L’œuvre in extremis de Sophie Calle sur sa mère : le deuil comme care
1Je souhaite dans cet article proposer l’idée d’un deuil comme care, réalisant par l’œuvre d’art un « prendre-soin des morts ». J’examinerai le cas du livre dédié par Sophie Calle à sa mère : Elle s’est appelée successivement Rachel, Monique, Szyndler, Calle, Pagliero, Gonthier, Sindler1 (2012), dont on ne sait pas très bien où finit le titre : la couverture blanche brodée d’or continue cette déclinaison d’identités par cette phrase : Ma mère aimait qu’on parle d’elle. Phrase qui annonce l’ambition réussie du livre, à ceci près que c’est à l’heure où la mère n’est plus que l’œuvre parle enfin d’elle, selon un timing paradoxal, peut-être le seul possible.
2 Je postule que cet ouvrage est un journal de deuil2, un exercice d’apprivoisement de l’expérience de la perte, qui lutte contre la dispersion de la mort3 par le rassemblement de morceaux de vie de la disparue – notamment sous la forme d’extraits de ses journaux et de photos –, le récit de ses derniers moments, et celui des diverses cérémonies entreprises par sa fille artiste endeuillée, particulièrement une grande exposition au Palais de Tokyo4 dont sont reproduites des images. Ce journal s’inscrit au sein des nombreux protocoles et rituels de deuil inventés par l’artiste, qu’il rapporte et entérine en se faisant œuvre durable. Mais il devient aussi le livre de la mère, révélant la concurrence produite entre l’œuvre et la vie, la façon qu’a l’œuvre de Calle d’endiguer la dispersion de la vie, et l’autorité de création qui se profile ludiquement dans ce dialogue. Cela me conduit à mettre en évidence le type de care spécifique produit par l’œuvre, à savoir un care in absentia, peut-être plus aisé à réaliser qu’in presentia, qui consiste à prendre soin de ses morts, à montrer qu’ils ont encore besoin de nos soins, comme nous avons besoin de les soigner – d’où cette temporalité distincte du post-mortem, avec ses objets substitutifs. Je m’aiderai dans cette réflexion de l’ouvrage de la philosophe Vinciane Despret, Au bonheur des morts. Récits de ceux qui restent5, qui réfléchit au rôle des disparus et aux moyens de leur faire une place dans nos vies. Ce care in absentia met à mal la théorie traditionnelle du deuil et le travail de liquidation des morts qu’elle implique6, et la remplace par une éthique de la continuation des liens qui trouve chez Calle ses figures insolites et sa place pleinement active.
Insaisissable : le journal blanc du deuil
3 Après avoir commencé sur la couverture, le texte continue dans les pages de garde, où à la broderie en relief succède un embossage blanc sur blanc, texte en creux et sans encre qui agit comme une sorte de dévoration discrète d’une portion du livre habituellement laissée vierge. La fille y apparaît en préfacière discrète et buissonnière, en flâneuse indisciplinée, en soutien à la vie de sa mère. Son propos croise les motifs de l’apparition et de la disparition. Elle explique :
Sa vie n’apparaît pas dans mon travail. Ça l’agaçait. Quand j’ai posé ma caméra au pied du lit dans lequel elle agonisait, parce que je craignais qu’elle n’expire en mon absence, alors que je voulais être là, entendre son dernier mot, elle s’est exclamée : « Enfin ».
4La naissance de l’œuvre se présente ainsi in extremis, juste avant qu’il ne soit trop tard, et dans une certaine ambiguïté : la fille ne déclare pas de projet d’œuvre lorsqu’elle installe sa caméra, simplement le désir de garantir une captation en cas d’absence, prête déjà à ce que la modalité de saisie de ce « dernier mot » se fasse par l’usage d’un médium – et la mère acceptant bien ce substitut d’« être là7 ». En revanche, la mère agonisante exprime un souhait qui, dramatisé en fin de paragraphe, apparaît comme son véritable « dernier mot », et le coup d’envoi qui autorise le livre – ou bien comme sa dernière volonté, selon un autre trope du rapport des vivants aux mourants qui peut agir comme une puissante injonction. Modalité du silence inséparable de la disparition, le blanc initial rappelle l’absence préalable de la mère dans l’œuvre8, absence enfin réparée ici mais à voix basse, chuchotée, évoquant la voix de la mère maintenant tue ; à moins que, par ce blanc, la fille s’efface pour faire place à la mère.
