« Même les monstres ont une histoire » : une forme d’empathie difficile dans Chanson douce de Leïla Slimani
1Cet article s’efforce de comprendre quels éléments d’empathie narrative s’emploient dans Chanson douce1 de Leïla Slimani, romancière et journaliste franco-marocaine. S’inspirant d’un fait-divers, ce drame psychologique, lauréat du prix Goncourt en 2016, a conféré en peu de temps une reconnaissance mondiale à son auteure. D’après la spécialiste étatsunienne de l’empathie narrative, Suzanne Keen2, l’empathie narrative est le partage de sentiments et la prise de perspective induits par la lecture, la visualisation, l’audition ou l’imagination de récits mettant en scène la situation et la condition d’autrui. L’empathie narrative joue donc un rôle d’abord dans la production lorsque les auteurs, par simulation mentale, en font l’expérience ; ensuite, pendant la lecture, dans la réception, quand les lecteurs, à leur tour, en font l’expérience ; et enfin, dans la poétique narrative des textes quand les stratégies formelles l’y invitent3. Étudier les différentes caractéristiques de l’empathie narrative dans un roman tel que Chanson douce, qui pousse le lecteur à réfléchir à la question des inégalités sociales contemporaines4, nous parait d’autant plus pertinent que de nombreux chercheurs en littérature demandent aujourd’hui si la lecture de la fiction peut rendre un lecteur plus empathique envers autrui ou non, et si oui, à quelle condition5.
2C’est avec « un réalisme psychologique, qui est plus analytique que réparateur6 », que l’auteure de Chanson douce parvient à décrire la vulnérabilité d’un individu défavorisé au détriment d’une collectivité dont il se sent exclu. La protagoniste du roman souffre, comme nous allons le voir, de ce que les chercheurs en travail social connaissent sous le nom de « l’identité des personnes défavorisées » dont l’un des constituants majeurs est le manque de recul par rapport aux problèmes rencontrés, tels que le chômage, les problèmes financiers ou de santé. Plus l’individu laisse ses problèmes définir son identité, plus il devient vulnérable dans la société et dans ses relations humaines et risque de perdre sa résilience, sans laquelle les défis quotidiens peuvent se transformer en une impasse7. Le réalisme psychologique que l’auteure pratique sensibilise en effet le lecteur à capter différentes raisons expliquant la vulnérabilité de la protagoniste.
3Pour ce qui est de la notion de lecteur, nous adoptons la définition d’Umberto Eco. D’après le sémiologue italien, le texte littéraire postule la coopération du lecteur comme condition d’actualisation. Ainsi chaque texte est-il un produit dont « le sort interprétatif fait partie de son propre mécanisme génératif8 ». Nous sommes d’accord avec Eco sur le fait que tout texte prévoit son « lecteur modèle ». Dans un premier temps, cette notion ne fait pas référence à un lecteur physique mais à une stratégie textuelle9. Prévoir un lecteur modèle ne consiste donc pas à imaginer qu’un tel lecteur existe quelque part. Il s’agit plutôt d’une stratégie pour construire le texte. Chaque texte littéraire produit donc lui-même son lecteur modèle. Dans Chanson douce, la composition de celui-ci ne passe pas tellement à travers le choix du degré de difficultés langagières ni de la richesse des références intertextuelles10, puisque l’écriture slimanienne fait preuve d’une clarté qui se compare à l’écriture blanche ou plate d’Annie Ernaux. En revanche, le « lecteur modèle » du roman de Slimani est sensible aux caractéristiques socio-émotionnelles et psychologiques des personnages. Il comprend leur impact sur les actes commis ou manqués par ceux-ci.
