Le Dictionnaire historique, littéraire et bibliographique des Françaises par Fortunée Briquet (1804) : une analyse de discours pour une enquête féministe
1Fortunée Briquet publie, en 1804, le Dictionnaire historique, littéraire et bibliographique des Françaises et des Etrangères naturalisées en France connues par leurs écrits. C’est dans un contexte peu favorable aux femmes1, à un moment où paraît entre autres un texte du pamphlétaire Sylvain Maréchal, intitulé Projet de loi portant défense d’apprendre à lire aux femmes, que cette jeune provinciale rédige, loin de la capitale, un ouvrage d’une envergure (562 entrées) et d’une cohérence éditoriale étonnantes : il ne s’agit en effet ni de collections de textes, ni de discours mêlant fiction et factualité, ni de compilations, mais bien de notices biographiques et bibliographiques rangées par ordre alphabétique, un ensemble qui constitue, selon les mots de Nicole Pellegrin, un « […] bilan, postrévolutionnaire, d’une douzaine de siècles de production féminine francophone dont il faut assurer la transmission, cette compilation — encore inégalée aujourd’hui — est aussi la démonstration et des capacités intellectuelles des femmes et de la légitimité de leur droit à l’éducation. C’est alors leur principale revendication “politique”2 ».
2Une notice biographique rédigée par N. Pellegrin résume en quelques phrases la courte vie de F. Briquet, née Bernier, à Niort en 1782, dans un milieu familial bourgeois aisé, et décédée en 1815. L’historienne mentionne les qualités intellectuelles d’une enfant précoce qui a eu la chance de bénéficier d’une éducation étendue et sérieuse. L’activité littéraire de Briquet commence à l’âge de seize ans avec la publication de « poésies de circonstance, dialogues, fables et calendriers républicains3 » dans l’Almanach de l’École Centrale des Deux‑Sèvres, un journal dirigé par son mari, professeur à l’École Centrale de Niort. Le temps d’un séjour à Paris, elle jouit d’un accueil chaleureux dans les plus hauts lieux littéraires, notamment chez Fanny de Beauharnais. Elle retourne pourtant à Niort où elle publie, en 1804, son Dictionnaire, ce « monument d’érudition féministe », pour reprendre les mots de N. Pellegrin.
3Je propose d’explorer de l’intérieur le dictionnaire de F. Briquet, et d’analyser le discours d’un nombre d’entrées, sans prétendre à l’exhaustivité. L’objectif est de prolonger l’enquête menée sur cet ouvrage, en mettant l’accent sur les stratégies discursives mises en œuvre dans un discours dont le « féminisme » s’inscrit dans le positionnement énonciatif d’une instance « savante », c’est-à-dire d’un sujet qui ne s’appuie que sur des sources reconnues. Il s’agit, en d’autres termes, d’analyser les modalités de l’exercice de la parole dans un espace textuel générique déterminé — le dictionnaire —, tout en prenant en compte le contexte dans lequel un tel ouvrage s’écrit et voit le jour. Je soumets à l’analyse l’hypothèse que le Dictionnaire de F. Briquet ne peut être, malgré ses efforts, un terrain d’énonciation neutre. Les matériaux ne peuvent être considérés comme de simples véhicules d’informations, même si précision et concision semblent être les mots d’ordre du projet qu’elle présente dans l’avant‑propos. Le paratexte du Dictionnaire, que je résumerai brièvement, témoigne de la permanente circulation de discours antagonistes sur la place et les fonctions de la littérature en général et sur la légitimité ou l’illégitimité institutionnelles des femmes auteures, à cette époque. C’est par rapport à un ensemble d’enquêtes sur des hommes et des femmes qui opèrent dans le champ littéraire, que l’ouvrage de F. Briquet vise à se distinguer. Mais dans quelle mesure est‑il possible de se dissocier de la doxa de l’époque ? Se mettre à l’écoute de la voix énonciative (la locutrice)4 et repérer les marques de sa voix dans l’énoncé visent à suggérer quelques réponses aux questions suivantes : comment F. Briquet se positionne‑t‑elle quand elle parle du rôle et de l’influence des femmes auteures au fil des siècles et jusqu’après la Révolution ? dans quelle mesure l’image d’ensemble qui se dégage des entrées correspond à ce qui se déploie dans l’avant‑propos dont l’ambiguïté énonciative nous intrigue ? Ma contribution se propose de réfléchir à un « système de valeurs accompagnant l’idée même de littérature » quand celle‑ci se conjugue au féminin, au tout début du dix‑neuvième siècle.
