La comparaison à l’heure de la mondialisation et de la pandémie
« Il n’y a ni bonheur ni malheur en ce monde,
il y a la comparaison d’un état à un autre, voilà tout.
Celui-là seul qui a éprouvé l’extrême infortune
est apte à ressentir l’extrême félicité. »
Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo
1Le moins que l’on puisse dire, c’est que la pandémie virale issue du COVID-19 aura réactivé le sens et la portée de la comparaison. Celle-ci est plébiscitée, rarement on aura autant comparé les pays entre eux, que ce soit en termes de progression du virus, de nombre de victimes et de personnes contaminées, d’approvisionnement des vaccins ou de dispositifs choisis pour enrayer la circulation de la pandémie. Les comparaisons épidémiques et vaccinales vont bon train, et l’Europe a choisi d’agir unanimement dans sa campagne de vaccination (commandes groupées), même si, au demeurant, chaque pays décide de son propre dispositif vaccinal, de son rythme et de ses modalités, révélant, par là même, les enjeux (politiques, idéologiques, symboliques) qu’il confère à la gestion de ce virus. Pour autant, peut-on ou même doit-on effectuer un rapprochement entre cette comparaison conjoncturelle (et extraordinaire) et la méthode comparatiste (celle que nous connaissons comme dispositif analytique, mais aussi comme mode de saisie du monde) ? Comparer en littérature, est-ce la même chose que se comparer dans la vie ? L’enjeu est moins de chercher à définir pour une n-ième fois la littérature comparée que de se demander pourquoi il est si important de savoir ce que l’on fait quand on compare. Mon approche sera théorique, même si elle entend servir une approche pratique. J’espère que vous procéderez par comparaison (analogie) et adapterez ce que je vais dire à votre propre recherche.
2Pour commencer, revenons au princeps de la littérature comparée : cette discipline du rapport à l’autre a choisi l’étranger comme mode de comparaison première. Et c’est cette altérité qui lui permet d’être mise en relation avec d’autres (disciplines, corpus, objets, sujets). Il ne suffit donc pas de dire que comparer, c’est confronter des œuvres, il faut prendre la mesure de la perception de la réalité que cela induit : choisir de se représenter le monde comme un tout, c’est réfuter une conception autotélique/autonome/autarcique du monde (du monde « réel » comme du monde littéraire). Cela éclaire les œuvres de telle manière qu’émergent des éléments qu’on n’aurait peut-être pas saisis auparavant. La comparaison fonctionne comme un projecteur, une sorte de retour du refoulé (elle fait surgir ce qui était caché). On peut s’interroger sur la portée de ces significations qui émergent : découlent-elles de la comparaison elle-même ? Ces significations sont-elles inhérentes à chacune des œuvres analysées (voir Toudoire-Surlapierre, 2013) ? Que met exactement au jour la comparaison : le sens de chacune des œuvres ou les relations inhérentes aux œuvres ? L’intitulé (sujet) choisi ? Ou encore le fonctionnement du corpus ?
3Premier constat : comparer, c’est toujours implicitement se comparer. Avant même d’être une activité, une méthode ou une discipline, la comparaison repose sur un tropisme humain qui consiste à se comparer aux autres. La comparaison est impliquée dans ce couplage (entre moi et l’autre) : « l’autre est un autre moi semblable à moi, un moi comme moi » (Ricœur, [1986] 1998, p. 251). Elle procède par transfert direct de la signification « je », ainsi que le souligne Paul Ricœur. Le « comme » est central/décisif et Paul Ricœur utilise le terme à plusieurs reprises : « Dire que vous pensez comme moi, que vous éprouvez comme moi peine et plaisir, c’est pouvoir imaginer ce que je penserais et éprouverais si j’étais à votre place » (Ricœur, [1986] 1998, p. 252). La comparaison interroge le rapport du soi à l’autre, entendez comme un autre, explique-t-il dans un autre essai au titre puissamment éloquent pour le sujet qui nous occupe : Soi-même comme un autre (1990). Le propre de la comparaison est de pouvoir associer le même et l’autre dans le même mouvement, explique-t-il :
comme si, pour attribuer à un autre le pouvoir de dire « je », il me fallait comparer son comportement au mien et procéder par un argument de quatrième proportionnelle fondé sur la prétendue ressemblance entre le comportement d’autrui perçu du dehors et le mien éprouvé dans son expression directe. (Ricœur, [1986] 1998, p. 252-253)
4La comparaison est à ce point essentielle qu’elle est présentée comme une condition préliminaire à tout accès à soi. Si je postule que l’autre est comme moi, cela signifie que je fais de lui mon semblable (tout se joue dans ce « comme ») : l’autre est un sujet comme un autre, il est « un sujet nous percevant lui-même comme un autre », autrement dit il me voit également comme autre.
