Récits de fin de vie
Alexandre Gefen : Je voudrais d’abord vous interroger tous les deux sur les acteurs et actrices qui assurent la continuité de la vie, pour reprendre une définition du care donnée par Sandra Laugier, jusqu’à la toute fin de vie. Je voudrais interroger avec vous le point commun de vos récits où l’on entend tous ceux et toutes celles qui, d’une manière ou d’une autre, contribuent au care. Comme des livres de voix qui rassemblent toutes les figures de care présentes et actives dans l’accompagnement de la fin de vie, vos récits investissent des formes de polyphonie. Pourquoi ne pas avoir fait un récit linéaire, comme il y a des récits d’Alzheimer et de cancer qui sont d’une seule voix ? Pourquoi avoir voulu faire entendre tous les acteurs et actrices de l’hôpital ?
Claire Fercak :
1J’ai écrit le livre quelques années après la mort de ma mère d’une tumeur au cerveau. Son diagnostic était le point de départ de ce livre, pourtant je n’ai jamais envisagé d’écrire sur ce qu’elle avait vécu, sur ce qu’on avait traversé. Ce qui m’a vraiment frappée, parce que, très vite, en arrivant dans ce tunnel hospitalier, je me suis inscrite pour faire partie d’une association afin de voir comment la recherche avançait sur ce type de pathologie, c’est que cette expérience devenait collective, elle rassemblait les professeurs et les professeures et les soignants et soignantes qui étaient présents avec les familles que je croisais tous les jours. Il faut aussi noter que le moment de la fin de vie est un moment très ambivalent : on perd un être cher, ce qui est une expérience propre, intime, mais, en même temps, on traverse l’expérience la plus commune qui soit, celle qui nous concerne toutes et tous. S’il y a quelque chose dont on est tous sûrs, c’est que l’on va mourir. Ce qui m’intéressait, c’était de creuser cette ambivalence entre des individualités multiples avec différentes façons de vivre la fin de vie, mais qui se trouvent en fait dans une expérience extrêmement commune. Donc, à aucun moment je n’ai envisagé de faire une autobiographie assumée ou non assumée. Ce qui m’intéressait, c’était de retourner sur place avec le recul, c’est-à-dire avec un petit peu de chagrin derrière, et de poser des questions que je n’avais pas eu le temps ou le courage de poser. Je voulais interroger d’autres patients et patientes, d’autres médecins, d’autres familles en revenant sur les lieux. Mon but au départ a été de poser des questions : qu’est-ce qu’on fait quand on sait que l’on va mourir ? Comment le vivent ceux qui sont autour de la personne en fin de vie ? Comment font les médecins pour accompagner ces cas-là parce qu’ils sont quand même très lourds et très compliqués ? Qu’est-ce que la qualité de vie par rapport au traitement qu’on reçoit, mais qui de toute façon ne sauvera pas de la mort ? Alors, qu’est-ce qu’on sauve au juste, qu’est-ce qu’on arrête de sauver et à quel moment ? Toute cette interrogation est plurielle. Je ne pensais donc pas que je pourrais écrire un livre qui mettrait de côté un pan de cette expérience collective de l’hôpital.