Un contexte hostile aux femmes de lettres
4Un nombre assez important d’almanachs, de collections de textes et de dictionnaires consacrés aux femmes de lettres ou aux femmes célèbres voient le jour, en France, pendant le dix‑huitième siècle5. Loin de promouvoir les femmes auteures, ces ouvrages visent pour la plupart à minimiser l’importance et la valeur de leur activité littéraire. Des exemples, comme l’Histoire littéraire des femmes françaises, attribué à Joseph De La Porte, publié en 1769, ou le Dictionnaire historique portatif des femmes célèbres contenant l’histoire des femmes savantes, des actrices & généralement des dames qui se sont rendues fameuses dans tous les siècles, de Jean-François De La Croix, publié en 1769 et réédité en 1808, témoignent du positionnement d’auteurs intéressés à divertir leur public plutôt que de commenter sérieusement l’apport littéraire d’écrivaines. Dans l’Histoire littéraire des femmes françaises, les notices commencent avec un portrait de l’auteure désignée. La démarche condescendante voire misogyne de J. de La Porte consiste à vanter les charmes physiques de la femme auteure en guise d’introduction. Mme Riccoboni, par exemple, écrivaine reconnue, auteure d’une dizaine de romans à succès, se trouve réduite à sa seule apparence, dans un préambule en forme d’autoportrait : « Ma taille est haute, j’ai les yeux noirs et le teint assez blanc ; ma physionomie annonce de la candeur et mes procédés ne l’ont point encore démentie. En parlant à une personne que j’aime, j’ai l’air vif et gai, très froid avec les étrangers. Je traite durement ce que je méprise et je n’ai rien à dire à ceux que je ne connais pas ; et je deviens tout à fait imbécile quand on m’ennuie 6». À titre de comparaison par voie de la négation, les propos de Claude‑Pierre Goujet, dans la déclaration d’intention de son ouvrage encyclopédique, la Bibliothèque française ou Histoire de la littérature française, publié entre 1740 et 1756, un ouvrage, soit dit en passant, où la présence d’écrivaines est quasiment nulle, s’attachent à circonscrire un cadre défini qui exclurait tout information hors de propos professionnels :
J’entreprends de parler des ouvrages qui concernent toutes les sciences et les arts. […] Je ne donne point l’histoire des Auteurs, je n’entre point dans le détail de leur vie ; je me contente presque de les nommer et d’indiquer leurs titres et leurs qualités. Mais pour jeter de la variété dans cet ouvrage, pour le rendre plus agréable et plus utile, je donne l’histoire des livres ; c’est-à-dire, que je rapporte ce qui les a occasionnés, les disputes qu’ils ont fait naître, les critiques qu’ils ont essuyés7.
5L’extrait souligne précisément ce qui manque aux ouvrages consacrés aux femmes auteures et c’est ce vide que F. Briquet aspire à combler dans son Dictionnaire : poser un regard objectif sur la production littéraire féminine et témoigner de sa présence dans le champ. Dans un article sur les modes de reconnaissance de la femme auteure à la fin du dix‑huitième siècle, Catriona Seth évoque deux autres dictionnaires biographiques, le Petit Almanach de nos grandes femmes, accompagné de quelques prédictions pour l’année 1789, attribué à Rivarol, et l’Almanach des Françaises célèbres par leurs vertus, leurs talents ou leur beauté, de 1790, attribué à Sénac de Meilhan. Le ton de la badinerie souvent méprisante préside à ces brochures mineures (petit almanach, almanach) consacrées à l’écriture de femmes auteures. L’analyse comparative de C. Seth met en lumière les préjugés et les stéréotypes qui caractérisent les discours portés sur la production littéraire des femmes auteures par des critiques masculins de l’époque, dans des ouvrages qui leur sont exclusivement consacrés8. L’enquête menée par Éliane Viennot sur le traitement des écrivaines dans l’Histoire littéraire et les stratégies de leur mise à l’écart, confirme le processus de dévalorisation des femmes auteures qui s’effectue à la fois par le choix d’espaces littéraires de moindre envergure pour parler d’elles, et leur absence dans les grands projets littéraires. E. Viennot évoque entre autres les Cours de littérature ancienne et moderne de l’académicien Jean-François de La Harpe, seize volumes publiés entre 1798 et 1805, qui jouissent d’un immense succès éditorial : quarante rééditions jusqu’en 1860, ou encore, la Bibliothèque française ou Histoire de la littérature française de Goujet, déjà citée. Ces deux exemples témoignent de la facilité avec laquelle les femmes sont effacées de l’Histoire littéraire9.
