« “Une enquête sur Victor Hugo” par Gaston Picard – Les Nouvelles littéraires, 1935 »
1En 1935, celui que l’on a surnommé « le prince des enquêteurs », Gaston Picard1, réalise pour Les Nouvelles littéraires une enquête sur Victor Hugo auprès du monde culturel et littéraire du Paris des années 1930. Aux romanciers, poètes, dramaturges, journalistes, rédacteurs en chef, critiques, philosophes, qui se prêtent au jeu2, ils posent deux questions : « Qu’avez‑vous lu de meilleur de Victor Hugo ? Qu’avez‑vous lu de plus mauvais ? » Les réponses s’échelonnent sur plusieurs numéros, du 9 février au 13 avril 1935, et adoptent des formes et des longueurs diverses : certains se contentent de mentionner un titre ou de répondre « rien » ou « tout », quand d’autres citent et commentent des passages entiers de l’œuvre hugolienne. Cette enquête est menée à un moment important de la réception de l’auteur puisqu’en 1935, la France célèbre le cinquantenaire de sa mort. Le premier hommage rendu à Hugo, après celui des funérailles, a lieu en 1902, pour le centenaire de sa naissance. Chantal Martinet montre dans La Gloire de Victor Hugo que cette célébration se révèlerait la plus importante et la plus fastueuse du xxe siècle : elle est l’occasion d’une grande propagande publique, à grand renfort d’images, de statues, et d’objets populaires. Au contraire, en 1935, Chantal Martinet analyse une baisse de l’engagement officiel, qui ne rime pas forcément avec la ferveur populaire toujours d’actualité. En effet, Les Nouvelles littéraires consacrent plusieurs articles à cette cérémonie tant attendue, mais déjà vivement critiquée : on reproche au gouvernement d’oublier le génie du xixe siècle — quand l’Italie et l’Angleterre sauraient si bien rendre hommage à leurs génies nationaux — et d’avoir enfermé Hugo dans la « cave » froide et sans âme du Panthéon, loin du peuple et de l’âme de la Nation3. L’enquête de Gaston Picard participe de cette attention si particulière portée à Hugo cette année-là, et permet de se rendre compte de ce qu’il représente pour le monde culturel et littéraire des années 1930 : dieu inspirant et père réconfortant, ou bien penseur grossier et dramaturge raté, Hugo est tout cela à la fois dans les réponses collectées par Les Nouvelles littéraires. Elles mentionnent quelquefois des œuvres précises, mais l’enjeu n’est pas là : il s’agit surtout pour les sondés de donner leur avis sur la figure de Hugo. Ainsi, les deux questions se résument parfois pour ceux qui y répondent à une seule : « Que représente pour vous Victor Hugo ? »
2Victor Hugo représente plus qu’un auteur ou qu’un moment de l’histoire littéraire : il est aussi un monument politique et culturel autant adulé que critiqué, ce qui rend difficile l’étude de la réception de ses œuvres, qui sont occultées par les discours politiques et officiels qui souvent privilégient la figure de l’auteur à ses pièces, recueils et romans. Claude Millet met en garde contre cette glorification de Hugo à tout prix : « ce mythe a investi et pour une part occulté la lecture de ses œuvres4 ». Elle montre comment la réception de Hugo met en avant le mythe de l’écrivain souverain : l’auteur est pour la France une figure de grandeur littéraire et de conscience politique, ainsi qu’un père et un grand-père dont l’histoire familiale émeut ; mais il est aussi une figure politique dérangeante et clivante.
