Une enquête roumaine sur la « littérature occidentale contemporaine » et ses enjeux idéologiques, en 1964
1Il fut une époque où, entièrement plongés dans l’Histoire, les intellectuels et les artistes (est-) européens concevaient et pratiquaient le monde tout autrement qu’ils ne le font aujourd’hui. Dans la rétrospective, nous pouvons parler d’une conception et d’une pratique du monde dans lequel le territoire politique était clairement marqué comme tel et excluait jalousement toute puissance politique d’objets, d’êtres ou bien de paroles qui refusaient de se « déclarer », parce qu’ils plaçaient ceux‑ci dans la soi‑disant réalité objective (la « science », la « nature »). Bien que, à la même époque, Barthes rétorquât à Jean Paulhan, qui lui avait intimé de répondre s’il était ou non marxiste, par « ce genre de questions n’intéresse d’ordinaire que les maccarthystes1 », il croyait lui aussi qu’il fallait « afficher ses choix2 », prendre position.
2L’enquête dont ce texte parle constitue peut‑être le moment le plus important au cours des relations entre la littérature roumaine et les littératures occidentales à partir du début de la Guerre froide et jusqu’à la fin de l’époque socialiste : les autorités politiques d’un pays qui se trouvait désormais du côté du « bloc de l’Est » avalisent un changement de direction dans le flux des importations culturelles et littéraires qui, dès 1948, privilégiait les échanges entre la littérature soviétique et les littératures des pays socialistes. Toutefois, l’importance de cette enquête qui a été peu étudiée même en Roumanie ne réside pas seulement dans le fait qu’elle aurait fait partie d’un ensemble d’actions permettant le retour à une pratique de la littérature relevant d’une idéologie esthétique post‑romantique, de « l’art pour l’art » ou bien de l’« autonomie esthétique3 ». Certes, les effets de cette enquête sur l’évolution de la littérature en Roumanie peuvent être lus en termes de « libération » culturelle, mais il faut pourtant remarquer, dès le début, un détail important : les trois « rapports » qui constituent cette enquête portant sur la littérature « occidentale » contemporaine (l’attribut « occidental » est important, car on discerne une tentative de neutraliser la perspective négative associée au monde occidental an tant que monde « capitaliste ») sont rédigés par trois personnalités culturelles qui allaient bientôt quitter la scène littéraire roumaine. Nicolas Tertulian, Georgeta Horodincă et Anatol E. Baconsky étaient parties prenantes de la révolution culturelle imposée par l’Union soviétique stalinienne à la fin des années 1940. C’est pourquoi il faudrait lire cette enquête non pas seulement depuis la perspective de l’histoire littéraire consensuelle, qui veut que l’éloignement du parti communiste roumain du parti soviétique ait « libéré » un soi‑disant « cours naturel » de l’évolution littéraire en Roumanie, mais également d’une manière plus littérale, selon laquelle l’ouverture des lettres roumaines vers les littératures occidentales ne signifiait pas une rupture entre la toute‑puissance du réalisme socialiste imposé en Roumanie par l’URSS et la pratique pure de toute idéologie de l’autonomie esthétique, mais le début d’une pratique littéraire véritablement émancipatrice.
3C’est depuis une telle position de synthèse, utopique peut‑être, que les trois critiques et théoriciens lisent leurs « rapports » (la dénomination officielle de leurs enquêtes) sur la dramaturgie, la prose et la poésie occidentales des vingt dernières années, au sein d’une Réunion plénière de l’Union roumaine des Écrivains, en mars 1964, devant une assistance nombreuse qui rassemblait tout ce qui comptait dans les lettres roumaines à l’époque. Un compte rendu détaillé de leurs interventions et des discussions qui se sont ensuivies est paru dans trois numéros consécutifs du la principale revue littéraire de l’époque, Gazeta literară4.
4Nous allons commencer par brosser un petit tableau historique dans lequel se place cette enquête sur la littérature contemporaine occidentale. Dans un second temps, nous allons nous concentrer sur les trois rapports en question, qui constituent le cœur des débats parus dans le journal, et sur les positions idéologiques et politiques, explicites et implicites, des trois auteurs. Enfin, nous allons conclure très brièvement sur l’importance d’engager un dialogue avec les positions exprimées lors de cette enquête aujourd’hui.
Une enquête littéraire et sa mise en scène politique
5Pour le cas de la Roumanie, il y a au moins trois ouvrages récents qui abordent le passage, assez rapide, entre une esthétique éminemment jdanovienne (ou bien stalinienne) de la littérature et la prise en compte des avatars du modernisme occidental de l’entre‑deux‑guerres. À part l’ouvrage d’Alex Goldis que nous avons cité, Mircea Martin publie en anglais un chapitre sur le réalisme socialiste en Roumanie5, et Adriana Stan, dans un ouvrage consacré à la réception du structuralisme en Roumanie, explique la justification idéologique des recherches en linguistiques et littérature, avant le dégel, par le recours à la décision de Staline de considérer que langue et grammaire n’ont pas d’idéologie, et ne font par conséquent pas partie de la superstructure6.