4Malgré l’attention et le succès dont Chanson douce a joui au niveau international, cette œuvre primée a été relativement peu étudiée. Selon Julie Rodgers, la raison pour laquelle les spécialistes de la littérature ne s’y sont pas penchés est probablement due à son sujet sensible11. Tout en racontant le quotidien d’une famille parisienne privilégiée, le roman slimanien met en scène l’histoire sombre de leur nourricenourrice, Louise, qui se rend coupable d’un infanticide après lequel elle tente de se suicider. Raconter une telle histoire, c’est exposer le lecteur aux événements susceptibles de provoquer de l’inquiétude, voire de l’angoisse. Le lecteur découvre en effet au fil des pages que la protagoniste souffre de troubles mentaux et qu’elle a de graves difficultés financières. Traumatisée, elle l’est premièrement, à cause des souffrances infligées par les autres, et deuxièmement, à cause des actes de violence commis par elle-même à l’égard de sa propre fille dans le passé.
5Mis à part l’article de Rodgers, le rôle et les conditions de travail des nourrices n’ont pas beaucoup été discutés dans les études sur le roman de Slimani. En revanche, très souvent, c’est la politique d’immigration qui surgit quand on parle de l’œuvre slimanienne. Pour éviter des problèmes, les Massé, le couple parisien, tient en effet à embaucher une nourrice qui ne soit pas dans une situation irrégulière : « ″Pas de sans-papiers″ », dit Paul à sa femme, et il continue : « Pour la femme de ménage ou le peintre, ça ne me dérange pas. Il faut bien que les gens travaillent, mais pour garder les petits, c’est trop dangereux. Je ne veux pas de quelqu’un qui aurait peur d’appeler la police ou d’aller à l’hôpital en cas de problème » (CD, 16). Monsieur Massé pense en termes pratiques : que Louise soit une Française de souche résout une fois pour toutes les problèmes que l’embauche d’une nourrice issue de l’immigration pourrait entraîner dans leur vie. Le couple « souhaite faire les choses bien » (CD, 24). Ils veulent faire ce qui est conforme à la loi. Mais plus tard, Paul comprend qu’ils abusent de leur nourrice dont les journées de travail deviennent de plus en plus longues, même si c’est d’elle que vient l’initiative de faire des heures supplémentaires : « Paul s’inquiète parfois de ces horaires qui s’allongent. ″Je ne voudrais pas qu’elle nous accuse un jour de l’exploiter″ » (CD, 60-61), alors que Myriam, son épouse, « est […] ravie que Louise s’astreigne à de telles tâches ménagères, qu’elle accomplisse ce qu’elle ne lui a jamais demandé » (CD, 61).
De l’empathie humaine à l’empathie narrative
6Avant d’analyser les éléments de l’empathie narrative dans Chanson douce, revenons sur ce que signifie l’empathie humaine. Elle fait partie de la constitution physiologique, cognitive et émotionnelle des êtres humains12. D’après Suzanne Keen, ce qui est propre à l’étude de l’empathie, c’est que, depuis le début du XXe siècle, des études sur l’empathie n’ont pas uniquement été menées par des psychologues ou des philosophes, mais aussi par des critiques d’art et de littérature et, ces dernières décennies, par des neuroscientifiques, dont certains travaillent en collaboration avec des chercheurs en littérature13. Selon les psychologues et les neuroscientifiques, l’empathie est définie comme « la capacité à partager et à comprendre les sentiments de l’autre14 ». Cette aptitude à l’empathie est donc une qualité à plusieurs dimensions, telles qu’émotionnelle, cognitive et sociale. Elle s’utilise pour déduire les émotions et l’état mental d’autrui. Une personne empathique est ainsi capable de comprendre ce que l’autre ressent, vit, pense, et pourquoi l’autre agit comme il le fait15. L’empathie permet donc de ressentir les sentiments positifs et négatifs de l’autre, voire de partager la souffrance d’autrui. Savoir différencier ses propres sentiments de ceux d’autrui est cependant également propre à l’empathie. Si la distinction des sentiments n’a pas lieu, si les sentiments de l’autre deviennent les siens, on parle alors de contagion émotionnelle16. Elle peut être particulièrement difficile à vivre pour les professionnels du soin, tels que les médecins, les infirmières et les thérapeutes17. D’après notre expérience, les travailleurs sociaux et les interprètes du service public y sont également confrontés.