3L’enquête menée par Gaston Picard doit donc être considérée avec précaution, et ce pour deux raisons : d’une part, si les réponses révèlent en partie la place qu’occupe Victor Hugo dans l’histoire littéraire, elles ne sont en aucun cas suffisantes pour attester de la réception complète de l’auteur en 1935. En répondant, les personnalités interrogées, toutes auteurs, journalistes, hommes de lettres, artistes, défendent une certaine manière d’envisager la littérature et l’acte créateur : parler de Hugo leur permet bien souvent de se situer eux-mêmes dans l’histoire littéraire, en prônant ou récusant l’héritage du xixe siècle, et plus particulièrement de la littérature romantique5. D’autre part, leurs réponses sont conditionnées par des facteurs qui ne sont pas directement littéraires : le discours sur Hugo relève, plus ou moins explicitement, d’enjeux politiques, culturels et sociaux qui expliquent bien souvent la manière de considérer son œuvre, et qui se trouvent peut-être exacerbés par la célébration officielle de 1935. Si Hugo est le grand auteur du xixe siècle, il est aussi l’homme de la République et le grand homme de la Nation : le « Hugo‑France » que le xxe siècle célébrera6.
Célébrer Hugo
4L’enquête de 1935 témoigne tout d’abord d’une révérence à l’égard de Victor Hugo. La plupart des personnes interrogées répondent à la première question, mais éludent la deuxième ou la trouvent inutile voire offensante : Mme Rachilde rappelle par exemple qu’elle appartient à « un temps où l’on ne se permettrait pas d’insulter grossièrement les hommes de génie7 » ; Mme d’Houville qu’elle est « trop peu de choses8 » pour juger du « plus mauvais ». Il serait donc « sacrilège9 », d’après le mot d’Henri Duvernois, de répondre à la deuxième question, provocatrice, de Gaston Picard. Les interrogés s’inclinent devant la figure écrasante de Hugo, qui paraît ridiculiser quiconque l’attaquerait : Léon Defoux estime qu’il aurait « honte10 » s’il osait critiquer l’auteur, Fernand Vandérem qu’il n’a « pas assez de diplôme » pour « donner des notes à l’élève Victor Hugo11 », et Luc Dourtain qu’il ne « peut faire le malin12 » devant une telle œuvre. La figure de Hugo remettrait à sa place toute prétention et toute vanité des auteurs contemporains : figure écrasante, elle serait indépassable, irremplaçable, et surtout inatteignable. La déférence à l’égard de Hugo se retrouve surtout dans un mot brandi par certains pour le glorifier : il est le génie du xixe siècle, le génie français, et même, pour Ernest Prévost, le « génie mondial », comparable à « Homère, Hésiode, Eschyle, […] Lucrèce, Virgile, Ovide », et égal aux « “mâles magnifiques” que revendiquent les nations modernes : Dante, Cervantès, Shakespeare, Goethe13. » Hugo occuperait donc le devant de la scène dans l’histoire de la littérature française, mais il tiendrait surtout une place de premier choix dans l’histoire de la littérature mondiale. Le fait qu’il se voit attribué une place de premier plan à l’échelle mondiale aux côtés de Dante et de Shakespeare trahit déjà que la question de l’appréciation de son œuvre littéraire est d’emblée interprétée par ceux à qui on la pose comme relevant d’un enjeu politique et d’une fierté nationale.
5Indéniablement, la plupart des personnes interrogées par Gaston Picard respectent Hugo. Mais ce respect relève de deux ordres qui se mêlent et se complètent : certains semblent témoigner d’une admiration sincère et authentique pour l’auteur et ses qualités littéraires ; du moins leurs louanges se fondent-elles sur des appréciations plus ou moins littéraires. Henri Barbusse considère ainsi Hugo comme « le plus important des inventeurs littéraires14 », dont tout le monde subirait l’influence. Cette idée que Hugo marque un tournant dans la littérature française et que tout le xxe siècle est tributaire de son œuvre est commune à beaucoup de réponses de l’enquête : il est le « maître15 », celui à partir duquel rien ne peut être fait comme avant. Les métaphores — souvent inspirées elles-mêmes par le lexique et le style hugoliens — affluent pour comparer l’œuvre et l’homme à la puissance des forces naturelles, de celles qui vous emportent, vous écrasent et vous élèvent : « du mieux et du pire le torrent prodigieux roule trop16 » écrit André Lichtenberg ; pour Alexandre Arnoux, « on lit Hugo comme on respire l’air de la montagne ou on touche une matière admirable.17 » L’œuvre de Hugo semble grande, imposante et majestueuse, elle aurait atteint un sommet que nul autre écrivain ne pourrait gravir ; il ne resterait qu’à l’admirer et qu’à se prosterner. Entre l’admiration pour l’œuvre et la glorification de l’homme, il n’y a qu’un pas à faire. Et certains oublient l’œuvre au profit de l’homme.