5 Dans cette cérémonie initiale du livre en tout cas, la fille se signale, discrètement, d’une voix blanche, comme la captatrice de cette vie qu’elle avait jusque-là échoué à consigner par l’œuvre. Ce blanc oblige à plisser les yeux, à s’approcher pour voir, ou peut-être, à tendre l’oreille : il oblige à faire preuve d’une attention envers et pour la mère qui n’est pas très différente de celle portée par la caméra, prête à saisir ce qui pourra survenir. Dès ces pages liminaires, l’expérience du deuil apparaît comme un care, donné mais aussi demandé par celle qui est en train de mourir, une fabrication d’attention, une délicatesse, de la part d’une artiste dont toute l’œuvre repose sur ce paradoxe de laisser d’autres la guider, pour ensuite tisser avec eux un matériau disparate.
6 Le trope du « dernier mot » va être recueilli par la veille attentive du dispositif vidéo : c’est celui de « souci », dans la dernière phrase prononcée par la mère : « Ne vous faites pas de souci », que l’œuvre va décliner de mille manières, dans l’exposition puis le livre, notamment sous la forme inverse d’un mot noir sur fond noir, difficile à voir, qui contredit l’injonction adressée aux vivants pour qualifier la mère, ultimement, par la préoccupation.
7 Mais ce que ni la caméra ni l’entourage présent ne réussissent à saisir, c’est « le dernier souffle » de la mère, ou le moment de sa mort, survenue « quelque part entre 15 heures 02 et 15 heures 13. Insaisissable ». De cet « insaisissable » creusé blanc sur blanc, Calle fait une vidéo de 11 minutes, exposée à plusieurs reprises au gré de ses récentes installations, intitulée Pas pu saisir la mort, dont le titre sans sujet grammatical signale l’impuissance généralisée de cette saisie. « [L]’instant de la mort, celui-là même que tout le monde craint, repousse et cache […] Sophie Calle choisit de l’affronter et tente de le fixer9 », écrit Élisa Fedeli. Mais ici elle ne peut saisir qu’un intervalle, mourir étant, bien plus qu’un instant décisif, un processus, un passage impossible à épingler, comme le rappelle Céline Huyghebaert en citant Philippe Ariès10. Un regret point dans cette incertitude, comme d’une autre chose qui aura manqué de précision, qu’il aura fallu fabriquer soi-même, cependant elle se prête à l’habituelle dilution de responsabilité qui habite le travail de Calle.
8 Comme l’ont remarqué plusieurs commentatrices11, cette saisie impossible est physique autant que mentale : c’est la disparition même qui est insaisissable. Mais c’est aussi la mère avec son identité difficile à arrêter, son auctorialité incertaine et pourtant là, comme le signale le titre avec son pronom réfléchi, « elle s’est appelée », qui dit l’invention de soi : l’invention de ce prénom dédoublé et de cette pluralité fantasque de patronymes d’origines diverses, le choix de cette dispersion en nombreuses réinventions d’état-civil. La mère est devenue enfin le nom d’une œuvre ; par l’œuvre, quelque chose d’elle s’est enfin fixé.
Là où commence le deuil : la fin de l’invulnérabilité
9 Mais ce qui apparaît insaisissable in fine, outre l’identité de la mère ou son dernier souffle, c’est sa vie12. Ce caractère fuyant transparaît dans les extraits de ses journaux intimes sélectionnés par l’œuvre, la plupart très mélancoliques, répertoriant des deuils qui sont autant de seuils, du plus mince au plus massif : l’annonce d’un cancer, la mort de sa propre mère : « Aujourd’hui ma mère est morte. » (27.12.1986), plus tard celle de son frère, la plus marquante tant il semblait un alter ego, un contemporain au sens fort :
1994
-
22.11
C’est aujourd’hui à 10h30 que mon frère est mort à Villejuif. Il avait 69 ans et nous sommes tous accablés. Je n’y comprends rien. Je ne crois plus à mon invulnérabilité, moi qui croyais tellement à la sienne.
