Fraternité de la mort et réciprocité des corps : Les Portes de Thèbes de Mathieu Riboulet
1Comment réagir aux chocs successifs de l’annonce de sa mort imminente et de deux attentats en une même année ? Dans Les Portes de Thèbes1, texte posthume, Mathieu Riboulet explore les réponses possibles face à la sidération des événements de l’année 2015 en France et face à l’appréhension d’un cancer dont il se sait atteint. Comme l’a remarqué la critique journalistique, le corps de Mathieu Riboulet y est « à la fois le creuset de ses désirs et un miroir de l’actualité politique du monde2 ». Au repli sur soi face à la menace terroriste, l’auteur oppose dès lors une écriture qu’il qualifie d’ « ouverte » (PT, 14), tout comme son propre corps s’ouvre sous le bistouri. Sa vulnérabilité face à la maladie se transforme en une recherche d’empathie envers les bourreaux, qu’il interpelle en tant que « frères humains » (PT, 18). Le récit à la première personne du singulier « je » fait alors alterner des réflexions sur son corps avec des passages adressés aux sept terroristes du 13 novembre 2015. À cette temporalité au présent s’ajoute un regard rétrospectif sur le partage du Proche-Orient et sur la part de responsabilité de l’Occident. En parallèle de ce « corps malade du monde » (PT, 20) se dressent enfin les vestiges d’une Thèbes utopique, que le narrateur convoque tant au passé qu’au conditionnel, comme allégorie de ce qui a été détruit et de ce qui pourrait être.
2Ainsi Riboulet part du « nous » solidaire des lendemains des attentats pour tendre la main à un « eux » des djihadistes. Le souci de ses contemporains devient un souci des autres les plus étrangers, des sept terroristes du 13 novembre 2015, exclus de l’humanité et qualifiés de « fantômes » par l’auteur pour avoir renoncé à la vie. C’est précisément ce statut dans l’entre-deux de la vie et de la mort qui rapproche l’écrivain, malade et condamné, des sept djihadistes, condamnant d’autres à la mort avec eux. La place du care se pose alors dans cette proximité du malade et des bourreaux, d’abord par l’interrogation de leur fraternité commune, puis par l’élaboration d’un espace en retrait du jugement moral, dans une Thèbes rêvée, conquise, dévastée, mais à rebâtir.
3Pour comprendre la façon dont le livre fait du care une réponse à la violence des événements, l’analyse se consacrera, dans un premier temps, à l’adresse à autrui, à titre de demande de sens et de sollicitude. Se poseront en arrière-plan de cette réflexion les questions de la fraternité et de l’événement, comme conditions d’émergence de l’adresse à l’autre. Dans un second temps, l’étude montrera comment les interpellations vaines de l’auteur trouvent une résonance dans l’espace idéalisé de Thèbes, grâce au don de soi par la sexualité. Un espace qui devient, en définitive, le livre laissé par l’auteur derrière lui.
Les deux perspectives du care et de la justice
4Maladie, traitement médical, écriture de l’intime : tout paraît réuni pour faire des Portes de Thèbes le récit du soin d’une personne vulnérable. Pourtant, la relation de care s’inverse, passant de la personne en position de faiblesse à celles en position de pouvoir. Il faut entendre ici le care non pas comme une relation de soin, mais comme une éthique qui se pense en complément de la justice. C’est à ce sens originel du care formulé par Carol Gilligan que je souhaite d’abord m’intéresser. Chez Gilligan, la pensée du care comble une insuffisance de la justice, trop rationnellement préoccupée des droits et des règles pour tenir compte de « la responsabilité et des liens humains3 ». Peut-être simpliste, la dichotomie entre d’une part, justice, raison, soi, esprit et culture, et, d’autre part, care, émotion, relations, corps et nature4 illustre malgré tout l’alternance d’orientations morales à l’œuvre dans tout conflit, à l’image de l’illusion optique du canard et du lapin, coprésents, mais impossibles à voir simultanément. C’est bien à cette alternance de perspectives morales que se prête Mathieu Riboulet à propos de l’année 2015, car il cherche à comprendre non seulement comment faire face à la violence de l’événement, mais surtout comment « ils » en sont tous arrivés là, tant le « nous » des victimes que le « eux » des bourreaux. Tandis que la première question trouve sa réponse dans l’écriture du livre lui-même, comme récit de l’événement, la seconde provoque une série de réactions : sonder l’histoire du xxe siècle, confronter le « nous » et le « vous » et, enfin, évoquer une fraternité de destin. C’est à cette troisième réponse fraternelle, soucieuse des autres en tant que « frères humains » qu’il faut désormais s’arrêter, car c’est avec elle que se fait entendre la « voix différente » du care.
