Anamorphoses de Solitude : de l’histoire à la tragédie
1Lorsqu’en 1967, André Schwarz-Bart, plongé dans l’écriture d’un vaste projet qu’il concevait comme son cycle antillais, fit le choix d’y inscrire La Mulâtresse Solitude, il ne se doutait pas du destin hors norme qui serait celui de son personnage. Un personnage historique magnifié par la littérature et rendu, transfiguré, à l’histoire ; un personnage doté de deux âmes, situé entre deux mondes, tendu entre le réel et la fiction et trouvant son lieu en ce point surréel que d’aucuns cherchèrent ardemment où le réel et l’imaginaire cessent d’être perçus contradictoirement. Peu d’écrivains ont eu le bonheur de connaître un tel accomplissement.
2C’est de la mulâtresse Solitude qu’il sera ici question, de cette femme dont l’identité ne se dit désormais qu’à travers la mention de son métissage, telle que le romancier l’a saisie à l’origine, pour en faire l’étrange héroïne que l’on sait dans le roman quadripartite publié en 1972, adjoignant aux deux sections narratives — « Bayangumay » et « Solitude » — un épilogue et un ensemble de notes bibliographiques. André Schwarz-Bart donc n’a pas fait mystère de ses sources qu’il mentionne explicitement à la fin de son roman, posant par là-même la question des rapports entre l’histoire et la fiction. D’ordinaire, lorsque la critique s’aventure à rechercher les sources d’un roman, il lui revient d’exhumer des papiers de l’auteur, d’inférer de ses non-dits certaines indications qui assument alors le statut de parole de l’ombre. C’est tout le contraire qui se produit avec La Mulâtresse Solitude puisque le roman met en lumière ce dont il s’est nourri, affirmant ainsi sa vocation à la vérité. Afficher ses sources, c’est faire acte d’authenticité, c’est nier le roman en tant que créateur de romanesque tout en lui assignant la tâche exorbitante de prendre le relais de l’histoire. Pourtant la vérité historique du personnage, loin de s’affirmer, s’égare au contraire dans la multiplicité des sources entrecroisées. Des plus célèbres Histoires de la Guadeloupe qui ont ponctué les XIXe et XIXe siècles, depuis celle d’Auguste Lacour, jusqu’à celle d’Henri Bangou, en passant par celle d’Oruno Lara, émerge en effet la figure éminemment fuyante d’une Solitude en proie à une succession d’anamorphoses et oscillant entre monstre et martyre. Son destin, le romancier fait le choix de l’enclore, au seuil de son livre, dans une épigraphe historique dont la fonction exige d’être mise au jour : fermant l’horizon romanesque, elle fait signe vers ce qui était peut-être l’enjeu profond du livre : l’écriture d’une véritable tragédie des temps modernes. Tels sont les points que la présente étude se propose d’examiner.
Figures de Solitude : entre monstre et martyre
3Les notes placées à la fin du roman indiquent, parmi les divers documents bibliographiques utilisés par l’auteur, trois Histoires de la Guadeloupe : celle d’Auguste Lacour (1805-1869), datée de 1858, celle d’Oruno Lara (1879-1924), parue en 1921 et celle, plus récente, d’Henri Bangou, publiée en 1962, trois ouvrages que le romancier consultera vraisemblablement dans l’ordre inverse de leur date de publication. C’est, en effet, de sa confidence même, en parcourant le livre d’Henri Bangou qu’André Schwarz-Bart « tomb[a] par hasard sur l’épisode de la mulâtresse Solitude, héroïne et martyre de la grande révolte des esclaves qui ensanglanta la fin du XVIIIe siècle1 » :
Les femmes guadeloupéennes se battirent avec un héroïsme et un sang-froid que l’histoire se devrait de retenir et de mettre en exergue. Elles chargeaient les armes, servaient d’agents de liaison sous la mitraille, transportaient les morts, soignaient les blessés. L’une d’elles, placée près de son amant, en pleine fusillade offrit son corps comme rempart et obligea celui-ci à appuyer son fusil contre son épaule pour mieux tirer. La mulâtresse Solitude, enceinte et presque à terme, participa à tout le combat. La journée se solda par une défaite pour les troupes de Richepance, tant leurs pertes étaient grandes et de qualité2.
