Dans la maison des morts. Deuil et pratiques attentionnelles dans Comment j’ai vidé la maison de mes parents de Lydia Flem et Avant que j’oublie d’Anne Pauly
1Le travail du deuil et la relation aux morts dans la littérature, et particulièrement sous l’angle du care, ont déjà souvent été traités, avec une grande justesse, dans nombre de colloques et articles1. Il s’agit ici de poursuivre la réflexion engagée et de l’entraîner vers le souci d’autrui à travers la matérialité du deuil en s’appuyant notamment sur deux récits qui mettent au cœur de leur écriture et de leur narration la maison parentale après la mort de leurs occupants. Avec Comment j’ai vidé la maison de mes parents (2004) de Lydia Flem et Avant que j’oublie (2019) d’Anne Pauly se pose la question de l’attention aux morts à travers le tri des objets. Comment se soucier des disparu.e.s sans que cela prenne nécessairement la forme d’un tombeau ou d’un devoir de mémoire rigide ? Comment l’écriture permet-elle la suture, la reconstruction du lien et son entretien ? Comment la littérature permet-elle, ainsi que l’exprime Évelyne Gagnon à propos de la poésie de deuil, la transmission de « différentes formes de souci de l’autre2 » ? Parmi ses différentes formes, nous nous attacherons plus particulièrement, à travers ces deux textes, à la pratique attentionnelle qui se poursuit par-delà la mort des individus. Si les morts ont disparu physiquement, ils continuent à habiter le monde des vivants notamment par les traces matérielles de leur passage représentées par les objets qu’ils laissent derrière eux et qui se chargent de souvenirs, d’histoires faisant dire à Lydia Flem comme en écho à la fameuse question de Lamartine3 : « les objets ont une âme, je me sentais chargée de les protéger d’un trop funeste destin4 ». Cette attention s’inscrit dans le cadre de la théorie du care telle qu’elle a été théorisée et étudiée notamment par Fabienne Brugère et Sandra Laugier, c’est-à-dire non pas dans sa seule dimension affective mais aussi dans un aspect politique dont il est bien question chez Lydia Flem et Anne Pauly et qui consiste à faire entendre les voix qui ne sont plus, celles d’anonymes qui bien souvent n’ont jamais vraiment eu droit à la parole et se sont fait discrets leur vie durant. Il s’agira de voir tout d’abord que cette attention s’exprime dans la matérialité même du deuil traduite par le procédé de l’énumération qui rend compte du débordement d’objets à trier et de toutes les traces des vies humaines qu’ils portent en eux. S’occuper des objets c’est aussi entretenir et reconstruire un lien avec leurs propriétaires disparu.e.s, tel sera l’objet du second point. Enfin, il conviendra d’examiner la façon dont, en articulant poétique et éthique, cette vision étendue du care permet, à travers la création littéraire, d’offrir un espace à ces voix désincarnées ainsi qu’un véritable statut de sujet à celles et ceux qui ne sont plus.