Mathieu Simonet :
2Je pense qu’à la base je travaille sur le collectif parce que mon père est celui qui m’a appris à écrire et que mon père est « schizophrène ». Pour cette raison, je pense que ce qui m’intéresse dans l’écriture, c’est d’arriver à produire un discours éclaté et compréhensible à la fois. Tout l’enjeu de mon rapport à la littérature est de pouvoir communiquer avec mon père : comment communiquer avec la folie et être compréhensible dans l’éclatement ? Le choix de la forme éclatée vient principalement de là. En 2016, j’ai écrit un livre sur mon père et je savais que je n’écrirai plus de la même manière ensuite, que mes prochains livres ne seraient plus éclatés avec la même « ampleur », comme si j’avais réglé quelque chose. L’autre élément [d’explication de ce choix formel] qui est sans doute en lien avec le care, c’est la notion que j’appelle le boomerang de la curiosité. J’ai l’impression que, quand on s’intéresse aux autres, cela nous apporte de la douceur, et vice versa, parce qu’on leur porte de l’attention. Par exemple, trois semaines après le décès de ma mère dans un centre de soins palliatifs, je devais aller au PAF, le Performing Arts Forum, une résidence d’artistes, pendant un mois, ce qui était prévu depuis longtemps. Une fois là-bas, j’ai annulé mon projet d’écriture initial car j’avais alors surtout besoin de parler de ma mère et du deuil. J’ai donc commencé à interroger tous les danseurs, chorégraphes et photographes en résidence sur leur rapport au deuil et à la mort mais sans leur dire que ma mère était morte trois semaines plus tôt parce que je savais que, si je le leur disais, il aurait été impossible pour eux de me raconter leurs témoignages. Je me rendais compte que je leur faisais du bien en les interrogeant et que mon écoute m’a apporté une douceur incroyable, que la seule chose que je pouvais écouter à ce moment-là c’était, non pas des paroles de réconfort, mais leurs expériences du deuil. De là est né le projet de La Maternité avec sa forme éclatée. Ensuite, j’ai aussi ressenti le besoin de retourner au centre de soins palliatifs où ma mère a passé quinze jours, alors qu’initialement, lorsqu’elle était vivante, je n’avais pas envie d’y aller parce que je trouvais qu’il y avait une violence hallucinante dans l’imposition aux proches d’aller à ce genre d’endroits. Ce qui m’avait surpris et que j’avais trouvé incroyablement romanesque, c’était de voir qu’il s’agissait d’un lieu de douceur et de vie, et pas un lieu de mort, un endroit où j’ai donc eu envie de revenir plus tard. Comme je ressentais ce besoin, la seule manière de parvenir à le combler était de revenir pour interroger le personnel du centre de soins palliatifs sur la manière de chacun de vivre le deuil, comme je l’avais fait au PAF. Et, encore une fois, même si je n’étais pas capable de parler de ma douleur, j’étais capable d’écouter la douleur des autres, ce qui m’apportait de la douceur.
Alexandre Gefen : Vous avez d’abord été avocat, Mathieu Simonet. Vos livres ne sont signés que de votre nom, alors qu’ils résultent de la récolte de témoignages des personnes que vous avez interrogées. Quelle place accordez-vous aux questions de droit dans votre pratique ?
Mathieu Simonet :
3Ayant été avocat, ce qui m’intéresse aussi dans l’écriture, ce sont les rapports juridiques en littérature et notamment la question de la vie privée à partir du moment où l’on commence à utiliser la parole d’autres personnes qui peuvent être identifiables même si l’on change leur nom. Dans ma pratique de l’écriture, je fais une « négociation avec les personnages ». Avant la sortie d’un livre, je montre à chacun les extraits qui le concernent, mais pas pour demander son autorisation : je lui demande si ce qui est écrit, tel que c’est écrit, lui pose un problème. Dans l’affirmative, je lui propose une négociation pour comprendre ce qui le dérange, tout en lui expliquant pourquoi c’est important pour moi de garder telle formule pour des raisons plus poétiques factuelles. En fait, je me sens bien dans l’écriture quand j’agis comme un « moniteur de colonie », là où se passent beaucoup d’interactions. Je me sens plus écrivain à ce moment-là que quand j’écris [en solitaire], et c’est ce qui explique peut-être [en partie] le choix de la parole plurielle dans mon écriture.
Alexandre Gefen : En vous lisant tous les deux, on voit une description du care à la fois dans ses gestes très techniques et dans les paroles d’accompagnement. C’est très frappant, notamment dans votre travail, Claire Fercak, quand on voit la juxtaposition de l’information et la technique médicales et de la dimension humaine, qui se manifeste dans les groupes de parole et les types de discours d’accompagnement.
