L’invention du roman classique ?
Le roman du xviie siècle dans les parnasses et tableaux, de Boileau à Chénier
1Le modèle réduit que Mme de Thianges donne à son neveu le duc du Maine pour les étrennes de 1675 représente une forme de panthéon moderne dans lequel figurent Boileau, Racine, La Fontaine, Bossuet, Lafayette et La Rochefoucauld. S’il y manque quelques grandes figures d’auteurs, tout particulièrement Molière, mort en 1673, un tel panthéon est néanmoins d’autant plus significatif qu’il est resté le nôtre, trois siècles et demi plus tard.
2La Bruyère, dans son propre discours de réception à l’Académie française prononcé en 1693, fait un éloge de ses confrères qui « prend rétrospectivement la forme d’un palmarès des grands auteurs du temps2 ». Comparant les célèbres membres de l’Académie qu’il rejoint aux membres du concile de Nicée, il évoque tour à tour Segrais, La Fontaine, Boileau, Racine, Bossuet et Fénelon3.
3Dans ces deux exemples, le roman, sans être central, n’est pas exclu des panthéons, comme en témoignent les noms de Lafayette (en 1675 sont déjà publiées La Princesse de Montpensier et Zayde) et de Segrais (il est l’auteur de Nouvelles françaises parues en 1657 et est généralement considéré à cette date comme le collaborateur de Lafayette)4.
4Deux représentations allégoriques du xviie siècle jouent un rôle manifeste dans la constitution d’un palmarès de romanciers, repris quasi systématiquement au siècle suivant : le Dialogue des héros de romans de Boileau (publié en 1713 mais composé en 1665 et largement diffusé dès cette date) et le Parnasse réformé de Guéret (1668). Le dialogue de Boileau met en scène un procès au cours duquel les héros de romans font montre de leurs ridicules : langage précieux et « galimatias », comportement guidé par l’amour, portraits peu fidèles aux textes historiques5. Ils se présentent devant Pluton et tour à tour s’en prennent au traitement romanesque, qui les avilit en réduisant les motivations de leurs hauts faits à la passion amoureuse. Dans l’ouvrage de Guéret, les héros des grands romans héroïques sont convoqués par Apollon pour « réformer le roman » : les personnages viennent se plaindre du caractère et des mœurs que les romanciers leur ont prêtés6. Ces deux textes associent aux grands romanciers du xviie siècle quelques caractéristiques et figent une liste restreinte qui sera ensuite reprise durablement : Urfé, La Calprenède, Gomberville, Madeleine de Scudéry, et parfois Nervèze et des Escuteaux.
5Le Parnasse français de Titon du Tillet (1732) ainsi que les Tableaux de Sabatier de Castres (1772), La Porte (1777), Taillefer (1785) et Cournand (1786) au xviiie siècle et que ceux de Des Essarts (1800‑1803), Clément (1801), Fabre (1810) et Chénier (1816) au début du xixe siècle, reprennent un ensemble de points mentionnés par Boileau et Guéret. Ils entérinent également le palmarès d’auteurs de romans baroques ou héroïques institué par Boileau, et opposent aux grands romans héroïques La Princesse de Clèves. Au‑delà des représentations de la littérature qu’ils donnent à voir, panthéons et tableaux contribuent ainsi à la fabrique d’une certaine histoire littéraire7.
Des parnasses aux palmarès
6La principale critique de Boileau dans son Dialogue des héros de romans est que, d’un personnage choisi parmi les « Héros les plus considérables de l’Histoire », le roman fait un amoureux transi. Dans sa version publiée, le dialogue est accompagné d’un « Discours sur le dialogue suivant » composé ultérieurement. Boileau y revient sur le projet qui a été le sien, ce dialogue « a esté composé à l’occasion de cette prodigieuse multitude de Romans, qui parurent vers le milieu du siècle précédent », à la suite de L’Astrée d’Honoré d’Urfé :
Le grand succès de ce Roman échauffa si bien les beaux esprits d’alors, qu’ils en firent à son imitation quantité de semblables, dont il y en avoit mesme de dix & douze volumes ; & ce fut quelque temps comme une espece de debordement sur le Parnasse8.