6Au respect enthousiaste des uns face à l’œuvre de Hugo répond en effet le respect solennel des autres, qui semblent vénérer Hugo avant tout par habitude ou tradition, et surtout pour ce qu’il représente non pas pour le monde littéraire, mais pour la Nation française. Hugo serait un symbole tel pour la France qu’il serait inattaquable, protégé par une aura historique, politique et sociale. Il est le « père Hugo18 » que le pays tout entier devrait honorer. Pour Tristan Bernard, qui « [l’] admire et [le] révère », il est « un don prodigieux du ciel à la France19 ». Hugo est déjà panthéonisé en 1935, mais les réponses à l’enquête rappellent combien il doit être sanctifié et placé parmi les figures tutélaires de la France : il n’est pas seulement un auteur, il est l’écrivain national20. Certains profitent donc de l’enquête pour rappeler combien l’État devrait envisager avec plus de sérieux la célébration à venir : « si la France ne commémore pas avec éclat et enthousiasme le cinquantenaire de la mort de son poète suprême, c’est vraiment qu’elle n’aura plus le sens de sa gloire et qu’elle aura “perdu son âme”21 ».
7Cette admiration sans borne, qui repose sur des valeurs littéraires tout autant que politiques et culturelles, conduit les personnalités interrogées à nier la pertinence de la seconde question, ou bien à l’esquiver : Maurevert admire Hugo « en bloc22 » ; Hélène Picard refuse de « frapper Hugo, ne serait‑ce qu’avec le cèdre du Liban23 » et Jean Valmy‑Baisse « ne sai[t] plus » ce qu’il a lu de « plus mauvais24 ». Beaucoup d’interrogés citent donc « le meilleur » de Hugo mais répondent de manière allusive à la seconde question et se gardent de parler d’une œuvre précise. Une autre stratégie d’évitement consiste non pas à dire que Hugo n’a rien écrit de mauvais, mais à refuser toute importance à ces écrits-là : pour Louis le Cardonnel, « l’obscur limon » ne fait pas le poids face aux « choses magnifiques »25 ; certes, il y aurait des mauvais vers, mais qui « n’effacent pas les magnifiques26 » selon Guy Lavaud. Certains interrogés vont alors s’appuyer sur la marque stylistique que la tradition littéraire impute à Hugo pour le défendre : l’antithèse. S’il est parfois mauvais, c’est qu’il saurait allier les contraires, faire descendre le sublime vers le grotesque, et vice-versa : « chez lui, presque tout est cimes ou précipices27 » ; « son génie de l’antithèse l’a porté à faire voisiner les deux avec une magnifique indifférence28 ». Ce qui était prétendument un défaut devient une qualité et une marque de son génie. En un mot, on ne pourrait rien reprocher à Hugo et il faudrait le respecter « même dans ses faiblesses29 ». Au‑delà des défauts littéraires, les interrogés paraissent passer sous silence un élément sujet à discussion, la carrière politique de Hugo. En 1935, il passe pour un opportuniste — idée que l’on retrouve dans beaucoup de manuels scolaires, et dans une grande partie du discours universitaire ; mais les enquêtés balaient cela d’un revers de main. « Et je m’en fous qu’il ait changé d’opinions30 » conclue Tristan Bernard. Défendre Hugo ne consiste donc pas à expliquer ou argumenter les réponses que l’on donne aux Nouvelles littéraires, mais simplement à affirmer l’admiration qu’on lui porte et à ne faire aucun cas des reproches qui lui sont parfois adressés.