10Ce deuil est lancinant, durable, il revient à plusieurs reprises comme un marqueur de vie – un marqueur de fin, non pas immédiate mais maintenant connue, irrémédiable : « J’avoue que je suis moins drôle qu’avant mais je ne peux lutter contre la tristesse d’avoir perdu mon frère ». (17-81.04.1995) Plusieurs mois plus tard se poursuit cette entrée dans la finitude, la fin de l’invincibilité :
Que dire de plus de cette vie monotone ni heureuse ni malheureuse ? Je suis encore obsédée par la tristesse d’avoir perdu mon frère. En allant vers la tombe, un jour, avec les trois noms inscrits, j’ai eu la subite impression qu’il en manquait un… le mien ! (23.09.1995)
11Et à la fin de l’année : « Je voudrais déjà voir Noël terminé. Peut-être voudrais-je voir ma vie terminée ! » (11.12.1995) Puis en juin 1996 : « Aujourd’hui, ma plus vieille amie Françoise Mesuré est morte. Je suis un véritable cimetière ». Le livre de Calle additionne et rapproche ces deuils successifs qui surviennent à peu d’intervalle. Tandis que les journaux intimes, en consignant ces pertes dans l’aléatoire privé de leurs quelques lignes, montrent comment elles glissent entre les doigts, le livre, en tant que journal de deuil, emmagasine de façon durable les dernières fois : le « Dernier voyage » à Cabourg car « Monique voulait voir la mer une dernière fois », le « dernier livre », la « dernière rencontre », etc. Ainsi se décline un protocole du bien-mourir, anticipé et accompagné par une série de choix, de gestes et d’actions délibérés, incluant l’organisation par la mourante de « la cérémonie des obsèques : sa dernière fête ». Tel qu’il nous est donné à lire, le journal intime est un journal des deuils de la mère : tout y est un écho et une préparation de la fin.
L’art contre la dispersion de la vie
12 Outre ces deuils de premier ordre qui marquent l’entrée dans la découverte de sa mortalité, la sélection opérée par Calle consigne aussi les deuils blancs de la mère, devant la perte des jours, du temps, de la vie passée à ne rien faire, à n’avoir rien accompli : « Curieusement mon seul regret si je devais être malade, c’est de ne rien laisser derrière moi et de n’avoir accompli aucune œuvre ! » (1985) Le journal est dépôt et décompte des petites et grandes pertes, petits et grands regrets : « Et toutes ces douleurs que j’ai accumulées si longtemps qu’en ai-je faites ? » [sic] Sans compter les jours morts – « abominable » à un moment donné est le seul mot noté (1989), plus tard ce sont « toutes ces années mortes » (1992). C’est en fin d’année que les constats sont les plus durs, ainsi fin 1992 :
Eh bien cher Journal, pour solde de tout compte, je vais t’enterrer, ou plutôt te ranger avec les autres, toutes ces années mortes qui s’alignent dans ma bibliothèque depuis sept ou huit ans, c’est avant que j’aurais dû m’occuper de toi. […] Donc pour ne pas changer, l’année se terminera par l’habituel Mur des lamentations. Année stérile à tous les points de vue. Aucune escalade professionnelle (je n’ai pas essayé non plus).
13Dans le journal se dépose la vie dans ce qu’elle a non de grandiose mais de manqué, la mère s’y lamentant du peu en quoi tient cette vie, écrivant : « Je me demande encore ce que je fais bêtement de ma vie sans projets, sans projets, sans futur avant d’aller… à la tombe. » (n.d.) Ou relevant cette citation de Cioran qui dit l’agitation vaine et vide d’une vie sans dessein : « N’avoir rien accompli et mourir en surmené. » (1990) Il y a pourtant le désir d’« ÉCRIRE ! » (1992), mais il est suivi aussitôt de ce constat : « Je crois bien que je mourrai avec ce projet. NON accompli ». La mort même alors une sorte de ratage, dans son échec de postérité. La vie ne devient pas quelque chose, échoue à précipiter, à se cristalliser. Même les amants, faute d’avoir été mémorialisés, ne sont pas remémorés : au-dessus d’une photo où on la voit entourée de deux jeunes hommes, elle écrit : « qui sont-ils ?? » Les extraits sélectionnés tournent presque tous autour du regret et des deuils, des pertes et de l’inaccompli, isolant ce motif. La dernière entrée donne : « Mon cher Journal (peut-être le dernier), au revoir. Je ne t’ai pas apporté grand-chose mais tu me l’as bien rendu... » Ironie mordante jusqu’au dernier mot, mais qui ne dissimule pas une tristesse ou une mélancolie profonde ; qui est la marque d’une pudeur.