Claire Fercak :
4Ce qui m’a interpellée à mon arrivée dans le milieu hospitalier, c’est l’absence du discours de l’accompagnement dans la pratique des professeurs et professeures. Ils sont là pour s’intéresser aux symptômes et aux traitements possibles, à la recherche. Il est vrai qu’ils ne peuvent pas passer leur journée auprès de chaque patient et donc guetter les manifestations quotidiennes de la maladie et de ses dérèglements. Par exemple, dans le cas d’une tumeur cérébrale, selon l’endroit où elle est placée, elle peut toucher la mémoire, causer sa perte, elle peut provoquer des hallucinations et altérer à jamais le fonctionnement du cerveau. Les personnes qui vivent cette expérience au quotidien sont les familles qui doivent s’adapter à un nouveau fonctionnement du cerveau [de la personne souffrante] devenu imprévisible. Le patient peut être très normal un jour et, le lendemain matin, il peut raconter qu’il était dans une voiture volante, que lui-même trouve cela bizarre dans son état, mais que c’est ce qui est arrivé. Et les familles doivent s’adapter à cette réalité qui n’existe que pour le patient, les médecins n’ont pas forcément le temps (d’ailleurs, est-ce leur rôle ?) de faire l’accompagnement nécessaire à cette adaptation car la maladie elle-même peut progresser très vite... La clé, l’idéal, c’est de pouvoir dire très vite aux accompagnants qu’il ne faut pas contredire le patient et qu’il va falloir s’adapter au fonctionnement inhabituel de son cerveau. Les médecins étudient l’imagerie médicale tandis que les familles essaient de trouver un confort dans le quotidien des patients et patientes qui ne peut plus s’orienter dans une vie qu’il ou elle ne connaît plus (certains sont tellement rongés par la maladie qu’ils ne se rendent même pas compte qu’ils avaient un passé). Il faut donc leur recréer une vie, ce que la littérature peut aider à faire, ou pas. En somme, on est à la recherche constante de tous les moyens possibles pour porter secours, pour accompagner humainement le malade, parce que, de toute évidence, on n’a pas de prise sur tout ce qui est scientifique, médical. Dans le livre, j’essaie de faire croiser à la fois le soin médical et l’accompagnement humain, qui passe pour moi par la création d’un monde imaginaire pour les patients et patientes […] Et les médecins du quotidien, c’est-à-dire les infirmières et les aides-soignantes qui, parfois, ne sont pas du tout préparées à ce genre de situation parce qu’elles passent d’un service à l’autre, participent à cet imaginaire d’une façon souvent extraordinaire et instinctive : elles entrent dans le délire des patients et patientes pour leur offrir un soin humain, une compréhension, un accompagnement qui n’est pas de l’ordre du soin médical.
Alexandre Gefen : Est-ce qu’on peut considérer que vous avez créé une œuvre d’apprentissage de la fin ? C’est comme si ce moment de fin de vie était en fait un commencement qu’il imposait un nouvel apprentissage. Vous écrivez qu’on apprend à connaître la personne qu’on aime, comme si c’était un nouveau départ, et qu’en même temps l’on apprend à créer un lien nouveau avec les futurs endeuillés [qu’on croise quotidiennement au centre de soins].
Claire Fercak :
5C’est vrai, mais je crois qu’on n’a pas vraiment le choix de faire cet apprentissage, parce qu’il faut très vite s’adapter à la situation, sans quoi on risque de mettre la personne qui est déjà souffrante en danger. Quand la personne souffrante se rend compte qu’elle perd la tête ou qu’elle ne reconnaît pas les membres de sa famille, elle entre dans une grande détresse, et une profonde angoisse qui altèrent encore davantage son quotidien. Très vite, la famille qui l’accompagne sent l’urgence de s’adapter, ce qui se traduit par la construction d’une nouvelle relation, très belle, qu’on n’aurait pas eue autrement. Cette relation sera courte, on le sait d’emblée dans le cas de maladies incurables, mais l’on va essayer de la faire perdurer, ce qui peut parfois prolonger aussi la durée de vie estimée au départ… Cela a été le cas avec ma mère... Donc, on crée, dans le lieu réel du soin, qui est par exemple une maison de soins palliatifs, un autre univers imaginaire qui peut paraître pour la personne souffrante, ayant perdu la réalité de vue, ayant parfois des hallucinations, comme une sorte de paradis qui l’apaise dans ses derniers jours, ses derniers mois. Même si l’on sait que ce qu’on a créé est fictif, c’est l’accompagnement et le partage de cette réalité nouvelle qui comptent le plus à ce moment-là, et la plupart des familles acceptent cet imaginaire-là.