7Alors que Boileau ne voulait pas publier ce dialogue pour ne pas blesser les romanciers dont il se moquait, notamment Madeleine de Scudéry, le texte connut une diffusion contre son gré, explique‑t‑il. Cette habile histoire éditoriale du Dialogue des héros de romans met en avant l’auteur de L’Astrée ainsi que deux romanciers que l’histoire littéraire ne doit pas retenir selon Boileau : La Calprenède et Scudéry9. Or ce sont les deux romanciers que les hommes de lettres du xviiie siècle attacheront au roman héroïque et condamneront pour les excès de leurs romans, souvent en reprenant textuellement les attaques de Boileau.
8Plusieurs textes du xviiie siècle s’inscrivent dans la tradition littéraire qui est celle de Boileau et Guéret. Le premier est Le Parnasse françois de Titon du Tillet, qui devait associer à un monument allégorique — dont seul un modèle fut réalisé par le sculpteur Louis Garnier en 1721 — la description de celui‑ci (publiée en 1727, puis régulièrement rééditée au cours du siècle)10. Titon du Tillet ne consacre comme membres du Parnasse que trois romanciers, Urfé, Scudéry et Fénelon. Urfé est rendu digne d’y figurer par son chef‑d’œuvre : « tout le corps de cet excellent Roman, qui (quoiqu’écrit presque tout en Prose) part d’une belle imagination, et d’un génie vraiment poétique, mérite qu’on place son Auteur sur le Parnasse ». Scudéry est une « Grace du Parnasse » par ses « magnifiques Poëmes en Prose11 ». Enfin, Fénelon est longuement loué. Si Les Aventures de Télémaque sont brièvement présentées, elles ouvrent à son auteur la voie du Parnasse :
Parmi tous les beaux ouvrages qui sont sortis de la plume de M. de Fenelon, le seul Poëme de Telemaque suffiroit pour le rende digne d’occuper un rang distingué sur le Parnasse12.
9Les auteurs des grands romans héroïques sont eux aussi retenus par Titon du Tillet, qui présente la carrière et dresse la liste des œuvres de La Calprenède, Gomberville et Desmarets de Saint-Sorlin ; aucune critique n’apparait à leur propos et l’auteur, qui se réfère parfois à Guéret, semble n’en retenir que les éloges. En revanche, la production romanesque ultérieure est quasi absente, à l’exception de Villedieu dont les œuvres sont énumérées et le caractère galant tout comme les sentiments « vifs & tendres » et la « manière charmante d’écrire » plaisent à l’auteur13. Lafayette ne fait pas l’objet d’une rubrique, mais Titon du Tillet évoque Segrais, auquel il attribue La Princesse de Clèves et Zayde. Lafayette et La Rochefoucauld semblent être ici considérés comme de simples collaborateurs :
En 1672 il sortit de chez Mademoiselle, et se retira chez Marie-Madeleine de la Vergne, Comtesse de la Fayette. Ce nouveau repos lui fit prendre part à la composition de Zaïde, histoire Espagnolle, espece de Roman, où Madame de la Fayette n’a pas moins travaillé que Segrais ; ainsi qu’à la Princesse de Cleves, à laquelle François VI. Duc de La Rochefoucaut, contribua aussi, sur‑tout pour les maximes qui sont repandues dans ce livre.
Segrais a composé aussi plusieurs ouvrages en Prose ; sçavoir, I. La Princesse de Cleves, deux volumes in‑12. Paris 1678. Item 1689. 1700. 1719. II. Zaïde, Histoire Espagnolle, deux volumes in‑12 : derniere édition, Paris 1719. III. La Princesse de Montpensier, volume IN‑12. Paris 1662. […] Segrais donne galamment à l’illustre Comtesse de la Fayette le plus grand honneur pour la composition de l’Histoire de la Princesse de Cleves, et de celle de Zaïde14.
