Ce qui me fascine dans Nietzsche, ce n’est pas tel ou tel livre, c’est précisément le fragment, c’est précisément ce type d’écriture1.
1Un élément cardinal de la sensibilité postmoderne réside dans sa fascination pour le chaos, dans sa prédilection pour l’errance, dans son engouement pour une « ambiance mentale discontinuiste plus sensible aux basculements imprévisibles2 », Serge Doubrovsky va même jusqu’à présenter l’exigence « fragmentale » comme un trait distinctif de l’autofiction : « Fragments épars, morceaux dépareillés, tant qu’on veut : l’autofiction sera l’art d’accommoder les restes3 ». Roland Barthes par Roland Barthes (1975), autofiction avant la lettre, en même qu’elle inaugure, après la crise des années soixante, un retour du sujet, porte à son extrême conséquence la brisure du texte. Nous nous proposons, à partir de ce livre qui a fait date dans l’histoire littéraire du genre autobiographique, de jeter la lumière sur son dispositif fragmental, afin d’élucider les enjeux et les perspectives qui ont présidé à un tel structural.
2Barthes, très attaché à l’esthétique du fragment, ne cache pas sa résistance à la composition. L’esthétique de la rupture est informée par le principe nietzschéen que l’invention se fait dans le dissentiment. Cette prédilection pour l’écriture fragmentaire n’est assurément pas nouvelle dans le cas de Barthes ; la plupart de ses textes relèvent de cette forme brève qu’est le fragment :
Son premier texte ou à peu près (1942) est fait de fragments [...] Depuis, en fait, il n’a cessé de pratiquer l’écriture courte. (RB/RB, p. 89)
3Le fragment est considéré par Barthes comme le lieu d’une écriture précaire et continuellement différée. La notion de fragmentarité porte atteinte à l’exigence classique de l’œuvre fondée sur la perfection, la cohérence et l’achèvement. Un trait fondamental de la sensibilité postmoderne consiste, selon Lyotard, à remettre en question les notions d’unité, d’homogénéité et d’harmonie. Barthes intitule son dernier fragment « Le monstre de la totalité » (RB/RB, p. 156) comme pour nier l’achèvement de son livre qu’il apparente à « un texte sans fin » (Ibid.). Le discours « totalitaire » est celui d’une « parole continue, sans intermittence et sans vide, parole de l’accomplissement logique qui ignore le hasard4 ».
4Le recours au fragment se justifie par une volonté de confondre les genres, de perturber les horizons d’attente puisque le fragment, par son caractère autotélique (nous pensons au hérisson des Romantiques allemands), n’intègre pas le déterminisme textuel de l’ensemble dans lequel il se présente, au sens où aucun fragment n’est dicté pas par ce précède, pas plus qu’il n’annonce ce qui va suivre. L’imprévisibilité du contenu « fragmental » qui verse dans tous les types de discours, et la réversibilité déictique (je, il et vous renvoient à une seule et même personne) rendent impérieuse « la nécessité de remodeler les genres » :
[...] pas plus pur imaginaire que la critique (de soi). La substance de ce livre, finalement, est donc fatalement romanesque. L’intrusion dans le discours de l’essai, d’une troisième personne qui ne renvoie cependant à aucune personne fictive, marque la nécessité de remodeler les genres : que l’essai s’avoue presque un roman : un roman sans noms propres. (RB/RB, p. 110)
5Ce fragment donne à lire la revendication d’un discours polymorphe dans la suite du décadrement des genres : essai, roman et autoportrait renvoient à un seul et même texte. Non seulement le fragment est susceptible d’embrasser plusieurs genres, mais aussi le il, déictique romanesque par excellence, peut s’avérer porteur d’une « indexiation » égophorique. Ce n’est pas le mélange des genres (Miscellaneous) qui est visé ici, mais plutôt l’abolition des frontières. L’essai, aussi surprenant que cela puisse paraître, doit être appréhendé comme un récit « à la troisième personne ». Pour reprendre une réflexion de Genette dans « Frontières du récit », « le discours peut “raconter” sans cesser d’être discours “de même que” le récit peut discourir sans sortir de lui-même5 ». De ce point de vue, tout commentaire est récit, mais tout récit est commentaire. Si Barthes fait du fragment un choix esthétique, c’est qu’il est subversif, réfractaire aux classements et qu’il figure un espace frontalier qui subsume les distinctions génériques traditionnelles. La « loi du genre » se déplace vers une esthétique qui ouvre jour aux débordements et aux contaminations réciproques entre essai, fiction et autobiographie. Dans le sillage de Barthes, Derrida a bien montré que « tout texte participe d’un ou de plusieurs genres ». Ainsi, « il y a toujours du genre et des genres mais cette participation n’est jamais une appartenance6 ». Le fragment barthésien œuvre dans ce sens : il est employé comme un redoutable instrument à déconfire les genres et à pulvériser les systèmes annexés aux notions de consensus ou de vérité logocentrique. Serge Doubrovsky considère que « les textes de Barthes appartiennent simultanément à des genres contraires7 ». Dans Roland Barthes par Roland Barthes, tous les efforts de l’auteur tendent à maintenir une indécision voire une incongruence générique.