Alexandre Gefen : Mathieu Simonet, vous décrivez aussi l’intrication de la médecine, de la parole ordinaire et de la manière dont les aidants et aidantes doivent (ré)inventer des mondes.
Mathieu Simonet :
6On a chacun un langage et le langage des juristes, des médecins, des patients et patientes ou des familles n’est pas le même. Alors, comment trouver des liens de communication face à, par exemple, un infirmier ou une infirmière qui doit aller très vite et qui n’a pas le temps pour la famille ? Ici, la différence entre l’efficacité et le symbole entre en compte et, selon moi, fait surgir la question du care. À un moment donné, dans le centre de soins palliatifs, ma mère avait, quelques jours avant de mourir, des douleurs intenses à l’anus. Un infirmier me dit qu’il va lui poser une pommade parce que c’est la seule chose qui peut la soulager. Moi, tout de suite, je m’oppose, je demande plutôt que ce soit une infirmière, car je me dis que le fait qu’un homme le fasse va causer une double souffrance, une douleur symbolique insupportable, pour ma mère. L’infirmier, que je comprends avec du recul, me dit qu’on n’a absolument pas le temps dans l’urgence de réfléchir au sexe du soignant. Quand, beaucoup plus tard, La Maternité est paru et qu’on en a fait une lecture à la Pitié-Salpêtrière avec des soignants et soignantes, il y a eu un débat. La plupart disaient que, spontanément, ils comprenaient l’infirmier, qu’ils auraient peut-être réagi comme lui dans la course, mais qu’à partir du moment où il y avait le recul que peut permettre un texte littéraire, ils se rendaient compte à quel point le care, c’était évidemment d’entendre aussi cette revendication du sexe du soignant. Donc, il ne faut pas forcément être dans le jugement de cette violence, qui est liée à la mort et qui peut être engendrée par l’urgence des soins à apporter : il ne s’agit pas de formuler une critique, mais plutôt de constater que le temps n’est pas le même [pour eux que pour les familles ou les patients et patientes]. La littérature m’intéresse parce qu’elle offre la possibilité de réinventer différents temps, du temps court et du temps long, et elle permet de traduire ce genre de situation et, donc, de faire surgir des interrogations sur les relations de soin.
Alexandre Gefen : Effectivement, les textes font surgir des questionnements sur le care, mais il me semble qu’il faut toujours distinguer la description du care et l’idée que la littérature puisse participer du soin lui-même : d’un côté, comme c’est le cas dans la pratique de la médecine narrative, il s’agit de permettre à ses lecteurs et lectrices privilégiés, comme des médecins et des accompagnants et accompagnantes de se retrouver, grâce à la littérature, plutôt du côté de l’expérience du malade et pas seulement du savoir abstrait et actif de la médecine ; de l’autre côté, la littérature est aussi care pour celui qui écrit. De ce point de vue, percevez-vous un pouvoir de la littérature ?
Mathieu Simonet :
7Oui, tout à fait. Dans le travail sur le livre La Maternité, j’ai cherché à pousser tout le monde à se sentir légitime d’écrire. En fait, mon père, qui était fou, m’a dit quand j’avais cinq ans que j’étais écrivain alors que je ne savais pas écrire. Il m’a offert la légitimité d’écrire et j’essaie dans mon travail de redonner cette légitimité à tout le monde et d’être dans une « littérature horizontale ». À la fin du livre La Maternité, je demandais à toutes et à tous qui le souhaitaient d’écrire un texte sur leur mère anonymement. Plus de deux cents personnes ont participé à ce projet. Pour moi, le care dans La Maternité, c’est autant le livre lui-même que ce dispositif d’écriture anonyme et de mise en ligne des textes [qu’on me fait parvenir]. Pour ne donner qu’un exemple très concret, il y a une femme que je ne connaissais pas qui a envoyé un texte dans lequel je n’avais rien perçu de spécifique. Six mois plus tard, elle m’a expliqué que ce texte avait changé sa vie. Elle a écrit ce texte relativement anodin, dans lequel elle ne parle [même] pas de la violence de sa mère, qui l’a toujours maltraitée verbalement. Or, après avoir écrit ce texte, elle a pris le pouvoir sur sa mère : lors d’une réunion de famille, pour la première fois, cette femme de cinquante ans a demandé à sa mère d’arrêter de l’injurier [devant les autres]. Elle me raconte cette histoire et se met à pleurer en me disant qu’elle a pu, grâce au texte qu’elle a écrit, changer son rapport à sa mère. Donc, oui, pour moi, l’écriture est une forme de care, justement parce qu’elle permet de se réapproprier ces armes que sont les mots.