10Un tel parnasse livre selon Jean‑Claude Bonnet « un tableau trop suranné des gloires et des genres littéraires »15 ; pour le roman, il semble en effet en décalage avec les connaissances et les jugements des contemporains. Le Supplément et le Second supplément que Titon du Tillet compose en 1743 et 1755 viennent compléter la liste des poètes qui ont donné quelque gloire à la France, mais si la notion de poète est prise dans une acception large (homme de lettres ayant fréquemment, parfois voire très occasionnellement écrit en vers), Lafayette n’y figure toujours pas. Le projet, irréalisable et atypique, comme l’a souligné Sophie Lefay, frappe car ce parnasse est exclusivement littéraire et annonce par là le culte des grands écrivains16.
11Le Temple du goût, dont Voltaire livre des versions remaniées entre 1733 et 1756, constitue une autre forme de panthéon des principaux auteurs et artistes du siècle précédent qui, à l’inverse de celui de Titon du Tillet, plaide pour une littérature résolument moderne. Ce bref texte est instructif tant parce qu’il exclut d’anciens favoris désormais datés (Segrais, Bouhours, Balzac, Voiture) que parce qu’il met à l’honneur des auteurs jugés au goût du jour (La Fontaine, Boileau, Quinault). Une telle opposition, « preuve que le canon est à cette date encore en pleine évolution mais déjà en voie de fixation17 », vaut pour le genre romanesque, Segrais étant ainsi renvoyé au profit de Lafayette :
Segrais voulut un jour entrer dans le sanctuaire, en récitant ce vers de Despréaux :
Que Segrais dans l’églogue en charme les forêts ;
Mais la critique ayant lu, par malheur pour lui, quelques pages de son Enéide en vers français, le renvoya assez durement, et laissa venir à sa place Mme de La Fayette qui avait mis sous le nom de Segrais le roman aimable de Zaïde et celui de La Princesse de Clèves18.
12Un seul autre roman est évoqué, Télémaque, dont l’auteur a selon Voltaire pris le soin de « [retrancher] des répétitions et des détails inutiles » pour le mettre au goût du jour19.
13Dans un texte allégorique intitulé Les Deux Âges du goût et du génie français, sous Louis XIV et sous Louis XV (1769), La Dixmérie met en scène une fiction de tribunal des lettres, dans lequel les romans sont très rapidement évacués. Les romanciers héroïques sont critiqués pour leurs excès et leur manque de jugement, tandis que les récits de Lafayette sont considérés comme des « modèles de vraisemblance, de naturel & de délicatesse » qui ne disposaient pas eux‑mêmes de modèles antérieurs. Peu d’autres récits sont mentionnés, et l’auteur a surtout à cœur de condamner les romans héroïques, comparés au « Labyrinthe de Crete » et à l’art gothique :
A l’instant même, la Calprenede & les Scuderi, frere & sœur, mirent en évidence les énormes Romans de Cyrus, de Clélie, de Cassandre, de Cléopatre, &c. Les incidens qu’ils renferment prouverent qu’en effet leurs Auteurs ne manquaient pas d’imagination ; mais le nombre seul des volumes annonça qu’ils manquaient de jugement. L’aimable Lafayette s’avança avec bien moins d’appareil, & infiniment plus de charmes. Ses deux Romans, Zaide & la Princesse de Cleves, firent mettre à l’écart tous ceux qui venaient de paraître. On les regarda comme deux modeles de vraisemblance, de naturel & de délicatesse ; mérite d’autant plus grand qu’elle-même n’avait trouvé aucun modele à suivre20.
14Cette allégorie fait ainsi la part belle à Lafayette, dont les œuvres innovent et éclipsent celles qui les ont précédées.
15Un Dialogue entre le siecle de Louis XIV et le siecle de Louis XV, publié en 1751, propose un autre type d’allégorie. L’auteur, Caraccioli, y convoque à tour de rôle « le xviie Siecle » et « le xviiie Siecle ». Chacun énumère les gloires de son temps, hommes et femmes de lettres, artistes, grandes réalisations. Le jugement final, prononcé par « le Tems », donne raison aux deux, pour leurs grandeurs respectives. Plusieurs références ou allusions au roman y apparaissent, mais les noms de romans, de personnages de romans ou de romanciers sont très peu nombreux : Astrée, Fénelon, Télémaque, Perrault, Scudéry21.