7À l’heure actuelle, nous considérons qu’avoir de l’empathie est une qualité appréciée aussi bien dans la vie privée que professionnelle18 et qu’à cette qualité, nous attribuons toutes sortes de biens sociaux : la compassion et l’altruisme, l’ouverture aux autres et le souci d’autrui, de manière que l’empathie semble être un trait humain si fondamental que le fait de ne pas en avoir peut être considéré comme un signe d’inhumanité19. Cependant, on retrouve constamment, dans les diverses études portant sur l’empathie, l’argument selon lequel l’empathie humaine se révèle éphémère, insuffisamment productive de compassion ou d’action altruiste puisqu’elle est souvent limitée ou réduite par des facteurs situationnels ou personnelles, comme la distance et la différence20. D’après nous, l’empathie est une qualité humaine qui s’apprend et se cultive, entre autres, par la lecture de textes littéraires qui confrontent le lecteur à des questions éthiques. En effet, lire de tels romans sensibilise le lecteur à la compréhension des inégalités sociales.
8Ce qui nous intéresse dans la suite est de comprendre quelles sont les stratégies narratives employées par Slimani qui encouragent l’expérience de l’empathie dans la lecture de son roman Chanson douce.
Le rôle du lecteur
9Le lecteur modèle du roman s’identifiera sans doute plus facilement au couple des Massé qu’à la protagoniste marginale qu’est Louise. Les Massé, eux, ont une vie familiale ordinaire qui incarne sur plusieurs plans au moins l’idée d’une vie heureuse : leur existence comprend des carrières palpitantes correspondant aux études effectuées, des amis, des vacances au soleil, un appartement bien situé à Paris, une maison à la campagne, deux enfants en bonne santé, et ainsi de suite. En plus, c’est le travail de care de Louise qui leur permet de réussir professionnellement et de profiter du temps libre qu’ils ont de nouveau grâce à la nourrice. L’irruption de celle-ci dans leur quotidien est aussi décrite à la lumière de ce qu’elle leur apporte de magnifique : « Ma nourrice est une fée », se réjouit Myriam (CD, 28). De même, lorsqu’elle présente Louise à son patron, elle s’exclame : « Pascal, je te présente notre Louise. Tu sais que tout le monde nous l’envie ! » (CD, 63). Louise, quant à elle, se sent alors un peu gênée par la familiarité du geste de Myriam (CD, 64). Gênée, elle l’est effectivement, puisqu’elle est présentée comme si elle leur appartenait. Ce couple à succès a certes ses propres pressions à endurer. Paul est producteur de musique alors que sa femme travaille comme avocate de la défense. Mais leurs soucis sont ordinaires et banals, tandis que ceux de Louise sont démesurés, difficiles à endurer sans aide psychologique. En fait, être privée de liberté personnelle la fait souffrir :
Une haine monte en elle. Une haine qui vient contrarier ses élans serviles et son optimisme enfantin. Une haine qui brouille tout. Elle est absorbée dans un rêve triste et confus. Hantée par l’impression d’avoir trop vu, trop entendu de l’intimité des autres, d’une intimité à laquelle elle n’a jamais eu droit. Elle n’a jamais eu de chambre à elle (CD, 159).
10Le droit à la liberté individuelle se réalise mal dans sa vie à elle. La nourrice est donc décrite dès le début comme vulnérable, même si Louise semble d’abord être fort résiliente en dépit de son existence difficile : « Paul et Myriam sont séduits par Louise, par ses traits lisses, son sourire franc, ses lèvres qui ne tremblent pas. Elle semble imperturbable (CD, 29) ». Le sentiment de solitude et celui de ne pas appartenir à la même caste que Paul et Myriam lui sont pourtant familiers. Le premier jour du travail, elle arrive presque une heure d’avance. Elle entre dans l’immeuble silencieux sans oser entrer dans l’appartement des Massé : « Louise ? Vous êtes là depuis longtemps ? Pourquoi n’êtes-vous pas entrée ? – Je ne voulais pas déranger » (CD, 33). Ayant travaillé toute sa vie comme nourrice privée dans différentes familles, Louise a servi et pris soin des autres sans avoir appris à prendre soin d’elle-même. À la fin du roman, usée et épuisée, elle craque : « Son cœur s’est endurci. Les années l’on recouvert d’une écorce épaisse et froide et elle l’entend à peine battre. Plus rien ne parvient à l’émouvoir. Elle doit admettre qu’elle ne sait plus aimer » (CD, 213). Son passé se dévoile morceau par morceau pour le lecteur, tandis que les Massé l’ignorent toujours.