6D’autres enquêtes ont également révélé les modes d’imprégnation des interdits sociaux dont étaient victimes les femmes par celles-là même qui prétendaient à un droit d’émancipation10. En effet, dans les avant‑propos, les introductions et les dédicaces des quelques dictionnaires rédigés par des femmes, la lutte pour la légitimité de l’activité littéraire reconnue ne s’exprime souvent que de manière contradictoire, tantôt restrictive, tantôt sévère, à l’égard de consœurs jugées trop ambitieuses. Ainsi, le dictionnaire de Stéphanie de Genlis intitulé De l’influence des femmes sur la littérature française connues comme protectrices des lettres et comme auteurs (1811), se présente à la fois comme un plaidoyer pour le droit des femmes auteures à prendre place en toute légitimité dans le champ littéraire de leur temps, et comme une mise en garde de ne pas franchir les frontières qui leur sont assignées : « Il faut que les femmes sachent à quelles conditions il leur est permis de devenir auteur 11», écrit‑elle avant de recommander la bienséance, la discrétion et la modestie. En bref, s’il existe évidemment des stratégies rhétoriques qui visent à contrecarrer les arguments misogynes et œuvrer en faveur d’une reconnaissance de la femme auteur, le compromis reste un mot d’ordre. Une même forme de négociation se dégage du Dictionnaire historique, littéraire et bibliographique des Françaises et des Étrangères naturalisées en France, antérieur à celui de Genlis, dont la page de titre rend hommage à Bonaparte, à qui l’ouvrage est dédié, et à Rousseau, cité en exergue, deux « grands » hommes qui n’ont pas favorisé, loin s’en faut, la promotion des femmes de lettres.
Les tergiversations de l’avant‑propos
7Écrit sept ans avant De l’influence des femmes sur la littérature française, comme protectrices des lettres et comme auteurs, ou Précis de l’histoire des femmes françaises les plus célèbres, de S. de Genlis, le Dictionnaire historique, littéraire et bibliographique des Françaises et des Étrangères naturalisées en France connues par leurs écrits, se caractérise par un effort de distanciation et de neutralité à l’instar des ouvrages encyclopédiques consacrés aux hommes de lettres. Alors que S. de Genlis affichera quelques années plus tard un positionnement de critique littéraire en commentant, à travers des analyses comparatives, les œuvres canoniques d’auteurs illustres comme Fénelon ou Bossuet dont elle relève les erreurs, les maladresses voire les lourdeurs de style12, F. Briquet choisit la posture plus neutre de la savante. Elle invoque un long travail de recherche et de collecte d’informations puisées dans les nombreuses sources. Comme l’érudit soucieux d’exactitude, elle admet de possibles erreurs de dates qui auraient été causées par la négligence d’historiens, et elle garantit des précautions prises pour tâcher d’y remédier en soulignant de plagier aucunes des références consultées :
Je dois dire aussi que je n’ai pris dans aucun ouvrage les articles de mon Dictionnaire ; mais j’ai rangé à ma manière les matériaux que m’ont fournis les Bibliothèques Françaises de la Croix du Maine et de Du Verdier, l’Apologie des Dames, la Bibliothèque historique et critique du Poitou, les Recherches pour servir à l’Histoire de Lyon, l’Histoire littéraire des Femmes Françaises, les Trois Siècles de la Littérature Française, le Parnasse des Dames, l’Education physique et morale des Femmes, le Nouveau Dictionnaire historique, le Dictionnaire des Femmes Célèbres, la Collection des meilleurs Ouvrages français, composés par des Femmes ; les Siècles littéraires de la France, les Mémoires, les Eloges, les Critiques, les Journaux, etc.13