5Lorsque vient le temps de distinguer la justice et l’éthique du care, la ligne de démarcation se trouve souvent dans la nature des relations humaines. Pour reprendre les mots de Marilyn Friedman, « du point de vue du care, autrui et soi-même sont conçus dans leur singularité plutôt qu’ils ne sont vus comme des exemples auxquels appliquer des notions morales généralisées5 ». Ce sera donc à Hicham, à Djibril ou encore au groupe des sept terroristes que Riboulet s’adressera, en tant qu’êtres singuliers de chair et de sang, tout comme lui. Dans cette adresse aux terroristes, il n’est pas question d’Arabes ni de Français, mais d’humains à l’aube de leur mort. Lorsqu’il leur parle, il évoque leur souffle, leur joie, leur peine ; il leur demande la confiance partagée des confidences : « Djibril ou Hicham, l’un des sept au hasard, dis-moi à quel endroit, en quel lieu, à quelle heure et en quelle occasion la joie qui te portait est devenue mauvaise. Dis-le comme un serment, dis-le comme un secret, dis-moi comment ta peine a pris le nom de Dieu, t’a insufflé la force de devenir fantôme » (PT, 58). Les anaphores « dis-moi » et « dis-le » sont des demandes de sens qui demeurent sans réponse certes, mais qui créent un lien dans l’espace de l’énonciation entre le narrateur et l’un des sept, par l’entremêlement du verbe « Dis » à la seconde personne « tu » et du complément du verbe « moi ». Dans l’appel à la confidence et dans la juxtaposition du « tu » et du « je », la proximité ne pourrait être plus grande. Malgré l’indécision sur l’interlocuteur, désigné par un prénom fictif, le narrateur pose l’un des gestes élémentaires du care, en s’intéressant à la « voix6 » de l’autre, voix ici obstinément muette.
6Or cette singularisation d’un autre aussi étranger que le terroriste ne va pas de soi dans l’éthique du care. Comme le souligne Patricia Paperman, le care est souvent associé, à tort, aux relations dites « “épaisses”, c’est-à-dire [aux] relations que nous avons avec ceux avec qui nous partageons une histoire significative : nos proches, en somme7 ». Paperman avance plutôt que le care serait « la réponse aux exigences caractérisant les relations de dépendance8 », comme « responsabilité à l’égard des personnes vulnérables9 ». Même en privilégiant la vulnérabilité plutôt que la proximité, la sollicitude du narrateur envers les terroristes demeure suspecte. Car ces sept-là ne profitaient-ils pas d’un pouvoir de vie et de mort sur leurs victimes, tandis que lui, le narrateur, ne s’est-il pas retrouvé comme tant d’autres, au lendemain du 13 novembre, le « corps ouvert aux grands vents, à la peur la plus pure » (PT, 23) ? Dans ce déséquilibre de vulnérabilité, Riboulet pose un geste subversif : celui de refuser de considérer les sept hommes à partir des catégories génériques de l’Arabe, du musulman ou du djihadiste. Ce serait jouer leur jeu que de les réduire à une étiquette impersonnelle. Riboulet s’élève plutôt au-dessus des antagonismes et instaure une relation de fraternité autour de l’événement tragique, qui les lie de force.