6Le tableau historique de l’époque est aujourd’hui facile à lire : après le rapport secret de Nikita Khrouchtcev devant le xxe Congrès du Parti Communiste de l’URSS (lu en 1956, mais rendu public progressivement), la compartimentation politique stricte entre le monde socialiste et le monde capitaliste (« frères » vs « ennemis », Est vs Ouest, progrès vs réaction, guerre impérialiste vs paix antiimpérialiste, capitalisme vs communisme, etc.) se relâche. Le nouveau dirigeant soviétique se montrait plus permissif avec le besoin des États socialistes de garder une autonomie accrue par rapport au « grand frère » qu’était l’URSS, que l’époque stalinienne leur avait interdite :
Reconnaître l’existence de systèmes différents, reconnaître à chaque peuple le droit de trancher lui‑même toutes les questions politiques et sociales concernant son pays, respecter la souveraineté et le principe de non‑ingérence dans les affaires intérieures, résoudre tous les problèmes internationaux par la négociation, voilà ce qu’implique la coexistence sur une base raisonnable7.
7Des craquelures surgissent sur la surface mate de la discipline du parti unique dont la direction s’efforçait de contrôler au plus près la dynamique des effets de la parole publique (la parole qui témoigne, la parole qui rapporte des faits historiques, la parole qui argumente et, évidemment, la parole figurale). Ce contrôle s’exerçait à travers une hiérarchisation stricte du pouvoir, faisant fi de cette autre hiérarchie discursive plus traditionnelle qui assied les métadiscours‑sujets (les différents discours scientifiques, dont celui de la critique littéraire) devant les discours‑objets (dans notre cas, les genres littéraires). Quel que soit le référentiel d’un discours officiel — économique, esthétique, scientifique ou bien proprement politique — le poids des énoncés se mesure selon la hiérarchie qui met en tête non le spécialiste ou bien l’homme de métier (l’intellectuel dans notre cas), mais l’homme politique, seul dispensateur de vérité.
8C’est ainsi que dans l’amont de notre enquête littéraire il faut placer un signal politique, représenté notamment par la mise en effet de la thèse de la « coexistence paisible » des systèmes socialiste et capitaliste. C’est ainsi que fin mars 1964, dans un encadrement a priori rigide, a lieu la « Réunion Plénière de l’Union des Écrivains Roumains (UER) » dans laquelle trois camarades, critiques et théoriciens littéraires des plus connus, et évidemment figures de proue de l’establishment culturel de la république populaire, font trois exposés sur la prose, la poésie et la dramaturgie occidentales contemporaines, suivis par des débats et des commentaires qui engagent plusieurs dizaines d’écrivains membres. Ce qui est d’emblée remarquable, c’est évidemment la mise entre parenthèses de la référence à la littérature soviétique (à laquelle des renvois très rares se font pourtant), et les lectures détaillées qui s’y font d’ouvrages parus en français, en anglais, en allemand, en italien et en espagnol, parfois mêmes dans des langues scandinaves. La justification de cette enquête procède de l’idée que l’écrivain n’est pas censé acquiescer aux idéologies bourgeoises qui façonnent les sociétés dans lesquelles il vit8. Il s’agit cette fois plutôt d’une réconciliation, certes sélective, avec un monde qui avait été considéré globalement ennemi après 1948 : la compétition guerrière se mue en concurrence paisible pendant cette époque de floraison économique et d’émancipation à travers la plupart des pays du monde que sont les années 1950‑1960.
9Anatol E. Baconsky était poète et traducteur. Il allait s’opposer, après 1956, au dogmatisme esthétique jdanovien et avait été à l’époque pris à partie dans la presse roumaine encore prisonnière du réalisme socialiste. Le fait que ce fût lui qui avait été désigné pour parler de la poésie occidentale au nom de l’Union des écrivains en dit long sur les effets du dégel culturel déjà en cours. Les deux autres voix étaient celles de Nicolas Tertulian, théoricien connu en France, disparu récemment, en septembre 2019 (il aborde dans son rapport la dramaturgie) et de Georgeta Horodincă (qui écrit sur la prose), sa femme, critique littéraire assez grossière dans la manière de s’opposer aux tendances esthétiques qui s’écartaient de la ligne officielle (et de l’idée que toute politique culturelle est d’abord une politique promue par le Parti communiste)9.