8Le projet est bien défini dans les cadres spécifiques d’un assemblage, aussi exhaustif et exact que possible, de notices biobibliographiques et l’auteure s’engage à respecter les limites prescrites du genre, comme Goujet, que j’ai cité plus haut, l’avait fait. Elle indique clairement que son travail s’inscrit dans un ensemble de discours avec lesquels elle partage un matériau commun. Elle précise également ce qui ne sera pas inclus dans l’ouvrage, à savoir la question controversée sur la place des femmes en littérature. F. Briquet fait ici un usage de la prétérition, une figure de rhétorique qui lui permet de dire ce qu’elle ne prétend ne pas vouloir dire, tout en s’affranchissant de la responsabilité de ces dires :
Je voulais parler des avantages et des agréments que la culture de l’esprit des femmes procurerait à la société, et surtout à elles‑mêmes. J’avais encore le projet d’examiner quelle a été l’influence des femmes en France ; mais cette discussion et cet examen m’auraient peut-être obligée de passer les bornes que je me suis prescrites. Je vais transcrire ici deux lettres, où j’ai à peu près traité ces questions. (ix)
9La précaution est double voire triple dans la mesure où elle évoque le sujet par l’intermédiaire de deux lettres privées écrites à une jeune amie du nom d’Élise, et que ces lettres sont elles-mêmes truffées de citations et de discours rapportés. La destinatrice mène une forme de dialogue avec la destinataire absente : elle invoque ce qui se dit sur les inconvénients d’une éducation trop étendue et son impact sur le sort de la femme en société, pour mieux en défendre les avantages grâce à l’appui d’écrivains célèbres comme Racine, La Fontaine, Horace ou Molière : « l’étude procure de nouveaux plaisirs », « le savoir a son prix », « la vertu n’est point un don de la nature, mais de l’étude », « les grâces se trouvent plus ordinairement dans l’esprit que dans le visage ». C’est en tant que porte‑parole des grands hommes que l’épistolière développe un éloge de l’étude et des connaissances en général. Les arguments présentés en faveur de l’instruction de la femme concernent toutefois le perfectionnement des vertus morales : « L’étude […] préserve de l’avilissement, et contribue aux bonnes mœurs » (xij), de l’épouse et de la mère : « l’éducation du premier âge de la vie est confiée à leurs soins, à leurs lumières » (xiv), et ces vertus accompagnent la femme tout au long de sa vie : « Les lettres sont les meilleures armes de la vieillesse » (xv), écrit‑elle. Le savoir est une source de bonheur pour les femmes dans l’intimité de la sphère privée, promesse d’un vivre ensemble harmonieux en société. Dans cette première lettre, la démarche de conciliation vise à éviter la polémique autour de la femme auteure pour ne louer que les bienfaits de l’éducation en général. La seconde lettre qui se présente comme une dissertation savante sur l’influence que les femmes ont exercé en France le long des siècles, adopte le ton plus ferme d’une locutrice qui assume ses paroles au nom d’un savoir qu’elle détient. Le passage d’un discours qui se présentait comme un débat d’opinions dans la première lettre, à un discours d’historienne dans la seconde, opère un changement d’attitude par rapport au discours prononcé. L’Histoire défile depuis la période des Gaulois jusqu’à la Révolution française corroborée par des faits dûment établis. Assumant cette fois les dires énoncés, la locutrice peut prétendre avec des éléments concrets à l’impact des femmes sur la société de leur temps, tant dans le champ politique que dans le champ littéraire.