Claire Fercak :
8Je pense que j’ai un rapport un peu ambivalent à cette question. Je crois en la dimension care d’une œuvre : quand le livre est sorti, beaucoup de gens m’ont écrit pour me raconter leur expérience ou pour me dire qu’ils ne pensaient pas lire mon livre parce qu’ils ont vécu la même chose, mais qu’en fait cette lecture leur a fait beaucoup de bien et que le livre les a aidés. Moi-même, quand j’étais à l’hôpital auprès de ma mère, je lisais énormément. Mais là où je suis plus partagée, c’est sur l’idée de la douceur que peut apporter l’écriture elle-même à l’auteur. C’est une opinion très personnelle, mais, moi, je crois à une bonne thérapie, à un traitement antidépresseur. Ce n’est pas l’écriture qui m’a aidée à aller mieux, à sortir de cette nuit profonde que j’évoque dans le livre. D’ailleurs, l’écriture de ce texte est venue plus tard : il fallait d’abord que je sois un peu remise pour revenir sur les lieux et entendre des choses qui allaient forcément aussi remuer des blessures en moi. Je ne considère à aucun moment que l’écriture de ce livre a pu m’aider [avant ou plus que toute autre forme de soin médical ou psychologique]. Elle a peut-être contribué à remettre de la lenteur dans un vécu qui, pour moi, a été trop violent, qui est allé très vite. Elle a aussi aidé à creuser un lien symbolique entre les vivants et les morts. Est-ce que cela adoucit pour autant la peine ? Je dirais que non. Quand je pense encore aujourd’hui au livre que j’ai écrit, je sens que le relire c’est, au contraire, plutôt me replonger dans quelque chose qui pourrait m’aspirer.
Alexandre Gefen : Il me semble qu’il existe aussi dans l’écriture une forme de soin rétrospectif vis-à-vis le passé – on peut le lire par exemple chez Gisèle Pineau par rapport à ses ancêtres esclaves ou chez Mathieu Riboulet dans Les Œuvres de miséricorde –, une sorte d’accompagnement post mortem autant que l’accompagnement dans les derniers moments. Est-ce que vous y croyez à ce care rétrospectif, à cette forme de soin vis-à-vis de ceux et celles qui sont partis ?
Mathieu Simonet :
9Je crois qu’il faut distinguer l’écriture qui apporte de la douceur tout de suite, ce qui peut bien sûr arriver, de l’écriture qui permet de se sentir légitime de raconter une histoire, de pouvoir parler de quelqu’un qui a disparu et donc de régler quelque chose. Je suis d’accord avec Claire Fercak qu’écrire sur une expérience traumatique n’apporte pas toujours du bien. Par contre, je pense que se réapproprier son histoire apporte souvent de la confiance en soi, ce qui est une forme de care. Par exemple, en ce moment, j’effectue un travail autour de la honte, dans le cadre duquel je demande à des gens de m’écrire sur un moment où ils en ont ressenti. J’ai reçu beaucoup de témoignages de personnes anonymes qui m’expliquent à quel point, lorsqu’elles ont écrit sur leur honte, elles ont eu l’impression que, grâce à l’écriture, elles ont transformé la honte en fierté, comme si elles n’avaient plus honte de ce qu’elles avaient fait. Je pense que dès qu’on arrive à dire quelque chose, on est tout de suite plus solide, et c’est en ça que pour moi l’écriture et la littérature ont un lien avec le care.