10La mise en scène est calquée sur les réunions du parti. Mihai Beniuc (poète, président de l’UER) la préside et, dans son discours d’accueil, il rappelle une réunion du Parti Ouvrier (la dénomination du parti communiste roumain à l’époque) dont l’esprit d’ouverture est appelé à veiller sur l’événement littéraire : « Nous ne voulons plus vivre entre nous, en cercle étroit » concède‑t‑il, car « l’échange d’opinions contradictoires ne peut que servir à leur entente mutuelle10 ».
11Pourquoi insister sur une hiérarchie discursive générale, alors qu’il s’agit ici de rendre compte d’une enquête littéraire ? Précisément parce que le faire, c’est savoir trouver, comme dans une anagogie, la parole politique qui la surplombe et à laquelle elle renvoie toujours. Un lecteur français pourrait avoir une impression de déjà‑vu, peut‑être, s’il pense aux liens de co‑production qui nouaient culture et politique à l’époque du Grand Siècle. Et il aura raison, aux degrés d’étendue et d’intensité près, puisque, au milieu du xxe siècle, contrairement à l’époque de Louis XIV, la littérature était devenue un phénomène de masse. Ses enjeux étaient devenus les enjeux de toute une société, et non seulement d’une seule classe. Le début de la guerre atomique a fait comprendre qu’une révolution armée communiste au niveau global serait impossible. Le plan Marshall avait démontré que ce n’était pas par la force brute que les conquêtes se feraient désormais dans un monde qui détenait l’arme atomique, mais plutôt à travers diverses stratégies de captatio benevolentiae. C’est ainsi que la politique de la coexistence pacifique promue par l’URSS entendait enterrer la hache d’une guerre désormais surhumaine, et proposer à sa place une compétition entre deux modes de vie, avec leurs éthiques, politiques, économies et cultures respectives, tout en comptant sur la force de l’utopie (socialiste et communiste) contre la réalité (impérialiste et capitaliste). Or, la culture littéraire devenait, pour un monde dont les sociétés se trouvaient devant une accélération sans précédent du taux d’alphabétisation (qui passe, au niveau mondial, entre 1950 et 1990, de moins de 40% à 80%11), un enjeu essentiel. Considérer les artistes et les écrivains des pays non‑socialistes des ennemis, et cela dans un contexte géopolitique résolument anti- et postcolonial, devenait absurde.
12Comment apparaît la littérature occidentale contemporaine, vingt ans après que les liens avec elle avait été réduites à quelques traductions éparses, à une polémique mordante et souvent pamphlétaire ? Elle est d’abord très riche, et les trois orateurs ne se privent pas de le dire. Le fil rouge qui traverse ces trois exposés reste toutefois celui d’un dilemme très bien saisi par Barthes — toujours lui — lors du texte qu’il prépare pour une réunion littéraire à Belgrade, soit dans la capitale du seul pays de l’Est qui n’ait pas dû se plier aux exigences du réalisme socialiste :
Ainsi se trouve‑t‑on devant un double échec : ou bien la critique rend compte de l’Histoire, mais en idéologisant l’œuvre elle l’irréalise ; ou bien elle rend compte de l’œuvre mais, en la substantifiant, elle irréalise l’Histoire. Je suis persuadé pour ma part que ce double échec est temporaire (…)12
La prose
13Dans bien des cas, et notamment dans le rapport de Georgeta Horodincă, ce choix est déjà réalisé : la révolution socialiste, soit l’Histoire, placée au‑dessus de l’œuvre, en commande la réussite ou bien l’échec. La littérature, pour Horodincă, est inscrite dans la réalité du progrès de l’Histoire. Le recours à l’individuel (« l’œuvre », pour Barthes) y est vu comme une défaillance des auteurs qui n’ont pas su bien cerner : « beaucoup d’écrivains cherchent une solution dans le monde intérieur, dans l’étude de la conscience humaine, la seule réalité au nom de laquelle, croient‑ils, ils puissent parler, la seule qu’ils puissent représenter.13 » Marquée par l’absurde, la littérature occidentale l’est en tant qu’elle interroge moins la condition humaine métaphysique, mais sa constitution sociale, plus concrète. (Alberto Moravia, par exemple, verrait, selon elle, dans l’indifférence une « maladie » du monde contemporain. L’indifférence est, avec la nausée ou encore l’ennui, liée à « l’atmosphère sociale »).