10L’évitement d’une prise de position directe dans le champ discursif de la polémique, dans la première lettre, et l’effort d’une neutralisation du discours par la voie d’une transmission de savoir avec références empiriques à l’appui, dans la seconde lettre, témoignent de l’originalité du Dictionnaire de F. Briquet, d’aucuns diront de son audace. Elle se distancie des dictionnaires écrits par des hommes sur les femmes célèbres, et, rejette les propos misogynes qui parsèment leurs notices, en montrant à travers son travail d’érudition, leur obsolescence. Ce positionnement qui s’inscrit en creux du dispositif énonciatif de l’avant‑propos, détermine à bien des égards les modalités de l’écriture de F. Briquet. Reste à savoir si l’auteure du Dictionnaire réussit à maintenir cet équilibre délicat le long des cinq cent soixante‑quatre entrées. Le bon fonctionnement d’un dictionnaire dont l’idéologie maîtresse qui préside à son élaboration est la puissance objective du savoir et de l’érudition, dépend beaucoup d’une homogénéisation de l’ensemble de l’ouvrage. Au‑delà d’un projet qui prend forme à travers le nombre impressionnant de notices ; un chiffre qui témoigne du nombre non moins impressionnant de femmes de lettres, de grande ou de moindre envergure, il est intéressant d’explorer les entrées biobibliographiques afin de préciser la démarche qui les sous‑tend, et de dégager les présupposés littéraires plus ou moins conscients qui fondent leur établissement sous leur forme spécifique.
La parole dissimulée du Dictionnaire
11Les débordements du cadre prescrits constituent des moments où le discours qui se dissimule derrière celui d’un savoir neutre, se fait entendre. Comme dans tout dictionnaire, la longueur des entrées dépend de la place de l’objet d’étude dans le champ littéraire. En fonction des informations dont elle dispose, F. Briquet rédige la notice. Il semble compréhensible que pour Madame Chateaugiron, une seule phrase suffise : « est auteur de la Bibliothèque des femmes » (89), tandis que pour Anne Le Fèvre Dacier (97‑103), traductrice acclamée en son temps pour la traduction de l’Iliade et l’Odyssée, ainsi que plusieurs autres ouvrages, six pages et demi lui soient octroyées. Mais qu’en est‑il des contemporaines de F. Briquet ? pourquoi des femmes auteures comme Stéphanie de Genlis, Sophie Cottin, Adélaïde de Souza, Élisabeth Guénard, et j’en passe, écrivaines à succès, contemporaines de F. Briquet, ne bénéficient-elles que de quelques lignes ? Malgré une quantité certaine d’informations à leur sujet, que F. Briquet aurait pu glaner facilement, celle‑ci choisit la brièveté et le laconisme. Quelles que soient les raisons attachées à ces omissions, le choix opéré fait état d’un positionnement dans le champ littéraire, et révèle la présence d’un sujet parlant qui n’est pas neutre.
12L’homogénéité du Dictionnaire est reliée également à l’organisation plus ou moins stable des notices composées de trois séquences consécutives : la première séquence recouvre les données basiques qui constituent l’identité d’un sujet social : nom, prénom, statut civique, date et lieu de naissance, la seconde séquence se présente comme un résumé de l’activité littéraire de l’auteure, agrémenté parfois d’appréciations rapportées et/ou personnelles, et, enfin, la troisième séquence établit la liste bibliographique des ouvrages publiés. Les séquences se nourrissent mutuellement : les références garantissent la véracité du récit biographique, les coordonnées identitaires placent le sujet dans l’espace temporel et géographique, etc. D’une séquence à l’autre, le point de vue de la locutrice change inévitablement dans la mesure où les informations biographiques existent en dehors de tout positionnement, et ne nécessitent aucun commentaire ni autre justificatif, et qu’en revanche, l’élargissement de la perspective biographique à travers la sélection de données extérieures, implique des choix et entraîne des modalités appréciatives qui portent sur des jugements de valeur. La troisième séquence qui correspond à une nomenclature de titres d’ouvrages publiés, relève d’un retour aux informations empiriques, en d’autres termes, au certain. Il suffit toutefois que le titre soit accompagné d’un commentaire, aussi bref soit‑il, pour que le point de vue bouge à nouveau. Ces transitions, parfois très subtiles, permettent de repérer l’intrusion de marques de subjectivité qui appartiennent à la locutrice.