L’énumération, une figure privilégiée pour dire la matérialité du deuil
2Comme l’écrit Lydia Flem, « les choses ne sont pas seulement des choses, elles portent des traces humaines5 » et c’est précisément ce qui rend difficile le face-à-face avec les objets des morts. Trier peut alors très rapidement devenir une corvée, peut occasionner un redoublement de la douleur que ne cachent ni Lydia Flem ni Anne Pauly. La première qui est aussi psychanalyste explique que c’est « une des expériences les plus pénibles qui soit6 » et, utilisant le vocabulaire de sa discipline, elle ajoute que c’est même « la tâche la plus lourde d’affects multiples, contradictoires, qui se puisse imaginer7 ». La seconde rend compte de cet aspect pénible par le temps qu’il lui aura fallu pour la mener jusqu’au bout, de longs mois qui s’étirent du décès du père à la Toussaint jusqu’au printemps suivant et par la réaction de son frère qui, comme elle l’écrit, « s’était vraiment fait rare ces derniers temps8 » et qui, quand il revient enfin, ne le fait que « tard et à contrecœur9 ». À cause de contentieux qui l’ont opposé au père, le frère déclare : « Je ne veux rien de cette maison ni de cette histoire, ni meuble ni vaisselle ni livre, ni rien. Maman m’a écrit une ou deux lettres, j’ai quelques souvenirs, ça me suffit largement10 ». Ce comportement, la blessure en plus, fait écho aux comportements, décrits par Lydia Flem, de ceux et celles qui sont « partisans de tout jeter par-dessus bord, désirant dans leur frénésie de toute-puissance n’être nés que d’eux-mêmes et faire du passé table rase11 ». Que l’on refuse cette tâche ou que l’on s’y attelle consciencieusement, ce sont bien souvent les deux faces d’une douleur qui s’exprime différemment. Les deux auteures, elles, choisissent d’affronter ce travail qui semble sans fin comme le donne à voir l’énumération de verbes à l’infinitif qui ressortissent au champ lexical du rangement et du vidage qu’utilise Lydia Flem – « il faudra trier, évaluer, classer, ordonner, emballer, mais aussi choisir, donner, jeter, vendre, garder12 » – ou encore l’énumération des papiers gardés par ses parents pendant plus de cinquante ans : « les correspondances et les souvenirs côte à côte avec les extraits de banque, les factures de téléphone et d’électricité, les primes d’assurances ou les doubles des feuilles des impôts13 ».
3Anne Pauly, elle aussi, énumère les choses dont il faut s’occuper (« factures, relevés de comptes, lettres, livres, habits, bibelots, bols, tasses, fournitures, meubles et objets personnels14 ») et celles qui se trouvent dans les tiroirs du gros meuble du living d’abord des limes, des pinces de toute sorte puis des vis et des clous :
J’ai extrait du tiroir une deuxième boîte remplie de bocaux contenant vis à bois, vis à béton, chevilles longues rouges, chevilles courtes, crochets, crochets moyens à visser, gros crochets à visser, clous larges, clous longs, clous à tête plate, clous larges et longs à tête plate, clous fins et longs, clous à tête d’homme, clous X, clous vitriers, clous tapissiers, petits clous et clous microscopiques15.
4L’énumération est, chez les deux auteures, une figure privilégiée pour dire le tri et rendre compte de l’ampleur impressionnante de la tâche. Chez Lydia Flem, elle s’accompagne d’un très grand nombre de questions rhétoriques qui traduisent ses contradictions, ses affres, ses doutes. Une question en particulier revient dans tout son récit. Elle concerne la culpabilité à s’approprier, même légalement, les biens des disparu.e.s :
Comment se peut-il que l’héritage nous autorise en un instant radical à nous saisir de ce qui n’était pas à nous quelques heures plus tôt, à en obtenir la plus totale jouissance, sans restriction, sans transgression ? Comment pénétrer dans des lieux qui n’étaient jusque-là, et depuis notre naissance, pas les nôtres16 ?