14D’autre part, Horodincă constate que la prose contemporaine avance de plus en plus dans la direction d’un réalisme documentaire, qui exclut le romanesque. Elle donne pour exemple « la littérature de témoignage », avec par exemple Carlo Lévi, Le Christ s’est arrêté à Eboli (1945). Il y aurait ainsi une tendance à insister sur l’événement concret : « le témoignage, le document, les dossiers d’existence (…) » auraient dans la prose contemporaine un poids de plus en plus grand14. Pour ce qui est des jugements sur la littérature française contemporaine, il est intéressant de remarquer que, marquée par le Nouveau Roman robbe‑grilletien, elle est sujette à caution idéologique à cause de sa « neutralité » par rapport aux maux sociaux qui l’entourent. Horodincă met Robbe‑Grillet dans une lignée existentialiste dans laquelle s’inscrivent Kafka, Joyce, et encore Faulkner. Kafka, Joyce et Robbe‑Grillet expriment trois types de rapports envers ce qu’on pourrait appeler un humanisme réaliste (qui s’opposerait à l’humanisme métaphysique dans lequel s’inscrirait avant tout l’existentialisme français). L’interprétation du Procès de Kafka dans un angle réaliste‑critique peut parfois prêter à sourire. Pourtant, lue aujourd’hui, dans la clé de la littérature de la « réparation » qui « invente ses formes de réparation des injustices et d’accueil de la pluralité des modes d’existence15 », elle gagne une valeur que les tenants de l’autonomie esthétique ont pu lui dénier. Pourquoi ne pas lire le drame du personnage kafkaïen selon un humanisme situé, selon ce terme qui a fait fortune sous la plume de Donna Haraway16 :
Le sens de cette parabole cherche à mettre en lumière l’échec de l’existence humaine, qui a été créé pour mener sa vie selon certaines exigences et dans l’esprit d’une certaine loi qui lui est propre et qu’il convoite sans cesse. Absurdement, le déroulement de la vie dans l’esprit de ses lois lui est refusé : un gardien invulnérable lui interdit l’accès. Le gardien est invulnérable, mais l’homme il est lui aussi invincible dans la poursuite de son idéal17.
15Le roman était en train d’être traduit en roumain, il allait être publié en 1965, mais déjà l’époque avait changé : pour Romul Munteanu, l’auteur de la Préface pour la traduction roumaine, et qui prend ses références critiques chez Pierre de Boisdeffre et chez Albérès, il s’agit d’un grand roman de l’individu. Réconcilier réalisme socialiste et singularité de l’œuvre, comme dans les vœux de Barthes, n’était plus nécessaire, en Roumanie18.
16Horodincă opère une autre distinction dans son rapport, entre les romans construits autour des symboles, et les histoires dont le rendu obéit à une esthétique de l’authenticité. L’emploi du symbole (La Peste, La Montagne magique), qui exploite l’idée de la littérature en tant que convention figurale, échoue, toutefois, à préciser une position par rapport au monde, puisque les symboles montent trop vite vers une généralité qui traverse et défait les camps idéologiques, en désorientent le lecteur. Le figural exprime parfois l’impossibilité de « prendre une décision ». Ce reproche fait valoir combien la littérature était encore considérée comme le lieu d’un choix idéologique et en fin de compte moral dont l’écrivain était responsable devant ses lecteurs. La demande qui lui était adressé d’exercer envers ceux‑ci une sorte de contrôle paternaliste prolonge les cadres sociaux dans lesquels la littérature occidentale s’était développée au xixe siècle, mais la critique de Horodincă vise juste autrement que depuis la perspective restreinte du réalisme socialiste : la peste, dans le roman homonyme de Camus, rend abstraite une condition humaine qui, dès lors, cesse d’être tout à fait humaine. Quoiqu’il soit peu probable — mais non impossible — que Georgeta Horodincă ait été au courant de la polémique qui avait opposé Camus et Barthes, son désaveu du « symbole » va dans le sens du reproche que Barthes adresse à La Peste :
Seulement, le mal a quelquefois un visage humain, et ceci, la Peste ne le dit pas. Se défendre de la Peste, et c’est en somme, en dépit des efforts du livre, problème de conduite plus que de choix. (…) L’Histoire ne propose pas que des fléaux inhumains, mais aussi des maux très humains (des guerres, des oppressions) et pourtant tout aussi meurtriers, sinon plus19.
17Le besoin de situer le mal est constant à chaque fois que la littérature est pensée comme pratique immergée dans et rapportée au monde. Demander à la littérature de situer ses fictions, ses propos, et encore sa forme, ne relève pas d’un quelconque préjugé idéologique. Horodincă ne renvoie pas, dans son rapport, au « degré zéro de l’écriture », mais l’idée y est présente sous une formule différente, d’une rhétorique qui rend « invisibles » les « moyens artistiques » mobilisés par l’écrivain. Pour Horodinca, un tel style, indifférent ou blanc ou encore invisible, peut toutefois glisser vers un refus de la psychologie qui suscite la récrimination à l’encontre de l’anti‑humanisme de Robbe‑Grillet (avec son Labyrinthe). La vie présentée « telle quelle » aurait pour conséquence le fait que « la figure humaine s’estompe », ce qui mène à « la mort du roman ». Qui plus est, nier « toute » idéologie remplace en fait une idéologie progressiste par une autre, rétrograde. L’effet idéologique y est celui de la réaction, selon lequel « toute révolution échoue en fin de compte, l’histoire se répète en cercle clos ».
