitée.
Le fonctionnement tactique de la notion dans les écrits de Barthes
9Il s’agit alors moins de comprendre ce que Barthes entendait par là que d’observer sa pratique du concept.
10« Erratique de la vie quotidienne », notion lourde de valeurs signées par Barthes (comme si la réflexion même sur le romanesque était déjà une entrée dans le romanesque, dans le sentimental, dans ce qui fait « l’essence précieuse d’un individu »), le romanesque apparaît comme l’enjeu de l’écriture de l’essai littéraire. Le concept n’a pas de statut fixe : rapport poignant avec la vie, caractérisation d’un type littéraire, il peut déraper dans l’investissement affectif hors de toute problématique littéraire.
11La notion adopte une nature instrumentale dès qu’elle s’applique aux écrits de Barthes. « Romanesque » signifie quasiment « littéraire » dans cet usage tactique ; le romanesque (cadrage, on se le rappelle) invite à l’écriture du détail ; il suffit pour Barthes de retourner son filtre de lecture : le « notable » qu’il désignait chez Proust ou chez Flaubert, il s’agit de le produire ; gagnant en littérarité s’il intègre du romanesque, l’essai peut aussi y gagner une certaine innocence, assumant une écriture de l’affect, se décrochant de ses enjeux cognitifs, s’absentant du champ des discours de savoir. L’opposition du romanesque au roman manifeste ainsi sa nature stratégique : le romanesque abandonne au roman les noms propres (la densité des personnages), l’emploi de la troisième personne, et le continu, la « nappe » de sa construction. C’est dire que l’essence du « roman » correspond exactement aux points de résistance que Barthes s’est découverts13 ; distinguer le romanesque du roman, c’est se garder la possibilité d’accéder, malgré cette résistance, à l’écriture ; ainsi, l’essai devient « ce qui devrait s’avouer presque un roman, un roman sans noms propres ». L’écriture essayiste se définira donc à partir des traits de caducité du roman.
12L’usage de la notion prend place dans une vaste opération de légitimation littéraire de ses propres écrits par Barthes, et cet accès à la littérarité est un point vif du statut de l’essai comme genre. On peut chercher, d’une vue plus diachronique, à dessiner l’évolution de cette stratégie chez Barthes, évolution liée à la périodisation ordinaire de son parcours. La légitimation de l’essai est d’abord passée par un travail sur les structures, sur la nature du métalangage (c’est littéraire parce que ça parle de littérature ; la littérarité existe au premier, au second, au troisième degré ; la notion de romanesque n’a alors pas de statut instrumental, et elle fonctionne dans le Système de la mode de façon rigoureusement sémiotique). Puis cette opération de légitimation a quitté la réflexion sur les rapports entre langage et métalangage pour passer, dans la période de l’écriture fragmentaire, par une écriture de l’affect, du pathos, qui s’est nommée « romanesque » parce que romanesque pouvait signifier littéraire, le comble du littéraire. À la fin de la vie de Barthes (et sa mort a sans nul doute dramatisé ce parcours), il s’agira directement de « roman », et l’on passe là à tout autre chose, à un véritable fantasme d’écriture et de changement, puisque Barthes abandonne précisément la notion par laquelle se définissait essentiellement le romanesque : la fragmentation : « J’ai maintenant la tentation très forte de faire une grande œuvre continue et non pas fragmentaire [...] Ce que j’appelle roman, j’en ai envie [...] pour accéder à un genre d’écriture qui ne soit plus fragmentaire14 ». Dans un tout dernier texte, Barthes revient sur cette stratégie, et semble désirer l’abandon de la notion de romanesque, doublement liée à la problématique de l’énonciation et à celle du stéréotype : « renoncer au jeu sur la Bêtise, les guillemets, le refus de prendre position sur l’énonciation (l’alibi du Romanesque, de la diversité de mon moi). Sans complaisance. Pas de Semblant15 ». Il y a là un aveu d’échec, la conscience de la nécessité de renoncer au jeu de cache-cache de l’essai romanesque.