Une fraternité de l’événement
7Riboulet souligne que jusqu’aux attentats, ces êtres en marge de la société étaient invisibles et, qu’aux yeux des Occidentaux, « ils prenaient des allures de fantômes » (PT, 11). Les attentats mettent fin à leur indifférence réciproque, comme il le note à deux reprises : « en la destruction nous serions soudain frères » (PT, 11), puis « en la déflagration nous étions soudain frères car nous finissons tous massacrés par nos frères et tout aussi morts qu’eux » (PT, 23). Entre le conditionnel de la première citation et l’imparfait de la seconde, c’est l’événement des attentats qui est venu tout transformer. Deux nœuds de la réflexion se révèlent dans ce passage de l’indifférence à l’attention à l’autre : celui de la fraternité improbable avec les bourreaux et celui de la rupture créée par les attentats. Le premier est indénouable, car le narrateur ne sait pas quelle forme donner au sentiment d’animosité et d’étrange parenté qui l’habite face aux sept terroristes. L’ensemble du récit navigue dans cette ambivalence, avec le narrateur qui tire sans succès un fil de l’inextricable écheveau, puis s’empare d’un autre comme d’une nouvelle piste à explorer, vainement. Quant au second nœud, il demeure indépassable, nous y reviendrons, en raison de la nature de l’événement qui rompt l’horizon du futur.
8La réponse fraternelle détone parce qu’elle s’adresse tantôt aux bourreaux, tantôt aux victimes. Les usages indifférenciés du terme « frères » donnent l’impression qu’en définitive, les bourreaux, les victimes et le narrateur appartiennent tous à une même communauté humaine. Pour autant, le narrateur ne parvient pas toujours à considérer les sept terroristes comme ses frères, car il les qualifie également de « gens de haine » :
Les sept marioles de novembre quinze sont mes frères. Je ne l’écris pas pour soulever l’indignation ni dire qu’en moi repose un peu de leur errance, un peu de leur déréliction, car ce sont des gens de haine dont me sépare le goût qu’ils ont à se détruire. Je l’écris pour redire qu’il n’y a pas de guerre qui ne soit pas civile […]. (PT, 23)
9Leur caractère humain, sans la distinction habituelle entre les pertes civiles et militaires d’une guerre, est tout ce qui les relie a priori. Se voit donc évacué l’idéal d’une fraternité bienfaisante et fédératrice des différences, véhiculé par la devise républicaine « Liberté, Égalité, Fraternité » : « Ce qui m’a été arraché de part et d’autre […] c’est cette croyance insensée que les hommes pourraient être frères » (PT, 35). Les attentats sont le constat brutal que la fraternité, en tant que projet politique depuis la Révolution française10, n’a pas eu lieu. La fraternité est morte, vive la fraternité, pourrait-on dire, car le terme « frère(s) » revient sans cesse11 dans le récit post-attentat. Le narrateur ne renonce pas à l’idéal de fraternité, mais en élargit la définition afin de la donner comme un état de fait : ils sont frères d’humanité et « frères de déréliction » (PT, 13), bref, frères par défaut. Son emploi du mot hésite entre un sens possessif, attribué à la première personne « nous », et une adresse à la deuxième personne, précédée du « ô » vocatif, qui marque une distance entre l’énonciateur et celui qu’il interpelle. Récurrent, mais changeant, son usage du substantif « frère(s) » est le symptôme d’une incertitude quant à leur relation, mais dans laquelle la distance finit par prédominer.
10Le modèle de fraternité retenu pourrait être moins républicain que chrétien12, comme un sentiment à exercer soi-même envers les autres, une fraternité offerte et ouverte, sans obligation en retour. Elle pourrait s’apparenter aux impératifs charitables de l’évangile de Matthieu que cite Mathieu Riboulet dans Les Œuvres de miséricorde. Dans cette scène du Nouveau Testament, les actes commis se rapportent tous en définitive au Christ, sur la base d’une fraternité universelle, presque accidentelle, entre les hommes : « Je vous le dis en vérité, toutes les fois que vous avez fait ces choses à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous les avez faites13 » (Matthieu 25, 45) Le rapport d’équivalence fraternelle est total, mais surtout, il insiste sur les plus petits, autrement dit, les plus vulnérables. Les sept terroristes ne se qualifient pas a priori parmi les plus petits, mais tout le texte de Riboulet travaille à pointer leurs faiblesses, tantôt pour les mépriser, tantôt pour les comprendre. Dans le monde d’après les attentats, ils sont surtout ceux envers qui la sympathie ne peut aller, ce qui fait d’eux des exclus et, par un renversement du sort, peut-être « de ces plus petits » dont il faut être frère.