11Ainsi, le lecteur, lui, découvre très vite toutes les questions sensibles qui tourmentent la nourrice : ses problèmes de santé mentale (neuroticisme et obsessions CD, 30, 31, 203, 213) et sa tendance à la violence qui est indéniable : « Il lui prend parfois l’envie de poser ses doigts autour du cou d’Adam et de le secouer jusqu’à ce qu’il s’évanouisse » (CD, 213), son éducation insuffisante (le lecteur apprend que la protagoniste est presque analphabète, CD, 149-151), le mariage raté dans lequel la violence du conjoint à son égard n’était pas seulement physique, mais aussi mentale, psychologique, émotionnelle et financière (CD, 97-101). En plus de toutes ces horreurs, c’est sans doute la violence que Louise a exercée à l’égard de sa propre fille le jour où celle-ci fut exclue de l’école qui évoque des sentiments de plus en plus difficiles chez le lecteur : « L’adolescente, recroquevillée, criait. Louise a continué de frapper. […] Quand [sa fille] n’a plus bougé, Louise lui a craché au visage » (CD, 183). Le chapitre sur l’exclusion scolaire de l’enfant de Louise est une scène extrêmement violente montrant la transmission de l’exclusion d’une génération à l’autre.
Une forme de l’empathie difficile
12Erik Leake a théorisé la notion de l’empathie difficile21. L’empathie facile est, selon lui, celle que le lecteur ressent par exemple envers les enfants innocents qui subissent de mauvais traitements. Selon Leake, on parle de l’empathie difficile lorsqu’un personnage ambivalent suscite des émotions difficiles et ambiguës chez le lecteur22. Riikka Rossi, chercheuse finlandaise, a également travaillé sur diverses formes de l’empathie narrative23. L’empathie difficile est inconfortable pour le lecteur, car elle insinue voire « force » à reconnaître une version inférieure de l’humanité – y compris une version inférieure de nous-mêmes. Chaque roman dont le protagoniste est à la fois un personnage complexe et repoussant mais dont la position fragile et vulnérable dans la société est susceptible de nourrir des préoccupations éthiques chez un lecteur sensible.
13Suivant Rossi et Leake, nous pouvons constater que le cadre narratif de Chanson douce déclenche normalement un malaise émotionnel chez le lecteur. D’une part, ce malaise consiste en la reconnaissance de la prédisposition à la violence qu’a Louise, ainsi qu’en son inaptitude à communiquer et à verbaliser ce qui ne va pas, que cela soit aux autres nourrices qui fréquentent les mêmes squares ou à Myriam et à Paul. D’autre part, ce qui est censé inquiéter le lecteur est l’intérêt minimal que ceux-ci prêtent à l’égard de leur nourrice sur le plan humain. Lorsque celle-ci tombe malade et n’arrive pas à travailler, ils ne s’occupent pas d’elle (CD, 158-159). Paul et Myriam ont beau s’apercevoir de quelques symptômes ou signes du mal-être de Louise (CD, 172), ils n’y réagissent pas (CD, 176), ce qui est censé frustrer le lecteur qui en connaît les conséquences tragiques.