5Cette accumulation de questions est doublée d’une énumération d’actions liées à la destruction, à la rapine : « Pourquoi pouvons-nous en toute impunité y puiser, y jeter, y détruire, ce que bon nous semble17 ? » Elle interroge le droit à s’approprier les objets des défunts non sur un plan légal, mais sur un plan moral. En disposer devient pour elle un véritable acte de razzia qu’elle résume ainsi : « Vider, quel mot sinistre, il résonne mal, évoque immédiatement l’idée de piller une tombe, de dérober des secrets au royaume des morts – la malédiction des pyramides –, donne la sensation de ressembler à des rapaces, des détrousseurs de cadavres18. » Ces précautions témoignent d’une grande délicatesse et d’une attention portée aux défunts, une crainte, comme elle l’écrit, « de les abuser, de les dépouiller19 » et même de faire preuve d’indiscrétion et d’impudeur en fouillant dans leurs papiers ce qui revient à « transgresser les règles élémentaires de la politesse20 ». Lydia Flem montre que vider la maison des disparu.e.s peut s’inscrire dans une pratique attentionnelle qui vise le respect de la vie de ceux et celles qui ne sont plus, sans empêcher les sentiments contradictoires à leur égard ni le découragement inhérent à ce type de tâche. Elle insiste sur le fait que chaque objet « a une histoire et une signification mêlées à celle des personnes qui les ont utilisés et aimés. Ils forment ensemble, objets et personnes, une sorte d’unité qui ne peut se désolidariser sans peine21 ». Observer les objets, voir ce qui doit être mis de côté, ce qui va être donné, vendu, ce n’est pas uniquement faire du tri, c’est aussi s’intéresser à ce qu’a été la vie de leurs propriétaires.
6Passer en revue les choses qui se sont accumulées est une façon de faire un portrait intime des disparus comme on peut le voir également chez Anne Pauly qui mêle ce qui a appartenu aux aïeux et à son père, donnant à voir ce dernier comme le roi des combines et un pilier de bar :
Cageots entiers de livres à reliures rouges gagnés à l’école entre 1910 et 1918 par une arrière-grand-mère méritante, carnet de chant illustré au crayon par un aïeul revenu sain et sauf de la guerre, […], collections de moulins à café anciens et de crucifix précieux, de style « piqués dans une église », dont je ne pouvais déterminer l’origine sauf à imaginer un de ces trafics absurdes dont il avait le secret et qu’il avait dû conclure avec ses derniers camarades de bar22 […]
7Lydia Flem, elle, s’attache à décrire le contenu du sac à main de sa grand-mère, jamais vidé depuis sa mort en 1979, et qui permet de s’arrêter sur un aspect de sa personnalité :
Des bonbons y reposaient, collés aux mailles d’un filet à provisions blanc et jaune, comme émergeant d’un filet de pêche. Poisseuses, mais toujours emballées de coquets papiers transparents multicolores, les friandises semblaient attendre d’être offertes à quelques gentils diablotins. Ma grand-mère ne manquait jamais d’avoir sur elle, au fond de ses poches ou de son sac à main, quelque douceur à donner aux enfants qu’elle rencontrait. Toute sa vie elle avait agi ainsi, elle aimait plaire, à tous et à chacun23.
8La pratique attentionnelle qui entoure les objets des morts n’a rien à voir avec le fait de conserver les objets comme des reliques qui figerait à jamais les choses et les souvenirs, et empêcherait de continuer à vivre. C’est d’ailleurs ce que fait remarquer Lydia Flem qui, face aux mètres d’étagères qu’elle installe dans son garage pour stocker les dossiers, les chemises qui contiennent les papiers de ses parents, se demande si elle a fait le bon choix et quelle posture elle doit adopter : « Devais-je devenir l’archiviste de leurs vies ? Faire de ma maison un musée de leur passé ? Un autel des ancêtres24 ? » Tout garder revient donc à vivre dans un tombeau et à se laisser envahir et étouffer par le passé, mais comme le souligne Anne Pauly, comment « savoir ce qui avait compté et ce qui faisait sens25 » et, un peu plus loin, comment « déterminer dans ce foutoir ce qui avait signifié quelque chose pour lui, pour eux, ce qui signifiait quelque chose pour moi26 » ? Se séparer des objets peut être douloureux et vécu comme un gaspillage notamment quand leur acquisition a représenté certains sacrifices financiers :
Se séparer bêtement de choses utiles qui parfois avaient représenté pour eux des mois d’économies. C’était bien la peine de s’être usé le tempérament pour un sèche-linge et une table digne de ce nom alors que si ça se trouvait, faute de place dans nos propres vies, on allait être obligée de les fourguer au premier Emmaüs venu27.