Claire Fercak :
10Effectivement, l’écriture peut apporter une solidité. Je pense aussi que ce qui est vraiment important, c’est ce que, dans l’écriture, on essaie de laisser le jugement de côté pour arriver à raconter ces histoires-là. Il faut avoir une absence de jugement dans un contexte où il y a une pression sociale à retourner travailler comme avant, à peine quelques jours après le décès d’un proche, à sortir rapidement du deuil, alors que la plupart des gens en sont totalement incapables, ayant besoin de plus de temps. Il y a une pression sociale à adhérer à la bonne façon d’accompagner la personne malade, et certains n’arrivent pas du tout à l’adopter au quotidien. Il faut être empathique face à ces enjeux-là et admettre que chacun fait comme il peut sans le juger sur sa manière d’accompagner le proche malade ou, ensuite, de vivre son deuil.
Mathieu Simonet :
11Si l’on analyse la manière dont les gens vivent le deuil, je pense que toutes les personnes qui ont réussi symboliquement à accompagner la personne qui part ou à se la réapproprier par l’écriture d’une histoire ont toujours trouvé plus facile de tenir le coup. À contrario, lorsque on n’est pas là quand [un.e proche] est en fin de vie ou quand le départ est brutal, accidentel, imprévu, j’ai l’impression que c’est alors plus compliqué d’aller de l’avant sauf si on arrive à l’écrire.
Alexandre Gefen : Justement, durant les derniers mois, quand la pandémie de COVID-19 battait son plein, il était impossible d’accompagner [les malades], c’était interdit dans la plupart des milieux de soin. Claire Fercak, vous avez écrit en 2020 un tract intitulé Ces morts qu’on n’accompagne pas, qui est un texte [destiné] à ceux et celles qui sont morts sans accompagnement lors de la crise.
Claire Fercak :
12C’était pendant le premier confinement et il s’agissait d’écrire un tract de crise pour Gallimard. L’arrêt imposé de l’accompagnement des personnes en fin de vie était ce qui me heurtait à ce moment-là, parce que j’avais des amis qui vivaient cette expérience atroce. L’une n’a pas pu assister à l’enterrement de son père, ce qui a suscité en elle un sentiment d’irréalité terrible : non seulement elle n’avait pas pu être là pour l’accompagner dans ses derniers jours parce que l’accès à l’hôpital était interdit, mais, en plus, elle n’a pas vu le corps, il n’y a pas eu d’enterrement, de cérémonie, de rituel, comme la petite collation qu’on partage parfois après les funérailles et dont on a quand même souvent besoin pour se réunir et essayer de trouver une forme de consolation. À l’époque, pour l’écriture du tract, j’ai interrogé quelques acteurs de soin qui s’étaient retrouvés seuls face aux gens qui mouraient seuls, certains se rendant compte qu’ils n’allaient pas revoir leurs proches le jour arrivé. Cette situation terrible faisait surgir toutes sortes de questions : comment se remet-on de ce vécu ? Allait-on laisser un temps aux endeuillés pour se le réapproprier ? Comment les choses se passeraient-elles après ? Selon moi, cette situation pose un véritable problème sur l’accompagnement de la fin de vie et sur la possibilité du deuil.
Alexandre Gefen : Je voulais aussi vous interroger sur les personnages des soignantes et soignants qui sont essentiels, mais qui demeurent invisibles, auxquels vous donnez vie dans vos œuvres. Est-ce que votre entreprise, celle de les faire voir, a des résonances politiques pour vous ? Est-ce que derrière votre texte il y a eu une envie engagée de faire voir ce « petit personnel » de l’hôpital ?
Claire Fercak :
13Oui, et je pense que cela se voit dans mon livre où je parle aussi de l’absence de renforcement des lois pour soutenir les aidantes et aidants, et évidemment leurs conditions de travail. Les deux sont liés. Les familles, les amis viennent en renfort du soin hospitalier. Ce qu’on voit très vite, dans ce soin hospitalier, c’est qu’il y a souvent une ou deux personnes seulement pour quinze patients ou patientes, lourdement malades, incapables de se lever, ni de se laver ni de s’habiller. On voit aussi que la personne peut changer de service du jour au lendemain, se retrouver un jour infirmière et le lendemain aide-soignante. Elle change de statut, elle change de tâches, subit une différence de salaire. Donc, c’était pour moi important de mettre en scène les soignants et soignantes et de les interroger parce que leur situation est assez terrible et qu’elle ne s’est pas améliorée aujourd’hui. La réflexion sur un temps long pour changer la situation dans les hôpitaux, pour améliorer le quotidien des acteurs de soin et leur donner le matériel qui manque, le temps et le nombre de personnes nécessaires, cette réflexion, et les actions qui en découlent ; on les attend toujours. Sans beaucoup de cas, les fins de vie sont extrêmement difficiles pour ceux et celles qui les accompagnent, qui voient leur souffrance et leur solitude.