11Républicaine, chrétienne, cette fraternité pourrait bien être simplement humaine, en tant que « frère(s) humain(s) » (PT, 18 ; 32 ; 38 ; 44). Au regard de l’humanité entière, ce dénominateur commun paraît des plus ténus et pourtant il est tout ce dont les sept terroristes ne peuvent se départir. Même morts, ils demeurent liés à l’humanité par son destin commun, celui de mourir. C’est à ce titre que le narrateur les interroge, s’adressant à Hicham, pour apprendre de lui comment affronter la mort : « Toi qui es déjà mort, apprends-moi ce qu’on fait pour mourir, ce qu’il faut de sanglots, d’énergie, de courage, pour porter ça en soi et ne pas s’amoindrir ? » (PT, 32). Comme dans la demande de confidences, l’adresse place le narrateur dans une position d’humilité, tel celui qui souhaite s’élever au savoir de l’autre. Laissée sans réponse, la question rappelle l’expérience partagée et incommunicable de la mort, seul lien que convoque également Albert Cohen, lorsqu’il interpelle les antisémites en tant que « frères humains » dans son récit autobiographique Ô vous, frères humains14 (1972). Si l’expression n’est pas nouvelle et se retrouve déjà chez François Villon dans la ballade dite « Ballade des pendus15 », Cohen en multiplie les usages dans un contexte de confrontation. La certitude de la mort y devient nécessité d’avoir pitié et de ne point haïr les autres : « [Vous], antisémites, haïsseurs que j’ose soudain appeler frères humains, […] frères aussi en la commune mort, frères qui connaîtrez l’angoisse des heures de mort […]. Ô vous, frères humains et futurs cadavres, ayez pitié les uns des autres, pitié de vos frères en la mort16 ». Chez Cohen comme chez Riboulet, l’expression s’adresse à l’adversaire absolu, en position de force et de haine, et s’énonce dans la bouche de celui en position de faiblesse, à l’aube de sa propre mort. Elle passe de « ces plus petits » de fait (enfant, victime, malade ou vieillard) à ceux qui deviennent les plus petits – au sens de méprisables également – par leurs actes.
12Même si cette fraternité est donnée de naissance et de mort, l’admettre ne va pas de soi. La prise de conscience forcée du narrateur se fait autour de l’événement, dont les effets s’observent tant dans son discours que dans la temporalité de son récit. D’emblée, Riboulet affirme que « les chronologies sont des fictions » (PT, 10 ; 15) et que « l’an quinze continue, [que] même en dix-sept où [il écrit] on est encore en quinze » (PT, 15). Le récit se prête ainsi à de nombreuses analepses à partir du présent stagnant de l’écriture, où seule sa maladie progresse et seule sa table de travail gagne en désordre. Deux repères temporels perdurent : la conquête de Thèbes en 2011 par les sept terroristes et la date indépassable du 13 novembre 2015. Aucun avenir n’est entrevu, sauf dans les dernières lignes du récit qui lèguent le projet de reconstruction de Thèbes à quiconque voudra s’en saisir. Cette rupture de l’horizon temporel correspond à ce que dit Jacques Derrida à propos d’autres attentats, ceux du 11 septembre 2001 comme d’un « major event »(« événement majeur »), caractérisé par « l’inappropriabilité, l’imprévisibilité, la surprise absolue, l’incompréhension, le risque de méprise, la nouveauté inanticipable, la singularité pure, l’absence d’horizon17 ». Les attentats de 2001 et ceux de 2015 donnent l’impression que l’histoire se répète, mais demeurent bel et bien des événements singuliers, car un événement « inflige une blessure au temps courant de l’histoire18 » et que cette « blessure reste ouverte par la terreur devant l’avenir, et non seulement devant le passé19. » L’événement est inappropriable en devenant « le signe avant-coureur de ce qui menace de se passer20 ». Malgré la réticence de Riboulet à comparer sa fin prochaine avec les meurtres du 13 novembre, c’est bien cette menace du pire à venir qui les rapproche :
Et je consigne ici la crainte récurrente qui me prend à la gorge : que l’insignifiant drame que constitue, pour moi seul ou presque, l’horizon de ma mort, ici chanté en contrepoint des tragédies, tressées qui embrasent le monde où je me suis inscrit, n’incite à la méprise, au vieux soupçon d’orgueil ; car en effet qui suis-je pour poser mon parcours en poids équivalent aux désordres mortels qui broient tant de mes frères ? […] C’est que, tout simplement, je ne me résous pas à finir en laideur autant aurait valu disparaître plus tôt. (PT, 57)