5Deuxième constat : Paul Ricœur considère que l’une des compétences de l’analogie est de « préserver et d’identifier dans toutes les relations avec nos contemporains, nos prédécesseurs et nos successeurs, l’analogie de l’ego » (Ricœur, [1986] 1998, p. 253) – concept dont il se sert pour définir le rapport à autrui : l’autre, c’est à la fois celui qui nous précède, celui qui nous accompagne et celui qui nous suit. Le rôle de la comparaison consiste donc à reconnaître « la différence entre le cours de l’histoire et le cours des choses ». Reconnaître quelqu’un, c’est « comparer une perception présente à un souvenir » (Ricœur, [1990] 1996, p. 141). La comparaison est une affaire de reconnaissance, elle inscrit l’être humain dans une lignée, et même plus précisément encore dans une filiation. La comparaison en ce sens est généalogique, elle crée du continu dans l’espèce humaine, ou tout au moins elle le donne à penser. Ce que nous apprend la mondialisation, c’est que ce n’est pas encore suffisant : la comparaison est aussi une question de temps, et il importe de prendre en compte le contexte historique, l’évolution (le temps qui passe), mais surtout ce qui a changé, ce qui se transforme (autrement dit ce qui disparaît et ce qui apparaît). Dans cette perspective, on peut dire que la comparaison est à la fois verticale et horizontale : elle inscrit le sujet à la fois en synchronie et en diachronie ; ou, pour le dire encore autrement, elle est syntagmatique et paradigmatique.
6Troisième constat : on se rappelle le titre ironique (peut-être n’a-t-on pas assez insisté sur cet aspect d’ailleurs) de l’essai d’Étiemble, Comparaison n’est pas raison. Mais revenons précisément sur sa contextualisation. C’est un ouvrage qui date de 1963 (plus d’un demi-siècle), et dont le sous-titre est La crise de la littérature comparée. Étiemble explique que son titre vient de la Lettre sur les sourds et muets de Diderot (1751) : « mais je laisse ce langage figuré […] et je reviens au ton de la philosophie, à qui il faut des raisons, et non des comparaisons » (cité dans Étiemble, 1963, p. 24). Son livre est un portrait du comparatiste idéal (un humaniste cultivé), mais il constitue aussi une réponse implicite à la critique selon laquelle la comparaison n’est pas scientifique : alors qu’on reproche à la littérature comparée son manque de scientificité, on lui reconnaît une vertu heuristique. La comparaison est l’un des principaux outils intellectuels pour susciter des idées et développer son esprit critique.
7Quatrième constat : il ne suffit pas de considérer l’activité comparatiste dans sa spécificité comportementale et intellectuelle, il faut également en envisager les conséquences : la comparaison est-elle intrinsèque à la nature humaine ? Est-elle ou non évolutive – soumise aux changements de nos sociétés ? Dans ce cas, qu’est-ce qui la fait concrètement évoluer : des données conjoncturelles, des données culturelles ? Est-ce qu’on peut mettre au jour les propriétés comparatistes de la culture occidentale, et plus précisément encore, celles de l’espace européen ? Répondre par l’affirmative à cette question, c’est postuler que l’histoire des pays européens, leurs peuples, leurs mentalités, leurs mœurs, leurs cultures sont autant de critères qui conditionnent la façon même de comparer, ainsi que la façon d’interpréter les comparaisons et la fonction qu’on leur donne. Comparer induit une conception spécifique (subjective) de l’étude des œuvres et des textes, conception qui découle directement d’un certain rapport à soi et à l’autre ; en cela elle induit également une posture critique face à l’objet culturel, artistique et littéraire. Dès lors que je décide de comparer, je me réfère à des positionnements conceptuels et intellectuels certes, mais où entrent des enjeux éthiques, économiques, sociologiques, idéologiques. Que j’en aie conscience ou non, ces enjeux sont intrinsèquement actifs dans notre façon de comparer, dans la représentation que l’on s’en fait et dans la fonction qu’on lui attribue. Dans les chapitres qu’il consacre à la littérature générale et comparée dans Further Concepts of Criticism, René Wellek (1970, p. 44-67) rappelle que la pertinence d’un choix tient aussi à l’aptitude du sujet à la comparaison. La comparaison nécessite une inventivité intellectuelle, elle doit donner des idées et permettre de formuler des conjectures. En ce sens, on peut dire qu’elle canalise (ou dirige) les pulsions narcissiques dans lesquelles nous versent nos pratiques intellectuelles. On peut même postuler que la littérature