Deux notes d’André Schwarz-Bart sur Le Dernier des Justes et L’Étoile du matin
1Ce n’est pas tant une question qu’une remarque, ou un complément peut-être, qui rejoint à la fois l’intervention de Maxime Decout et celle d’Albert Dichy. Je voudrais lire deux annotations d’André, l’une qui concerne plutôt Le Dernier des Justes et l’autre L’Etoile du matin, car il me semble qu’elles approfondissent vraiment son mobile, son intention lorsqu’il écrit ces textes. La première est une note saisissante dans un ouvrage de 1992, qui ne concerne pas l’ouvrage (La Beauté de Cham, de Maurice Dorès) ; elle commence par « il est fatigué, il voudrait parler en vérité, mais ses vrais amis sont morts ». Quand on lit ces notes, on pense qu’André parle de Haïm comme il le fait souvent, mais la suite dit : « (…) ses véritables amis sont morts depuis longtemps (…). Il suscite leurs fantômes, essaie de leur parler, mais n’y arrive pas.(…). Soudain apparaît sa mère. (…) Aurait voulu lui dire ce qui s’est passé dans le monde depuis ce jour de juillet 1942, quand il l’a vue pour la dernière fois (…). Elle se tourne vers lui, désigne les trois enfants qu’elle lui confie, comme Haïm, enfant gardien d’autres enfants. » Là, on comprend bien qu’il ne s’agit pas de Haïm, mais d’André, et qu’il parle de lui-même. Je reprends la citation : « Quelques mois plus tard, à l’UGIF, visite à Drancy mais il ne part pas avec elle (sous prétexte de la garde des enfants). Puis c’est l’Occupation, la Libération, l’Hôtel des déportés, les nouvelles de plus en plus précises du désastre (…). Et le regret grandissant de ne pas avoir accompagné sa mère à Auschwitz, avec le bébé, pour qu’elle ne soit pas seule. C’est pourquoi, dix ans plus tard, commence à écrire Le Dernier des Justes afin de l’accompagner (entre autres raisons, croyait-il, mais c’est ça, la vraie raison, il l’a compris depuis.) Il essaye encore de la susciter, mais ne voit que la jambe variqueuse et la silhouette qui lui confie les enfants restants (…). »
2Je vous livre une autre note qui est dans un des carnets. Elle concerne plutôt le projet qui est devenu L’Étoile du matin. Vous allez voir, là aussi, c’est assez saisissant. « Gêne depuis le début, arrêté un million de fois, publication autour d’Auschwitz comprenant le travail des historiens, faire la clarté, mais faire de la littérature honte suprême ; avait décidé d’un ouvrage posthume » – c’est incroyable tout de même ; nous sommes probablement en 1996 – « mais ça n’y changeait rien, avait arraché son moi, pas seulement son moi d’homme de lettres, son moi entier, mais sentait que tout au fond, il restait quelque chose, une graine, et c’était toujours la honte d’écrire, d’être un homme de lettre d’Auschwitz, et il arrêtait, puis les morts l’appelaient et il recommençait, de plus en plus dégoûté de lui-même, de plus en plus honteux de tracer des signes sur les corps écorchés, etc. Et il s’arrêtait à nouveau et les morts l’appelaient à nouveau et les années passaient et il était devenu vieux, la cervelle de plus en plus faible, toujours écarté entre le dégoût de soi et l’appel des morts de plus en plus proches. » Ce sont des compléments qui me semblent particulièrement saisissants et qui rejoignent absolument ce qu’ont dit nos deux intervenants.