13Je prends comme étude de cas, l’entrée consacrée à Madeleine de Puisieux, qui commence ainsi : « PUISIEUX, (Magdeleine Darsant, Dame de) née à Paris dans le 18° siècle, épousa Puiseux, avocat au parlement de Paris, et traducteur d’un ouvrage intitulé : La Femme n’est pas inférieure à l’Homme » (270). L’insertion de la référence bibliographique d’un ouvrage traduit par l’époux soulève la question de la pertinence de sa présence. Le titre de l’ouvrage sous‑tend la réponse : logé dans un contenu explicite, il signale ou tout au moins laisse supposer une adhésion du mari à la cause féminine. Il invite implicitement le lecteur à imaginer une entente entre le mari et la femme voire un appui évident du premier pour les activités littéraires de sa compagne. Nommer le titre en question relève à la fois d’une information objective et d’un choix sélectif qui n’est pas anodin puisqu’il signale l’existence d’un état de dépendance de la femme vis‑à‑vis de l’époux. La deuxième séquence illustre le passage d’un point de vue extérieur (pas tout à fait neutre) à un point de vue intérieur. Courte, elle se compose d’une seule phrase qui contient deux termes appréciatifs : « Dès sa jeunesse, elle annonça les plus heureuses dispositions pour les lettres, qu’elle cultiva avec succès » (je souligne). Les évaluatifs axiologiques relatifs à l’activité littéraire de Pusieux, imprègnent le discours de la présence subjective de la locutrice. Les mots qu’elle emploie, révèlent un point de vue posé sur le travail de l’écrivaine. Elle évoque à la fois les nécessaires qualités naturelles (heureuses dispositions), l’assiduité au travail (cultiver) et enfin l’accueil fait à l’œuvre (succès), qu’elle considère comme autant d’éléments constitutifs d’un parcours littéraire réussi. Mme Puisieux est considérée comme une écrivaine talentueuse et féconde, ce que confirme la liste des onze ouvrages avec les dates de publication et le format de chacun des livres, dans la troisième séquence. Deux remarques brisent toutefois la continuité neutre de la liste : la première concerne une attribution erronée de l’un des livres de Pusieux à une autre femme, et la seconde vise à distinguer l’une des œuvres citées du reste de la liste : « Les Caractères, 1750, 2 vol. in‑8°. […] C’est celui qui fait le plus d’honneur à Madame de Puisieux » (271). La formule assertive tend à présenter l’énoncé appréciatif comme une vérité partagée non négociable. Cette manière de dire entretient un flou quant à l’identification de la source énonciative première de l’énoncé : s’agit‑il d’un discours extérieur qui emporte l’adhésion et que la locutrice se contente de rapporter, ou bien d’un jugement de valeur personnel qui se cacherait derrière l’absence d’un pronom capable d’assumer le dire ? On retrouve ce mode d’énonciation dans d’autres notices et la question de reconnaître la source énonciative première, est chaque fois soulevée. La liste bibliographique de l’œuvre de Christine de Pisan, par exemple, contient des énoncés comme : « C’est l’ouvrage en prose qui lui fait le plus d’honneur » (79), à propos de la Vie de Charles V, ou encore : « Cette production dédiée à Charles VI, est une des plus agréables de Christine ; elle y a déployé tout ce que la nature lui avait donné de talents poétiques » (79) pour Le Chemin de longue étude. Un autre exemple qui m’interpelle concerne la notice de Madame le Prince de Beaumont. Un commentaire critique quelque peu ambigu clôture les deux pages bibliographiques de titres d’ouvrages, leurs dates et lieux de publication : « Son style est simple et naturel ; cependant il est quelquefois négligé » (35). La constatation légèrement dépréciative précède l’évocation d’accusations de plagiat qui prend la forme interrogative restrictive : « Peut‑on supposer qu’elle ait eu l’idée de s’approprier des morceaux auxquels elle n’avait fait que de légers changements, et qui étaient connus de tout le monde dans le temps où elle écrivit ? » (36). Il demeure impossible d’identifier le « on » qui correspond d’ordinaire à la neutralité affichée d’un dictionnaire, lieu textuel réunissant un savoir partagé, alors même que les contenus marquent des positionnements appréciatifs, positifs ou négatifs. Même si la formule interrogative utilisée dans le dernier exemple, signale un positionnement de la locutrice en faveur de Le Prince de Beaumont, l’acte de dénonciation demeure néanmoins inscrit dans le discours sans être explicitement nié.