Empathie à l’égard d’une situation vs. empathie à l’égard d’un personnage
14Le lecteur de Chanson douce est donc amené à se demander pourquoi Myriam, qui est une avocate pénaliste passionnée (CD, 174) et dont le travail consiste justement à aider les personnes en difficultés, ne met pas sa compétence professionnelle au service de sa propre nourrice : « Elle défend des dealers minables, des demeurés, un exhibitionniste, des braqueurs sans talent, des alcooliques arrêtés au volant. Elle traite les cas de surendettement, les fraudes à la carte bleue, les usurpations d’identité » (CD, 41). Elle contribue même à l’aide juridictionnelle dont pourrait bénéficier Louise également (CD, 41). Le lecteur, qui est au courant de l’aspect « humanitaire » du métier pratiqué par Myriam, s’attend à ce que celle-ci aide à résoudre le problème de surendettement dont a hérité Louise et qui sera découvert par les Massé. Mais ce n’est que lorsqu’il est trop tard qu’une professionnelle, la capitaine Nina Dorval, s’intéresse au cas de Louise. Chargée de la reconstitution du crime commis par la nourrice : « Elle s’est juré de comprendre ce qui s’était passé dans ce monde secret et chaud de l’enfance, derrière les portes closes » (CD, 223). Ce personnage secondaire incarne en quelque sorte le lecteur modèle du roman. Pour qu’on puisse soutenir l’idée qu’un récit fictionnel est capable de susciter chez le lecteur le désir de comprendre et de faire ce qui est moralement juste, il faut que ce désir s’exprime à travers quelques éléments narratifs concrets. Cela est d’autant plus important dans le cas des romans qui sont, à la première lecture, susceptibles de susciter des émotions difficiles chez le lecteur.
15Les théoriciens de la narration savent qu’il est extrêmement difficile de dissocier l’intrigue du personnage, car sans événements, les agents de la fiction sont inertes24. Dans Empathy and the Novel, Keen distingue l’empathie à l’égard d’une situation de l’empathie à l’égard d’un personnage25. La première est suscitée par l’intrigue autant que par les personnages, même si elle trouve souvent son point de convergence dans les sentiments d’un personnage. La lecture de l’intrigue implique certainement qu’on prête attention aux personnages, mais aussi à la succession des événements, au développement des circonstances complexes et à la résolution espérée par le lecteur. D’après le psychologue Richard J. Gerrig, « dans une large mesure, une théorie du suspens doit inclure une théorie de l’empathie, puisque la motivation pour se préoccuper des conséquences des actions est liée à une ″pensée active″ sur le sort des personnages26 ». Pourtant, le fait d’aimer ou d’approuver les personnages n’est pas, forcément, une condition nécessaire à l’empathie situationnelle qui se produit chez certains lecteurs.
16Suivant Gerrig, ce qui distingue l’empathie situationnelle de l’empathie éprouvée pour les personnages, c’est que les différences, même considérables entre les personnages et les lecteurs, n’empêchent pas le surgissement de l’empathie situationnelle27. S’identifier à autrui n’est donc pas une condition nécessaire pour pouvoir se mettre à la place d’autrui. Comme nous l’avons vu, l’empathie a souvent été critiquée par des chercheurs de diverses disciplines au motif que, dans la vie réelle, l’expérience de l’empathie ne se traduit pas très souvent par une action altruiste et que nous avons tendance à être empathiques principalement envers nos proches et nos semblables. Mais serait-il possible que cette apparition et cette disparition rapides de l’empathie soient justement ce qui permet au lecteur de s’intéresser au sort des personnages ambigus ?
Stratégies formelles de l’empathie narrative
17Si les chercheurs de l’empathie narrative se focalisent sur les sentiments de lecteurs réels, nous nous intéressons, pour notre part, à comprendre les caractéristiques du lecteur modèle, caractéristiques qui dépendent directement des moyens narratifs que le texte littéraire emploie et que nous pouvons identifier par l’analyse du texte. Et par là, l’empathie narrative devient aussi une affaire langagière.
