Cadiot, conte‑enquête : Histoire de la littérature récente
1Qu’Olivier Cadiot explore les territoires de l’enquête est sans doute le signe qu’elle peut être appréhendée comme une forme littéraire à part entière. Cadiot fait en effet partie des écrivains contemporains qui dès leurs premières publications (L’Art poetic’, Paris, 1988, P.O.L) ont cherché à s’emparer de formes diverses pour les manipuler en veillant scrupuleusement à ne pas se laisser enfermer dans leurs exigences, fussent‑elles renouvelées. Dans son unique recueil poétique comme dans ses robinsonnades1, il explore les conditions d’existence des genres qu’il n’investit jamais tout à fait comme s’il cherchait à investiguer le vivant de la forme et non son actualisation figée. Aussi parle‑t‑il dans un entretien accordé à la revue Les Temps modernes2 de la nécessité de concevoir « la forme à venir » comme « la rêverie d’une opération impossible, dont on doit trouver le style simple. ». L’Histoire de la littérature récente est à mettre en lien avec cette « rêverie d’une opération impossible », l’enquête menée dans les deux tomes, successivement parus en 2016 et 2017, s’assimilant à une « opération impossible » dans la mesure où, si elle affiche une finalité, elle ne saurait avoir de fin. La rêverie dont parle Cadiot se comprend dès lors dans ce contexte comme la pensée du devenir de la forme. Il s’agira de déterminer en quoi les deux volumes de Cadiot constituent une conte‑enquête recourant tout à la fois à la puissance de l’enchantement et à la rigueur du questionnement, en étant « à ras de terre et propulsé dans le ciel alternativement. » (t. II, p. 18). Ces recueils, et nous employons le terme à dessein, se composent de différentes sections que chapeaute un titre bref, le plus souvent réduit à un mot, sans que cela soit systématique puisque surgissent parfois une question — « De quelle école » —, une assertion — « Je veux écrire ». L’enquête n’est ni linéaire ni continue, elle est en revanche composée de multiples entrées constituant autant de moyens divers de questionner la « littérature récente ». Le terme « item » nous paraît du reste convenir pour qualifier ces unités qui participent d’un questionnement rhizomique fait de surgissement et de suspens. Les problèmes sont posés, voire déposés sur la page, s’agencent dans des échos qui courent sur les deux volumes. Quelques titres marquent explicitement la complémentarité des items par la mention parenthétique « suite » (« Saison enfer » t. II, partie II, p. 76), certains constituent des reprises à l’identique (« Andromaque, je pense à vous », t. I, p. 179, t. II, p. 71), d’autres des variations (« Rose de personne », t. I, p. 7 ; « Chose de personne », t. II, p. 40). Au‑delà de l’horizon titulaire, les contenus fonctionnent également dans des effets de reprises, et s’inscrivent pleinement dans ces deux axes que nous avons convoqués, à savoir l’enchantement et le questionnement, par une dynamique qui tient à la fois de la création et du ressassement, de la production et du creusement. Précisons que l’enchantement et le questionnement participent au même titre des motivations et des modalités de l’enquête. Dans un article dédié à la convergence entre sciences sociales et création, Yvan Jablonka établit une connexion directe entre l’enquête et la littérarité, selon lui, méthodes et écriture appartiennent au même creuset du raisonnement :
L’obsession d’un questionnement, le récit de l’enquête, l’acceptation du doute, l’usage de la première personne du singulier, le va‑et‑vient entre passés et présent, l’invention de nouvelles fictions de méthode, l’équilibre entre distance et empathie : tous ces outils, producteurs de savoir, sont aussi des opérateurs de littérarité3.
2Les points énumérés par Jablonka se manifestent dans le travail de Cadiot et nous serons amené à déterminer comment ils fondent ce que nous appelons sa « conte‑enquête ».
3Quoique le terme « enquête » soit très présent, particulièrement dans le premier volume, il n’apparaît pas dans le titre qui met l’accent sur la temporalité : la littérature qualifiée de « récente » se manifeste uniquement comme histoire, soit comme un ensemble de moments et de mouvements que scande la succession des apparitions et disparitions. Au reste, dans l’entretien publié dans Les Temps modernes4, Cadiot résume ainsi cette prégnance temporelle : « Il n’y a pas de littérature, il n’y a que de l’histoire. ». Aussi est‑ce par le prisme de la temporalité que nous allons initialement caractériser la conte‑enquête.