9Et du gaspillage d’objets au gâchis d’une vie, il y a peu finalement, semble dire l’auteure en filigrane. Lydia Flem choisit elle aussi de donner, mais pas par dépit – le milieu social n’est pas le même que celui d’Anne Pauly – plutôt pour continuer à faire vivre les objets comme les superbes robes que sa mère cousait. Elle ne choisit pas cet objet au hasard puisque c’est un objet particulier, intime, qui a touché le corps maternel, qui de surcroît a été fait sur mesure pour ce corps. En donnant ces robes à une amie, l’écrivaine, qui se dit heureuse de voir que le travail de sa mère est reconnu, cherche aussi et peut-être même avant tout à retrouver le mouvement de la vie, les gestes de la mère, un frou-frou familier, le crissement d’une soie, car selon sa propre expression, « une robe ne meurt pas28 ». Ainsi, donner les objets n’est pas forcément s’en débarrasser, c’est aussi continuer à en prendre soin et, d’une certaine façon, à faire entendre et vivre, d’une manière ou d’une autre, « les voix chères qui se sont tues29 », comme le dit Verlaine.
Reconstruire le lien avec les morts
10Dans Lettres d’amour en héritage, ouvrage publié deux ans après Comment j’ai vidé la maison de mes parents, Lydia Flem revient sur le tri des objets qu’elle a effectué, période et étape qu’elle nomme « le deuil, après le deuil30 » et elle pose la question suivante : « Comment vivons-nous avec nos morts31 ? ». Il apparaît, dans les récits de maison à vider que nous étudions, que se préoccuper des objets, c’est continuer à faire société avec les morts, c’est pouvoir continuer une véritable relation qui associerait, comme le note Sandra Laugier dans Qu’est-ce que le care ?, « conversation et conservation32 ». En effet, une des définitions du care qu’elle propose est la suivante : « Le care est une affaire concrète, collant aux particularités des situations et des personnes, aux détails ordinaires de la vie humaine – assurant l’entretien (en plusieurs sens, dont celui de la conversation et de la conservation) et la continuité d’un monde humain33 ». S’occuper des objets des disparus, en assurer l’entretien, comme les deux récits le montrent, est donc aussi du care, car le tri des choses est une situation particulièrement concrète qui colle aux détails ordinaires de la vie humaine pour paraphraser Sandra Laugier et contribue à entretenir la conversation qui, jusqu’au XVIe siècle signifie non seulement un échange de propos, mais aussi, conformément à l’étymologie latine « se tourner vers », autrement dit con-versari, « vivre avec ». Un tel rapport à ces objets permet alors de poursuivre une relation par-delà la mort, car une vie qui s’arrête, mis à part sur le plan biologique bien évidemment, n’est pas forcément une vie finie, elle demeure dans le souvenir, on en trouve des traces dans des photos, des lettres, des bijoux, des choses transmises aux générations suivantes. Lydia Flem explique avoir été surprise de voir sur des pulls la mention suivante écrite par sa mère : « crocheté par Bertha Kaufmann vers 192034 », Bertha ayant été l’arrière-grand-mère de l’auteure. Ce mot trouvé au moment du tri rend tangible l’idée d’une conversation avec la disparue :
Ma mère avait donc pris, à une date inconnue, le soin extrême d’anticiper ma découverte future. […]. En prévision de ce moment où elle ne serait plus là, elle m’avait laissé cette indication. Elle avait voulu retenir mon regard. Comme si elle s’adressait à moi post mortem, pour me dire : « Attention, ceci est précieux, conserve-le ou jette-le en sachant l’origine de cet objet35 ».