comparée nous « console » de ce que Freud appelle nos trois blessures narcissiques : la Terre n’est pas au centre du système solaire ; la théorie de l’évolution de l’espèce a montré que nous sommes faits de composés organiques ; je ne maîtrise pas tout de moi-même (une partie de mon moi m’est inconnue). On sait aujourd’hui que la déclaration de l’empereur Auguste dans Cinna de Corneille, « Je suis maître de moi comme de l’univers, / je le suis, je veux l’être », est plus facile à dire qu’à faire. Mais cette proposition possède le mérite d’intégrer ce double mouvement que permet la comparaison : une régulation entre la survalorisation narcissique de soi que suscite le fait de penser et la dévalorisation qu’entraîne la connaissance de ces blessures narcissiques. Ce double mouvement ne serait-il pas au cœur de ce qu’on pourrait appeler la double tentation du comparatiste ? D’un côté, on a une tentation égocentrique (puisque la comparaison révèle plusieurs éléments de ce qu’on est : son identité) ; de l’autre, la comparaison utilise l’altérité comme vecteur de compréhension, elle repose sur la nécessité de conserver un écart (stigmatisé par l’intégration et le regard sur autrui). Cette double tentation est l’une des caractéristiques du sujet comparatiste (je parle de celui qui compare), qui doit être doté d’une capacité à la fois de décentrement (objectivité) et d’implication (subjectivité) : c’est lui qui compare et qui croise les œuvres, c’est son intersubjectivité qui fait de lui un sujet.
8L’une des spécificités de la comparaison tient à cette alternative constante entre une fonction d’intégration et une fonction de différenciation. Comparer, ce n’est pas seulement choisir entre deux activités (associer ou dissocier), c’est aussi réfléchir aux enjeux intrinsèques de la comparaison. Sert-elle à identifier du même ou de la différence ? Identifier l’enjeu réel de la comparaison, c’est saisir, entre intégration et différenciation, de quel côté la balance penche. En effet, il est impossible d’obtenir un équilibre parfait entre deux pôles en sciences humaines : la comparaison n’est pas une science exacte, et il demeure toujours des circulations, des mouvements entre les deux extrémités. L’équilibre parfait, stable, définitif n’existe pas, la balance oscille forcément, fidèle à son principe scalaire, elle penche toujours plus d’un côté que de l’autre. Mais qu’en est-il du comparatiste qui observe ces phénomènes, de quel côté sa balance intérieure penche-t-elle ? Se poser cette question, c’est également s’interroger sur la place ou ce qu’on pourrait appeler la position du comparatiste. On peut recenser principalement trois positions :
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La première consiste à s’intéresser plutôt aux rencontres, aux convergences, aux croisements, aux intersections, considérant qu’il vaut mieux chercher les points communs que les divergences. Cette position peut être qualifiée de tendance intégratrice, elle est humainement rassurante, mais du point de vue intellectuel ou critique, elle présente un inconvénient, voire un danger : celui de tout ramener au même (de lisser les différences, les écarts). Si l’on souhaite par exemple comparer des mouvements esthétiques de pays différents, l’un des risques consiste à vouloir montrer qu’ils se ressemblent, qu’ils sont proches voire identiques. Il n’est pas sûr que cela apporte des pistes interprétatives innovantes, on risque surtout de découvrir ce qu’on savait déjà. Bien sûr, cette approche intégrative possède le mérite d’inciter à la tolérance et à l’ouverture d’esprit, puisqu’elle consiste à faire sienne une conception du monde (et notamment du monde littéraire) que l’on pourrait qualifier d’extensive ou d’ouverte : elle est open minded. La comparaison extensive n’est pas seulement une façon de rapprocher des œuvres au sein d’un corpus, elle renvoie à une posture éthique et/ou ontologique, elle est symboliquement emblématique de notre façon de concevoir les autres, selon un principe du plus petit dénominateur commun. La comparaison est un moyen de distinction autant qu’un phénomène de résistance. Le risque de cette démarche est d’uniformiser les œuvres, mais elle possède aussi le mérite de contester la survalorisation de l’œuvre originale (entendez unique). Ou pour le dire autrement, elle nous force à déconstruire le fantasme européen (occidental) du chef-d’œuvre, dans le sillage des analyses de Hans Belting (2000, p. 48), qui considère que la notion de chef-d’œuvre n’est rien d’autre qu’une création de l’imagination