6Le caractère atélique afférant au choix fragmentaire, n’est pas sans rapport avec l’histoire factuelle de Barthes qui, n’ayant pas eu de descendance, a interrompu la succession héréditaire : « la lignée a fini par produire un être pour rien » (RB/RB, p. 25) La discontinuité n’est pas seulement un mode d’écriture, mais un aussi un mode de lecture, voire un mode de vie. Dans un fragment intitulé « La papillonne », l’auteur se relit par intermittence ; sa journée est faite de « diversions » et d’interruptions successives :
La Papillonne
travaillant à la campagne (à quoi ? à me relire, hélas !), voici la liste des diversions que je suscite toutes les cinq minutes : vaporiser une mouche, me couper les ongles, manger une prune, aller pisser, vérifier si l’eau est toujours boueuse (il y a eu une panne d’eau aujourd’hui), aller chez le pharmacien, descendre au jardin voir combien de brugnons ont mûri sur l’arbre, regarder le journal de radio, bricoler un dispositif pour tenir mes paperolles, etc. : je drague.
(La drague relève de cette passion que Fourier appelait la Variante, l’Alternante, la Papillonne.) (Ibid., p. 72)
7Le caractère hétéroclite des actions auxquelles se livre l’auteur dans ce fragment est induit par le mouvement de « la Papillonne » ou de « l’Alternante » dont l’effet se traduit par un changement continuel de perspective. Il n’est pas absurde, de rapprocher le régime fragmentaire dans Roland Barthes par Roland Barthes de l’itinéraire intellectuel de l’auteur, fait de ruptures successives ou du moins de retournements de perspectives. Réda Bensmaïa n’a pas manqué de souligner cet aspect : « L’œuvre de Barthes, écrit-il, apparaît aujourd’hui comme constituée de mutations et de ruptures qui rendent vaine toute tentative de synthèse ou de récupération8 ». Dans un fragment intitulé « Phases », l’autoportraitiste récapitule, sous forme de tableau et suivant un ordre chronologique, les étapes successives de ses recherches. Se penchant sur le bilan de ses pérégrinations intellectuelles, Barthes souligne la diffraction littérale se son œuvre : « chaque phase est réactive : l’auteur réagit soit au discours qui l’entoure, soit à son propre discours, si l’un et l’autre se mettent trop à consister. » (RB/RB, p. 129) Entre ces différentes phases, malgré la prégnance de la rupture et du retournement, « il y a des chevauchements, des retours, des affinités, des survies ». (Ibid., p. 129) Fluctuation incessante entre « hétérologie » et continuité, ce mouvement dialectique de la pensée, informe très profondément toute la production barthésienne9. Cette macro-dynamique oscillatoire (discontinuïste et itérative) sera injectée au texte qui nous préoccupe au premier chef ; c’est elle qui régit en effet le déroulement fragmentaire de Roland Barthes par Roland Barthes, conçu dans un « équilibre, toujours, labile de la confluence et de la migration10 ». Ce livre est la fois réécriture et désécriture11.
8Tout comme Le Plaisir du texte, ce livre est classé sous la rubrique « moralité », une désignation qui de prime abord peut surprendre. Mais le terme fait partie de ces « mots dont le sens est idiolectal ». (R B / R B, p. 114) Pour Barthes, la « moralité doit s’entendre comme le contraire même de la morale (c’est la pensée du corps en état de langage) ». (Ibid., p. 129) Le « genre » de la « moralité », se confond avec une écriture qui opère un retour vers le corps du sujet. Barthes entretient un rapport sensuel avec la langue ; écrire c’est dévoiler son corps : « ce sera toujours un discours investi où le corps fera son apparition ». (Ibid., p. 123) Son discours, « ne croyant pas à la séparation de l’affect et du signe » (Ibid., p. 154), mêle la distance critique à la touche sensible. À la recherche de son autoportrait, le sujet ne saurait faire l’économie de l’émotion que certains détails provoquent en lui : l’affect, pour Barthes, est une manifestation du corps.