16Au‑delà des visées différentes qui animent leurs auteurs, ces représentations allégoriques sont instructives en ce qu’elles associent — à la suite de Boileau et Guéret — quelques traits caractéristiques et un corpus qui est d’emblée circonscrit. L’opposition entre les grands romans héroïques et les récits plus brefs et plus vraisemblables entérine l’idée d’un tournant pour le genre romanesque autour de 166022, et ouvre la voie aux scansions de l’histoire littéraire au xixe siècle, qui oppose le plus souvent roman préclassique et roman classique.
La fabrique de l’histoire littéraire
17Au xviiie siècle, de nombreux auteurs attribuent une importance de premier plan aux écrits de Boileau sur le roman. Ils lui prêtent le mérite d’avoir désabusé les contemporains et ainsi contribué à l’avènement d’un renouveau romanesque, qui ouvre la voie au classicisme23. Scudéry et La Calprenède sont souvent réunis par les critiques ou historiens qui reprennent Boileau, explicitement ou implicitement. Marmontel associe « l’écrivain Gascon et la Précieuse des cercles de Paris », dans une expression qui se réfère manifestement aux attaques de Boileau. Argens fait de même en plaçant les deux romanciers à l’opposé du « style vif et mâle que demande l’histoire24 ». Le discours du « Juvénal français25 » est surtout repris par de nombreuses citations de son Dialogue ou de l’Art poétique à propos du roman : le vers de Scudéry sur les festons et les astragales26, le « débordement sur le Parnasse », les « Tyrcis fades & doucereux27 » ou encore la manière dont les romanciers ont pu faire « parler Cyrus & Horatius Coclès comme Céladon & Silvandre28 » sont autant de formules devenues célèbres. Sabatier de Castres cite ainsi sans le dire un long passage du Discours qui précède le Dialogue de Boileau29.
18Enfin, le rôle de Boileau est souvent présenté comme le pendant des propositions neuves de Lafayette : par un véritable coup de force, l’histoire littéraire naissante fait du censeur des lettres un acteur majeur de la mutation du genre. Si Boileau n’a fait que s’opposer à une forme littéraire dont il a dénoncé les ridicules, la peinture qu’en proposent Sabatier de Castres, Marmontel ou Boucher de La Richarderie le place à l’origine du changement de goût. L’histoire littéraire du xixe siècle ne fera que confirmer le rôle joué par Boileau comme censeur des lettres et comme poéticien à l’influence durable, y compris pour un genre littéraire peu codifié jusque-là comme le roman.
19Au palmarès des auteurs donnés en modèle au xviie siècle par les grands romanciers figurent Héliodore et Urfé. Le premier fait alors autorité. Il est encore parfois mentionné comme origine et comme modèle au siècle suivant, mais les œuvres qui sont le plus souvent évoquées sont Don Quichotte, L’Astrée, puis les grands romans héroïques. En ce qui concerne les auteurs modernes, ce qui frappe tout d’abord est la façon dont ils sont généralement énumérés sous forme de listes, tantôt assorties de jugements critiques, tantôt peu commentées. Ces listes, composées des mêmes titres ou des mêmes auteurs, font apparaître un corpus assez précis, en partie hérité des textes de la fin du xviie siècle. Chaudon, qui semble représentatif d’un tel discours, énonce la liste suivante pour les romans héroïques : « Le Polexandre du verbeux Gomberville ; la Cassandre, la Cléopatre & le Faramond du gascon La Calprenede ; le grand Cyrus, l’Ibrahim de Scuderi, & la Clélie de sa sœur30 ». Sabatier de Castres, qui cite les mêmes ouvrages que Chaudon, évoque leur immense succès auprès des contemporains, tout particulièrement Cyrus et Clélie « qui s’attirerent le plus d’applaudissemens31 ». Lambert, dans les notices que son Histoire littéraire du règne de Louis XIV consacre à des romanciers, fait apparaître les mêmes traits et les mêmes œuvres : lues à la suite les unes des autres, ces notices réunissent un ensemble de lieux communs et de poncifs sur les caractéristiques du roman de l’époque et l’évolution du genre32.