13Il existe pourtant une pratique « romanesque » chez Barthes, au sens où certains dispositifs textuels répondent à l’usage stratégique de la notion. Le romanesque pratiqué dans les trois derniers essais de Barthes, ce « romanesque sans le roman », passe d’abord par la création d’embryons de cellules narratives : épisodes, incidents, figures du discours amoureux : « à la fois imaginer et improviser, bref fantasmer, c’est-à-dire produire du romanesque sans construire un roman16 ». La pratique romanesque se fonde aussi sur un mode d’énonciation spécifique (qui ne parvient pas à choisir entre caractère assertif et fictionalité) : il s’agit d’échapper à la faiblesse que Barthes attribue à l’essai, la trop grande clarté de son énonciation : « condamné à l’authenticité — à la forclusion des guillemets17 ». Cette pratique se signale enfin par un investissement pulsionnel fort : le romanesque fournit à l’essai un langage pour dire le pathos, mais dont le statut générique permet la distance ; le dispositif culmine dans le discours double, palinodique de La Chambre claire : dégagement permis par la narration intellectuelle, mais tension vers le récit pathétique, le tout s’ajustant en un même mouvement trouble de méfiance puis d’abandon au stéréotype et au sentimental. On doit insister sur le retour très fort de Proust, dans les références de l’essai, mais aussi dans tout le déroulement, « vaguement proustien », dit M. Charles, de l’anamnèse. Le romanesque a cette richesse pour l’essayiste qu’il représente l’autre absolu de l’énoncé intellectuel : langage de l’affect, langage innocent, discours du moi dramatisé. Reste que Barthes n’a pas écrit de roman.
Vers un méta-romanesque
14Le fonctionnement tactique de la notion manifeste l’existence de degrés, de dénis, de détours, d’une réflexivité dans laquelle le romanesque cède la place à un « méta-romanesque », du moins dans ces textes en rapport de désir, d’attente ou de nostalgie avec le littéraire : éclat fragmentaire, intensification subite du discours, tombée brusque mais avec délice dans le lieu commun, le sentimental. Faute d’une véritable création narrative, fictive, c’est à l’occasion d’une réflexion sur le romanesque que s’est vu investi pour Barthes le langage de l’affect ; l’usage même de la notion contient l’inscription d’une subjectivité. Le jeu énonciatif du Roland Barthes par lui-même permet ce passage à une « expérience du romanesque », un romanesque au second degré.
15Un des derniers textes de Barthes unit la plupart des éléments en jeu dans sa pratique d’une écriture essayiste tendue vers le roman. Il s’agit de la célèbre conférence intitulée... « Longtemps, je me suis couché de bonne heure18 ». Barthes y achève l’orchestration d’un méta-récit dont Proust est le héros, et qui constitue Proust en objet d’identification pour celui qui veut écrire. Il souligne chez Proust l’hésitation entre l’Essai et le Roman, deux formes hypostasiées, allégorisées, et qui ainsi placées sur le même plan rendront l’identification transparente. Surtout cette hésitation est, dans le langage de Barthes, grosse d’affect, « chérie ». Barthes orchestre ainsi le récit proustien suivant ses lieux à lui. Proust cherche une forme « qui recueille la souffrance » comme Barthes veut « faire parler l’intime ». Les références passent pourtant au second plan dans cette conférence, au profit d’un récit pathétique où l’on peut lire une véritable dramatisation de la personne comme réponse à la problématique du stéréotype, et le passage du romanesque (comme horizon) au méta-romanesque (comme pratique effective) : « ...je postule un roman à faire, et de la sorte je peux espérer en apprendre plus sur le roman qu’en le considérant seulement comme un objet déjà fait par les autres19 ».
16C’est un filtre de lecture propre à Barthes qui a modelé pour lui la notion, et qui lui permet de l’utiliser pour son propre profit ; ce curieux statut du concept manifeste l’instabilité générique de l’essai ; dans ces détours, jouant de ses degrés, de son statut de discours secondaire, l’essai s’est trouvé une écriture, et Barthes, tournant autour de son désir de roman, a parcouru un long chemin vers une véritable, quoique paradoxale, connaissance intérieure du roman.
17De ce point de vue, Barthes a proposé des solutions d’écriture qui prennent place dans une vaste histoire du roman comme genre, des solutions fragmentaires pour la pratique romanesque de l’après‑romanesque ; ces propositions ont trouvé sans doute un écho dans l’écriture des petites formes discursives (petits essais, « petits traités »), et il se peut que l’acquis littéraire que nous devons à Barthes soit aussi singulier et conséquent que son acquis critique.
Annexe : le « romanesque » dans les écrits de Barthes
Système de la mode, 1967, II, 334 :
Dans le romanesque de Mode, le poids de la structure est très fort, car les métaphores et les parataxes sont, informationnellement parlant, banales, c’est-à-dire tirées d’unités et de combinaisons bien connues ; c’est cependant une structure tout entière placée sous la caution de l’événement [...] Telle est la situation du ton romanesque élaboré par la rhétorique du signifié : masquer la structure sous l’événement.