8Les réponses de 1935 montrent que se joue quelque chose d’existentiel dans le rapport à Hugo : sa lecture est liée pour beaucoup à des moments précis de vie, comme l’enfance, le deuil, l’amour. L’auteur est certes une figure de grandeur littéraire et de conscience politique, mais il est aussi un homme, un père et un grand‑père dont l’histoire familiale émeut31. Cet attachement affectif à Hugo s’explique aussi par le moment où la plupart des interrogés l’ont lu. Il est l’auteur de l’enfance, celui qu’on a lu à l’école et auquel on s’est attaché de manière presque irrationnelle, comme l’explique ici Hélène Picard :
C’est dans un recueil de Morceaux choisis (cours moyen) que je lus, pour la première fois, entre des gentillesses didactiques de Louis Ratisbonne et des élégies populaires d’Eugène Manuel, des poésies de Victor Hugo.
Hugo, Manuel, Ratisbonne, quelle révélation ! J’avais 11 ans. Je préparais mon certificat d’études primaires.32
9Hugo est le grand homme de la Nation, le génie du xixe siècle, mais aussi l’auteur des manuels et de l’école. Il est un « classique scolaire » tout autant qu’un « classique culturel33 ».
10Si certains sont toujours attachés à cette lecture de jeunesse et à cette découverte fondatrice, d’autres la mettent à distance. La figure écrasante de Hugo empêcherait les innovations artistiques et enfermerait la littérature française dans un carcan traditionnel et vieilli : ainsi, critiquer le génie du xixe siècle consiste moins à attaquer Hugo en tant que tel qu’à condamner tout ce qu’il représente et à défendre une nouvelle conception de la littérature, libérée du poids du siècle précédent. On retrouve donc, dans l’enquête de 1935, une opposition qui commence à voir le jour dans les années 1920 et 1930 entre Hugo romantique et ce qu’on a appelé la « modernité poétique » de la fin du xixe et du début du xxe, Verlaine, Baudelaire, Rimbaud, Apollinaire34. Hélène Picard elle-même, qui semble tant respecter et admirer Hugo, finit par le mettre à distance :
Plus tard, à l’âge de la sensibilité romantique, je connus un autre Victor Hugo, celui de la Tristesse d’Olympio, celui du sublime « fiat » inspiré par la tragédie de Villequier. Comment ne pas admirer ? Et, pourtant, je ne donne ni amour, ni amitié, ni sympathie, ni confiance à ce poète, alors que je ne saurais secrètement et suprêmement vivre sans Lamartine, Musset, Vigny, Leconte de Lisle, Baudelaire…35
11Pour certains enquêtés comme Jacques Dyssord, il ne s’agit pas de nier l’importance de Hugo dans l’histoire de la littérature française, mais de montrer qu’il serait l’auteur par lequel on commencerait son voyage littéraire, pour ensuite se détacher de son emprise :
Dès que je connus Baudelaire — j’avais seize ans — je ne lus plus les œuvres poétiques du père Hugo. Il me parut que j’avais trouvé mieux, pour mon goût du moins. J’avoue, en effet, n’avoir trouvé aucun enrichissement d’ordre spirituel dans son lyrisme confortable et pantouflard36.
12La littérature symbolisée par le nom de Hugo serait, pour certains, vieillie et surannée. Mettre Hugo hors‑jeu reviendrait à revendiquer une nouvelle manière d’envisager la création littéraire, face à une tradition scolaire et culturelle qui serait sclérosée. C’est en ce sens que Hugo devient « classique » : il appartient au canon culturel, pour le meilleur et pour le pire. Il inspirerait tout autant qu’il opprimerait et il serait temps, pour le monde littéraire, de passer à autre chose. En témoigne cette réponse de Max Jacob :
Je désire ne pas répondre à votre belle et très ingénieuse et adroite enquête. Un grand poète cesse de l’être quand son siècle a passé et qu’il ne correspond plus aux besoins d’un autre siècle. Ne le dites pas et ne scandalisons personne. Il y a eu le siècle Hugo, le siècle Baudelaire, nous vivons le siècle Apollinaire. On s’en apercevra plus tard.37
13Une réponse comme celle-ci témoigne de la difficulté, pour les écrivains contemporains, de se situer par rapport à Hugo : ils ne peuvent nier son influence, mais cherchent tout de même à s’en détacher pour pouvoir tracer leur propre voie. Si certains se placent contre le discours officiel, c’est pour revendiquer leur propre histoire littéraire, où des figures tutélaires comme Baudelaire, Rimbaud ou Apollinaire, moins patrimonialisées et institutionnalisées que celle de Hugo, joueraient un rôle tout aussi important.