« Il était une fois » : approche d’une littérature aspectuelle
4« C’est simple, vous habitez quelque part, et un jour, l’endroit vous paraît invivable. » Tel est l’incipit de l’histoire cadiotienne. La conte‑enquête semble d’abord un conte cruel qui débute par une rupture, reléguant au loin l’enchantement des « il était une fois » par la banalité d’« un jour ». Quelque chose change sous le signe de la négation, l’ajout est soustraction, le préfixe privatif. Cet « invivable » prend immédiatement la forme d’un « tableau catastrophique », figure d’un retournement, d’un bouleversement, et son ekphrasis5 désigne l’inertie « des rêves figés, des mouvements qui ne bougent plus ». Cette cristallisation mélancolique, voire mortifère exige une réponse, le retour du souffle : « Devant ce tableau catastrophique, vous n’avez qu’une seule option écrire un livre. » (t. I, p. 8). La page liminaire fait donc le récit de la nécessité d’écrire, l’histoire ne peut se déployer qu’à partir du moment où la littérature (re)devient de l’histoire, du mouvement, un procès, en somme redevient un devenir, d’ailleurs indissociable de l’écriture selon Deleuze6. L’option réside dans cette transformation d’ « un jour » en « il était une fois », de la « catastrophe » en « révolution ». Ni le mot « littérature », ni celui d’« histoire », ni même celui d’« enquête » n’apparaissent dans la section inaugurale « Rose de personne » qui pourtant pose le socle de la démarche : la littérature doit être appréhendée dans le temps de son écriture, et l’adresse à la deuxième personne vient placer dans le texte la nécessité de ce geste. Car c’est une des caractéristiques de L’histoire de la littérature récente d’être dans l’interlocution, l’interpellation, et quand elle se désigne comme « une méthode révolutionnaire pour apprendre à écrire en lisant » (4e de couverture du t. I7), présentant « cinq techniques pour réaliser un livre » (4e de couverture du t. II), elle se qualifie comme un processus, un programme, terme qui revient très fréquemment sous la plume de l’auteur (cf. l’item éponyme, t. II, p. 17). Bien sûr ces deux mentions qui rappellent certains slogans du marché du livre ont une tonalité comique, mais ce n’est pas là ce qui nous intéresse et nous préférons nous arrêter sur ce qu’elles disent de l’enquête. Cadiot ne prétend pas être la synthèse d’un Abel‑François Villemain et d’un Antoine Albalat, il ne compose pas un deux en un qui se rattacherait au Tableau de la littérature française du premier8 et au Comment devient‑on écrivain du second9, en revanche il signifie qu’une histoire de la littérature récente pose nécessairement le problème du comment écrire ou pour le dire autrement que l’histoire est dans le comment et la réitération du questionnement.
5L’histoire, c’est donc le comment de la « réalisation » du livre, de « la route de personne » car Cadiot prend soin de rappeler au début de l’enquête qu’elle a pour objet un monde « en parallèle », où fleurissent des « roses de personne ». L’expression qui reprend le titre du recueil de Paul Celan « Rose de personne10 », de par sa place liminaire, est assimilable à un sous-titre qui viendrait caractériser la littérature, voire l’histoire, comme une « rose de personne », sans propriété, sans attache. Le poème « Psaume » dans lequel apparaît la formule dessine en creux une temporalité merveilleuse où se mêlent le néant et l’épanouissement : « Un rien/nous étions, nous sommes, nous/resterons, en fleur :/la rose de rien, de/personne. ».
6L’histoire s’ouvre sur cet invivable qui s’impose comme une évidence, or justement rien n’est évident ; et le texte passe de « c’est simple » à « C’est compliqué ». Le huitième item qui fait de ce constat son titre dialogue dès lors avec l’incipit et introduit la nécessité de l’enquête en réponse à une possible disparition de la littérature.