18Suzanne Keen met ainsi en évidence la poétique de la narration, c’est-à-dire les dispositifs narratifs qui peuvent contribuer à alimenter l’expérience de l’empathie du lecteur28. Mais cela ne veut pas dire qu’une certaine technique narrative soit capable, en tant que telle, de susciter de l’empathie. En effet, comme l’a écrit Keen, aucun effet éthique ou émotionnel n’est inhérent à un seul dispositif narratif29. Les procédés narratifs que Slimani utilise dans son récit et qui peuvent aider le lecteur à se mettre à la place de la protagoniste sont, d’après nous, la focalisation interne variable, le narrateur extradiégétique et l’emploi abondant de divers éléments subjectifs. Ajoutons à ceux-ci, la prolepse et l’épigraphe qui y préparent aussi le lecteur.
La fonction de la prolepse et de l’épigraphe dans l’empathie narrative
19L’incipit de Chanson douce peut être vu comme une prolepse, une anticipation narrative qui, dès la première page, dévoile au lecteur la fin tragique de l’histoire30, à savoir l’infanticide et la tentative du suicide de la protagoniste. Connaître la solution finale dès la première page aurait-il pour but d’orienter l’attention du lecteur sur les motifs et sur les circonstances du crime31 ? Il est effectivement possible de considérer que l’emploi de la prolepse est ici un moyen narratif permettant à l’auteure d’attirer l’attention et la réflexion du lecteur sur les raisons et les circonstances ayant précédées le crime. Le rôle du lecteur se rapproche ici de ce que font les avocats pénalistes lorsqu’ils essayent de comprendre ce qui s’est passé chez l’individu au moment du crime. Pour eux, aucune personne n’est indéfendable. En outre, nous estimons que l’histoire, dans son ensemble, est racontée afin que le lecteur puisse non pas s’identifier mais se mettre à la place de la protagoniste, afin de comprendre d’où vient le mal-être de celle-ci, cette énorme détresse, qui semble humainement disproportionnée, ne pouvant entraîner que des conséquences tragiques. C’est donc d’un exercice psychologique qu’il s’agit.
L’autre élément narratif du roman qui oriente la lecture est un paratexte, à savoir l’épigraphe placée après la page de couverture. D’après Genette, une fonction possible de l’épigraphe est de souligner ou de préciser la signification du texte.32 Slimani a choisi une citation tirée de Crime et châtiment de Dostoïevski :
« Comprenez-vous, Monsieur, comprenez-vous ce que cela signifie quand on n’a plus où aller ? » La question que Marmeladov lui avait posée la veille lui revient tout à coup à l’esprit. « Car il faut que tout homme puisse aller quelque part. »
Fiodor Dostoïevski, Crime et châtiment (1866) (CD, p. 11)
20Le choix de l’épigraphe n’est jamais anodin. Celle que Slimani a choisie fait d’emblée comprendre que Chanson douce est, lui aussi, un roman sur les problèmes sociaux comme la solitude et l’exclusion :
21Les squares, les après-midi d’hiver, sont hantés par les vagabonds, les clochards, les chômeurs et les vieux, les malades, les errants, les précaires. Ceux qui ne travaillent pas, ceux qui ne produisent rien. Ceux qui ne font pas d’argent (CD, 112-113).
22On y retrouve effectivement ce dont parle Dostoïevski, à savoir ceux qui n’ont nulle part où aller (CD, 102).
Passage constant d’un point de vue à l’autre
23Se mettre à la place d’autrui et ressentir ses sentiments, ses désirs et ses inquiétudes n’est pas difficile pour le lecteur de Chanson douce, et ce, grâce à la focalisation interne variable. Ce roman s’adresse en effet au lecteur en le convoquant comme témoin de la charge émotionnelle des personnages alors même que ceux-ci se connaissent mal sur le plan émotionnel bien qu’ils partagent le quotidien et la garde des enfants ensemble. Si Louise ne sait pas se défendre dans les situations difficiles qui se présentent, le lecteur comprend que cette incapacité est liée à son analphabétisme dont Paul et Myriam ne sont pas au courant :
« Cette lettre vient du Trésor public, Louise. Ils nous demandent de saisir sur votre salaire la somme que vous leur devez, apparemment depuis des mois. Vous n’avez jamais répondu à aucune lettre de relance ! »
Paul jurerait avoir perçu du soulagement dans le regard de la nounou. […] Paul tend la lettre à Louise, qui reste immobile.