13S’il avait su quel monde il laisserait derrière lui, il l’aurait quitté beaucoup plus tôt. Et s’il a pu croiser son « insignifiant drame » (PT, 57) à la tragédie des attentats, c’est parce qu’ils le renvoient à l’absurdité de la condition mortelle, à laquelle il ne parvient pas à se résoudre. Même si Riboulet interpelle les bourreaux au nom de leur fraternité forcée, il demeure ici solidaire et « frère » (PT, 57) des victimes et c’est avec elles qu’il s’exprime souvent au « nous » pour confronter le « vous » des terroristes. Non linéaire du point de la temporalité, la trame narrative du récit connaît tout de même une progression entre la mise à distance initiale des terroristes à la troisième personne « ils », avec comme attributs « marioles » (PT, 23) et « gens de haine » (PT, 18 ; 20 ; 23), les interrogations intimes à la deuxième personne et enfin, leur accusation par une opposition du « je/nous » et du « vous ». L’avant-dernière adresse aux terroristes ne peut être lue que comme l’échec de sa sollicitude : « La force [que Dieu] vous donne, ne pas craindre la mort, et la faiblesse, conjointe, qu’il nous insuffle, craindre de perdre la vie, ne vous laisse à rêver que de brèves victoires, car vous perdrez, bien sûr, demain, un autre jour et je ne sais combien de cadavres plus tard. » (PT, 70) Par un rare passage au futur, la narration prédit la défaite des terroristes, dans ce qui se lit autant comme une prophétie que comme une malédiction. La symétrie de la phrase entre la force des uns et la faiblesse des autres, entre la mort et la vie, creuse un fossé que tout le récit avait pourtant tenté de combler.
Thèbes, la nuit
14Le livre n’est pas pour autant vain, puisqu’il crée un espace pour le care en parallèle du monde dégradé que quitte Riboulet. Depuis l’événement, le narrateur ne peut retourner à son indifférence passée et se retrouve contraint à une impossible fraternité. Le mot « indifférence » est lui-même riche du point de vue de la justice, car comme l’affirme Avishai Margalit, paraphrasé par Patricia Paperman, c’est parce que « nous ne nous soucions pas des autres […] [que] nous avons besoin de moralité21 ». Si l’indifférence et la justice forment un couple, alors pour mettre fin de l’indifférence il faut inéluctablement solliciter la perspective du care. À certains égards, cette indifférence avait cessé bien avant l’événement, dans l’enceinte d’une Thèbes allégorique. Voici donc Thèbes, qui crée une filiation entre le narrateur et les sept terroristes, par l’entremise de leurs pères, dont les corps s’assimilent aux rencontres furtives qu’y fait l’auteur. À mi-chemin du rêve et du souvenir, Thèbes se présente comme le lieu de relations passagères et nocturnes, que le narrateur décrit ainsi :
J’entrais dans Thèbes la nuit […] comme un amant heureux. Enjambais le petit portillon métallique barrant symboliquement l’accès à l’un de ces jardins où dès la nuit tombée des hommes venaient chercher d’autres hommes à aimer. […] Des hommes de tous les horizons, Djibril, dont vos pères, les sept, qui firent en ces années plus de cent trente heureux — quand vous, trente ans plus tard, ferez cent trente morts. (PT, 46)
15Univers de la nuit, Thèbes constitue l’envers du monde diurne, où les mots dominent et où ce que Riboulet identifie comme le « poison de la colonisation » (PT, 67) piège les rapports entre Blancs et Arabes. Au contraire, le domaine thébain est décrit comme un monde se passant de mots, sans « fard, ni fioritures, ni discours » (PT, 46), dont « la seule condition [est] que [le] désir soit muet, à jamais innommé » (PT, 67). Dans cette parenthèse nocturne, les rapports de pouvoir s’inversent et c’est le narrateur occidental qui s’offre à ses amants arabes. Bien avant la fraternité imposée des attentats, le narrateur subvertissait déjà le lien de dépendance, en s’agenouillant pour « donner à l’ennemi de classe, de guerre ou du moment, à l’ennemi déclaré, sa bouche son cul son corps et sa force d’aimer » (PT, 67). Ici, c’est le dominant des rapports coloniaux qui s’abaisse devant ceux qui ont été opprimés, alors que plus tôt, quand il s’agissait de s’adresser aux sept terroristes, c’était la personne vulnérable qui s’élevait pour surmonter la tentation de dépersonnaliser l’adversaire. Dans les deux cas, c’est par le don – d’un nom, de la parole, de son corps – que s’opère cette ouverture à l’autre. Au sein de Thèbes, le care ne se pense plus dans ses rapports à la justice, mais en termes de don (de soi) et de réciprocité.