Un chœur sinistre beugle au fond de la scène : c’est fini, c’est fini. On fait partie de la chorale. Hurler à la mort à plusieurs, c’est tentant. Regardons de plus près ; il y a qui dans ce groupe de pleureuses ? Un drôle de mélange. Se rejoignent sur la carte deux camps opposés… qui disent la même chose. Ceux qui pleurent la littérature d’avant depuis toujours et ceux qui réalisent que la littérature d’après est devenue celle déjà d’avant, etc. Ce n’est pas simple. Quelle littérature a disparu ? La classique ? Ou la moderne ? Certains regrettent encore Balzac, d’autres Robbe‑Grillet — qui lui-même ne regrettait pas Balzac. C’est compliqué à suivre. L’histoire fait des spirales en plusieurs dimensions, ça visse et ça dévisse. Il faudrait faire une histoire en volume. (T. I, p. 28)
7La complexité à établir le présent de la littérature aboutit à une mise en doute de sa présence, voire de son existence. Cadiot synthétise la situation en montrant que c’est une question de temporalité, de positionnement autour de ces deux pôles de l’avant et de l’après11. Ce positionnement devient douteux quand il oublie qu’il est arbitraire et relatif, quand il oublie que tout repose sur « Il était une fois », formule éminemment fondatrice et dénuée de fondement. Or, cet oubli nourrit l’illusion de la chronologie et du progrès qui rendent possible l’idée d’une fin de la littérature. En revanche, si on reste dans la merveille des « il était une fois », les batailles sur les datations, les délimitations sont un pur non‑sens et Cadiot recourt souvent à l’absurde pour démontrer l’inanité de certains argumentaires, ainsi de l’item « Pleureuses » (t. I, p. 37‑38) qui s’ouvre sur cette « histoire de déclin » si répandue que « ceux sont aussi des gens qu’on aime qui nous l’ont soufflée à l’oreille ». La périphrase marque le refus d’un référentiel qui fige les choses, et ce refus donne lieu à un item « César » (t. II, p. 240‑241) où Cadiot fait l’apologie de l’oubli de l’auteur : s’il n’est pas question de rendre quoi que ce soit à César, c’est parce que le texte doit continuer à travailler, ainsi « Les idées auront le temps de se développer sans visage et sans voix. » (p. 241). Ce passage est absolument délicieux puisque l’auteur en question est celui qui a pensé la mort de l’auteur. Le passage s’ouvre en effet sur une citation de Barthes extraite d’un de ses cours au Collège de France12. Cadiot mine de rien illustre sa méthode pour que la vitalité de la littérature soit préservée. Citations, grandes figures du panthéon ne sont nullement exclues de sa composition13, toutefois il ne s’agit pas de contempler les monuments, plutôt de glaner une pierre de-ci de-là pour construire son édifice, son volume.
« Il faudrait faire une histoire en volume »
8La suggestion n’est pas simplement un plaisant jeu de mots, elle en appelle à quitter la succession : les dimensions se substituent aux axes, les spirales aux lignes, l’histoire est un anneau de Moebius. Sans aucun doute, la spirale est cette forme qui figure avec le plus de justesse les modalités retenues par Cadiot pour conter son Histoire de la littérature récente, elle fait d’ailleurs retour au tome II dans un item singulier (p. 199‑201) dédié au travail du philosophe des techniques Gilbert. De prime abord ces pages pourraient constituer une digression, néanmoins très rapidement Cadiot nous propose de remplacer le mot technique par le mot littérature (p. 200), et nous demande d’aborder la littérature avec l’esprit de géométrie… dans l’espace, en 2016 l’histoire est en 3D.