11Le passage met également en avant l’entreprise attentionnelle de la mère elle-même qui a pris soin d’un objet familial et a veillé à le désigner à l’attention de sa fille, créant ainsi un relais intergénérationnel et une sorte de discussion à peine interrompue qui recrée du lien par-delà la mort. Dans le texte d’Anne Pauly, « conversation et conservation » sont particulièrement intriqués dans la scène où le lien avec la mère décédée se fait physiquement par l’intermédiaire du message d’accueil enregistré sur le répondeur :
Personne n’avait effacé ce message depuis qu’elle était partie et on avait dû trouver qu’ils étaient cinglés, chez Pauly, de laisser un fantôme prendre les messages. Mais nous, ça nous plaisait de pouvoir continuer à l’entendre de temps à autre et il m’était même arrivé de téléphoner en sachant qu’il n’y aurait personne pour décrocher et qu’elle s’adresserait donc directement à moi36.
12La mère continue donc à occuper une place dans la famille. Le père et les enfants lui ont laissé sa place habituelle, celle qui consiste à prendre les messages, une façon, peut-être pas toujours comprise par leur entourage, de continuer à l’intégrer à la sphère intime, non pas pour s’illusionner et faire comme si elle n’était pas morte bien évidemment, mais pour poursuivre le dialogue interrompu : « Sa voix, où résonnait toute la gentillesse du monde, nous était nécessaire. Dans les moments de nos vies où, par facilité, nous laissions le désespoir nous gagner, elle nous ramenait à nous-mêmes, nous exhortait à nous redresser et à faire de notre mieux37 ». Anne Pauly voit le répondeur comme « un point de rencontre possible entre morts et vivants38 ».
13Les deux récits placent au cœur de leur narration la question du lien à reconstruire avec les personnes décédées. Ce lien est également permis par l’écriture, comme le souligne Évelyne Gagnon qui reprend l’expression de Michel Picard dans La littérature et la mort : « l’écriture comme travail du deuil (selon l’expression de Picard) peut constituer une forme d’agir en établissant une poétique de la relation intersubjective39 ». Les œuvres de Flem et de Pauly présentent donc un double « agir » reposant à la fois sur le tri des objets et l’écriture de cette tâche propices à un renforcement de la relation intersubjective. Ainsi, le souci de l’autre ne s’arrête pas à sa mort et l’attention portée aux objets est encore du care qui se manifeste notamment dans la reconstruction d’une relation à l’autre disparu possible uniquement si la reconstruction porte également sur les vivants. Reconstruire du lien, mais aussi se reconstruire, telles sont les conditions de cette relation intersubjective dont rendent compte les deux auteures. Lydia Flem fait état de cette « réconcili [ation] avec ses morts40 » qui permet de nouer « un lien neuf41 ». Cette préoccupation est d’ailleurs renforcée par un long passage dans lequel sont décrites les robes taillées et cousues par la mère et par la référence à un objet donné par la grand-mère lui donnant aux yeux de l’auteure, encore plus de valeur que les bijoux qu’elle a reçus de sa part : « L’objet qu’elle me transmit et auquel je tiens le plus, mon héritage le plus précieux sans que je puisse dire pourquoi, ce sont de petits ciseaux en argent pour couper les grappes de raisin42 ». Les ciseaux, la couture, autant d’outils et d’actions qui servent à bâtir, à ravauder, à repriser, mais aussi à créer et dans lesquels on peut voir le symbole de la reconstruction des liens, une opération fructueuse si on ose le parallèle avec les grappes de raisin. Anne Pauly développe cette idée de reconstruction du lien qui passe nécessairement par une reconstruction de soi :
C’était douloureux, mais de lettres en dossiers, de tiroirs en armoires, j’ai lu, rangé, jeté, parfois conservé, remonté calmement le fil de tout un tas d’histoires et découvert que, pour la plupart, elles n’étaient pas toujours aussi tragiques que ce qu’on m’avait raconté. Il y avait eu des vies difficiles, certes, marquées dans l’enfance, et ça n’était vraiment pas rien, par la guerre. Ils avaient manqué de tout puis travaillé, acheté des voitures, de bonnes moquettes, des linos en promo […], entretenu vaguement quelques hobbies, laissé leur porte ouverte et accueilli des étrangers […]. Ils s’étaient beaucoup fait de mal, mais dans l’ensemble, ils étaient restés d’accord sur l’essentiel. Ils nous avaient aimés, poussés, et compte tenu des circonstances, on pouvait dire qu’ils avaient fait de leur mieux43.