18Les charges à l’encontre du Nouveau roman20 ne s’arrêtent pas sur Robbe‑Grillet : Jean Genet se serait laissé happer par la déchéance qu’il dénonce :
Jean Genet prêche sciemment, dans Le Journal d’un voleur et ailleurs, une philosophie du Mal, et il y fait ouvertement l’apologie du crime, de la délation, de la traîtrise, des vices sexuels, etc. On aurait du mal à évaluer la protestation de l’auteur contre le monde bourgeois dans lequel il vit, quoique — chose curieuse — l’écrivain soit tout le temps conscient de l’abjection dans laquelle il baigne et il en fait cyniquement l’éloge, afin de scandaliser l’honorabilité hypocrite du bourgeois21.
19Samuel Beckett quant à lui (il s’agit sans doute avec la trilogie Innommable, Molloy, Malone Meurt) met en scène des « êtres larvaires, ayant perdu leur conscience ». Tout de même, il y aurait une nuance qu’il vaut la peine de souligner : le lecteur découvre chez Beckett, « une certaine tristesse, un certain lyrisme qui manifestent un effort minimal de désolidarisation du sordide » : c’est que toute forme possède une puissance esthétique et politique à la fois. C’est précisément cette « responsabilité de la forme » que le réalisme socialiste dans sa version la plus simpliste, jdanovienne, avait eu du mal à prescrire22, et c’est précisément elle qui est visée par Horodincă à travers cette concession de jugement sur une littérature dont la thématique est condamnée, mais dont la forme arrive à lui trouver une grâce inattendue.
Le théâtre
20Avant de passer à la poésie, le second genre littéraire dans le parcours de l’enquête en question, arrêtons‑nous d’abord sur le rapport intitulé « Aspects de la littérature dramatique occidentale », rédigé et présenté par N. Tertulian23, puisqu’il s’enchaîne plus naturellement au premier. D’une part, des écrivains tels que Camus et Beckett y reparaissent en tant qu’auteurs dramatiques, d’autre part parce Tertulian approfondit encore la distinction entre un humanisme théorique, abstrait, et un autre humanisme situé et ouvertement idéologique (en dépit de quelques exagérations quant à son enracinement socio‑économique). Mais, à la différence de Goergeta Horodinca, le philosophe choisit d’assumer une position moins militante devant les textes qu’il juge. Il se contente souvent de décrire le dilemme qui tourmente l’écrivain occidental, entre la littérature qui dit une psyché et ses projections, et la littérature qui dit un monde « positif », constitué de situations concrètes et immergé dans l’Histoire.
21En plus, Tertulian sait choisir comme point de départ de son état des lieux des polémiques menées en Occident qui arrivent à mettre le lecteur dans la situation de juger lui‑même le bien‑fondé des opinions rapportées. Il sait aussi intéresser le lecteur roumain, car comment pouvait‑il omettre dans son rapport le nom déjà mondialement connu d’Eugène Ionesco ? Au départ de son compte rendu, Tertulian place la conférence que Sartre avait donnée à la Sorbonne, en mars 1960, sur le théâtre (« Théâtre épique et théâtre dramatique »). Il introduit de la sorte une discussion qui vise deux grandes tendances, le Nouveau théâtre français (Beckett et Ionesco notamment, mais aussi Adamov) et différents types de réalisme, dont celui de Bertold Brecht, considéré comme le plus important. Cette division recoupe la distinction sartrienne entre « théâtre dramatique » et « théâtre épique », mais chaque direction comporte des nuances. Durrenmatt, du côté de l’épique, prescrit la comédie tragique comme formule idéale pour rendre compte du monde contemporain (dans les conférences données sous le titre initial de Problèmes d’une dramaturgie pratique — Theaterprobleme, 1955). Dans la même lancée s’inscrit la jeune génération de dramaturges et de poètes britanniques — The Anger Generation (John Orborne et John Arden, entre autres). Arthur Miller est convoqué lui aussi dans un argument qui montre comme le théâtre contemporain arrive mieux à cerner la réalité à travers des formes de réalisme qui excluent « le spectacle du libre‑arbitre », allusion notamment au théâtre existentialiste. D’ailleurs, Tertulian situe celui‑ci dans une même lignée que le théâtre de l’absurde : dans les deux cas, il s’agit d’avoir recours à ce que Horodincă avait appelé le « symbole » qui suspend la référence quotidienne et/ou historique. Si le public peut être choqué par des produits scéniques du théâtre dramatique, le théâtre réaliste n’a rien à lui envier : y est rappelé Le Vicaire, de Rolf Hochhuth, pièce dans laquelle le Pape Pie XII est jugé complice de la montée du fascisme. Dans ce type de théâtre, également, les moyens techniques permettent une mise en scène plus riche et plus ample.