14 Cette mélancolie n’est donc pas liée à la fin de sa propre vie, puisque les journaux cessent une dizaine d’années avant sa mort, mais plutôt au sentiment de la fin, initié par le deuil. Ceci contraste fortement avec des photographies enjouées, rigolotes, où la mère prend des poses, sourit, fait des grimaces, et qu’elle commente avec une auto-dérision parfois hilarante, ainsi qu’avec avec le ton caustique - quoique désillusionné - qui alimente le journal. Pourtant, loin de ces facéties, la biographie de la mère ne nous est pas donnée par le récit de sa vie extérieure, mais par son sentiment intérieur à l’égard de la vie : « Mon Dieu comme les gens sont courageux d’une façon générale et comme tout le monde a du mal à vivre » (1987). On lit ainsi dans les extraits du journal le désarroi à ne pas savoir ce qu’est une vie ; le sentiment vague et diffus, sourd, de ne pas être en train d’en faire ce qu’on devrait, la déception morose autant à l’égard de soi-même que de ce qui arrive à ce soi perplexe, interrogateur mais insuffisamment consistant ou systématique – ou grandiose ? – pour faire de cette interrogation une véritable quête.
15 Or cette vie littéralement désœuvrée s’oppose au vivre-pour-l’œuvre de la fille13, qui n’est qu’un peu plus aisé à vivre du fait d’avoir une destination. Car Calle elle-même, à l’occasion de son œuvre Vingt ans après en 2001, fait un constat de vacuité. Alors même qu’elle est consacrée par la grande exposition rétrospective au Centre Pompidou, elle se demande : « Et moi, qu’est-ce que je fais ici à me traîner sans but, sans enthousiasme, par ce temps hivernal ? Parce que je ne trouve rien qui résume efficacement les vingt années qui se sont écoulées14 » (2001). En quoi consiste une vie ? continue de demander l’œuvre deux décennies plus tard, en examinant la vie terminée de la mère. Le livre de Calle devient une méditation sur la vie incontrôlable, qui fuit comme la mère, c’est pourquoi il faut en retenir quelque chose par l’œuvre, c’est pourquoi l’œuvre réussit si bien à retenir la mère une fois qu’elle est partie, selon cette modalité de l’in extremis dont l’artiste est familière.
16 Frappe alors la présence chez la fille d’une stamina exactement inverse, une énergie créatrice non pas disparate (même si elle peut le paraître dans ses objets) mais extraordinairement organisée, consistante, qui saisit et fait quelque chose de cette fuite de la vie. La vie de la mère apparaît comme une figure négative de l’œuvre, son contraire : l’inaction, le « ne-rien-faire », la fuite en avant, la vacance et l’oisiveté déplorée. Tandis que la fille en artiste sait retenir, faire durer le fugitif, organiser le disparate de la vie en lui donnant des directives, aléatoires et arbitraires, ludiques et imposées par d’autres, pour être guidée, avoir une direction, ne pas subir la passivité justement, mais paradoxalement s’en rendre maîtresse, la vectoriser par une intention artistique – c’est la qualité propre de son œuvre.
Autorité et agentivité : la fille de sa mère
17 Pourtant, dans ces extraits des journaux, se dévoile l’ironie sarcastique de la mère. Or elle est celle même de la fille, qu’on a connue comme le fil rouge (ou peut-être blanc ?) dont est cousue son œuvre. C’est un sarcasme mélancolique, un maquillage mis sur une souffrance intérieure – comme on maquille les cadavres pour leur dernière apparition – dont le ton infuse tout le texte.
18 Ce qui me retient ici, c’est la dimension gigogne par laquelle la mère apparaît alors en filigrane de toute l’œuvre : de son ton, de sa disposition à l’égard de la vie. Mère que l’on découvre tardivement, in extremis, comme le filigrane de la fille – ce « dessin imprimé dans l’épaisseur d’un papier et qui se voit par transparence ». Ce d’autant plus que par les photographies d’amateur en noir et blanc, les textes laconiques des entrées de journaux, elle s’intègre tout naturellement aux matériaux habituels de l’œuvre.