14D’autres exemples révèlent des formulations restrictives sous forme d’omission ou d’approximation. Il s’agit pour la plupart des entrées qui sont consacrées aux contemporaines de F. Briquet. Ainsi, Sophie Cottin n’est présentée que par son nom de mariage et Élisabeth Guénard, par son seul patronyme. Les prénoms de ces deux romancières à succès manquent ainsi que toute information biographique supplémentaire. De fait, la locutrice passe directement de la désignation nominale lacunaire à la liste bibliographique avec quelques remarques pour le moins surprenantes attachées à certains titres. Elle présente par exemple le roman de S. Cottin, Claire d’Albe, comme une « anecdote », « remarquable par la simplicité des ressorts et le charme de la fiction » (95), alors que ce roman épistolaire baigne dans une mélancolie délétère menant à la mort des deux personnages principaux. Elle vante les « idées ingénieuses », que l’on trouve dans Malvina, tout en justifiant que l’on « peut [lui] reprocher de n’être pas toujours correct et d’être un peu maniéré » (95), propos quelque peu incongrus pour le récit tragique d’un amour passionné, constamment contrarié par la trahison et la calomnie. Pour E. Guénard, quelques qualificatifs de valeur neutre qui accompagnent les titres, suggèrent un point de vue dépréciatif. La locutrice cite les Mémoires historiques de Marie‑Thérèse‑Louise de Carignant, princesse de Lamballe, qu’elle qualifie en ces termes : « cette production est intéressante », ou encore, Blanche de Rancé, « Ce roman est écrit avec simplicité et abandon » (162). Un même procédé d’omission est infligé à Madame de Polier, plus connue sous le nom d’Isabelle de Montolieu, qui apparaît dans le Dictionnaire : « POLIER, (Madame de) », et sa sœur, Jeanne‑Françoise Polier de Bottens, dont trois romans sont parus avant 1804, ne bénéficie d’aucune notice14. Enfin, l’entrée consacrée à Stéphanie de Genlis dont tous les ouvrages étaient signés Genlis, est placée dans le Dictionnaire à la lettre « S » sous le nom Sillery, premier nom de son mari, Charles‑Alexis Brûlard, marquis de Sillery et comte de Genlis. Si l’information est exacte, c’est toutefois sous le nom de Genlis que l’écrivaine a construit sa carrière littéraire, et que le lecteur, d’hier et d’aujourd’hui, la cherchera pour lire une notice sur elle. Omettre le prénom d’une romancière contemporaine connue ou bien la nommer par un nom de famille inusité, est un procédé oblique qui implique un retrait, une distanciation, pour ne pas dire un rejet, tout en préservant une continuité discursive.