16Thèbes crée un espace de suspension des jugements moraux, car le narrateur affirme que les visiteurs de la nuit ne « songe[aient] pas même à nommer guerre et paix » (PT, 59) leurs relations clandestines. Seul le silence du désir qui doit rester « innommé » (PT, 67) rappelle l’interdit qui pèse sur ces rapports hors des murs de Thèbes. Mais le silence impose un anonymat salutaire, qui rend les hommes interchangeables, dans « l’envie d’étreindre l’autre, quels que soient sa couleur, son sexe, ses obéissances, et l’envie d’être étreint, de chavirer ensemble » (PT, 69). Dans l’étreinte, l’origine ethnique disparaît, la conscience d’un rapport de pouvoir se suspend. Parce que les bénéficiaires du don demeurent inconnus, ce n’est pas tout à fait du care qui s’opère à Thèbes. Le souci des autres n’y repose pas sur une relation singulière, ni sur une justice universalisable, mais sur une réponse aux besoins du corps, qui se fait dans la réciprocité. Le narrateur offre et reçoit, affirmant qu’» [à] chacun [il donnait] la part de plaisir [qu’il pouvait] donner, [s] » estimant largement récompensé d’avoir eu en partage ces sept désirs à vif » (PT, 47).
17La réciprocité n’est certainement pas une universalité, car dans cet idéal de souvenir-fantasme, elle ne fonctionne que pour la moitié de l’humanité. Le masculin l’emporte ici, parce que le récit est un monde sans femmes. En entretenant à la fois une fraternité abstraite et un imaginaire érotique homosexuel avec les terroristes, le narrateur exclut d’emblée les femmes. Elles ne sont présentes qu’en tant que mères, celles des terroristes d’abord (PT, 26), la sienne ensuite (PT, 53). Leur relégation à un rôle traditionnel et secondaire est une lacune du texte, mais qui relève peut-être du monde à l’envers que dépeint le narrateur dans Thèbes, devenu le lieu d’expression nocturne de ce qui ne peut exister de jour, en plus de rappeler certains liens historiques entre Thèbes et l’homosexualité22. L’univers interlope de Thèbes n’est pas celui de la norme familiale bourgeoise, où les pères, les mères et les enfants jouent chacun un rôle donné d’avance ; il est une soupape aux passions, qui, tel est le pari implicite du narrateur, aurait contenu la violence des pères, avant qu’elle ne se déchaîne avec la génération future de leurs fils. C’est un espace sans reproduction (au sens propre et figuré), mais également sans transmission, car la régulation de la pulsion de mort par celle de la sexualité ne se perpétue pas au-delà des murs et du silence de Thèbes.