4Le récit alors lui « sauta au visage, littéralement3 ». Le romancier était à cette époque à la recherche d’une ascendance pour l’héroïne de son cycle antillais, une vieille femme martiniquaise à qui il entendait « faire une destinée telle qu’elle pût raconter, par ses propres moyens, ce qu’il en fut de sa vie4 ». Mais, « si l’héroïne devait avoir connaissance — pour le moins — de sa filiation antillaise, il fallait que l’un de ses ancêtres ait défrayé la chronique ; qu’il soit sorti du rang d’une foule anonyme et nue, vendue à l’encan, du rang de cette terrible foule sans visage qui hante les nuits des Noirs d’Amérique5 ». La mulâtresse Solitude lui apporta alors « avec sa pauvre vie le support “mythico-historique” dont [il] avai[t] besoin6 ». Digne représentante des femmes guadeloupéennes dont l’histoire avait sans doute méconnu le rôle décisif et héroïque dans les batailles de 1802, Solitude était, sous la plume de Bangou, la seule à sortir de l’anonymat. Les autres femmes qui prirent part aux combats se voyaient absorbées dans le pluriel d’une action collective d’où les singularités n’émergeaient qu’avec difficulté : une « femme-rempart », amoureuse sublime, fit par exemple l’objet d’un développement plus long que celui qui fut dévolu à Solitude, et eût pu faire une héroïne remarquable à la mesure des attentes du romancier, mais son nom se perd dans les limbes de l’histoire et la voue à un inéluctable anonymat. Seule la figure de Solitude émerge de la « foule anonyme » des combattantes de 1802.
De Lara à Lacour
5Mais si c’est bien dans l’ouvrage d’Henri Bangou qu’André Schwarz-Bart fait la découverte du personnage de Solitude, ce n’est pas, paradoxalement, cet historien qu’il choisit de citer à l’orée de son roman, dans la brève épigraphe qui se donne comme l’origine même du livre : « la mulâtresse Solitude allait être mère ; arrêtée et emprisonnée, elle fut suppliciée dès sa délivrance, le 29 novembre 1802 ». C’est le livre d’Oruno Lara qu’il sollicite en une citation légèrement raccourcie par rapport à l’original : « L’une de ces femmes héroïques, la mulâtresse Solitude, allait être mère ; elle participa à tous les combats au poste de Dolé ; arrêtée et emprisonnée, elle fut suppliciée dès sa délivrance, le 29 novembre 18027 ». Sous la plume d’André Schwarz-Bart, le personnage se détache de la foule sans visage des « femmes héroïques », accède à une existence autonome en quelques lignes qui lui fournissent un destin et lui ouvrent une descendance. Ici, ce n’est plus seulement la combattante qui apparaît au jour, mais une femme, dans la fragilité et la beauté de son sexe, dans son rapport à l’enfantement et à travers le destin atroce qui fut le sien. La dimension prospective du premier membre de phrase qui la définit dans son devenir mère, se voit brisé, syntaxiquement et lexicalement, par la suite de la phrase, signe de la violence qui s’abattit sur elle et sur sa progéniture. Se dit ainsi l’arrêt de tout destin, de tout espoir, de tout futur. La proximité oxymorique des termes « supplice » et « délivrance » signale cet impensable et cet indicible.
6Pourtant, c’est sous la plume, autrement plus prolixe, d’Auguste Lacour, également consulté par André Schwarz-Bart, qu’apparaît pour la première fois, on le sait, le personnage de Solitude. Nulle mention de la jeune femme n’est faite dans l’ouvrage du colonel Boyer-Peyreleau (1774-1856), Les Antilles Françaises, particulièrement la Guadeloupe, depuis leur découverte jusqu’au 1er novembre 1825, premier livre d’histoire consacré à l’île. Solitude est manifestement une « découverte » de Lacour, le fruit, sans doute, des multiples enquêtes et interviews de témoins dont il s’enorgueillissait.