9Nous entrons à présent dans des considérations macro-structurelles, relatives à l’entour et au mode de consécution des fragments. Dans Roland Barthes par Roland Barthes, la disposition « fragmentale » est assujettie à deux arbitraires taxinomiques : la nomination et l’ordre séculaire de l’alphabet. La nomination des fragments est aussi arbitraire que leur ordre de succession. En fait, c’est le titre qui dérive du fragment au lieu que ce soit ce dernier qui découlerait du titre et viendrait le développer : le titre élu est aussi arbitraire que l’ordre l’alphabétique. La conjugaison de ces deux arbitraires a pour but de remuer la logique textuelle, d’éviter que les séquences fragmentaires ne se subsument dans la transcendance d’une œuvre.
10La progression des fragments se déroule plus ou moins dans l’ordre alphabétique, qui est en même temps l’ordre du dictionnaire (œuvre ouverte, par excellence), un ordre conventionnel, arbitraire et par conséquent rebelle à la transcendance et peu perméable au sens. L’ordre encyclopédique ne retient l’attention de Barthes que comme structure insignifiante ou du moins comme forme résistante à l’interprétation :
Pour éviter toute rhétorique du « développement », du sujet développé, j’ai donné comme un nom à chacun de ces fragments, et j’ai mis ces noms (ces fragments) dans l’ordre alphabétique — qui est, comme chacun le sait, tout à la fois un ordre et un désordre, un ordre privé de sens, le degré zéro de l’ordre12.
11L’idée du dictionnaire apparaît comme une solution possible à la lancinante question de la composition. Ce qui retient l’attention de l’auteur, ce n’est pas le nominalisme triomphant ou le pouvoir définitionnel du dictionnaire, sa structure infinie :
Tentation de l’alphabet : adopter la suite des lettres pour enchaîner des fragments, c’est s’en remettre à ce qui fait la gloire du langage (et qui faisait le désespoir de Saussure) : un ordre immotivé (hors de toute imitation), qui ne soit pas arbitraire (puisque tout le monde le connaît, le reconnaît et s’entend sur lui). L’alphabet est euphorique : fini l’angoisse du « plan », l’emphase du « développement », les logiques tordues, fini les dissertations ! une idée par fragment, un fragment par idée, et pour la suite de ces atomes, rien que l’ordre millénaire et fou des lettres françaises (qui sont elles — mêmes des objets insensés — privés de sens). (R B / R B, p. 131)
12L’alphabet, étant « immotivé », permet mieux que toute autre structure de s’émanciper d’un ordre prédonné et donateur de sens. L’arbitraire de l’ordination alphabétique rappelle en même temps que l’arbitraire du signe, le décrochement du signifié. Le choix d’une telle structure doit être perçu comme une manière de donner congé à la signification a priorique de la forme. Alors que Hölderlin et Coleridge13 ont tragiquement ressenti la perte du sens, Barthes y voit une véritable conquête, un moyen de libération de l’ordre préétabli. Son projet est animé par une conscience très vive d’une impossibilité fondamentale à saisir ce sens qui est toujours destiné à se dérober. Le texte progresse par coupures et recommencements, par succession immotivée de fins et de débuts. Le fragment est assimilé à « ce morceau de ciel découpé par le bâton de l’aruspice », ce qui est propre à souligner le caractère arbitraire de la découpe. « Son discours n’existe jamais que par bouffées de langage14 ». La partie prend le pas sur le tout ; la continuité est abandonnée au profit de morceaux erratiques et solitaires. L’auteur procède par disruption et parcellisation : l’ordre alphabétique qui lui sert de cisaille efficace, permet par là même de repousser éternellement le mot de la fin.