14Cette attention – longue, fastidieuse et éprouvante – portée aux choses autorise la réconciliation. Anne Pauly en montre le cheminement loin d’être indolore, mais qui au bout du compte apporte le soulagement comme elle le raconte avec humour : « Cette découverte m’a beaucoup apaisée : nous n’étions donc pas maudits jusqu’à la septième génération et personne ne nous demandait de détruire l’Anneau en le jetant dans la montagne du Destin44. »
Faire entendre toutes les voix, même celles qui ne sont plus : une vision étendue du care
15C’est à ce moment-là, quand le tri a été fait, quand la réconciliation s’amorce et que le lien est renoué qu’il est possible de refermer les armoires, de laisser dormir les souvenirs dans les cartons comme le fait Anne Pauly qui range dans une boîte les objets, « ce petit peuple du souvenir45 », appartenant à son père (des figurines d’animaux en bois, en jade, des représentations de bouddha, des photos, un indien en plomb…) et devant lesquels elle a lu les haïkus qu’il aimait dans une sorte de rituel qui rejoue les funérailles sur un mode rasséréné : « […] j’ai été chercher une grande boîte à chaussures que j’ai garnie avec une écharpe douce. J’ai rangé tout le monde dedans, promis que je reconvoquerais le conseil ultérieurement, replié l’écharpe dessus, fermé la boîte, rangé la boîte dans le coffre46. » Les objets, enfermés ici dans la boîte, la boîte elle-même placée dans le coffre de la voiture, agissent, comme tous les objets des morts d’ailleurs, comme des objets transitionnels qui permettent de poursuivre une relation avec le défunt dans le temps présent, de l’envisager sur la durée d’une vie et non comme un souvenir figé dans le passé. Donald W. Winnicott, dans la définition qu’il donne de l’objet transitionnel, explique qu’il « représente la transition du petit enfant qui passe de l’état d’union avec la mère à l’état où il est en relation avec elle, en tant que quelque chose d’extérieur et de séparé47 ». C’est à ce même état que conduit l’attention pour les objets des disparus, un état de relation, mais libéré de tout aspect fusionnel, état renforcé ici par la pratique de l’écriture, car comme le formule Michel Picard, « l’ours en peluche représente en même temps la perte et la maîtrise de la perte […]. La mort en littérature pourrait donc s’apparenter à une sorte d’ours en peluche : un objet transitionnel d’un type singulier48 ».
16Cette pratique attentionnelle s’inscrit dans une vision très étendue du care que les deux récits donnent à voir en s’intéressant également à toutes les étapes qui vont de la maladie à la maison à vider. Les deux récits, par l’utilisation de l’analepse, s’attachent à raconter les derniers soins donnés aux mourants. Lydia Flem insiste à plusieurs reprises, à l’aide notamment du champ lexical de la promesse, sur l’importance d’avoir pu respecter la parole donnée : « Oui, je l’avais ramenée de l’hôpital chez elle, selon son souhait. Elle est morte dans son lit, entourée des siens49 ». Anne Pauly revient également sur les derniers instants de son père, sur ces derniers moments dans sa chambre d’hôpital. Le tri des objets s’inscrit dans la suite logique de cette attention portée à l’autre qui fait de l’individu disparu encore un sujet à part entière et non un objet bon à jeter au rebut avec les meubles, la vaisselle, les papiers qui lui ont appartenus. C’est précisément cette réification que la littérature peut éviter, comme le donne à entendre Mathieu Arsenault dans un entretien où il explique qu’il a écrit avec La Morte « un livre pour dire que les morts restent avec nous et qu’il est abject de les mettre dans un endroit où ils ne vont plus nous déranger50 ».