7Conseiller à la Cour Impériale sous Napoléon III, né et mort à Basse-Terre, il profita des heures de loisir que lui laissaient ses fonctions pour écrire, de 1855 à 1860, avec nombre de documents inédits, une Histoire de la Guadeloupe en quatre volumes, depuis la découverte de l’île jusqu’en 1830. « Cet ouvrage manquait, déclara Hildevert-Adolphe Lara et, en le publiant, Auguste Lacour rendit un véritable service à son pays8 ». Mais si ce livre, « si remarquable, si complet, si curieux », selon l’avis de l’historien Augustin Cochin9, servit de base à celui de Lara qui y puisa abondamment, puis, à travers ce dernier, à celui de Bangou, la perspective change radicalement d’un historien à l’autre. Dès lors, le choix par Schwarz-Bart d’Oruno Lara, lettré guadeloupéen désireux de contribuer à « l’avancement » des Noirs et proclamant sa fierté d’être « un écrivain de race noire10 », plutôt que celui du conseiller à la cour impériale, guadeloupéen lui aussi, mais blanc et conservateur, défenseur de l’ordre établi et imprégné des valeurs de sa caste11, se comprend sans mal : « À de rares exceptions près, estime André Schwarz-Bart, l’histoire a toujours été racontée par les vainqueurs ; et l’une de ses fonctions traditionnelles, c’est de tuer une seconde fois les vaincus12 ». Pourtant, de Lacour à Lara, le portrait de la mulâtresse Solitude se réduit comme une peau de chagrin et les 24 lignes, abondamment circonstanciées, qui avaient initialement charge de dépeindre la jeune femme se résument, sous la plume du second, à deux lignes et demie, sobres et lapidaires, évacuant et l’anecdote et la psychologie — certes sommaire — du personnage, au profit de quelques faits essentiels. La concision d’Oruno Lara ne doit pas cependant faire illusion : elle participe de son dessein de valorisation anti-esclavagiste, non certes déjà de cette « instrumentalisation de la mémoire13 » que dénoncera Frédéric Régent, mais d’une volonté de proposer une histoire différente de celle qui est ordinairement accréditée, et propre à conférer aux locaux un statut autre que purement subalterne : il entendait, rappelle Jack Corzani, « opposer à la vision des historiens Blancs créoles (Auguste Lacour, Jules Ballet), celle d’un descendant d’esclave14 ». Le laconisme de son propos est ainsi essentiellement l’occasion d’une radicale anamorphose du personnage et d’un infléchissement axiologique que signale la mention, nouvelle alors, de l’héroïsme de la jeune femme — une précision qui sera reprise par son successeur —, et dont on prend la pleine mesure en comparant ce que devient la figure de Solitude sous sa plume à ce qu’elle était dans l’ouvrage du conseiller du Second Empire. Auguste Lacour évoquait en ces termes la situation des prisonniers dans le camp des rebelles :
On a vu que les femmes et les enfants arrêtés sur les habitations avaient été envoyés à Palerme. Ces prisonniers d’un genre tout nouveau étaient au nombre de quatre-vingts. Leur existence, depuis leur arrestation, avait été affreuse. Il ne se passait pas d’instants qu’ils n’entendissent débattre la question de leur vie ou de leur mort. Le mulâtre Jean-Christophe insistait pour qu’on les fusillât, disant faussement que ce seraient de justes représailles ; que là où les Blancs dominaient, c’était le sort qu’ils faisaient subir aux femmes de couleur. Les négresses et les mulâtresses surtout se montraient acharnées contre les femmes blanches. La mulâtresse Solitude, venue de la Pointe-à-Pitre à la Basse-Terre, était alors dans le camp de Palerme. Elle laissait éclater, dans toutes les occasions, sa haine et sa fureur. Elle avait des lapins. L’un d’eux s’étant échappé, elle s’arme d’une broche, court, le perce, le lève et le présentant aux prisonniers : « Tiens dit-elle, en mêlant à ses paroles les épithètes les plus injurieuses, voilà comme je vais vous traiter quand il sera temps ! » Et cette malheureuse allait devenir mère ! Solitude n’abandonna pas les rebelles et resta près d’eux, comme leur mauvais génie, pour les exciter aux plus grands forfaits. Arrêtée enfin au milieu d’une bande d’insurgés, elle fut condamnée à mort, mais on dut surseoir à l’exécution de la sentence. Elle fut suppliciée le 29 novembre, après sa délivrance15.
8Solitude est donc présentée comme un personnage odieux qui se distingue par la haine viscérale qu’il voue aux Blancs, par le déchaînement incontrôlé d’une fureur colorée d’esprit de vengeance et, sans doute, selon Lacour, d’une violente jalousie à l’égard des femmes blanches dont on trouve un écho dans l’ouvrage du médecin militaire Armand Corre (1841-1908). Ce dernier, désireux de « faire connaître, sous le jour où elles se montrent à l’Européen impartial, [les] anciennes colonies et leurs populations », sans, prétendait-il, « charg[er] les couleurs », développera en effet un tel préjugé de race dans son ouvrage consacré aux Créoles, en se fondant explicitement sur l’exemple de la mulâtresse Solitude repris à Lacour : « Mais à tous les degrés de la couleur, un sentiment existe chez ces dames, la jalousie contre la femme blanche. Il éclate en maintes occasions et sous mille formes16 ».