22Enfin, les deux types de théâtre, dramatique et épique, dévoilent deux conceptions sur et envisagent deux types d’actions contre le Mal : une conception déterminée, socio‑historique, qui responsabilise les humains en tant que membres des sociétés actionnées par une dialectique historique qu’elles peuvent assumer, seul cadre dans lequel les conflits se laissent comprendre et lever, et une conception métaphysique, transhistorique et extra‑sociale, dont les évolutions ont du mal à être saisies. Le dialogue entre ces deux conceptions est illustré par le résumé de la polémique qui avait opposé à la fin des années 1950 le critique britannique Kenneth Tynan et Eugène Ionesco, chacun prenant le parti du théâtre réaliste et social, pour le premier, et d’un théâtre de la condition humaine, inaccessible depuis le point de vue du matérialisme historique, d’autre part24. Dans le cas de Ionesco et puis dans celui de Beckett (notamment avec En attendant Godot), Tertulian ne cesse de souligner la brillance littéraire, « l’originalité indiscutable » des créations. En suivant toute l’œuvre de Ionesco depuis La Cantatrice chauve jusqu’au Tueur sans gages, Tertulian remarque une évolution apparentée à celle esquissée par Barthes, chez Camus : peu à peu, le thème de l’absurde perd ses attaches sociales et historiques — chez Ionesco, ce processus a une assise linguistique en premier lieu, et non plus symbolique — pour arriver à une « soi‑disant vision ontologique de l’existence humaine » faisant fi de toute idéologie, et de l’Histoire avant tout. Tertulian insiste longuement sur le parcours de l’œuvre de Ionesco, sachant évidemment que les lecteurs roumains s’y intéresseront particulièrement, puisque Ionesco était le seul écrivain d’origine roumaine à renommée mondiale dont l’œuvre pût être reconnue par un régime socialiste sans que cela contrevînt aux principes d’un régime marxiste (à la différence des œuvres de Cioran et d’Eliade, et bien que ceux‑ci aient été en fin de compte également acceptés, voire encensés par les autorités culturelles, selon leurs intérêts, avant la chute du communisme).
La poésie
23Enfin, pour ce qui est de la poésie, Anatol Baconsky, dans son rapport intitulé d’une manière plus synthétique « La Poésie occidentale contemporaine », propose une autre distinction, empruntant toutefois la même voie que ses collègues dans l’effort de distinguer entre d’une part une poésie plus concrètement liée au monde et, d’autre part, une poésie abstraite, héritée des avant‑gardes et tributaire d’une vision orphique sur la poésie. Certes, il a du mal à employer le terme de « réalisme » à propos de la poésie, mais il arrive néanmoins à mettre en évidence toute une création poétique en quête d’authenticité, qui se fait moins en France et plutôt aux États‑Unis, en Angleterre, en Italie ou encore en Espagne et au Portugal. L’autre poésie, c’est la poésie cantonnée dans le travail sur le langage, d’inspiration mallarméenne. On retrouve chez Baconsky une même réserve envers la littérature française contemporaine, partagée par ses confrères à propos de la prose et du théâtre. Comme dans le cas de la littérature dramatique et du roman, quand l’auteur en vient à parler de la poésie française contemporaine, ce qu’il y découvre le laisse sur sa faim. « Un peu moins vivante est l’atmosphère de la jeunesse française », constate‑t‑il, pour citer à l’appui le linguiste Georges Mounin, pour lequel la poésie française contemporaine, « ça fait penser aux pires œuvres de Kandinsky et de Klee ». Néanmoins, tous trois partagent une même fascination pour les grands auteurs français (il est vrai que, dans le cas de la poésie, il n’y avait pas en France de nom à la hauteur de Sartre ou de Camus).
24À la différence de Horodincă et de Tertulian, Baconsky introduit un repère pour réunir les deux types de poésie : à la racine de la poésie contemporaine, ce sont les avant‑gardes, aujourd’hui vieillies. Il donne en ce sens l’exemple de Maïakovski, « inconcevable sans le cubo‑futurisme de Vélimir Khlebnikov25 ». La bourgeoisie avait entre‑temps assimilé les chocs modernistes, et cet apprivoisement est pour Baconsky, tout comme pour Tertulian qui avait abordé également ce sujet dans son intervention, un argument en faveur de leur rejet : à quoi bon épater le bourgeois, si le même bourgeois s’y accommode vite et enlève toute valeur critique à ces actes ?