17La littérature peut alors offrir un espace à ceux et celles qui ne sont plus, afin de véritablement « faire entendre toutes les voix51 » selon la formule de Fabienne Brugère, même les voix des morts, même les plus anonymes, les moins prestigieuses. Toutes les vies méritent d’être racontées, même les moins héroïques comme le montrent les deux récits qui proposent des parcours différents. En effet, la vie des parents de Lydia Flem a été tragiquement marquée par la Shoah et la disparition dans les camps d’une très grande partie de leur famille. La mère de l’auteure a reçu un certain nombre de décorations qu’elle gardait dans le tiroir de sa table de chevet et qui sont énumérées dans le texte : « la croix du Combattant volontaire de la Résistance, la médaille de la Déportation pour fait de résistance, et la croix du Combattant52 ». Son père avait conservé son matricule de prisonnier politique de guerre ainsi qu’un livre nazi sur lequel il avait noté « Souvenir des derniers jours du “grand Reich”. Trouvé le livre dans un wagon sur le chemin Wülzburg-Bruxelles. 15 mai 1945. Mon plus beau voyage53 ». Les parents d’Anne Pauly ont connu, quant à eux, une vie que l’on peut qualifier de sans éclat, une vie moins romanesque dans laquelle ils ont « subi inlassablement des choses qui ne leur convenaient pas et marché globalement complètement à côté de leur destin, croyant, comme tous les gens d’origine modeste de leur génération, n’avoir aucun choix en la matière54 ». La littérature fait alors entendre tous ces destins, même celui d’un père alcoolique qui n’a à son actif aucune action héroïque, qui n’a reçu aucune médaille. Selon Alexandre Gefen, cette démarche s’inscrit dans une orientation de la littérature française contemporaine, tournée vers l’attention portée aux plus humbles, à ceux et celles dont on ne parle jamais ou qui ne sont plus :
[…] la littérature française contemporaine a l’ambition de prendre soin de la vie originaire, des individus fragiles, des oubliés de la grande histoire, des communautés ravagées, de nos démocraties inquiètes, en offrant au lecteur sa capacité à penser l’impératif d’individuation, à faire mémoire des morts55.
18Cette attention aux défunts rejoint chez Anne Pauly une préoccupation pour les personnes les plus modestes comme elle le déclare dans un entretien : « Et je trouvais cela injuste que les gens anonymes meurent sans qu’on se souvienne d’eux56 ». Cette inquiétude se manifeste également dans son récit, dans la tristesse qu’elle ressent pour son père car peut-être que « sa pauvre vie n’avait servi à rien et qu’elle n’avait marqué personne57 ». Lydia Flem témoigne également de ce souci qui peut prendre la forme d’une pensée obsédante : « Il me semblait les entendre crier, ces voix du passé, comme si elles voulaient que je les écoute toutes sans en oublier aucune58 ».
19Ces récits offrent en somme des sortes de tombeaux littéraires, moins ceux de la tradition française du XVIe que ceux de Mallarmé qui, selon Dominique Moncond’Huy, opère une vraie rupture en faisant entendre la voix du mort et « non plus chanter son nom, mais chanter en son nom, à sa place, ou plutôt en une sorte de duo fantasmé où les deux voix ne seraient plus nettement dissociables (la “ventriloquie” dont parle […] Michel Deguy)59 » permettant d’entretenir une conversation avec le défunt. Et Moncond’Huy de continuer un peu plus loin : « Le poète, pour autant, ne s’efface pas pour laisser parler le mort en lui : il parle avec lui60 ». Ainsi, la littérature, en se saisissant de la question de l’attention portée aux disparus, permet « d’ouvrir un dialogue fertile entre poétique et éthique à la lumière des théories du care61 ».