9Le personnage donc, loin de toute forme d’héroïsme, apparaît alors comme une expression de ce « fond de rancune impitoyable, de colère inassouvie qui dérive de la souillure originelle17 ». Femme grossière et vulgaire, cruelle et sanguinaire, « mauvais génie » habité par l’esprit du Mal et fermé à tout sentiment humain – sa maternité n’éveillant en elle nulle douceur, nulle compassion, devient le signe contre-nature de la plus profonde mauvaiseté : telle fut, selon Lacour, la mulâtresse Solitude, parfaite représentante de cette « armée de pillards, d’incendiaires et d’assassins18 » qui se jetait sur les braves colons avec « d’épouvantables vociférations19 », répandant la terreur et le crime ; sa condamnation à mort – malheureusement retardée – n’était alors que justice. Elle constitue, aux yeux de Lacour, l’exact contrepoint de ces héros méconnus qu’il avait désiré sortir de l’ombre (« Causerie avec mes compatriotes20 ») et qui avaient marqué de leur empreinte « cette période calamiteuse21 » qu’évoque le roman d’André Schwarz-Bart : « La Guadeloupe a subi des injustices sans nom ; elle a été le théâtre de crimes abominables ; elle a vu passer des personnages dont le courage, le dévouement et le sentiment du bien ont produit des traits comparables à ceux que l’on admire dans les fastes de la France et de l’antiquité22 ». À ces héros antiques du Bien, Solitude, certes, n’appartenait pas selon lui23.
10Or, nulle trace, dans le roman, de « ce mauvais génie » excitant au mal et « laissa[nt] éclater, dans toutes les occasions, sa haine et sa fureur » que décrivait Lacour, un personnage qui aurait pu constituer, sinon une effrayante Médée des tropiques, une terrifiante Cléopâtre jalousant de blanches Rodogunes, héroïne monstrueuse du mal et de la vengeance, du moins une figure de l’énergie et de la volonté, un modèle, ambigu certes, de l’héroïsme résistant donnant lieu à une forme de sublime du monstre. André Schwarz-Bart rejette cette option et, à la prolixité de Lacour, préfère le quasi-silence d’Oruno Lara, les faits bruts, sans détails ni jugements de valeur trop explicitement formulés : à travers la sélection opérée et dans cet évidement de la lettre, le personnage se transmue et se charge de valeurs discrètement positives. Ainsi sa maternité, originairement mentionnée en mauvaise part, devient, un élément désormais efficace de pathétique puisque, dans sa brièveté, la phrase oppose, à travers la rupture manifestée par la ponctuation (le point-virgule), la maternité à venir à un vocabulaire de la souffrance et du supplice — « arrêtée », « emprisonnée », « suppliciée » — comme une dénonciation tacite du sort inique réservé à la jeune femme. Solitude devient subrepticement, en 1921, une héroïne pathétique, dont l’être hypothétique se définit dans le creux de cette ponctuation ouverte, à la frontière de la vie et de la mort. Par ailleurs, ce qui n’était chez Lacour, peu enclin, il est vrai, à reconnaître la légitimité et la grandeur de la lutte des rebelles, qu’une vague présence « au milieu d’une bande d’insurgés » devient alors une véritable action militaire.
La Solitude d’Henri Bangou
11Mais c’est chez Henri Bangou, médecin et homme politique pointois, — qui ne cachait ni son parti pris ni son « intention essentielle de centrer [son] travail sur la réhabilitation de la collectivité guadeloupéenne24 » — que la femme Solitude acquiert véritablement la stature d’« héroïne et [de] martyre de la grande révolte des esclaves25 » qui eut lieu en Guadeloupe en 1802. Dans le premier volume de son Histoire de la Guadeloupe, sous-titrée : « Histoire de la colonisation de l’île : 1492-1848 », Henri Bangou évoque le personnage de Solitude lorsqu’il aborde « l’une des plus belles pages d’héroïsme et de gloire de l’histoire26 » de la Guadeloupe, dans un passage consacré à la résistance héroïque des femmes rebelles contre les troupes de Richepance, où il reprend et développe ce qui n’était encore qu’allusif chez Lara : l’héroïsme et le sang-froid remarquables des femmes guadeloupéennes, engagées physiquement dans la lutte armée, au risque de leur vie, chargeant les armes sous les balles, transportant les morts et soignant les blessés. Leurs actes de bravoure sont explicitement donnés à lire et la mulâtresse Solitude apparaît alors aux yeux du lecteur dans l’embarras maximal d’une grossesse désormais « presque à terme », détail que ne fournissaient pas ses prédécesseurs. L’enfantement, rejeté chez les