13Ce choix structural peut également induire une désaffection des systèmes, un pyrrhonisme théorique, un relativisme gnoséologique dans le champ littéraire. Le fragment doit être considéré comme le lieu d’une écriture précaire et continuellement différée. Barthes cherche à « éconduire le système comme appareil, accepter le systématique comme écriture. » (RB/RB, p. 151) Dans Sade Fourier Loyola, c’est ainsi qu’il distingue le système du systématique :
Le systématique est le jeu du système ; c’est du langage ouvert, infini, dégagé de toute illusion (prétention référentielle), son mode d’apparition, de constitution, n’est pas le « développement », mais la pulvérisation, la dissémination (la poussière d’or du signifiant)15.
14Nous comprenons dès lors que le Système est du côté de l’Œuvre, de l’ordre, de la composition, alors que le systématique est du côté du Texte, de la déstructuration, de la décomposition : Barthes dissémine « la poussière d’or du signifiant ».
15Si l’autofictionnaire part en croisade contre le stéréotype, c’est qu’il est impersonnel, c’est que la subjectivité y est difficilement repérable. Il y a chez Barthes une véritable obsession de la différence qui se traduit par une recherche incessante (parfois paralysante) de la singularité : l’exigence de la distinction qui intime à l’auteur de se mettre à l’abri du préconçu, oblige à une interrogation constante et toujours renouvelée de la structure ; cette exigence est d’autant plus présente que l’architecture textuelle se double souvent par le discours méta-structurel de l’architecte qui « rend compte des progrès et des régrès de l’œuvre » (RB/RB, p. 143). « Tout le mouvement du livre de Barthes, écrit Michel Beaujour, consiste à prendre une distance, et à montrer comment cette distance, cette différence s’inscrivent dans le texte en l’engendrant16 ».
16L’authenticité ne peut se concevoir qu’en écart avec une forme éculée, avec un paradigme usé que la généricité nous impose ; elle est une infraction au Code. Si Barthes a toujours écrit « sous la tutelle d’un grand système (Marx, Sartre, Brecht, la sémiologie, le Texte). Aujourd’hui, il semble qu’il écrit davantage à découvert ; rien ne le soutient, sinon encore des pans de langage passés (car pour parler il faut bien prendre appui sur d’autres textes). » (RB/RB, p. 96) Le texte de Barthes est habité par ce que Th. Adorno appelle « une pulsion antisystématique17 » (Antisystematischer Impuls) qui ne va sans rappeler l’expression de Nietzsche : « Moi, je ne suis pas assez borné pour un système — pas même pour mon système. » Barthes qui a rattaché son choix fragmentaire à une fascination pour Nietzsche, entretient avec le Système des « rapports de contrage » (RB/RB, p. 143) Ainsi, l’alphabet, faisant figure de système (ordre conventionnel) sera sans cesse dévié, dérouté.
17L’ordre abécédaire vise à empêcher le recodage du sens disséminé car l’alphabet « efface tout, refoule toute origine ». (RB/RB, p. 131) Barthes considère que la fragmentation du discours autobiographique est de nature à produire une pluralisation du sens : « le sens ira vers sa multiplication, sa dispersion » (RB/RB, p. 70). Son effort consiste à « émietter l’univers » selon la formule de Nietzsche, à saisir le monde à petites doses, à segmenter le sens en le déportant hors de toute grégarité : c’est en cela qu’il paraît « sémioclaste ». Nous sommes aux antipodes d’une conception holistique de l’œuvre, perçue comme un système cohérent d’explication globale. Pour Barthes, « le mot “œuvre” est déjà imaginaire ». Comment passer de la contingence de l’écriture à la transcendance de l’œuvre ? Visiblement, tant que la discontinuité est maîtresse du texte, le passage à « l’œuvre » est impossible : « plus je me dirige vers l’œuvre », plus « un désert se découvre18 ». (RB/RB, p. 123) L’idée d’achèvement lui est insupportable : « je ne puis que me dire le mot qui termine le Huis-clos de Sartre : continuons. » (Ibid., p. 122) Cette passion pour l’inachèvement est la marque d’une mobilité zététique, celle du Versucher, celle d’une écriture voyageuse qui refuse à la pensée toute sédentarité. Le fragment est, par ailleurs, d’après Gilles Deleuze, « la forme de la pensée pluraliste ». Il est aux antipodes de la pensée monodique et refuse toute explication monovalente. L’interprétation du « phénomène fragmentaire » doit respecter la part de silence d’une écriture qui procède en dehors de la progression démonstrative qui serait au cœur de l’autobiographie classique. Par le recours au fragment, Barthes brise avec le caractère monolithique de l’autobiographie canonique en bonne et due forme, induisant ainsi « une véritable réaction nucléaire des significations19 ».