19 Cette dimension diffuse ou double de l’autorité artistique agit en arrière-fond de tout le livre, jusqu’à l’étampe finale : « Ce livre a été volé à Monique Sindler », sur la dernière page de garde avant la couverture, en zone débordée tout comme les phrases initiales du livre. Le tampon était déjà apparu précédemment sur un fac-similé d’un livre de la mère, de sorte qu’on sait qu’il lui appartient. Ici il devient véritable signature – facétieuse par son caractère marginal, échappé, hors-cadre, sa façon à la fois d’investir un espace buissonnier et de revenir d’outre-tombe. Par cette dernière apparition subtile – qu’on pourrait aussi bien manquer –, la mère a enfin signé l’œuvre de sa vie, qui est autant ce livre, tentative de dire une vie, que sa propre fille artiste, singulièrement inspirée d’elle. Elle a par là, mais en rebelle, le « dernier mot », celui de l’autorité d’une œuvre émanée d’elle, subtilisée de sa vie en quelque sorte : livre qui lui a été dérobé non contre son gré mais grâce à sa mort. « Calle, daughter-as-thief, finally takes from her mother what she’d always wanted to give: something of herself, something of her life, so that one day she might be remembered as a work of art15 », remarque Jennifer Krasinski. La dédicace initiale aussi, « À ses copines », rend compte de cette délégation d’autorité, par une fille devenue exécutrice testamentaire du désir d’autrice de sa mère. Ainsi qu’invite à le penser la réflexion de Vinciane Despret : si la mère est morte, elle a encore une agentivité.
20 Ce tampon-signature restaure la propriété de cette vie, mais est aussi éminemment conjoint, signalant un portrait de relation, « an elegy of sorts posthumously coauthored by the artist and her mother16 ». Pointant vers un care ambivalent, l’étampe finale dit la maternité de l’œuvre et avoue le vol, soulignant la nécessité d’une voix intermédiaire pour dire cette vie.
21 Avant cet ultime cachet, acte de présence dérobé qui fait écho à l’investissement initial des pages de garde, la dernière image est la pierre tombale en marbre blanc, marquée « Daughter », qui frappe après la longue série sombre et grise des « Mother » qui l’a précédée. Autre signature de la filiation testamentaire, elle annonce que la prochaine en lice pour la mort sera maintenant la fille. Cette pierre blanche qui marque pour mémoire la fin du livre, plus éclatante, plus vivante et fraîche, petite et blanche comme un sucre ou comme une dent de lait, dicte ce destin inévitable par lequel l’artiste sera, dans la mort aussi bien, la fille de sa mère.
Le soin exquis des morts : un care in absentia
22 La figure maternelle tutélaire reçoit la place qui lui revient et son incarnation durable en girafe bienveillante acquise pour le studio de l’artiste : « Quand ma mère est morte, j’ai acheté une girafe naturalisée. Je l’ai installée dans mon atelier et prénommée Monique. Elle me regarde de haut, avec ironie et tristesse. » Comme d’autres relations et chagrins majeurs (Douleur exquise, Prenez soin de vous), le deuil de la mère est apprivoisé par l’œuvre, qui lui procure une mise en corps décalée et irrévérencieuse, mimant peut-être la relation qui était la sienne : surplombante mais pas exactement protectrice (« Elle me regarde »), plutôt porteuse d’un regret bordant sur le reproche (« de haut »), qui lui appartient cependant à elle (« ironie et tristesse »), témoigne de son ethos faussement comique car poignant. Mère qu’on devine intime sans être proche, de son vivant (ou peut-être l’inverse), comme le laissent à penser plusieurs extraits, mais qu’il est maintenant possible pour la fille d’apprivoiser, de côtoyer à sa guise. Or dans l’image en regard donnée par le livre, c’est Sophie petite fille que nous voyons, dans une relation d’absolue tendresse protectrice envers une girafe en peluche…
23 Ironie et tristesse de la mère envers sa fille ; ironie et tendresse de la fille envers sa mère… Un regret semble poindre, qui ne dira pas son nom. La girafe est attachante sur le mur, avec son regard doux, mais aussi imposante, démesurée, sauvage, domestiquée mais résistant à cette domestication, comme la mère, peut-on imaginer ; comme la mort. Tendresse déplacée, incarnée dans la girafe comme dans un objet substitutionnel évident. Cette incarnation n’est pas tant celle d’une personne que d’une relation qui, elle, continue dans le deuil, est le deuil, selon la théorie clinique des liens continués17. La question des soins donnés aux morts « est celle des besoins qui doivent être honorés dans la création continue d’une mise en rapport18 », écrit Vinciane Despret. Il y avait eu la douleur exquise ; il y a ici le soin exquis des morts, de la morte ; un soin réciproque qui procure du bien à celle qui le donne.
24 Ainsi cette œuvre de deuil, c’est celle qui dit : je viens de ma mère, mon œuvre vient de ma mère, mon esprit, mon sarcasme, mon humour un peu déplacé, fantasque, ma folie légère, parfois morbide mais jamais méchante, parfois féroce mais surtout à ma propre encontre : tout ceci est déjà chez ma mère, elle-même un personnage. Mère fantaisiste et pétrie de souci, faussement superficielle et par là relativement inatteignable, quoique désirant tellement être atteinte. Laissant enfin derrière elle cette œuvre qui est et n’est pas d’elle – qui est bien d’elle.