historiens précédents dans un futur indéfini, devient, chez l’historien contemporain, un événement imminent, signe du courage sans concession et de la détermination sans faille d’une femme prête à affronter la mort et celle de son enfant plutôt que de retourner dans les fers27. Ainsi, la femme hirsute et grossière qui, selon Lacour, « n’abandonna pas les rebelles et resta près d’eux, comme leur mauvais génie, pour les exciter aux plus grands forfaits », se transforme, chez Henri Bangou, en un exemple d’héroïsme épique et son action ne se limite plus à une dimension adjuvante mais devient explicitement une participation active « à tout le combat ». Cette femme dont, chez Lacour, l’action guerrière se limita à une bien vague présence au sein d’« une bande d’insurgés », devenue chez Lara « une de ces femmes héroïques » qui luttèrent pour la liberté, et qui, selon lui, « participa à tous les combats de Dolé », assume, sous la plume d’Henri Bangou, un statut prépondérant, se transmue en une figure majeure de la lutte armée. Cette première mention du personnage dans l’ouvrage de Bangou signe son accession au statut d’héroïne à part entière, héroïne singulière et distincte de la masse anonyme des actrices inconnues de cette histoire tragique de la Guadeloupe, puisque, dans le passage cité, elle est la seule à être explicitement désignée par son nom. Elle devient de la sorte un personnage historique à l’égal de Pélage ou de Delgrès. C’est sans doute cette distinction qui frappa André Schwarz-Bart à la recherche d’un ancêtre pour l’héroïne de son cycle antillais. Son nom apparaît encore quelques pages plus loin, dans le livre d’histoire, au moment de la fin de l’épisode de Matouba :
Les lendemains de cette lutte glorieuse furent atroces. Le capitaine Dauphin, retrouvé parmi les morts, horriblement mutilé mais vivant, fut pendu sur le cours Nolivos et son cadavre exposé « à tout jamais » sur la potence du morne Constantin.
La mulâtresse Solitude, enceinte au moment où elle fut capturée, près d’accoucher, fut suppliciée après sa délivrance. Mondésir Grippon, capitaine de la Garde Nationale, fut pendu et son cadavre exposé sur le morne Constantin28.
12Sous la plume de Bangou, la Mulâtresse solitude est désormais et définitivement délestée de la charge négative qui lui était initialement assignée et accède au statut d’héroïne nommément mentionnée de la révolte des Noirs. En reprenant les éléments objectifs retenus par Oruno Lara — sa maternité et son supplice — et en inscrivant explicitement son destin parmi ceux des capitaines de l’armée révoltée, Henri Bangou fait de Solitude, non seulement un véritable personnage historique, mais une combattante de premier ordre, une des figures majeures de la résistance, très éloignée de la figurante cruelle mentionnée par Lacour. Cet ouvrage, selon Jean Bruhat, « marque une étape dans l’historiographie antillaise29 ».
Sens et fonction d’une épigraphe : vers la tragédie
13Mais c’est bien la citation — certes un peu modifiée — d’Oruno Lara qu’André Schwarz-Bart choisit de placer en épigraphe de son roman. Quelle fonction ces quelques mots assument-ils donc au seuil du livre ? Ils entendent certes attester, par la mention de leur auteur, l’origine historique du roman ; fournir quelque indication sur le personnage qui donne son nom au livre et dont d’aucuns, nombreux au moment de la parution de l’ouvrage, pouvaient très légitimement ignorer l’existence. C’est ce dont André Schwarz-Bart avait parfaitement conscience, qui notait dans ses brouillons l’absence de Solitude de la conscience des Guadeloupéens :
Hormis un bruit de légende, et quelques allusions effarées du notaire Vignot, rien ne demeure des paroles que prononça la mulâtresse Solitude devant ses juges. Nulle rue de Guadeloupe ne porte son nom. Elle n’est même pas devenue navire, comme le mulâtre Delgrès, qui deux fois par semaine fait le va et vient entre la Pointe-à-Pitre et l’île de St Barthélémy où il ramène un peu de viande sur pied. Nul camion de transport, nul char à passager, nulle coque bariolée de pêcheur ne porte le nom de Solitude. Nul enfant du pays. Il faut pour la trouver plonger dans quelque livre aux feuillets jaunis, où, généralement, elle apparaît sous un masque grimaçant ; ou bien dans les archives de l’ancien ministère des colonies, place du Trocadéro, Paris. En Guadeloupe, la seule trace qui demeure d’elle est une chanson, à laquelle manque, semble-t-il, un ou deux couplets30.