Célébrer Hugo poète
14Une réponse comme celle de Max Jacob est rare et l’heure est plutôt à la célébration. Cependant, certains enquêtés répondent de manière précise aux deux questions de Gaston Picard et n’éludent pas la seconde. Le verdict est sans appel et révèle une hiérarchisation très nette des genres pratiqués par Hugo : la poésie reçoit toutes les louanges, quand le théâtre est vivement critiqué et le roman quasi ignoré.
15Pour ceux qui l’admirent, Hugo n’est pas seulement le grand auteur national, il est « le plus grand poète38 » français. C’est surtout la poésie métaphysique qui retient l’attention. Les recueils et les poèmes les plus cités sont ceux de la période de l’exil et des années ultérieures : on évoque avec ferveur Les Contemplations, La Légende des Siècles, La Fin de Satan, en mettant l’accent sur « Booz endormi » et « La Tristesse d’Olympio39 ». Les Châtiments sont parfois mentionnés, de même que certains poèmes plus intimistes et d’inspiration familiale, mais la veine satirique et les thèmes de l’enfance remportent moins de suffrage que les poèmes visionnaires. La poésie d’avant l’exil est quasi ignorée40 : on préfère le Hugo mature de l’exil, celui qui correspond à l’image du père Hugo, barbu et sage, qu’on se plaît à célébrer. Cette préférence n’est pas neuve, et suit la tendance générale de la réception de Hugo au début du xxe siècle ; Jordi Brahmacha‑Marin montre comment, à cette période, les recueils d’avant l’exil passent de mode, de même que le Hugo poète de la nature, de l’amour ou de l’enfance41. Le Hugo de l’exil correspond à une grandeur poétique et politique qui sied mieux au grand homme de la Nation. Même si, comme l’écrit Louis Francis, « tous les gens de bonne foi sont d’accord42 » pour chanter les louanges des vers de Hugo, certaines réserves sont émises à l’égard de sa poésie quand les vers deviennent « démagogiques43 » ou « prudhommesques44 », quand on y ressent « la vulgarité de l’âme45 », quand la pensée y est « grandiloquent[e]46 », quand « la machine verbale, privée d’aliments, tourne à vide47 ». À la virtuosité poétique doit donc s’ajouter de la spontanéité, de la pensée, et de l’âme. C’est ainsi qu’Albert Mockel, alors qu’il ne tarit pas d’éloges sur la poésie hugolienne, rejette « tout ce qui déclame48 ». En ce sens, les réponses récoltées par Gaston Picard ne sont pas novatrices dans la manière de lire la poésie hugolienne : les auteurs de manuels scolaires reprochent souvent à Hugo les faiblesses de sa pensée ou sa grandeur et sa magnificence qui étoufferaient les sentiments. En 1935, Gaston Picard réalise une autre enquête sur Victor Hugo, publiée dans La Muse française, réalisée cette fois‑ci auprès d’élèves, et leurs réponses reprennent les grands traits de celles des Nouvelles littéraires : Hugo est avant tout le vieux barbu de l’exil, poète avant d’être romancier et dramaturge, celui qu’on honore et respecte, mais qu’on critique pour son emphase et son manque de simplicité49.