18« Le Texte n’est jamais approché que métaphoriquement » il est comparé à « un écran télévisuel en panne », à « une pâte feuilletée », à « un oignon ». (Ibid., p. 73) Le fragment apparaît alors comme la dénégation parfaite du Livre ; générant une suite d’interruptions, il est apte à produire « l’anti-livre non totalisé20 ». L’autoportraitiste vise à travers l’écriture fragmentaire un « voyage hors de tout destin », ce qui rend nécessaire une ascèse paroxystique qui tend à évacuer le sens le renvoyant au vide et à la trace. « Le finalisme et la prévisibilité sont dès lors complètement déplacés “hors champ”21 » Arbitre incontesté des blandices du minimalisme textuel et de la déliaison, Barthes se plaît à réitérer, à intervalles réduits, les aubes et les déclins du texte. Ces sont ces deux extrémités du fragment qui le séduisent le plus :
Les deux opérations qui me procurent le plaisir le plus aigu, ce sont, la première, de commencer, la seconde, d’achever. Au fond, c’est pour multiplier à moi-même ce plaisir que j’ai opté (provisoirement) pour l’écriture discontinue22.
19Mais plus que la clausule du fragment, ce sont surtout les premières phrases qui ravissent Barthes : « autant de débuts, autant de plaisirs ». (RB/RB, p. 98) Ce qui le fascine dans la forme fragmentaire, c’est « l’ouverture abrupte » (Ibid., p. 90) Cette prédilection pour l’inchoatif s’origine sans doute dans le caractère inattendu et imprévisible de la première phrase alors que le mot de la fin est, a priori, tributaire de ce qui précède. La surprise, le caractère inattendu, imprévu (« soudain ») est une donnée fondamentale du texte fragmentaire. Kierkegaard notait déjà que la soudaineté (Plötzlichkeit) est une négation de la continuité. Le fragment est une écriture irrespectueuse du Livre ; il répond à une exigence désinvolte : le plaisir d’écrire. Procédant d’une exigence jouissive, il ramène le corps à la surface du texte : « Le fragment (comme le haïku) est torin, il implique une jouissance immédiate : c’est un fantasme de discours, un bâillement de désir. » (RB/RB) L’auteur cueille des fragments et en savoure librement la pertinence, son choix rhétorique convoque une « érotique du Texte ».
20Le fragment est « soumis dans sa structure même à l’asyndète et à l’anacoluthe, figure de l’interruption et du court-circuit » (RB/RB, p. 89). Le fragment doit s’entendre comme unité textuelle extrêmement fissible, friable, tissu de ruptures ou poussière atomale. La progression s’y fait digression ; la composition travaille à sa propre décomposition. Parataxe de la compositio qui concerne l’arrangement des grandes parties et plus précisément le mode consécution fragmentaire, mais aussi parataxe de la sunthesis (la liaison), dans le déroulement interne du fragment. Le texte barthésien est un tissu où les liaisons manquent :
Non seulement le fragment est coupé de ses voisins, mais encore à l’intérieur de chaque fragment règne la parataxe. Cela se voit bien si vous faites l’index de ces petits morceaux ; pour chacun d’eux, l’assemblage de référents est hétéroclite ; c’est comme un jeu de bouts rimés : « Soit les mots : fragment, cercle, Gide, catch, asyndète, peinture, dissertation, Zen, intermezzo ; imaginez un discours qui puisse les lier. » Eh bien ce sera tout simplement ce fragment-ci. (RB/RB, p. 89)
21À l’arbitraire de la composition (l’alphabet) fait écho l’arbitraire de la lecture (index), conférant au texte une structure ouverte, sans début ni fin, motivée par la succession unités rhizomatiques. Barthes veut ainsi met en exergue l’éclectisme inhérent au déroulement fragmentaire du texte et dont la fonction serait de « préserver des agressions de l’enveloppement rhétorique et dogmatique, et de le prémunir contre les pressions de la pensée prédicative23 ». De par son éclectisme et son esprit hétérologique, Roland Barthes par Roland Barthes se rapproche de l’essai24 en ce qu’il se définit privativement comme « texte inconstitué, inachevé25 ». L’auteur refuse de se laisser entraîner par la pente de l’œuvre conçue comme une « totalité organique, où le tout détermine la partie, et où chaque partie prédétermine le tout26 ». Le fragment se définit, à juste titre, par son refus d’intégrer la chaîne compositionnelle : il est syntagmatiquement « irresponsable ». Le fragment, « coupé de ses voisins » pose le principe de l’immanentisation, de la nucléarisation des unités sémantiques dont la distribution horizontale est régie la coupure discursive. Il suppose une organisation hétérotopique qui, faisant succéder des unités de discours, convoque, dans la contiguïté des « objets » hétérogènes. Les fragments sont « non seulement permutables (ceci encore ne serait rien), mais surtout suppressibles à l’infini27 ». C’est ainsi que F. Schlegel définit cette forme brève : « Pareil à une petite œuvre d’art, un fragment doit être totalement détaché du monde environnant, et clos sur lui-même comme un hérisson28 ». Le fragment se définit donc par un degré zéro de la continuité ; il est la forme qui se détache sur le blanc de la page.