« Regardez. »
Louise saisit l’enveloppe et en extrait la feuille, les mains moites, tremblantes. Sa vision est brouillée, elle fait semblant de lire mais elle n’y comprend rien.
« S’ils en arrivent là, c’est en dernier recours, vous comprenez ? Vous ne pouvez pas vous montrer aussi négligente, explique Myriam.
− Je suis désolée, dit-elle. Je suis désolée, Myriam. Je vais arranger ça, je vous le promets.
− Je peux vous aider si vous en avez besoin. Il faudrait m’apporter tous les documents pour qu’on puisse trouver une solution. »
Louise se frotte la joue, la paume ouverte, le regard perdu. Elle sait qu’il faudrait dire quelque chose. Elle aimerait prendre Myriam dans ses bras, la serrer, demander de l’aide. Elle voudrait lui dire qu’elle est seule, si seule […]
Les lettres, elle sait où elles sont. Un tas d’enveloppes qu’elle n’a pas jetées, qui sont posées sous le compteur électrique. Elle voudrait y mettre le feu. De toute façon elle ne comprend rien à ces phrases interminables, à ses tableaux qui s’étalent sur des pages, à ces colonnes de chiffres dont le montant ne cesse de grossir (CD, 149-151).
24L’illettrisme de la protagoniste se traduit donc par des capacités de raisonnement rudimentaires dans des situations stressantes, par une incapacité à accepter de l’aide pour ce problème de dette hérité de son défunt mari. Le lecteur qui a accès aux pensées de Louise comprend qu’elle n’est pas capable de résoudre ses problèmes de façon rationnelle. Au lieu d’accepter l’aide qui se présente, elle pense à faire disparaitre les lettres du Trésor public. Le lecteur est avisé de la même incapacité au moment où Lydie, une autre nourrice, informe Louise qu’une famille est à la recherche d’une nouvelle nourrice (CD, 201). Si elle agissait rationnellement sachant que Paul et Myriam n’auront bientôt plus besoin d’elle, elle n’aurait pas laissé passer cette chance de trouver un nouvel emploi. Mais que fait-elle ? Elle est obsédée par l’idée du troisième enfant que Paul et Myriam lui feraient pour qu’elle puisse continuer à travailler chez eux (CD, 203).
Narrateur extradiégétique – un élément de l’empathie narrative slimanienne
25Le narrateur extradiégétique33, qui raconte le récit à la troisième personne sans participer aux événements racontés, est également un élément de l’empathie narrative slimanienne34. En lisant Chanson douce, le lecteur tendra sans doute à s’identifier au narrateur, capable de comprendre la vulnérabilité de la protagoniste. Le narrateur de Chanson douce reste, en effet, en arrière-plan, à une distance suffisante, mais tout en étant émotionnellement présent, notamment, lorsque la protagoniste est perdue dans ses pensées. Il articule alors les sentiments de celle-ci de façon plus collective comme s’il ne s’agissait pas seulement de Louise mais d’autres aussi partageant un sort similaire. Cette impression se renforce par l’emploi du pronom « on » que le narrateur utilise au sens du pronom « nous » : « On se sent seul auprès des enfants. Ils se fichent des contours de notre monde. Ils en devinent la dureté, la noirceur mais n’en veulent rien savoir » (CD, 210). C’est surtout dans ces moments-là que la narration slimanienne devient « caring » en prenant la défense de tous ceux qui ont été maltraités durant leur vie et dont certains, avant de se rendre coupables d’un crime, ont, eux aussi, été victimes d’injustices subies de la part des autres. Il n’est pas question de défendre leur acte mais de défendre leur droit à la vie. Le roman mise sur le principe d’égalité selon lequel, que nous soyons bons ou mauvais, nous sommes tous soumis aux mêmes lois humaines.