14Mais il apparaît aisément que les deux raisons invoquées ne sont pas décisives et que le roman pouvait parfaitement faire l’économie de l’épigraphe en ménageant au lecteur la possibilité d’une progressive découverte et du destin malheureux du personnage et de la période historique concernée. La parole liminaire assume vraisemblablement une tout autre fonction, plus essentielle sans doute, quoique moins aisément apparente. Elle agit en réalité, semble-t-il, comme un indicateur de destin, comme une borne assignée proleptiquement à l’existence du personnage, — une existence qui, à l’orée du livre, devrait être encore, par principe, largement ouverte. Elle inscrit par anticipation, dès le seuil du roman, la fin malheureuse de l’histoire, condamne sans retour le personnage et congédie sans grande forme de procès l’ouverture de l’aventure romanesque. C’est, du reste, le mot de « fatalité » qu’emploie non sans raison Robert Kanters, dans sa présentation du roman :
Nous nous sentons comme eux prisonniers d’une sorte de fatalité inhumaine plus forte que leur foi et que leur espérance
Mais cette fatalité inhumaine dont nous parlions il y a un instant, nous savons bien qu’en réalité c’est la forme de notre inhumaine cupidité.
Et puis voici cette Mulâtresse Solitude, très bon récit d’une sobriété toute classique, comme s’il avait compris que la passion gagne en littérature à être contenue par une forme31.
15Ce faisant, par son existence même, l’épigraphe fait signe vers l’espace et les codes de la tragédie32. On s’avise en effet que la phrase ainsi distinguée n’est pas sans rappeler, statutairement, celle par laquelle Racine ouvrait la préface de Bérénice, « Titus reginam Berenicen… cui etiam nuptios pollicitus ferebatur… statim ab Urbe dimisit invitus invitam33 », une courte phrase extraite, elle aussi, d’un livre d’histoire, La Vie des douze Césars de Suétone, et qui livre en peu de mots la substance du drame à venir : un sujet « extrêmement simple », pour reprendre les mots mêmes de Racine, qui fait également songer à cette « action simple, chargée de peu de matière […] qui s’avan[ce] par degrés vers sa fin », évoquée dans la préface de Britannicus. On peut donc émettre l’hypothèse que la « simplicité merveilleuse34 » de la phrase d’Oruno Lara, encore simplifiée par le romancier désireux d’associer intimement la vie et la mort du personnage, ait pu susciter chez André Schwarz-Bart l’ambition d’écrire, à travers ce « livre d’une sobriété toute classique » une histoire tragique, au sens dramaturgique du terme et non pas seulement en termes de tonalité, « toute l’invention consist[ant] à faire, selon Racine, quelque chose de rien35 » ou de ce presque rien que constitue la phrase extraite du livre d’Oruno Lara.
16Il convient ainsi de nuancer quelque peu le point de vue, exact dans son ensemble, formulé par Chantal Maignan-Claverie dans Le Métissage dans la littérature des Antilles françaises, selon laquelle « André Schwarz-Bart élève à la dignité tragique une jeune métisse qui veut participer à la lutte des nègres pour la liberté mais qui se trouve sans cesse rejetée par les marrons, suspectée de trahison atavique. Le romancier a su donner à Solitude, ajouta-t-elle, une dimension humaine pathétique et une charge symbolique très riche à la fois36 ». L’épigraphe a donc essentiellement fonction de révoquer la liberté du personnage de roman et, en définitive, de le condamner au destin prédéfini du personnage tragique : elle joue le rôle du fatum c’est-à-dire, au sens propre, de ce qui est dit d’avance. C’est le sens, très probablement, de la suppression de la référence historique aux combats du poste de Dolé et sans doute également celui de la suppression de la dimension épique que revêtaient les premiers mots, comme une mise entre parenthèses de l’héroïsme romanesque et du foisonnement des faits historiques. Dans le non-dit de l’épigraphe, Solitude, héroïne épique de l’histoire telle que pensée par Lara et Bangou, fait son entrée dans l’espace de la littérature au prix d’une modification subreptice de son statut, pour s’affirmer en héroïne tragique, éloignée du monstre quasi cornélien que dépeignait Lacour. Le destin fatal et irrémédiable du personnage exclurait toute « suspension » et toute possibilité de fin heureuse, la fiction venant reconstruire son parcours jusqu’au terme fatal annoncé. Le choix de la citation d’Oruno Lara trouve ainsi une légitimité littéraire, et non plus seulement idéologique, puisqu’elle exhibe un des ressorts traditionnels de la tragédie : susciter la pitié. On le constate aisément, rien dans la Solitude d’André Schwarz-Bart ne rappelle « le héros tel que Corneille l’avait conçu, cette nature plus grande que nature, ce type d’homme plus qu’homme qui fut le modèle idéal de l’aristocratie37 » et dont il aurait pu sans mal trouver, dans les livres d’histoire consultés, de beaux exemples. Ainsi, une autre mulâtresse, Marthe-Rose Toto, compagne de Delgrès dont les deux historiens relatent les hauts faits et qui incarna de façon sublime l’héroïsme de la résistance :
La maîtresse de Delgrès, Marie-Rose Toto, mulâtresse de Sainte-Lucie, qui s’était enfermée au fort avec les combattants, fut, elle aussi, conduite au supplice. Après l’évacuation du fort, elle s’était égarée et fracturé une jambe. Mal soignée, elle ne pouvait plus marcher quand elle fut appréhendée, conduite au bourreau sur un brancard, elle supporta la mort avec un courage exemplaire38.