européenne. Pour étayer son propos, Hans Belting compare le chef-d’œuvre au statut de l’œuvre d’art au Japon. En japonais, le terme Kes-saku est l’équivalent du mot « chef-d’œuvre » (il désigne une œuvre littéraire extraordinaire), alors que le terme Mei-hin signifie « un très bel objet » ou « un objet célèbre », ce qui est une façon de mettre l’accent à la fois sur l’art et sur le savoir-faire artisanal : on est loin d’une position transcendante de l’œuvre semblable à celle que suppose l’œuvre unique. La comparaison permet à Belting de montrer à quel point le chef-d’œuvre est une « sublime matérialisation de l’absolu artistique » : une valeur hautement considérée en Europe. Jean Starobinski (1977, p. 56) confirme ce postulat en insistant sur la dangerosité de cette conception hiérarchisée de l’œuvre d’art : « Les artistes n’ont cessé de rêver au chef-d’œuvre. Or le chef-d’œuvre est un mirage mortel. » Il dénonce surtout la vénération du chef-d’œuvre et propose, pour renoncer à ce mirage, de privilégier ce qu’il appelle « le chemin », autrement dit le cheminement qui mène à l’œuvre (avec ses errances, ses impasses). Le statut sacralisé du chef-d’œuvre va subir les assauts de ce que Walter Benjamin ([1935], 2004) a appelé la « reproductibilité technique », ce qui ouvre la voie à un second changement tout aussi radical : la reproduction massive du même. Laquelle reproduction à son tour prépare un autre phénomène, particulièrement actif depuis la fin du XXe siècle et actuellement central dans nos vies : la mondialisation. Dans le domaine artistique et littéraire, elle a trouvé son expression avec « la République mondiale des Lettres1 », dont Pascale Casanova a réactualisé les enjeux et ramifications dans un ouvrage qui a fait date et qui, symboliquement, fut publié en 1999 (autrement dit au tournant des XXe et XXIe siècles). Pascale Casanova introduit dans cet ouvrage la notion « d’universel littéraire », qui renvoie à des formes, textes et motifs qui circulent partout dans le monde et participent à cette « fabrique de l’Universel », paradigme au sein duquel l’« Internationalisme littéraire » et la « mondialisation commerciale » construisent un nouvel « espace littéraire mondial » (voir Casanova, [1999] 2008, p. 34-49). Si cet espace n’est pas dépourvu d’enjeux de pouvoir et de hiérarchies (on retrouve ainsi l’antagonisme entre centre et périphéries, mais également la tension entre cultures dominantes et cultures dominées), l’un de ses enjeux consiste précisément à les gommer ou à les rendre secondaires ou subalternes.
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La deuxième position consiste à s’intéresser plutôt aux différences, ce qui n’est pas sans poser tout autant de questions. Doit-on, et même faut-il chercher à comparer l’incomparable ? C’est le sens même du fameux ouvrage de Marcel Detienne, Comparer l’incomparable (2000), dans lequel celui-ci part précisément du principe que rien n’est incomparable, qu’on peut construire les comparables que l’on veut. Il faut même proposer des comparaisons inattendues, sans se contenter de comparer ce qui est acquis (ce qui possède des ressemblances évidentes). Avec le recul, on peut se demander si cette injonction n’est pas, aussi paradoxale soit-elle, la préfiguration d’un (même) fantasme de totalité que la recherche et valorisation des similitudes. Mais à quelles conditions peut-on rapprocher la tradition formaliste russe et le mouvement romantique anglais, ou encore le lyrisme taoïste et le roman roumain ? Les exemples choisis montrent bien l’enjeu de la démonstration de Marcel Detienne : il s’agit de rapprocher des auteurs et des œuvres qui a priori n’ont eu aucun contact. L’une des modalités de la comparaison repose sur un rapprochement par intuition ou par émulation. Le rapprochement effectué instinctivement par Borges entre Han Yu (un écrivain chinois du VIIIe siècle), Zénon et Kierkegaard comme des précurseurs de Kafka est surtout révélateur de l’« utopie littéraire » de l’écrivain lui-même (voir Bayard, 2009). Ce genre de comparaison maximale n’est pas sans risque : peut-on légitimement comparer les « pratiques d’assemblée » éthiopiennes, celles des cités grecques et celles des Cosaques du XVe siècle (voir Detienne, 2000) ? N’est-ce pas « rapprocher des personnes ou des choses de nature ou d’espèce différentes » (c’est la définition du verbe « comparer » dans Le Petit Robert) alors qu’elles ne peuvent pas être totalement assimilées ? Il ne s’agit pas tant de prendre position que de se demander quels critères, quels facteurs