20Les premiers tableaux de la littérature, à la fin du xviiie siècle et au début du xixe siècle, notent le changement de goût et de mode introduit par les récits de Lafayette, suivant en cela le parti-pris critique qui a fait parler de « tournant des années 1660 ». Ce jugement est omniprésent au cours du xviiie siècle, et apparaît même comme une donnée objective du discours sur la littérature. Les romans de Lafayette sont mis en avant pour avoir introduit dans la littérature romanesque un renouveau qui conjugue régularité et galanterie. L’auteur du Dialogue entre le siecle de Louis XIV et le siecle de Louis XV considère notamment que le xviie siècle a mis fin à une période durant laquelle « les hommes joignoient la galanterie Romanesque des Maures à la grossiéreté gothique33 ».
21Les Trois siècles de la littérature française de Sabatier de Castres dont le sous-titre est Tableau de l’esprit de nos écrivains depuis François Ier (1772)34, inaugurent la forme des Tableaux de la littérature qui connaîtra un grand succès à partir de là et tout au long du xixe siècle. Il s’agit d’une suite de notices consacrées à des auteurs. Concernant les romanciers du xviie siècle, l’auteur cherche à réparer des torts, à faire le point sur des attributions ou encore à donner un statut particulier à certaines œuvres. Le choix d’auteurs peut étonner car il n’intègre pas Urfé, mais envisage assez longuement La Calprenède ou Desmarets de Saint-Sorlin et plus brièvement Furetière, Scarron, Scudéry, Fénelon. Non seulement le travail de Sabatier de Castres est fréquemment mentionné au siècle suivant, mais un Abrégé en est publié en 1821, ce qui contribue à faire des Trois siècles la principale référence en matière d’histoire littéraire dans ce début de xixe siècle35.
22Les Siècles littéraires de la France que Des Essarts publie de 1800 à 1803 font peu de place au roman36. L’introduction dresse un tableau des progrès des lettres aux xviie et xviiie siècles, dans lequel aucun romancier du xviie siècle n’est cité. Les notices font apparaître les principaux romanciers (Fénelon, Gomberville, Lafayette, Saint-Réal, Scudéry, Segrais, Urfé), mais en fournissant très peu d’informations sur leurs œuvres, sinon des remarques bibliographiques. L’auteur, qui mentionne Sabatier de Castres quasi systématiquement à l’appui de ses analyses, se montre assez peu original dans l’ensemble.
23Les Tableaux de Fabre et de Chénier traitent très différemment le genre romanesque. Le premier, publié en 1810, énumère des noms d’auteurs du xviie siècle considérés comme des modèles et des références pour tous les genres à l’exception du roman37. La modernité et la réussite romanesques n’apparaissent qu’au siècle suivant, aux yeux de Fabre, et seuls des romanciers du xviiie siècle peuvent être rapprochés des grands dramaturges de l’époque classique. Le second, publié en 1816, consacre un chapitre entier au roman. Il envisage d’abord le « succès mémorable » de L’Astrée, que la Fronde et les modes remplacent par des romans mettant en scène un « mélange de galanterie, d’héroïsme et de bel-esprit38 ». Il s’attache ensuite aux récits de Scudéry et La Calprenède et à leurs excès — ils travestissent « à la moderne tous les héros de l’antiquité ». Les romans de Lafayette plaisent par leur simplicité et leur naturel, Zayde est toutefois « trop chargée d’incidens » tandis que La Princesse de Clèves est jugée « le meilleur roman qui eût paru jusqu’alors en France ». Enfin, Télémaque est qualifié de « chef‑d’œuvre » et de « livre à part en toute classe ».