Entretien, Lettres françaises, 1970, II, 1015 :
Je dois dire enfin que cet essai [L’Empire des Signes] se situe à un moment de ma vie où j’ai éprouvé la nécessité d’entrer entièrement dans le signifiant, c’est-à-dire de décrocher de l’instance idéologique comme signifié, comme risque de retour du signifié, de la théologie, du monologisme, de la loi. Ce livre est un peu une entrée, non pas dans le roman, mais dans le romanesque, c’est-à-dire le signifiant et le recul du signifié, fût-il hautement estimable par sa nature politique.
SZ, 1970, II, 558 et 618 :
« L’interprétation » : Le scriptible, c’est le romanesque sans le roman, la poésie sans le poème, l’essai sans la dissertation.
« Le Nom Propre » : Ce qui est caduc aujourd’hui dans le roman, ce n’est pas le romanesque, c’est le personnage ; ce qui ne peut plus être écrit, c’est le Nom Propre.
Sade, Fourier, Loyola, 1971, II, 1130 :
La nourriture sadienne est fonctionnelle, systématique. Cela ne suffirait pas à la rendre romanesque. Sade y ajoute un supplément d’énonciation : l’invention du détail, la nomination des plats. [...] Le passage de la notation générique (« ils se restaurèrent ») au menu détaillé (« à la pointe du jour on leur servit des œufs brouillés, chincara, potage à l’oignon et omelettes ») constitue la marque même du romanesque : on pourrait classer les romans selon la franchise de la notation alimentaire : avec Proust, Zola, Flaubert, on sait toujours ce que mangent les personnages ; avec Fromentin, Laclos, ou même Stendhal; non. Le détail alimentaire excède la signification, il est le supplément énigmatique du sens.
« Pierre Loti : Aziyadé », 1972, II, 1402‑1403 :
Ce qui se raconte, ce n’est pas une aventure, ce sont des incidents : il faut prendre le mot dans un sens aussi mince, aussi pudique que possible. L’incident, déjà beaucoup moins fort que l’accident (mais peut-être plus inquiétant) est simplement ce qui tombe doucement, comme une feuille, sur le tapis de la vie : c’est ce pli léger, fuyant, apporté au tissu des jours ; c’est ce qui peut être à peine noté : une sorte de degré zéro de la notation, juste ce qu’il faut pour pouvoir écrire quelque chose [...] tout ce plein dont l’attente semble le creux.
Le Grain de la voix, 124 : (déclaration de 1972)
Ce qui vraiment me séduirait, ce serait d’écrire ce que j’ai appelé « le romanesque sans le roman », le romanesque sans les personnages : une écriture de la vie, qui d’ailleurs pourrait retrouver peut-être un certain moment de ma propre vie, celui où j’écrivais par exemple les Mythologies. Ce serait de nouvelles « mythologies », moins directement engagées dans la dénonciation idéologique, mais par là même, pour moi, moins engagées dans le signifié : plus ambiguës, plus avancées et immergées dans le signifiant.
Le Plaisir du Texte, 1973, II, 46 :
Le romanesque est tout autre chose : un simple découpage instructuré, une dissémination des formes.
« L’adjectif est le “dire” du désir », 1973, II, 1697‑98 :
Il est probable que je n’écrirai jamais un « roman », c’est-à-dire une histoire dotée de personnages, de temps ; mais si j’accepte si facilement ce renoncement (car cela doit être bien agréable d’écrire un roman), c’est sans doute que mes écrits sont déjà pleins de romanesque (le romanesque, c’est le roman sans les personnages) ; et il est vrai qu’actuellement, envisageant d’une façon peu fantasmatique une nouvelle phase de mon travail, ce dont j’ai envie, c’est d’essayer des formes romanesques, dont aucune ne prendrait le nom de « roman », mais dont chacune garderait, si possible en le renouvelant, celui d’ « essai ».
« Au séminaire », 1974, III, 22 :
Le romanesque est distinct du roman, dont il est l’éclatement : dans l’œuvre de Fourier, le discours de Fourier finit en bribes de roman : c’est le Nouveau Monde amoureux [...] ; le romanesque n’est ni le faux ni le sentimental ; c’est seulement l’espace de circulation des désirs subtils, des désirs mobiles ; c’est, dans l’artifice même d’une socialité dont l’opacité serait miraculeusement exténuée, l’enchevêtrement des rapports amoureux.