17Pourquoi donc choisir cette Solitude, réduite à un presque rien par Oruno Lara ? On peut hasarder l’hypothèse que c’est précisément en raison de ce « presque rien » que Solitude émerge des ombres de l’histoire, non seulement parce qu’en refermant le destin du personnage, l’auteur s’ouvre dans le même temps l’espace d’une invention toute personnelle, mais aussi, de façon intrinsèque, parce que le personnage permettait la réalisation d’un projet littéraire qui serait de l’ordre de cette « démolition du héros » brillamment explicitée par Paul Bénichou, corollaire d’une « une véritable dissolution39 » du moi. Contre l’« affirmation consciente de l’individu » de type cornélien, André Schwarz-Bart choisit le « ballottement du moi40 » racinien. Le roman développe en effet à l’envi l’image du ballottement du personnage, emporté par les flots d’une histoire qui lui demeure obscure. Solitude est, enfant, rejetée et battue par sa mère, ballottée d’un maître à l’autre, d’un nom à l’autre. Il n’est guère difficile d’observer à quel point ces traits du héros « démoli » de l’époque janséniste s’appliquent au personnage de Solitude, « tout entier le jouet de puissances naturelles qui prennent sur lui, le traversent, lui ôtent l’être. Ce sont d’abord les forces extérieures écrasantes qui font de lui, physiquement, le roseau le plus faible de la nature. C’est le jeu fortuit des circonstances, le hasard, qui le conduit plus qu’il ne se conduit lui-même41 ». On pense à l’omniprésence dans le roman de la métaphore de la vague appelée à gloser l’être de Solitude, et dont voici quelques exemples : « Solitude se mettait en travers de la vague, se laissait porter par le courant » (MS : 91) ; « Alors elle tendait les bras, autour d’elle, d’un air égaré, cherchant à s’accrocher à une nouvelle vague, à se laisser emporter par un flot plus secourable » (MS : 92) ; « mais il n’y avait nulle vague à quoi se raccrocher » (MS : 93) ; « faisant d’elle une plante aquatique qui penchait d’un côté, de l’autre, selon la direction du courant » (MS : 103). Le fatum alors se redéfinit et le système esclavagiste qui broie les êtres en est l’image. Solitude ainsi est elle aussi « comme une chose parmi les autres, et non plus une volonté ou une raison42 ». Citons encore ces mots tout à fait révélateurs :
En réduisant l’homme à une sensibilité aveugle et dépendante, absolument inconciliable avec l’idée que nous avons de la liberté et de la raison, en le faisant rentrer tout entier dans la nature brute, dont sa vie, ses désirs et ses actes ne sont plus qu’un fragment lié à tous les autres, les moralistes jansénistes ou jansénisants aboutissent à une véritable dissolution de ce moi sur lequel on prétendait tout fonder et qui s’est dispersé lui-même au sein des choses43.