24Dans son tableau, Chénier se démarque de ses contemporains en ne recourant pas à l’expression « siècle de Louis XIV ». En effet, il utilise plutôt « le xviie siècle » ou « le règne de Louis XIV », ce qui permet, comme l’a montré Stéphane Zékian, de ne pas amputer le siècle de la première moitié et de proposer un regard plus neutre sur la période, sans préjuger de la supériorité d’une partie de celle‑ci39. Néanmoins, en ce qui concerne le roman, le principe qui guide Chénier est le suivant : « parmi les bons romans, les moins romanesques sont les meilleurs ». Un tel principe fait des récits de la fin du siècle les plus grandes réussites romanesques.
Lafayette ou l’exception française
25La vision téléologique et le caractère sélectif des listes de romans que donnent à voir ces tableaux de la littérature — et que les grandes histoires littéraires publiées au xixe siècle ne font que confirmer — confèrent une place toute particulière à Lafayette, et notamment à l’œuvre qui en est considérée comme le chef‑d’œuvre. Si les premiers lecteurs de La Princesse de Clèves ont immédiatement relevé l’originalité de cette œuvre, les contemporains ne sont pas sans saluer la parution des autres récits de Lafayette. Les siècles suivants vont peu à peu réserver un statut unique au roman de 1678, qui intrigue au point d’éclipser le reste de l’œuvre et dont on fait une exception.
26Le modèle offert par Lafayette, ainsi que le caractère exceptionnel d’un de ses romans en particulier, frappent dans les tableaux et les histoires littéraires. Chez Sabatier de Castres, Lafayette joue un rôle fondateur :
Avant elle, les Romans étoient l’ouvrage de l’imagination & jamais celui du sentiment. Elle en a banni, la premiere, un héroïsme chimérique, & en a réduit la fiction à la peinture des mœurs, des caractères & des usages de la Société. A ce premier mérite elle a joint celui d’un style naturel, élégant, correct, tel qu’il convint à ces sortes d’ouvrages. On lit encore avec plaisir La Princesse de Clèves, tandis que mille autres Romans, publiés depuis, n’ont pu se soutenir au-delà des bornes toujours étroites de la nouveauté40.
27Donner Lafayette en modèle et la mettre à l’origine d’une nouvelle définition du roman sont des constantes dans le discours sur ce genre. C’est le propos de Voltaire dans Le Siècle de Louis XIV : il fait de Zayde et de La Princesse de Clèves « les premiers romans où l’on vit les mœurs des honnêtes gens, et des aventures naturelles décrites avec grâce41 ». Le jugement exprimé ici par Voltaire est fréquemment repris et cité dans les décennies qui suivent.
28Dans le tableau de Chénier, comme nous l’avons vu, le point de vue porté sur le xviie siècle pris dans son ensemble, où Lafayette joue un rôle de premier plan, est bien téléologique. Cela amène notamment le critique à louer plusieurs romancières ou autrices postérieures pour leur ressemblance ou leur proximité avec Lafayette ; c’est le cas de Tencin, Graffigny ou encore Riccoboni. Le tableau que propose La Porte dans sa Nouvelle bibliothèque d’un homme de gout, ou Tableau de la littérature ancienne et moderne (1777) est dans la même veine : la typologie du roman qu’il donne à voir souligne l’opposition entre roman héroïque et nouvelle galante, et fait la part belle à Lafayette qui a proposé « un modele de Romans faits avec goût & écrits avec décence, dans Zaïde, la Princesse de Cleves, & la Princesse de Montpensier42 ».
29Ces réflexions, qui renouvellent des questionnements et des débats que La Princesse de Clèves avait suscités au cours du xviie siècle, font apparaître un autre enjeu. La question du Grand Siècle et de sa littérature est ici en cause. Cournand, dans un Tableau des révolutions de la littérature ancienne et moderne publié en 1786, fait l’éloge du siècle de Louis XIV pour avoir donné ses lettres de noblesse au genre du roman. Sa principale référence est alors La Princesse de Clèves, qui constitue « une espèce de révolution » et donne un modèle qui vaut encore un siècle plus tard :
Cet ouvrage fit une espèce de révolution, & à mesure qu’il en parut du même genre, on eut un modèle sur lequel on pouvoit les comparer. Plus d’un siècle s’est écoulé, & ce modèle n’a rien perdu de sa grace. Tant cette illustre dame a su mêler habilement l’intérêt du fond à la perfection du style43 !