16De même que les élèves semblent ignorer le genre romanesque, les personnalités interrogées dans Les Nouvelles littéraires ne mentionnent presque pas les romans dans « le meilleur de Victor Hugo ». Seul Han d’Islande est considéré comme une « pépite » par Marcel Aymé et Francis de Miomandre50. Les autres romans cités le sont souvent dans la seconde catégorie, « le plus mauvais » : ainsi en est‑il de Quatrevingt‑treize pour Louis Francis, de Notre‑Dame de Paris pour Henri Clouard, et des Travailleurs de la mer pour Philippe Soupault51. L’œuvre en prose qui rencontre le plus de succès dans l’enquête est une œuvre non romanesque, mais aux enjeux autobiographiques et politiques : Choses vues52. On y admire Hugo témoin de son temps.
17Si le roman passe presque inaperçue, il n’en est pas de même pour le théâtre : celui‑ci n’est certes jamais dans la catégorie « le meilleur de Hugo », mais toujours, quand il est cité, dans la catégorie « le plus mauvais ». Là encore, cette hiérarchisation des genres entre poésie et théâtre n’est pas neuve et s’inscrit dans la réception traditionnelle des œuvres de Hugo depuis la moitié du xixe siècle. Cet évincement du théâtre hugolien est une conséquence directe du mythe de la chute des Burgraves. Après la première représentation de la pièce à la Comédie‑Française le 7 mars 1843 naît très vite une légende qui perdure pendant près d’un siècle : celle de la chute de la pièce (et avec elle la fin de la carrière théâtrale de Hugo) et de l’échec du romantisme théâtral. Mais à la fin du xxe siècle, des travaux d’historiens du théâtre53 mettent en cause ce point de l’histoire littéraire : la pièce n’a pas chuté puisqu’elle fut jouée trente‑trois fois et que ses recettes furent honorables. Mais en 1843 et dans les années ultérieures, notamment dans les manuels scolaires, on a voulu faire croire à l’échec de la pièce pour mettre à mort Hugo et le drame romantique, tous deux trop dérangeants pour la scène française et ses enjeux politiques, sociaux et moraux pour la France. Ce mythe a conduit à mépriser le théâtre hugolien et le théâtre romantique qui, par rapport au théâtre classique, seraient indignes de la nation française. Considérer le théâtre hugolien comme un échec revint à l’exclure des autres genres et à en empêcher la lecture. En outre, la légende de la chute des Burgraves engendra l’idée que le théâtre hugolien et le théâtre romantique étaient injouables et qu’ils ne passeraient plus jamais la rampe après la chute retentissante de la pièce de 1843. On a alors reproché à ces pièces — et surtout à celles de Hugo, dont l’importance dans la production dramatique du romantisme a été survalorisée — la longueur et la lenteur de l’intrigue, le nombre trop important de personnages et leur invraisemblance irrecevable, mais aussi l’aspect non dramatique de l’action et l’influence mélodramatique, qui serait indigne d’un théâtre « littéraire » et ambitieux. Quoi de plus rebutant pour les professeurs, qui, en conséquence, passent la lecture des pièces de Hugo à la trappe ? Les personnalités interrogées en 1935 par Gaston Picard n’échappent pas à l’emprise du mythe des Burgraves : ils sont passés par l’école, qui a banni le théâtre hugolien des œuvres acceptables et réussies, et récitent consciemment ou non les leçons des manuels scolaires. Beaucoup ne développent pas leurs réponses négatives au sujet du théâtre, mais certains reprennent les critiques qu’on lui adresse habituellement : pour Jacques-Émile Blanche, il faut rire du « dramaturge boursouflé de 183054 » ; pour Henri Barbusse, même si le théâtre de Hugo témoigne de réelles « trouvailles » et de passages d’une « haute tenue », il reste « mélodramatique et cherchant les gros effets55 ». Un autre argument traditionnel contre son théâtre consiste à le comparer à la réussite, à la teneur et à la grandeur du théâtre classique : cette opposition entre le théâtre classique et le théâtre romantique, construite puis relayée par les journalistes, critiques, hommes de lettres et auteurs de manuels scolaires du xixe siècle et du début du xxe siècle, s’explique par des enjeux extra‑littéraires. En circonscrivant le romantisme théâtral à une durée de treize années (1830 avec Hernani‑1843 avec Les Burgraves), ils limitent son influence, considérée comme néfaste et subversive pour la littérature, pour le public, pour l’harmonie sociale et politique mais aussi pour les scènes françaises, très hiérarchisées au xixe siècle, et qui voient alors leur organisation bouleversée. Les romantiques, indignes patriotes car pétris de l’influence de la littérature étrangère, perturberaient le système théâtral, garant et reflet de l’ordre social. La scène, réputée classique, de la Comédie-Française, serait envahie par les héros romantiques, avec leurs poignards et leurs poisons. Ils seraient seulement bons à être des personnages de mélodrame. Pour couronner le tout, le drame hugolien ne sauve pas ses personnages par une fin providentielle et l’ordre social n’est pas restauré. Le drame ne fortifierait donc pas le lien social mais au contraire l’anéantirait, contrairement aux œuvres classiques, prises comme véritables modèles d’enseignement dans les manuels56. Cette périodisation qui fait s’opposer les classiques et les romantiques structure l’imaginaire du début du xxe siècle. Ernest Raynaud déclare ainsi à Gaston Picard : « J’avoue que son théâtre ne me fait pas oublier celui de Racine57 ».