18Même incomplète, la réciprocité des « services rendus » (PT, 47) constitue une forme de communauté à Thèbes. Trois passages versifiés s’insèrent dans la prose pour énoncer Thèbes à la première personne du pluriel « nous ». Le « vous » adressé aux terroristes s’y unit alors au « je » du narrateur : « Nous aurions, de nouveau, eu des nuits d’insomnie, /Nous aurions conçu “Thèbes”, ensemble, vous et moi » Cette union, pensée au conditionnel, n’est que momentanée, car elle touche aux limites de la fraternité que le narrateur peut offrir, face à la réalité des attentats, narrés au passé et au présent : « Nous voici aux déserts, nous n’avons rien conquis, / Ni Thèbes ni terrain pour le plus nu des corps. / Vous avez fauchés l’herbe où nous aurions marché, / Pris les couteaux tranchants dont se devine l’éclat / Dans la semi-pénombre où nous voilà jetés. » (PT, 64) Dans ce dernier vers, le « nous » conjoint des terroristes et du narrateur (« vous et moi ») cède la place au « nous » de la communauté blessée par les attentats. La réponse fraternelle à la question « comment en sommes-nous arrivés là ? » ne fait pas le poids face à l’idéal bafoué de Thèbes et à l’avenir obstrué par l’événement. Quatre temporalités se croisent à Thèbes, qui en font toutes un espace qui n’existe plus, mais qui pourrait exister de nouveau. À la nostalgie de l’imparfait, à la réalité brutale du présent et à l’utopie du conditionnel se succède ainsi le projet de rebâtir Thèbes, légué au futur dans la dernière phrase du récit : « Nous sortirons de quinze et regagnerons Thèbes, redresserons ses portes, gagnerons de nouveau ses blanches terrasses plates pour y veiller encore, pour y veiller toujours, et pour nous y aimer » (PT, 71).
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19En définitive, la réplique ultime à la violence des attentats réside moins dans l’adresse aux autres que dans la reconstruction d’un espace pour le « nous ». Le « nous » n’exclut pas a priori le « vous » des terroristes, mais demande une réciprocité complète, d’humain à humain, dans la réponse aux besoins d’autrui. À mi-chemin de la relation privilégiée du care et des principes universels de la justice se situerait le monde en retrait de Thèbes, où chacun dépend des autres pour donner et pour recevoir, dans l’anonymat des corps et des origines. Même Thèbes détruite, le care du narrateur envers les terroristes demeure bien réel, par leur fraternité dans l’appréhension de la mort et par la filiation imaginée entre pères et amants. Mais cette adresse aux terroristes, qui les singularise et reconnaît leur vulnérabilité, ne suffit pas à donner un sens à l’événement, vécu à jamais comme l’insaisissable. La narration montre cette absence d’horizon, car le passé seul peut être revisité et le dialogue ouvert par le « je » n’est fait que d’amorces sans suite. Face aux adresses dans le vide de Riboulet, la réponse se situe du côté de ceux qui restent et appartiennent au monde d’après les attentats, dont Riboulet se sait déjà exclu. C’est sur la base du don de soi, par une écriture et un corps ouverts, que s’envisage non pas ce qui a eu lieu, mais ce qui pourra advenir. Dans la relation de co-dépendance sexuelle des corps naît ainsi un « nous », même éphémère. Avec ses réflexions ouvertes et inachevées, le livre constitue en somme un espace de care, qui offre des réactions possibles face à la violence, comme accompagnement vers sa propre mort et comme germe d’une sollicitude réciproque, par-delà l’événement. Car le care exprimé dans le texte ne peut rien changer pour les sept terroristes et leurs cent trente victimes immédiates. Il peut apaiser son auteur, mais le texte n’en donne guère d’indice si ce n’est ce germe d’espoir final. Non, cette voix du care dans le texte, qui se confond par moments avec les voix de la colère et de culpabilité, s’adresse à la communauté d’un lectorat potentiel, qui, comme Riboulet, ne sait plus quoi penser de la blessure ouverte par le terrorisme et avant lui, par les gestes de l’Occident au Proche-Orient.
20L’ambivalence et l’inachèvement des réflexions, plutôt que de signer l’échec du souci de l’autre, créent un espace ouvert à la circulation des idées, sans autorité morale ni rigidité intellectuelle pour figer des positions et constituer des camps opposés. C’est dans les failles de cette pensée que se trouve en dernier ressort la véritable hospitalité de l’autre, qui permet de l’accueillir dans sa singularité – ce qu’il approuve, désapprouve du récit, ce à quoi il s’identifie –, tout en lui faisant une place au sein de la communauté idéalisée que fait naître le texte. Là où l’avenir demeure encore incertain, c’est lorsque l’autre rejette l’entente de réciprocité qu’on tente de conclure. Comment construire seul ce qui devrait se faire à plusieurs ? L’approche du care incite à écouter la voix de l’autre, mais elle demeure impuissante quand ce dernier ne veut plus parler, dialoguer.