30Lafayette étant le seul auteur de romans qui soit évoqué dans ce tableau, et La Princesse de Clèves le seul roman, auteur et œuvre sont ici jugés exceptionnels dans une production elle-même médiocre, et dignes à ce titre de figurer dans une énumération des réussites qui ont donné sa grandeur et son aura au siècle de Louix XIV dans le domaine des belles‑lettres.
31Au xixe siècle, La Princesse de Clèves est clairement instituée en chef-d’œuvre unique de Lafayette. Des dictionnaires comme celui de Briquet ou des cours de littérature comme ceux de Laharpe et de Dubois-Fontanelle soulignent le caractère vertueux et formateur de ce roman. Sainte-Beuve s’attache à démontrer que Lafayette « réforma le roman44 ». Le caractère exceptionnel du roman est d’autant plus mis à l’honneur qu’il permet de lui faire place dans ce qui est alors défini comme l’esthétique classique45. En effet, le genre romanesque est en général mis à l’écart du classicisme tel que les critiques et les histoires littéraires du xixe siècle en rendent compte. Au nom de la régularité ou du bon goût, il n’est pas rare que le roman soit rejeté ou tout simplement ignoré : « L’école classique de 1660 se montrait violemment hostile au roman, et elle avait pour cela quelques bonnes raisons. Les qualités distinctives qui avaient assuré la vogue des Polexandre et des Cyrus étaient de celles dont Boileau devait le plus sévèrement régler ou même proscrire l’emploi dans la poésie46 ». La Princesse de Clèves semble faire exception : régularité, bon goût, élégance du style permettent de mettre le roman au nombre des œuvres qui illustrent le classicisme littéraire.
32Paul Féval dresse en 1868 un Rapport sur le progrès des lettres en ce qui concerne le roman. Il considère que le roman de Lafayette « inaugure le roman humain » et tourne le genre du côté de l’histoire, au détriment de la fiction qui en était l’unique champ jusque-là. La Princesse de Clèves ouvre ainsi la voie au « roman moderne », qui repose sur l’observation et met fin à la tradition des « romans poétiques », qualifiés de « douce folie47 ». En désignant explicitement la fin d’une tradition et le début d’une autre, et en jugeant la seconde plus réussie et plus utile que la première, Féval fait du roman de Lafayette un jalon qui invite à lire ce texte comme le modèle des récits qui suivront plutôt que comme l’héritier de ceux qui ont précédé. En ce sens également, un tel roman constitue une exception dans la vaste production romanesque de son siècle.
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33Tableaux et parnasses proposent souvent des listes de romans et de personnages romanesques, donnant l’impression d’une variété et d’une richesse du genre durant le xviie siècle. Pourtant, à y regarder de plus près, ce sont systématiquement les mêmes romans, peu nombreux, qui sont mentionnés dans les bibliothèques, les dictionnaires, les tableaux de la littérature et les histoires littéraires. De surcroît, ils figent un certain nombre de lieux communs sur lesquels s’établit durablement l’histoire littéraire naissante : les excès et le ridicule des romans de Scudéry, le débat autour de l’attribution des romans de Lafayette, ou encore le statut générique des Aventures de Télémaque (épopée ou roman). Ils font enfin de La Princesse de Clèves une exception dans la littérature de cette période, en lui conférant le statut de modèle mais aussi en y voyant le seul roman encore lisible un voire deux siècles plus tard. Au‑delà d’une simple question de lisibilité, l’enjeu est plutôt la place d’un roman parmi les œuvres jugées classiques. Faire de La Princesse de Clèves une exception — le premier roman non romanesque, ou encore un roman qui peut être comparé à une tragédie de Racine — permet d’admettre son auteur dans le panthéon des auteurs dits classiques.