25D’autre part, mises à l’épreuve devant les événements historiques récents, « les conceptions esthétiques de Croce, de Gottfried Benn et de Paul Valéry sont dépassées26» : l’art pour l’art n’était plus une solution pour dire le monde poétiquement. Il faut passer, affirme l’orateur, d’une pratique mallarméenne du langage‑objet à une pratique pragmatique et plus instrumentale du langage qui communique. La poésie renoncerait désormais à fétichiser le langage et arriverait à dire le monde plus simplement. Les innovations se laisseraient lire plutôt du côté de leur attitude envers la réalité. De nouveaux groupes de poètes qui ont en commun moins un art poétique qu’un « esprit commun » portent divers noms dans différents pays. Les « jeunes furieux » écrivent en Angleterre, les poètes « beat », aux États‑Unis ; la poésie italienne les rejoint dans la révolte (Pasolini). Salvatore Quasimodo, récent prix Nobel (1959), est cité souvent pour ses opinions qui montrent comment la poésie contemporaine a pris un tour pragmatique par rapport à la manière dont les poètes modernistes se rapportaient au monde : « le poète d’aujourd’hui ne se demande plus quel est le sens de la vie, mais comment et pourquoi on vit de la manière dont on vit27 ». Avec des propos dans la même direction sont cités T S Eliot (qui remarque « un retour vers le langage ordinaire ») et le péruvien César Vallejo : la poésie ne doit plus s’afficher comme « poétique », elle « ne doit pas s’afficher comme moderne ou non moderne28 ».
26Enfin, Baconsky constate que l’heure est à la découverte de poètes qui, du temps de leur vie, n’étaient pas appréciés de la même manière : le poète espagnol Mauel Machado, le poète italien Umberto Saba, mais aussi Ungaretti, puis Georg Trakl et Georg Heym possèdent des œuvres en train d’être relues et mieux appréciées. Du côté des États‑Unis, il s’agit de Carl Sandburg, de Robert Frost et encore d’Edgar Lee Masters. Dylan Thomas est un autre poète américain en train d’être mieux relu. L’accent que Baconsky met sur la nouvelle poésie états‑unienne a de quoi surprendre, car il s’agissait d’un territoire somme toute « ennemi », et d’un genre littéraire dont la première vertu n’est pas de décrire la réalité.
Usages contemporains d’une enquête littéraire de 1964
27Cette avalanche de noms étrangers avait de quoi surprendre : dans la plupart des cas, il s’agissait d’écrivains peu connus et dont l’accueil dans la Roumanie stalinienne était mitigé (Camus, Sartre, Ionesco) ou bien vraiment négatif (Beckett ou Robbe‑Grillet). Il y avait aussi des auteurs qui faisaient encore peur rien qu’à prononcer leurs noms : Heidegger, par exemple, pourtant mentionné par Baconsky dans son rapport29. Pourtant, les noms d’Eliade et de Cioran sont passés sous silence, comme l’est celui de Céline et comme le sont de nombreux autres, en dépit d’un succès indéniable à travers l’Europe du moins (Françoise Sagan par exemple). Derrière tout ce projet d’enquête, il y avait sans doute l’idée de prouver que la littérature occidentale avait pris acte, voire anticipé la révolution sociale qui s’était produite dans toute une partie du pays. Les écrivains, où qu’ils habitent, constituent partout une avant‑garde politique, et ce serait une erreur de condamner ceux qui ont eu le malheur de naître et de travailler ailleurs que dans les pays où les régimes socialistes ont eu gain de cause. La conclusion avec laquelle Tertulian achève son rapport est en ce sens typique pour la position de l’intellectuel socialiste qui renonce au combat direct et se contente d’attendre, car l’escathon communiste est, pour lui, heureusement inéluctable :
La controverse entre l’avant‑gardisme des promoteurs du « théâtre de l’absurde » et les partisans d’un théâtre de facture humaniste et réaliste (dans le sens le plus large du terme) trouvera son dénouement dans la solution finale que recevra la lutte entre les deux idéologies contradictoires à la conquête de la conscience de l’homme des sociétés occidentales contemporaines.30
28Une telle attitude, qui substitue l’expectative sage à l’offensive violente devant l’autre versant de l’Histoire, présageait de beaux lendemains pour la réinsertion de la littérature roumaine dans ce qu’on appelle aujourd’hui « littérature mondiale ». Malgré la fréquence de l’attribut « occidental » dans les trois rapports rédigés suite aux enquêtes sur les évolutions de la littérature contemporaine, on a pu remarquer que le territoire exploré s’étend vers les littératures hispanophone et lusophone sud‑américaines, et que des allusions à l’ensemble de la littérature européenne n’y manquent pas non plus (littératures scandinaves, littératures russe, soviétique, tchèque). On est certes très loin de l’empan de ce que de nos jours on appelle « littérature mondiale », mais on est déjà devant un espace littéraire en quelque sorte réconcilié par‑dessus les frontières politiques. On remarque également — en dépit d’un vocabulaire parfois maladroit, dont les extraits choisis ci‑dessus témoignent sans doute — que la tendance à privilégier le réalisme contre les divers « idéalismes31 » ne se réduit pas au réalisme socialiste. D’ailleurs, le syntagme figure une seule fois dans les trois rapports, chez Georgeta Horodincă. Les déclinaisons du réalisme comprennent, en poésie notamment, une réappropriation du monde de la part des poètes « beat » américains cités par Baconsky, et dont les poètes roumains de la génération 1980 en Roumanie s’engoueront au moment des débats sur le postmodernisme32. On n’exagère en rien si on lit toute l’enquête consacrée à la poésie contemporaine à travers la double lentille de l’esthétique pragmatiste et du marxisme : les « beatniks » ont beau être dans la confusion, ils n’en poursuivent pas moins la voie d’une poésie de la révolte. Certes, faute de cette conscience idéologique que l’on appelle encore de ses vœux, cette révolte est battue en brèche, mais son esprit demeure, tout comme la vision esthétique qui la sous‑tend. C’est pourquoi Baconsky étend son compte rendu bien au‑delà des frontières des « grandes cultures » occidentales pour arriver à parler de toute une série de poètes hispano- et lusophones, dont Fernando Pessoa est le nom le plus en vue.