Mathieu Simonet :
14Dans mon cas, le personnage que j’ai mis en scène et qui a peut-être une dimension politique n’est pas un aide-soignant, mais le responsable de la chambre mortuaire de la Pitié-Salpêtrière, que j’ai interrogé. J’ai trouvé qu’il jouait un rôle très politique parce qu’il réfléchissait sur le statut des morts. Par exemple, pour lui, c’était très important que les gens puissent être couverts, y compris lorsque les familles n’étaient pas là (ce qui ne serait pas toujours le cas dans certaines chambres mortuaires), ou, au moins, de respecter la volonté du défunt. Il m’a raconté qu’il y avait une femme qui avait pris des dispositions pour indiquer qu’elle ne voulait absolument pas avoir de draps une fois décédée, et alors il ne lui mettait jamais de draps. Il a obtenu de l’argent pour travailler sur les éclairages dans la chambre parce que, selon les maladies, l’éclairage [sur la personne morte] ne doit pas être le même pour que ce soit moins pénible à voir pour les proches. Il s’interrogeait aussi sur un plan que je trouve politique et qui est la question de la remise du corps en état après une autopsie. […] En bref, selon lui, il faut qu’on se penche politiquement sur le droit des morts parce que c’est aussi le droit des vivants, de ceux qui restent.
Claire Fercak :
15Justement, il y a un livre qui vient de sortir aux éditions Verticales qui s’appelle Vide sanitaire de François Durif. L’auteur était d’abord artiste. Il arrive chez Pôle emploi [agence gouvernementale française qui aide les sans emploi trouver du travail] et, en cochant les cases du formulaire, il en ressort qu’il pourrait travailler pour les pompes funèbres, ce qu’on lui propose. Il accepte et se retrouve croque-mort. Il parle de cette expérience dans son livre, un livre d’une très grande beauté et dans lequel il explique son travail et l’accompagnement des familles et du corps mort.
Mathieu Simonet :
16Il y a aussi l’enjeu du droit de photographier les morts. Il se trouve que, juridiquement, le droit à l’image n’est pas transmissible : une fois qu’une personne est morte, les héritiers ne peuvent pas attaquer sur le fondement du droit à l’image. Il y a une exception : c’est si le proche est sur son lit de mort. J’ai interrogé beaucoup de gens qui trouvent que c’était extrêmement important de prendre en photo un mort et, pour d’autres, c’était la chose la plus affreuse qu’on pouvait faire. J’ai vu des gens se déchirer sur cette histoire des photos alors qu’il y a très peu de temps pour décider de prendre ou non une photo d’un mort. Il y a là un enjeu symbolique intéressant.
Claire Fercak :
17J’aime cette idée d’enjeux symboliques. Je le dis au pluriel car il me semble que nous en croisons, que nous en créons plusieurs quand nous écrivons sur la maladie, sur la mort et leurs lieux, quand nous tentons de les approcher, de les nommer. Je suis tentée de finir là notre échange, finir sur cette tentative continue de perpétuer les relations entre les vivants et les morts.
Mathieu Simonet :
18Cette conclusion de Claire me touche car je commence un roman, dont le titre sera Le Grain de beauté, sur mon mari décédé d’un cancer un mois avant le 1er confinement. Et ce travail d’écriture, qui est très lent, est indissociable de cet apprentissage d’une relation intime et nécessaire entre les vivants et les morts, mais aussi d’un autre apprentissage, tout aussi intime et nécessaire : celui de couper le cordon ombilical avec nos morts.