Si l’on suit à la trace ces curieux chemins qui se croisent sans se toucher — comme sur différents plateaux transparents empilés les uns sur les autres — on voit les événements surgir d’un endroit inconnu. On voit les choses tourner, se dépasser, se perdre de vue, se frôler sans jamais se rejoindre, mais prises ensemble dans une spirale. Dans tous les sens, comme une ruche au ralenti. Il n’y a plus qu’à se mettre au travail en se glissant dans ces flèches qui s’enroulent. (T. II, p. 201)
9Cette animation des objets et des parcours littéraires illustre l’exigence du « volume » et figure une communauté sans contiguïté. Là encore l’ensemble de ces images vient réfuter l’idée d’une histoire où s’enchainent des phénomènes clairement et successivement identifiables — écoles, mouvements — mais c’est peut‑être l’image des « flèches qui s’enroulent » qui incarne avec le plus de force cette puissance paradoxale d’un mouvement (Paradoxe de Cadiot après celui de Zénon ?) orienté et pourtant sans direction. La conte‑enquête requiert de penser autrement au point de solliciter des chimères qui ajointent des réalités apparemment incompatibles : la pointe de la flèche demeure acérée, quoique son fut devienne ruban, tissu, pelote…
10La nécessité de « cette histoire en volume » se justifie également par son statut de livre. Quand Cadiot parle sur la quatrième de couverture de « réaliser » un livre, il ne s’agit pas seulement de le fabriquer, mais de le concevoir, c’est-à-dire de se le représenter, de déterminer comment un livre participe de l’histoire de la littérature récente. Car tel est bien l’objet de l’ouvrage de Cadiot qu’il nous donne à entendre par la métaphore filée du « volume » dans cette « Mise au point » du deuxième tome :
C’est tellement évident qu’on en oublierait de le dire. On aurait dû commencer par ça. […] On aurait dû dire que les livres se construisent en volume. Et se lisent de la même manière. C’est comme ça qu’on les réalise. (T. II, p. 214)
11Que la deuxième personne dans l’ouvrage soit tout autant le destinataire potentiel des conseils que le lecteur virtuel, entremêle dans ce « volume » les fonctions sans qu’elles s’assimilent, ce qui rend d’autant plus perceptibles leurs interférences, le livre se « réalise » et ce temps de réalisation fonde la littérature qui constitue un item à part entière dans le second tome.
Littérature
C’est elle qui nous relie. Elle serre nos innombrables discours inaudibles en une tresse. Nos sensations se déroulent, s’articulent et se détachent dans un ballet incessant. On construit une drôle de sculpture avec ça. Mobile de fil de fer, cage ou totem, si on cherche des choses approchantes. Cette activité, pourtant assez courante, n’a pas de nom. Les Japonais ont de la chance, ils ont un mot pour une action aussi spéciale que prendre un bain d’arbres. Nous n’en avons pas pour cette pratique étrange qui fixe en l’air quelques instants — on dirait une reliure entre des feuilles d’êtres — cet écheveau de sensations, qui attire, crochète, soude tout ce qui vous arrive. Voilà enfin la trame de notre histoire. Sortez vos mouchoirs. (T. II, p. 224)
12Que fait la littérature ? La question a été maintes fois posée, étrangement Cadiot qui pourtant multiplie les questions dans son enquête ne la pose pas directement et préfère présenter son action, « elle […] nous relie », pour autant le lien ne vaut pas chaîne et c’est encore l’image du volume qui se déploie, volume comme évidé, parfois enveloppant, apotropaïque comme coercitif. Le tâtonnement du texte qui « cherche des choses approchantes » n’est pas un accident de l’enquête, il est l’enquête.
« Récent(e) et pour toujours » : pour une littérature cinétique
13L’épithète « récente » correspond à cette vision d’une histoire tridimensionnelle dont une chronologie linéaire ne saurait répondre. Cadiot revient souvent dans les échanges qu’il a pu mener à l’occasion de la sortie de ses deux volumes sur l’importance de cet adjectif « récente » qu’il différencie de « moderne » et de « contemporain », les deux derniers qualificatifs correspondant à un processus de datation, impliquant un référentiel chronologique alors que le récent est de l’ordre de l’essence. Et lorsqu’on parvient à la fin du premier tome, c’est finalement une impulsion nouvelle qu’on nous propose, « Un bon début » qui nous est donné à lire, à la fois celui d’une nouvelle de Faulkner14 et celui que l’interlocuteur se doit d’inventer fort de cette vérité que « la littérature est toujours récente. Elle affleure, elle fait de petits courants, elle est rapide, elle se faufile. » (t. I, p. 176). L’image valorise l’idée d’une mobilité permanente qui justifie, et explicite, l’usage de « récente ». Précédemment dans ce tome I, Cadiot reprend comme titre d’un de ses items « Mon état de fiancé » (p. 110‑114), celui de Jean‑Paul Richter, écrivain allemand de la fin du xviiie siècle15, titre que Cadiot désigne comme « Une manière de dire qu’on est récent et pour toujours, comme un sentiment — frais et durable. » (p. 114). Lorsqu’il présente Jean‑Paul Richter comme romantique, il en vient incidemment à conférer une origine à l’idée de littérature récente. « Pas romantique comme on le dit de cette bande de mollassons évaporés français, mais du groupe qui inventa l’idée même de la littérature récente. Qu’elle devait l’être, absolument à tout prix. » (Ibid.). Si l’idée n’est pas réellement explicitée, du moins comprend‑on dans ce contexte l’impératif d’un renouvellement, d’une exigence maintenue, d’une tension perpétuelle. Le récent serait cette tentative de ne jamais aboutir, de sans cesse renouveler ses fins. De surcroît la référence à Richter fonctionne en écho à la méthode Cadiot puisque l’écrivain allemand est à la fois connu pour sa réflexion théorique, et sa présence dans le recueil dirigé par Carole Talon‑Hugon consacré aux Théoriciens de l’art (PUF, 2017) en atteste, et son inventivité formelle ne craignant pas de mélanger dans ses romans-poèmes humour, lyrisme et fantastique.