25 Cette œuvre c’est aussi celle qui dit ce fond de deuil porté en soi plutôt qu’à l’extérieur, dans notre époque pourtant si démonstrative. Qui dit cet abri pour la douleur que constitue l’humour, cette arme que produit l’ironie, distance pudique mise sur ce qui fait mal. Calle, par le dispositif du livre, non seulement extériorise le deuil, mais rend visible ce qui serait autrement condamné à demeurer intérieur : le chagrin, la présence continue des absents, tout cet inchoatif des sentiments. Elle crée ainsi un « bon milieu » pour l’existence en tant que morte de sa mère19. Comme avec Douleur exquise et Prenez soin de vous, elle rend public, de façon exponentielle, par la multiplication des occasions, ce qui d’ordinaire se vit de façon privée. Elle invente ses propres rituels, fabrique des cérémonies qui participent déjà d’une mise en œuvre – en particulier la mise au cercueil avec la mère de toute une série d’objets d’accompagnement ; et l’enterrement de ses bijoux en Alaska où elle avait toujours rêvé d’aller, véritable « dernier voyage ». Elle trouve ainsi l’exacte métonymie du rituel qui permet un transfert symbolique dans des lieux concrets. « Avant d’être instaurés, et pour pouvoir l’être, les morts doivent être installés, écrit Vinciane Despret. La première question que posent les disparus ne s’inscrit dès lors pas dans le temps mais dans l’espace20. » Il s’agit alors « de chercher un endroit où les loger, où les abriter, d’où peut continuer la conversation.21 » Le livre et les diverses expositions auront été de tels lieux, les espaces d’un long dialogue entre mère et fille, des lieux du care à distance, par médias interposés, et par là les espaces d’une relation nouvelle.
In extremis : le care posthume de Sophie Calle
26 Comme toujours dans son œuvre dont c’est le fil rouge, quelque chose de l’ironie du double exact (à la Flaubert, à la Houellebecq) traverse le livre de Sophie Calle, qui joue de la frontière entre les vivants et les morts. La mère dans sa dernière extrémité peut enfin intégrer l’œuvre – mais ne sera plus là pour en jouir. À moins que ce soit seulement en tant que tardive que l’œuvre ait pu accueillir son apparition.
27 Peut-être est-ce là le réglage de distance parfait de la relation de la fille à sa mère que ce soin à travers la séparation, ce care tardif, posthume, ce care in absentia, care des absents qui continue en leur absence, ou que celle-ci autorise, avec ses modalités et tonalités particulières, sa moralité. C’est un care par l’art, rendu possible par le détour attentionné de l’œuvre avec ses multiples itérations et mises en lieux, ses préoccupations techniques et ses décisions artistiques. Dès lors, ce soin du deuil, ce deuil comme care n’est pas une liquidation mais un entretien des disparus, une mise en relation active, un soin du présent, au présent, de ce qui continue de la personne, de la relation, porté par ceux qui restent.
28 Au demeurant n’est-ce pas souvent de figures disparaissantes que Calle fait ses œuvres ? De ses échecs et ruptures de relation ? Car c’est quand on perd qu’il faut retenir, ou parce qu’on a perdu. Du moins est-ce lorsqu’il s’agit d’occuper rituellement ces territoires de la disparition, voire de les faire surgir, qu’est à son meilleur cette œuvre des deuils exquis dont l’in extremis est l’une des dimensions.
29 Avec ironie et tendresse, l’œuvre accomplit l’ultime réponse au « aim[er] qu’on parle d’elle » qui s’annonçait en couverture comme son programme. Elle répare par là le « seul regret » de la mère : ne pas laisser d’œuvre. Par sa fabrication, la démultiplication des gestes d’exposition, le deuil apparaît comme une forme d’amour, un geste de soin, un accompagnement voire un compagnonnage : en entrevue, Calle déclare n’avoir jamais passé autant de temps avec sa mère qu’ainsi occupée à cette œuvre d’elle22. La mère apparaît rétrospectivement comme une figure en creux de l’œuvre, qu’elle vient éclairer d’un jour nouveau : tutélaire autant que gigogne, son filigrane, sa petite-fille-poupée, abritée de toujours. Où se révèle, enfin, que le deuil est cette figure en creux, qui tisse et ronge à la fois la trame des jours, comme une conscience nouvelle.