22Toutefois, il n’est pas rare que Barthes procède, non par hiatus, mais par contiguïté, par proximité thématique et association d’idées (« se souvenir par affinité »). Les unités « fragmentales » ne sont pas totalement « incommunicantes ». Ainsi le fragment sur « les amis » sera suivi par un autre fragment sur « la relation privilégiée » où l’auteur nous apprend que sa « sphère amicale était peuplée de relations duelles » (RB/RB, p. 67). Un autre fragment intitulé « Lettre de Jilali » met l’accent sur « la jouissance langagière » (Ibid., p. 103), et sur le « désir de Jilali » (Ibid.). Jouissance et désir, deux notions qui vont alors surdéterminer les propos des trois fragments suivants intitulés : « Le paradoxe comme jouissance », « Le discours jubilatoire » et « Comblement ». La déclaration d’amour (« je t’aime ») du « discours jubilatoire » se prolonge sous son expression allemande (« Ich liebe dich ») dans le fragment suivant : « Comblement ». Cette dernière unité textuelle se clôt sur une formulation parenthétique : « (Le mot d’amour travaille : comme un deuil.) ». L’usage de la parenthèse signifie souvent dans l’esprit de Barthes une pensée « flottante ». Cette clausule constitue ce que Barthes appelle une « dérive » puisqu’elle « cligne de l’œil » vers un fragment subséquent intitulé à juste titre « Le travail du mot » et où il s’agit encore une fois de « l’apostrophe amoureuse ». Ainsi, la tessiture fragmentaire est hantée par un fil conducteur, par une tension vers l’ordination et l’organisation du texte (organon). Entre rupture et continuité thématique, le régime fragmentaire se laisse approcher comme un « espace conflictuel, un lieu de tensions et un champ de forces, où s’affrontent et se combinent courants négatifs de déconstruction et pratiques positives d’ouverture et de redéfinition, confirmant ainsi son statut d’écriture d’intersection29 » entre deux tendances antinomiques faisant confluer ordre et désordre. L’énantiose du continu et du fragmentaire est dépassée (haufheben), sursumée30 par la complémentarité des contraires.
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23Barthes fait du fragment un appareil destructif de la durée narrative. Hélène Jaccomard a sans doute raison de soutenir que c’est « la poétique du fragment qui inspire l’autobiographie déconstructionniste31 ». Roland Barthes par Roland par Barthes est, en effet, envisagé comme une « polygraphie » errante (RB/RB, p. 131), au sens d’une œuvre « antistructurale » (Ibid.) qui vise à atteindre non pas « l’ordre, mais le désordre de l’œuvre » (Ibid.). Amorphe et mortifère, la mémoire est coupée de toute historicité. L’auteur écarte « la perfection rectiligne » au profit des courbes fantaisistes. L’intérêt de la discontinuité serait donc d’offrir « une version esthético-hermétiste du mystère32 » en faisant advenir l’énigme du sens. Ce choix discursif qui cherche à gagner une sorte de strate sub-logique où la pensée systémique n’a pas de prise, « est alors justifié à la manière gidienne parce que l’incohérence est préférable à l’ordre qui déforme » (RB/RB, p. 89). L’autobiographe « postmoderne » ne peut plus écrire que fragments et biffures. De ce point de vue, de nombreuses autofictions et autobiographies contemporaines, hantées par les bris du texte, rencontrent dans le l’autoportrait de Barthes un ancêtre inoubliable.