14Dès lors la littérature serait cette succession d’états transitoires, voire serait ces passages mêmes, ce qui peut effectivement donner l’impression de sa disparition : « Vous me direz, si la littérature a disparu, c’est peut‑être à cause de cette possibilité qu’elle s’est donnée de tout raconter en direct. Elle n’a pas disparu, elle est passée dans autre chose ? À autre chose ? À quoi ? » (t. I, p. 150).
15Cette littérature cinétique se trouve en quelque sorte trahie par toute tentative de singularisation qui en définitive lui ôte sa multiplicité et sa complexité : « […] par exemple, dans les années soixante, le coup de l’absurde. Ça y est, crac, tout est absurde. La vie, le théâtre, tout. La marée noire un beau matin. » (t. I, p. 165). S’opposant à tout tableau qui viendrait figer l’objet qu’il entend représenter, Cadiot propose une histoire d’une littérature aspectuelle qui n’est pas affaire de chronologie mais de procès, une littérature qu’on pourrait également qualifier d’optative, de désidérative. L’item « Espéranto » qui fait suite à « Mon état de fiancé » développe lui aussi, par le prisme de la langue, cette idée de la nécessité d’un horizon inatteignable, de cette relation asymptotique à un idéal, en l’occurrence à celui d’une langue transparente :
Mais oui, on s’en fout, pas d’écriture, pitié ; ils ont raison. On le fait tous les trente ans depuis cinq siècles. On doit absolument faire ça… ce nettoyage de printemps. Mais il ne faut pas s’arrêter en chemin. La chercher, cette vraie langue transparente et émotive, ça ne veut pas dire aller jusqu’à croire qu’elle existerait. Ça doit rester un projet, ne le réalisez pas, sinon on va s’imaginer, en vous lisant, que les gens parlent comme ça, de manière si relâchée. (T. I, p. 115‑116)
16Il en va donc d’une nécessaire persévérance dans cette « rêverie d’une forme impossible », ou pour reprendre la formule de Cadiot d’une « merveilleuse volonté ». Peu importe les choix, les formes, les matières, en reprenant la métaphore filée de la couture, Cadiot énumère autant de possibles stylistiques qui n’ont de validité que par l’effort qui les sous‑tend :
On veut assister à cette entreprise, on veut suivre cette volonté. Ça tremble. On parlera dans un autre tome de cette affaire. On dira tout de suite quand même que c’est là un des penchants de la littérature, un de ses versants les plus beaux. Les beaux livres contiennent de la désinvolture — et du muscle. Je comprends mieux aujourd’hui un titre de la littérature américaine récente, The Garden of Effort.16 (T. I, p. 124)
17Effectivement comme il l’annonce ici, Cadiot revient sur cette idée du travail de la langue et s’insurge contre « Cette idée absurde qu’il faut laisser aller la langue, comme si nous en avions une vraie. […] Voilà un de nos mythes : fructification automatique. Les mots travaillent tout seuls comme des obligations dans un portefeuille. » (T. II, p. 180).