Roland Barthes par lui-même, 1975, III, 163‑164, 186 :
Tout essai repose ainsi, peut-être, sur une vision des objets intellectuels. [...] La Fiction relèverait d’un nouvel art intellectuel [...] Avec les choses intellectuelles, nous faisons à la fois de la théorie, du combat critique et du plaisir ; nous soumettons les objets de savoir et de dissertation — comme dans tout art — non plus à une instance de vérité, mais à une pensée des effets.
Il aurait voulu produire, non une comédie de l’Intellect, mais son romanesque.
[…]
Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman — ou plutôt par plusieurs. Car l’imaginaire, matière fatale du roman et labyrinthe des redans dans lesquels se fourvoie celui qui parle de lui-même, l’imaginaire est pris en charge par plusieurs masques (personae), échelonnés selon la profondeur de la scène (et cependant personne derrière). Le livre ne choisit pas, il fonctionne par alternance, il marche par bouffées d’imaginaire simple et d’accès critiques, mais ces accès eux-mêmes ne sont jamais que des effets de retentissement : pas de plus pur imaginaire que la critique (de soi). La substance de ce livre, finalement, est donc totalement romanesque. L’intrusion, dans le discours de l’essai, d’une troisième personne qui ne renvoie cependant à aucune créature fictive, marque la nécessité de remodeler les genres : que l’essai s’avoue presque un roman : un roman sans noms propres.
« Le jeu du kaléidoscope », 1975, III, 313 :
Êtes-vous un romancier — j’allais dire manqué — rentré ?
Ou futur, qui sait. Votre question est très bonne, non parce qu’elle suscite une réponse très précise en moi, mais parce qu’en moi elle touche quelque chose de très vivant, qui est le problème, sinon du roman, du moins du romanesque. Dans la vie quotidienne, j’éprouve pour tout ce que je vois et entends une sorte de curiosité, presque d’affectivité intellectuelle qui est de l’ordre du romanesque. Il y a un siècle, je me serais sans doute promené dans la vie avec un carnet de romancier réaliste. Mais je ne m’imagine pas aujourd’hui composant une histoire, une anecdote, avec des personnages portant un nom propre, bref, un roman. Pour moi, le problème — problème d’avenir parce que j’ai très envie de me mettre à travailler de ce côté-là — sera de trouver peu à peu la forme qui détacherait le romanesque du roman, mais assumerait le romanesque plus profondément que je ne l’ai fait jusqu’à présent.
« Vingt mots-clés pour Roland Barthes », 1975, III, 327 et 333 :
LE ROMANESQUE
J’ai relevé cette phrase où vous dites : « Je me considère non comme un critique, mais comme un romancier, non du roman, mais du romanesque. J’aime le romanesque, mais je sais que le roman est mort. »
Le romanesque est un mode de discours qui n’est pas structuré selon une histoire ; un mode de notation, d’investissement, d’intérêt au réel quotidien, aux personnes, à tout ce qui se passe dans la vie. Transformer ce romanesque en roman me parait très difficile, parce que je ne m’imagine pas élaborant un objet narratif où il y aurait une histoire, c’est-à-dire essentiellement pour moi des imparfaits et des passés simples et des personnages psychologiquement plus ou moins constitués. C’est ce que je n’arriverais pas à faire et c’est en quoi le roman me paraît impossible. Mais en même temps j’ai une grande envie de pousser dans mon travail l’expérience romanesque, l’énonciation romanesque. [...] [Roland Barthes par Roland Barthes] est un roman, mais pas une biographie. Le détour est différent. C’est du romanesque intellectuel : romanesque pour deux raisons. D’abord, bien des fragments s’intéressent à cette espèce de surface romanesque de la vie, et d’autre part, ce qui est mis en scène dans ces fragments, c’est un imaginaire, c’est-à-dire le discours même du roman. Je me suis mis en scène comme un personnage de roman, mais qui n’aurait pas de nom propre en quelque sorte, et à qui il n’arriverait pas d’aventure à proprement parler romanesque.
C’est un discours romanesque plus qu’un discours intellectuel et c’est pourquoi il accepte parfois d’être un peu bête. Dans la mesure où ce n’est pas le sujet intellectuel qui s’identifie avec ce qu’il énonce, mais un autre sujet, un sujet romanesque, qui accepte donc de lâcher parfois des idées, ou des jugements, que le sujet trouve un peu bêtes, mais qu’il lâche tout de même parce que cela fait partie de son imaginaire. Et sans le dire.