18D’autres, comme Charles Braibant, montrent moins de réticence à condamner les drames de Hugo et ne se dissimulent pas derrière la comparaison avec les classiques : « Son théâtre ne vaut pas un pet de lapin.58 » Cependant, certains hiérarchisent les œuvres théâtrales et ne les rejettent pas en bloc : Marie Noël trouve que ce sont seulement « les drames en prose59 » qui sont mauvais. C’est une des constantes dans la réception du théâtre de Hugo : s’il est toléré, c’est seulement pour ses qualités poétiques. Par exemple, Les Burgraves, qui sont traditionnellement une œuvre rejetée et vivement critiquée, sont parfois sauvés pour leur grandeur poétique et leur inspiration épique, qui annonceraient La Légende des siècles60. Le dramaturge ne semble être admiré que lorsqu’il est lu comme l’annonce du grand poète de l’exil. C’est en ce sens que l’on pourrait interpréter les deux réponses énigmatiques de Max Fischer, « I. – Les Burgraves II. – Les Burgraves61 » : l’œuvre serait la meilleure de Hugo pour ses vers, mais la plus mauvaise pour sa teneur dramatique. Difficile, pour le théâtre hugolien, d’exister et d’occuper une place dans l’histoire littéraire, à côté des recueils poétiques de l’exil, considérés quant à eux comme les chefs d’œuvre indépassables du grand poète français.
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19L’enquête de Gaston Picard témoigne donc de la réception des œuvres de Hugo au milieu des années 1930 : même si quelques critiques sont formulées à l’égard de celui que la tradition a retenu comme « le chef de file des romantiques », nous sommes loin d’une « nouvelle bataille d’Hernani », annoncée par le sous‑titre de l’enquête. Hugo est adulé, glorifié et célébré. Il est l’homme de la République, le père de la Nation, le poète français par excellence. L’histoire littéraire ne semble pas pouvoir compter sans ses œuvres et l’histoire politique et culturelle sans son symbole. Juger Hugo, c’est donc se positionner dans une histoire littéraire, mais aussi dans une histoire de la Nation française. Si certains insistent pour que le cinquantenaire de sa mort soit réussi, c’est qu’ils veulent que la France n’oublie pas ses emblèmes républicains. Ce respect et cette admiration, parfois excessifs et rarement nuancés, occultent la réception des œuvres : ce que Hugo représente passe souvent avant ses textes. Les questions de Gaston Picard constituent donc peut-être moins une enquête littéraire qu’un sondage de la réception politique et idéologique de Hugo. Noël Sabord s’en méfie : « Je crains seulement que ces appréciations ne soient plus politiques que littéraires.62 » Que reste-t-il alors de la lecture de Hugo ? « C’est si énorme — comme lui — qu’on ne l’a pas lu63 » avoue Pierre Mille. Et quand on l’a lu, c’est la poésie que l’on retient. En 1935, « Vive Hugo !64 », mais avant tout « Vive Hugo poète ! »