« Un truc de princesse et de dragon » : poétique de la conte‑enquête
18Nous avons parlé dans les prémisses de cette réflexion de l’entremêlement de l’enchantement et du questionnement, or Cadiot lui‑même éclaire leur intrication et apporte des précisions de manière à éviter toute méprise : l’enchantement doit bien se distinguer de l’illusion. Il induit une adhésion, une confiance, voire un abandon, il emporte sans que cet emportement soit une perte, au contraire, l’enchantement participe de l’accomplissement. L’item « Go home » commence par une définition aussi laconique qu’apparemment désinvolte, « Un truc de princesse et de dragon, la poésie, si on y réfléchit bien. » (t. II, p. 21). La poésie, c’est en définitive l’autre nom de la « littérature récente » qui échappe à la chronologie, de là son caractère légendaire : « Une légende ici et maintenant. Rien à voir avec les rêves. ». La distinction opérée vise à souligner la réalité de la légende, de ce qui est éprouvée dans ce légendaire‑là qu’on l’appelle « littérature ou poésie ». Il y a une vérité immanente. Le flottement n’enlève rien à l’acuité. En reprenant la formule de Diderot, on pourrait dire que Cadiot développe dans ces deux tomes le « Paradoxe sur la littérature récente » qui allie le merveilleux à la clairvoyance, et s’il convoque les « forêts obscures » (p. 22), c’est pour mieux les traverser. C’est encore de poésie dont parle Cadiot dans l’item « Morphing » (T. II, p. 29), qui lui aussi possède une dimension métalittéraire lorsqu’il questionne l’idéal de l’histoire en usant du référentiel cinématographique. Et précisément le « morphing » implique des métamorphoses perpétuelles, des glissements constants d’images en images, provoquant à la fois des éléments de continuité et un sentiment d’étrangeté. Le morphing, c’est un devenir en acte. Il ne faut pas s’y tromper cette continuité est de l’ordre du mouvement perpétuel, d’où le recours à cette articulation entre ouverture et fermeture :
On fera une histoire de la poésie en regardant les corps s’enfermer puis sortir au grand air. Des troubadours traverser une rivière en nage indienne, des adolescents géniaux danser sur les tables, puis une série de types à nœud papillon assis derrière leur bureau Empire — et de nouveau, des filles et des garçons dansants nus dans des lofts en bazar. On verra les corps sans cesse se refermant et s’ouvrant, comme des chrysalides de scarabée, vieillottes comme des mues de cigale — puis battant des ailes bleu azur et rouge garance. Il n’y a que la mode qui soit intéressante. (p. 29‑30)
19La pointe de l’item est littéralement une provocation, elle ramène en avant la temporalité qui fait irruption dans cette tournure finale facétieuse. Alors que la mode est rattachée au superficiel, elle figure à l’inverse une créativité toujours renouvelée qui s’incarne du reste dans l’épithète « récente », que l’on peut entendre comme ce qui « vient de… ». La « mode » se réfère à cette dynamique, à cette succession de choix, de parti‑pris qui en eux-mêmes n’ont pas de valeur si ce n’est justement dans cette perpétuation du mouvement.
20Paradoxe encore que de convoquer l’univers du conte et de sa puissance immémoriale dans un texte dédié au « récent » … sans doute était‑il temps, voire urgent, d’essaimer sur le chemin des petits cailloux. « D’une pierre blanche » (t. II, p. 100) commence par évoquer l’errance de ce « tu » égaré dans son projet d’écriture, dans d’autres forêts obscures que suggère la présence des loups lancés à « leurs trousses ». La feuille blanche devient « pierre blanche » qui dessine le chemin quand « on n’y voit plus rien » (p. 100). Passant en permanence du sens propre au sens figuré, de l’intérieur à l’extérieur, du lecteur à l’écrivain et de l’écrivain à son œuvre, opérant des glissements et des retournements qui valent progression, Cadiot dessine un essai en « volume ». Les loups de menace deviennent signes, les obscurités contradictions :
Il faudrait éclairer, mais qu’est‑ce que ça veut dire ? Mais comment ? Un événement encore remarqué par personne attendait patiemment la bonne lumière pour être vu. Hourra, on peut ajouter une date à la nouvelle histoire — parenthèse : si vous voyez les loups dans cette forêt de contradictions, c’est déjà pas mal, vous comprendrez que vous vivez dans un conte. Et qu’il est vrai de bout en bout. Un peu comme un Indien d’Amazonie qui voit les jaguars comme des humains et inversement. (T. II, p. 101)
21Cadiot ne rejette rien, il est à la fois dans le métaphorique et le littéral, le conte est vrai de « bout en bout », de fragment en fragment, de caillou en caillou, d’item en item. Et quand il fait allusion au roman de Luis Sepúlveda, Le Vieil homme qui lisait des romans d’amour17, il convoque précisément les sortilèges de la littérature, l’entêtement heureux d’un regard qui saisit toutes les merveilles. À l’échelle de ce singulier essai — terme que Cadiot réfute ou tolère suivant les entretiens18— les collisions du féérique musclé et de l’analytique flottant établissent des jaillissements de sens, des points se dessinent. « Hourra, on peut ajouter une date à la nouvelle histoire. » Si nous sommes tout prêts à partager cet enthousiasme, on peut néanmoins se demander de quelle histoire il s’agit. Le contexte immédiat invite à relier « événement » et « date » et à se positionner dans le temps de l’écriture, l’interjection marquant la réussite du scripteur. Rien n’interdit de se positionner aussi au niveau du projet général ; l’éclairage apporté concerne alors « l’histoire de la littérature récente » qui cherche à mettre en lumière ce qui fait évènement dans la littérature.