La drague est une notion que je peux très bien transporter de l’ordre de la quête érotique, où elle prend son origine, dans la quête des textes, par exemple, ou la quête des traits romanesques. Ce qui s’offre dans la surprise de la « première fois ». [...] Tout ceci doit être mis en rapport avec la capture des phrases, des citations, des formules, des fragments. Le thème de l’écriture courte, évidemment.
Fragments d’un Discours amoureux, 1977, III, 462‑463 :
C’est comme s’il y avait une Topique amoureuse [...] l’amoureux parle par paquets de phrases, mais il n’intègre pas ces phrases à un niveau supérieur, à une œuvre ; c’est un discours horizontal : aucune transcendance, aucun salut, aucun roman (mais beaucoup de romanesque).
L’Obvie et l’Obtus, 257 :
Cette faculté — cette décision — d’élaborer une parole toujours nouvelle avec de brefs fragments, dont chacun est à la fois intense et mobile, de place incertaine, c’est ce que, dans la musique romantique, on appelle la Fantasie, schubertienne ou schumannienne : Fantasieren : à la fois imaginer et improviser : bref, fantasmer, c’est-à-dire produire du romanesque sans construire un roman [...] en somme, une errance pure, un devenir sans finalité : le tout, en ce qu’il peut, d’un seul coup et à l’infini, recommencer.
« Texte à deux (parties) », 1977, III, 763‑764 :
Le « Romanesque » comme type de l’écriture et non seulement comme « genre ». Une erratique de la vie quotidienne, de ses passions et de ses « scènes » : des « cas » imaginaires qui ne tomberaient sous le coup d’aucun texte de la Loi. Le romanesque comme l’anti-casuistique, donc. Les « Figures » et la pensée héraclitéenne du devenir. Essayisme esthétique de la pensée.
Vous dites très bien, et donc je ne saurais mieux dire : le romanesque est un type, ce n’est pas, ce n’est plus un genre. Et l’idée d’une «erratique» de la vie quotidienne est très juste et très belle. Très juste parce qu’elle nous fait reconnaître le discontinu fondamental de notre vie mentale. [...] Nous ne sommes au fond, dans ce fond subtil que n’atteint aucune science, à commencer par la psychanalyse, science massive de la structure, de la répétition, de la fixité, nous ne sommes qu’une poussière d’éclats, d’humeurs. [...] Et très belle parce qu’elle peut produire, en écriture, en musique, en image, des « formes brèves » d’un grand éclat : des phrases, des aphorismes, des stances, des « anamnèses », des « épiphanies » comme disait Joyce, à la rigueur de courtes histoires [...] mais non une histoire, un destin.[...]
[...] Le romanesque comme nous l’avons entendu, c’est-à-dire comme puissance d’expression du discontinu humain, comme soumission à l’interstice des lois.
Le Bruissement de la langue, 315, 324‑325 :
« ... j’appelle [roman], par commodité, toute Forme qui soit nouvelle par rapport à la pratique passée. [...] J’entends toujours par là cette forme incertaine, peu canonique, dans la mesure où je ne la conçois pas, mais seulement me la remémore ou la désire ».
« Je ne sais s’il sera possible d’appeler encore “roman” l’œuvre que je désire et dont j’attends qu’elle rompe avec la nature uniformément intellectuelle de mes écrits passés (même si bien des éléments romanesques en altèrent la rigueur ».
« Ce Roman utopique, il m’importe de faire comme si je devais l’écrire ».
Interview, Lire, 1979, III, 1073 :
J’ai maintenant la tentation de faire une grande œuvre continue et non pas fragmentaire [...] Ce que j’appelle “roman”, ou “faire un roman”, j’en ai envie non pas dans un sens commercial, mais pour accéder à un genre d’écriture qui ne soit plus fragmentaire.
« Déclaration », 12 janvier 1980 :
Je peux être sensible au romanesque, capter du romanesque dans la vie (ça m’amuse même beaucoup toujours), mais au fond le romanesque qui vient à moi, c’est toujours à travers des phrases, des formes écrites, des fragments. C’est au fond un romanesque qui est assez culturel. Et je me demande, bien entendu : la grande imagination, le grand mensonge du romancier me manquent ?
Vita Nova, transcription du feuillet du 3 septembre 1979, III, 1306 :
Renoncer au jeu sur la Bêtise, les guillemets, le refus de prendre position sur l’énonciation (alibi du Romanesque, de la diversité de mon moi). Sans complaisance. Pas de Semblant.