18D’autre part, un autre trait de la tragédie se retrouve dans le roman : Solitude est porteuse, dans son innocence, d’une sourde culpabilité, d’une souillure indélébile dont sa tache de naissance apparaît comme le symbole. La tache des Diola, signe d’appartenance, marque d’origine, se dénature, en effet, pour devenir, chez elle, la « tache universelle des métis […] à la forme d’une poire » (MS : 49), indice d’un viol, d’une perversion de l’ordre ancestral, signe de quelque faute originelle inconnue d’elle-même. Chantal Maignan-Claverie estime ainsi que « l’héroïne assume une faute dont ni elle, ni sa mère Bayangumay, ne sont coupables : la faute de vivre dans l’humanité au rang des bêtes44 » . Il n’est peut-être pas tout à fait anodin que la première partie de l’ouvrage mette en scène, à deux reprises, la faute de sa mère, la petite Bayangumay, dans une structure qui n’est pas, sans rappeler la fatalité héréditaire qui s’attache à Phèdre. La petite Diola, un beau jour « découvrit toute l’étendue de son crime » (MS : 17) : elle avait silencieusement rêvé, en réponse aux joyeuses moqueries de Komobo, « à tout ce qui pouvait arriver sur la terre des hommes : bien des petits garçons », avait-elle songé, « se perdaient en forêt, disparaissaient on ne savait comme, vendus peut-être aux génies blancs de Sigi-Tyor — Pourquoi n’en irait-il pas ainsi de Komobo, pourquoi… ? » (MS :17). Et lorsque le ventre du petit garçon s’était mis à enfler, elle s’était vue contrainte de ceindre son front du « bandeau blanc des pénitentes » (MS : 17). Plus tard, après sa fugue avec Komobo dans la forêt, elle dut encore implorer le pardon de Dyadyu, l’homme auquel elle avait été promise dès l’enfance : « elle s’agenouilla les mains jointes, les coudes largement écartés, en marque de soumission totale ». Le vieillard lui touche alors l’épaule « afin qu’elle se relève de sa faute » (MS : 17) puis lui frappe trois fois les épaules de branches, « comme fait un père avec l’enfant qui a commis une faute légère » (MS : 28). Plus tard, son rêve de Komobo, dans la couche conjugale, l’incite à vouloir « sacrifier un coq blanc au boekin, afin d’écarter d’elle ce péché nocturne » (MS : 35). C’est précisément à ce moment que surgissent les « êtres de la nuit » qui vont incendier son village et vendre les siens aux Blancs. Ainsi, la place qu’accorde le roman aux « fautes » réitérées de la petite Bayangumay ne suggère pas seulement un trait de son tempérament ; elle signale peut-être aussi, symboliquement, cette obscure culpabilité, cette Faute originaire qui plane sur le destin de sa fille, l’égalant ainsi à Phèdre portant la faute de Pasiphaé. Cette part obscure, c’est « le mal instillé dans [le] sang » (MS : 33) du « pays des vrais hommes », ce mal qui transforme les peuples en chasseurs et gibier, justifiant la parole qui « courait dans toute la région : Autrefois nous ne craignions que nos ennemis, aujourd’hui nous avons peur des amis, et demain, nous lancerons la pique sur nos mères » (MS : 34). Coupable et innocente, Solitude est ainsi construite comme un personnage tragique, en prise avec un destin qui la broie, dont elle ne sera jamais maîtresse et qui la conduira irrémédiablement à la mort. C’est bien le sens de l’épigraphe. Négation de toute liberté, elle affirme la fatalité du destin funeste réservé à l’héroïne dont le lecteur est invité à suivre le développement implacable et dès l’origine sans espoir. C’est la raison pour laquelle il n’est guère permis d’adhérer à l’analyse de Mireille Rosello qui, dans Littérature et identité créole aux Antilles, voit dans Solitude une jeune femme « libérée des liens qui l’enchaînent et l’oppriment, […] libre désormais d’inventer sa révolte, sa résistance et de trouver sa place45 ». Au contraire, André Schwarz-Bart nous convie, semble-t-il, à repenser la véritable tragédie moderne qui ne saurait plus, en ces temps d’abjection de l’esclavage, être celle du héros libre et glorieux, mais celle, obscure, des « “presque-rien”, de ces lamed vovnik, ces justes silencieux qui s’ignorent eux-mêmes46 », dont Solitude est la parfaite incarnation.
19Héroïne tragique, Solitude, « la mulâtresse qui porte le magnifique nom de douleur et de tragédie47 », suivant la belle formule de Jean Mambrino, émerge au creux des images multiples et contradictoires que lui a assignées l’histoire : le monstre, l’héroïne, la martyre. C’est ce personnage fuyant que le roman tente de saisir, ombre d’être appelée à incarner un héroïsme paradoxal48 et vouée dès l’épigraphe à une mort annoncée. Qu’est-ce, en définitive, que Solitude, si ce n’est l’héroïne d’une tragédie à la fois moderne et universelle ? C’est à cette conclusion que conduisait l’analyse d’Henri Bangou qui intitulait « Épopée noire : Tragédies de Matouba et de Baimbridge49 » le chapitre de son ouvrage où se trouve mentionnée le personnage de Solitude. André Schwarz-Bart avait lu ces pages qui lui avaient peut-être suggéré le sens profond du roman qu’il entreprenait d’écrire et qu’il inscrivait résolument au cœur de l’histoire mais aussi au-delà de l’histoire, là où cette dernière rejoint la profondeur du drame universel et se redéfinit en tragédie. Ainsi un fil discret court de l’épigraphe à l’épilogue, un pont improbable entre la Guadeloupe et le Ghetto de Varsovie dont l’image surgit à la fin de la troisième partie du livre, pour faire de l’espace du roman, défiant les limitations spatio-temporelles et génériques, le lieu de son propre dépassement et, à l’instar de son personnage, celui de sa propre anamorphose.