La fonction affective des modalisations du personnage focalisant
26Dans chaque langue, il y a des unités que les linguistes appellent « subjectives35 » ou « modales36 » et qui permettent d’élucider la pensée de l’énonciateur ou du personnage focalisant. Ce sont aussi des mots clés pour comprendre la psychologie des personnages. Parmi les éléments subjectifs, Catherine Kerbrat-Orecchioni classe les déictiques, les adjectifs, les adverbes et les verbes subjectifs, entre autres37. Ce qui les rassemble est qu’ils portent des évaluations positives ou négatives permettant d’accéder à la pensée et aux affects de l’énonciateur. Dans un récit en focalisation interne variable38, comme l’est Chanson douce, les modalisations sont attribuées au personnage focalisant. D’après nous, ces éléments contribuent, eux-aussi, à une meilleure compréhension de ce qui ne va pas, puisqu’ils dévoilent l’état émotionnel des personnages ainsi que le non-dit. Les expressions subjectives constituent dans le récit de Slimani une espèce de glissement énonciatif où le narrateur extradiégétique laisse entendre de quelle manière réfléchissent les personnages.
27D’ailleurs, dans la focalisation interne, il va de soi que l’expression est subjective. Et ce, malgré le fait que le focalisateur ne soit pas le narrateur. La langue du focalisateur « contamine » d’une certaine façon la langue du narrateur. Certains linguistes, comme Dominique Maingueneau, parlent à ce sujet de contaminations lexicales39. Si l’on étudie ce phénomène sous le prisme de l’empathie narrative, nous considérons que l’énonciation « contaminée » du narrateur neutre s’utilise afin de faire entendre les affects des personnages lorsque ceux-ci ne savent pas les verbaliser face aux autres personnages. Dans l’exemple ci-dessous, c’est Myriam qui réfléchit et regarde Louise et fait ensuite une interprétation à sa guise du comportement de celle-ci sans l’interroger directement afin de savoir ce qui ne va pas :
La nounou était d’une pâleur de morte, ses yeux cerclés de cernes semblaient s’être enfoncés. Elle avait l’air de marmonner quelque chose. Myriam s’est avancée vers elle mais Louise déjà s’était accroupie pour fermer une valise. Plus tard Myriam s’est dit qu’elle s’était sans doute trompée (CD, 129, nous soulignons).
28Dans la vie réelle, et dans le discours direct, plus la situation de communication est difficile, plus l’être humain est stressé ; ces divers éléments subjectifs se produisent souvent de façon inconsciente, échappant au contrôle du locuteur. Les autorités, dont le travail consiste à faire parler les gens pour reconstituer la vérité lors d’entretiens divers et variés, savent le rôle parfois même décisif des éléments subjectifs puisqu’ils dévoilent les sentiments et la réflexion qui est derrière les actes et c’est pour cela qu’elles y prêtent une écoute particulièrement attentive40. Dans Chanson douce, c’est du même phénomène qu’il s’agit, à la différence que c’est au lecteur de faire le lien entre les événements tragiques du roman et la chute de la protagoniste qui bascule de la vulnérabilité socio-émotionnelle à une vulnérabilité dite existentielle41 où l’individu ne veut plus que mettre fin à son existence.
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29Cet article ne vise en aucun cas à susciter de l’empathie pour une nourrice meurtrière. Bien au contraire, en réfléchissant à la notion de l’empathie difficile, nous avons voulu montrer de quelle manière l’œuvre de Slimani élucide la compréhension du lecteur sur la vulnérabilité humaine. Chanson douce est l’histoire d’un travail de care qui a pris une tournure tragique, comme l’a signalé Julie Rodgers dans l’article cité plus haut : une fois que le sentiment de sécurité de la protagoniste est mis en danger, sa chute est presque irréversible42. Mais en plus de raconter l’histoire de Louise, Slimani utilise la fiction pour dépeindre les pressions et les combats auxquelles sont confrontés les care givers. Il ne s’agit pas seulement d’inquiétude concernant les moyens de subsistance mais aussi de l’épuisement lié à l’exercice de l’empathie43 qui peut affecter notamment ceux et celles dont le travail consiste à prendre soin des autres.