29Cette enquête a été oubliée assez vite, ne serait‑ce parce que les trois chargés de mission qui avaient entrepris leurs enquêtes et livré leurs résultats appartenaient à une institution culturelle qui, avec l’arrivée au pouvoir de Nicolae Ceausescu, allait se renouveler. Mais il faudrait reprendre les sous‑titres des deux ouvrages que nous avons cités au début de cet article, « Du réalisme socialiste à l’autonomie de l’esthétique (Alex Goldis33) et « de l’art pour l’art aux écritures d’intervention » (Alexandre Gefen), afin de pouvoir loger un croisement essentiel des rythmes dans la dynamique littéraire au xxe siècle, très évident dans le cas des pays de l’Est. Si on a pu parler d’un rapprochement progressif entre l’art et le monde (sous diverses déclinaisons, dont la dernière semble être « Gaia34 ») et d’une prise de conscience progressive de différents enjeux, notamment les enjeux politique et éthique de la littérature, cette évolution peut être suivie selon deux versions. Dans la version euro‑occidentale (le lecteur nous pardonnera cette simplification), il s’est agi de résistances institutionnelles, visibles par exemple dans les écrits de Roland Barthes, et dont Alexandre Gefen35 vient de faire l’état très récemment pour le cas de la littérature française notamment. Dans la version des pays de l’Est — en dépit, encore une fois, des différences au cas par cas — la perspective héritée du romantisme a subi un choc puissant avec la prise de pouvoir des partis communistes et d’une forme brutale de réalisme socialiste. Les résistances intellectuelles ont été vite levées, mais ce fut au prix exorbitant de la mort, de la prison et de l’exil. Cette advenue brutale d’une politisation à outrance de la littérature a fait long feu au bout d’une quinzaine d’années (1947‑début des années 1960), mais elle a entraîné le rejet de toutes les valeurs qu’elle avait imposées, y compris la préférence du réalisme et d’un engagement plus poussé dans et pour le monde. C’est pourquoi le point d’équilibre qu’exprime cette triple enquête, entre la violence répressive de tout autre type de littérature que celle créée selon les principes d’un réalisme socialiste obtus, et une pratique littéraire bourgeoise concourant au statu quo, ne pouvait être qu’instable.
30La direction qui va du « réalisme socialiste » vers « l’autonomie de l’esthétique » est évidemment un mouvement régressif. Nous avons essayé d’en parler lors des études que nous avons publiées sur la réception roumaine de Barthes. Nous ajouterons seulement que, avec la réaction engendrée par la fin des injonctions jdanoviennes dans le champ littéraire roumain, à partir du milieu des années 1960, les prescriptions implicites qu’on trouve dans ces trois rapports — dont notamment le choix des écritures « réalistes » de toutes sortes — ont dû passer inaperçues, et certaines d’entre elles se sont fait entendre seulement à la fin du régime communiste, avec la montée du postmodernisme. Les trois auteurs allaient d’ailleurs quitter la littérature roumaine : Georgeta Horodincă et Nicolas Tertulian quitte le pays et s’établissent à Paris, en 1980, alors que A. E. Baconsky est tué par le tremblement de terre qui a ravagé la Roumanie le 4 mars 1977.
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31À relire cette enquête aujourd’hui, alors que l’idée de littérature ne cesse de s’enrichir au contact de diverses pratiques de création dans lesquelles le texte n’est plus seul, et dans lesquelles les rapports au vivants et aux objets du monde, voire à la planète, ne semblent plus de la science‑fiction, occupant même le centre des débats intellectuels36, on se rend compte qu’un travail de redécouverte d’écrivains et d’essayistes dont les positions ont manqué les échos qu’ils méritaient à cause d’un moment historique défavorable est urgent.