22Enchantement et questionnement cheminent de concert, parfois dans une telle proximité que l’interrogation se trouve quelque peu infléchie, connaît une légère distorsion. L’item « Grenouille » qui trouve naturellement sa place dans cette conte‑enquête s’ouvre ainsi sur une question étonnante :
De qui êtes‑vous le jeune homme ? La jeune fille de quelle histoire ? Quel est votre frère aimé ? Qui est votre sœur ? Ne répondez pas tout de suite. Attendez demain. Et en attendant, mythologisez‑vous. Ça fait peur, mais non, c’est juste un agrandissement de choses si petites que vous ne risquez pas de ressembler à un roi. (T. II, p. 195, item complet)
23Le conteur et le personnage du conte semblent ici ne faire qu’un. L’injonction « mythologisez‑vous » signifie cette immersion totale prémisse aux métamorphoses qui visent non la grandeur du monarque mais la justesse. L’agrandissement vaut lisibilité du petit comme de l’événement que nul n’avait remarqué. Non seulement la littérature n’est pas morte mais l’auteur non plus, le voilà grenouille et légendaire, et pour tout dire fabuleux. Le batracien revient d’ailleurs dans le dernier item « Dans le bain », il est ce point d’ancrage pour figurer « un lieu, un espace » (t. II, p. 250) pris entre deux couches, le nageur‑grenouille est ce point sautillant qui permet de visualiser la « couche du bas », comme les « grands nuages » figurent celle du haut. Ce plan « fait de transparence nuageuses et liquides » (p. 251), ce lieu‑littérature existe par le témoignage de Cadiot, car c’est bien la forme finale que prend cette enquête‑caméléon, un témoignage poétique, d’un lyrisme entêté et jovial, il est là, il l’a « vu, c’est simple comme bonjour. Il y a une sorte de surface où l’on peut crier sans vouloir absolument être entendu en sachant qu’on ne le sera pas et que ça en vaut la peine — et que c’est possible, acceptable même. » (ibid.).
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24Celui qui a fait revivre de multiples figures de l’insulaire Robinson, affirme donc nettement dans son histoire « en volume » la possibilité de la littérature. La conte‑enquête réfléchit la littérature dans tous les sens du verbe, la décompose, la recompose, l’image spéculaire est bien agissante, toujours ambivalente elle rassure comme elle inquiète, elle séduit comme elle déstabilise, tout à la fois enchanteresse et rigoureuse. « C’est simple », la formule de l’incipit fait retour dans l’explicit, « C’est simple » à partir du moment où l’on refuse de simplifier, de réduire pour faire rentrer dans le cadre, c’est « simple » à partir du moment où l’on embrasse toutes les contradictions, ce qui est du reste une caractéristique de Cadiot. Le philosophe Pierre Zaoui affirme en effet qu’« Avec lui, la littérature se met à penser en tous sens toutes les contradictions possibles et imaginables » (Le Monde, 12 juillet 201019). Son histoire volumineuse qui se déploie en deux tomes est un lieu-littérature, un lieu‑dit, un lieu‑commun un lieu où la contradiction est un commencement. Cadiot ne cherche pas à faire taire les pleureuses, mais ramène l’enquête vers le cri, vers son énergie, vers la collectivité du « on » « on peut crier sans vouloir absolument être entendu en sachant qu’on ne le sera pas et que ça en vaut la peine ». Somme toute, ce que nous dit Cadiot en ce début du xxie siècle de l’état de la littérature, c’est qu’elle doit rester « dans tous ses états » pour demeurer « récente et pour toujours ».