15À la différence des entrées dont l’ambiguïté est cachée par des procédés qui visent à maintenir l’objectivité du discours, d’autres articles se caractérisent par des marques explicites de subjectivité. Pour terminer, je propose de m’attarder sur celui consacré à Manon Roland : « ROLAND, (Marie‑Jeanne Philipon) » (291). La locutrice abandonne ici la retenue prudente qui préside ailleurs, comme se laissant emportée par une admiration sans bornes pour le personnage de M. Roland. Cette notice enfreint les règles mises en place dans le dispositif énonciatif du Dictionnaire. Longue de plus de cinq pages, elle se dissocie de la majorité des entrées qui l’entoure, non seulement par le volume spatial qu’elle occupe, mais surtout par la teneur des énoncés. L’organisation séquentielle se désintègre au profit d’un récit biographique qui déborde de toute part, et qui se transforme en récit hagiographique ! Alors que la deuxième séquence se focalise habituellement sur l’activité littéraire de la personne désignée, une place centrale est accordée ici aux relations d’amour, d’amitié et de dévouement de l’auteure désignée : « Elle reçut le jour d’une mère aussi bonne que vertueuse, et d’un père qui ne songeait qu’à devenir riche et se ruina. Deux besoins semblent avoir occupé entièrement son âme pendant sa jeunesse, celui d’aimer sa mère et celui de s’instruire » (291). L’énumération des matières apprises et de ses lectures précoces témoigne certes de l’importance accordée à l’étude :
Elle cultiva avec succès la musique, le dessin, la gravure et les lettres. À neuf ans, elle lut et goûta Plutarque ; à dix‑huit ans, elle écrivit sur des matières abstraites de réflexions profondément méditées ; à vingt‑cinq ans, elle connaissait tous les bons livres anciens et modernes, avait fait des extraits de la plupart, et s’était approprié le génie des meilleurs écrivains français. L’Anglais et l’Italien lui étaient familiers. Elle composait avec ces deux langues avec une facilité et même avec grâce. (291)
16Les nombreux termes de valeur axiologique positive qui sont facilement repérables dans l’extrait s’associent à une appréciation assumée de la locutrice. L’éloge concerne les vastes connaissances de Mme Roland. L’adhésion méliorative enthousiaste porte moins sur la production littéraire que sur l’incarnation d’un idéal féminin que F. Briquet semble avoir intériorisé : « À la beauté, elle unissait les mœurs douces, une âme forte, un esprit solide, un cœur très affectueux » (291). Enfin, quand F. Briquet se tourne enfin vers l’activité littéraire, elle écrit : « En général le style des ouvrages de Madame Roland est mâle et courageux, ses idées sont fortes et grandes » (294). Les caractéristiques explicitement liées au sexe masculin : force, courage, grandeur, constituent-elles un idéal de beauté littéraire aux yeux de F. Briquet ? serait‑ce une manière de lier politique et littérature, sans porter préjudice à cette femme admirable « qui avait été bonne fille, bonne épouse et bonne mère » (293) ?
17Il ne s’agit pas d’expliquer ni de juger les raisons de ce traitement privilégié. Le but est de signaler l’écart qu’opère ici le discours, d’observer la dissonance entre ce qui se dit dans cette entrée et ce qui se dit dans la majorité des autres entrées du Dictionnaire, d’y voir comme le déraillement d’un système patiemment élaboré, une perturbation qui jette une lumière inattendue sur l’effort contenu jusque‑là.
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18Le Dictionnaire de F. Briquet se consacre exclusivement aux femmes de lettres et aux protectrices de la littérature. Et l’avant‑propos témoigne de l’intention d’adopter un rituel discursif, proche de celui de Goujet, qui n’était appliqué à son époque qu’aux ouvrages encyclopédiques consacrés à la littérature en général et aux hommes de lettres en particulier. Ce positionnement distingue l’ouvrage de l’ensemble de la production encyclopédique consacrée aux femmes de lettres et mérite pour cela toute notre attention. Il est néanmoins difficile d’aborder le Dictionnaire comme un tout homogène, comme une « démonstration qui recourt tout à la fois à des données d’ordre “historique, littéraire et bibliographique”15 », et de se contenter d’en faire l’éloge.
19La lecture de quelques entrées jette une lumière sur l’impossibilité de l’auteure de maintenir une position de neutralité dans un contexte de polémique où elle est partie prenante, et de dégager les modes de dissimulation d’un discours subjectif qui se cache derrière le discours visible du dictionnaire. Les indications d’un positionnement personnel qui tranche avec le discours neutre du savant, apparaissent, souvent de manière presque imperceptible. Les axiologiques trahissent un degré d’ambiguïté concernant l’activité littéraire conjuguée au féminin, les omissions interrogent l’intention quelque peu contrainte, volontaire ou non, à l’égard de ses consœurs contemporaines, enfin, l’admiration portée à une figure féminine plus politique que littéraire suggère une marque de distance, consciente ou non, vis‑à‑vis de la condition de la femme auteure dans la société de son temps. Ce trouble dans le discours, loin de remettre en cause la cohérence du projet encyclopédique de F. Briquet et l’importance de sa réhabilitation actuelle dans l’histoire de la littérature, pointe l’investissement personnel d’une femme de lettre engagée habitée par des certitudes comme par des questionnements.