de rectification/justification sont nécessaires pour que le rapprochement de cultures sans contacts suscite des comparaisons pertinentes. C’est aux résultats obtenus que se juge l’intérêt d’une comparaison : sont-ils intéressants, utiles, fiables, opportuns ? Il ne suffit pas de les énoncer, il faut encore les mettre à l’épreuve de leur recevabilité, de leur efficacité, autrement dit de leur justesse. Non pas seulement : à quoi servent-ils, mais également : à quel point puis-je leur faire confiance ? Ce qui motive et justifie le choix de ces comparaisons audacieuses, ce sont des critères autres que la simple évaluation des différences et des convergences, à commencer par la portée ou les conséquences des résultats obtenus par la méthode comparatiste. Une comparaison n’est jamais impossible (effectivement on peut tout comparer), mais elle n’est pas forcément pertinente, en ce que les résultats peuvent être déceptifs, mineurs et même fautifs. Au-delà de la difficulté même de faire ce grand écart qui consiste à rapprocher des domaines très éloignés, dès lors que la comparaison va du plus commun au plus singulier, dès lors qu’elle s’éloigne d’un modèle itératif pour investir des données nouvelles, elle se tourne vers l’inconnu. Significativement, cette posture fait directement écho à la question du corpus (et plus précisément au choix d’un corpus ouvert ou fermé). Le corpus, qui a toujours été une donnée centrale de la démarche comparatiste, devient une question de principe, et même on pourrait dire une position de principe. La première interrogation porte sur la délimitation du corpus. Le choix d’un corpus ouvert ou fermé pose la question des limites : limite spatiale certes, et si tout est affaire de frontière, on mesure précisément l’intérêt de choisir des œuvres-limites ; mais également limite quantitative : à partir de combien de critères communs peut-on établir légitimement des rapprochements entre les œuvres ? Combien d’œuvres faut-il raisonnablement convoquer pour être sûr des résultats ? Non seulement la question est loin d’être tranchée, mais la réponse à cette question dépend de ce que l’on veut précisément montrer. Est-ce la même méthode de comparer deux, trois, plusieurs ou un nombre conceptuellement infini d’éléments ? Est-il toujours possible d’ajouter un élément au corpus sans que cela n’affecte les résultats obtenus ? Si c’est toujours possible (et même recommandé, même fantasmatiquement) du point de vue théorique, quelles en sont les conséquences pratiques ?
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La troisième position est médiane (ce qui est logique), et il nous semble qu’elle pourrait qualifier un comparatisme européen, dès lors que l’on considère l’Europe comme un ensemble dynamique et homogène au sein duquel s’établissent des interactions dont la nature varie selon les pays concernés : circulations, connexions, relations, contacts, influences, convergences. Il ne suffit pas de dire que l’Europe culturelle se définit par des convergences fortes, il faut encore se demander ce que ces convergences disent de l’Europe (comme idée, comme collectif, comme passé historique). Penser la littérature européenne comme un tout (et non comme une monade), c’est choisir le modèle archipélique plutôt que l’insularité. Ce dispositif aux échos glissantiens est l’un des constituants de la culture européenne, si l’on en croit le terme de Goethe, « Weltliteratur », terme qu’on traduit par « littérature universelle2 », alors qu’il faut rappeler que Goethe parlait d’un roman chinois qui venait d’être traduit en français – autrement dit, il considérait que la traduction était l’une des modalités permettant aux œuvres de circuler mondialement. Si cette expression connaît une grande fortune critique, alors qu’elle repose en réalité sur un malentendu, c’est qu’elle exprime un besoin réel. Le succès de l’expression tient au fait qu’elle est internationalement audible et instinctivement compréhensible. Le paradoxe n’est pas des moindres : alors qu’elle indique l’importance vitale de la traduction, elle s’en passe très bien. Passant outre ce flottement terminologique, elle fait écho à l’évolution globalisante du monde contemporain, où l’interconnexion est devenue l’une des modalités prépondérantes et agissantes de nos interrelations.
9Au-delà des différences de ces trois démarches, on notera qu’un point commun les réunit : pour évaluer la pertinence des résultats obtenus par la comparaison, il faut prendre en compte une donnée épistémologique, et se demander dans quelle mesure ce qu’on fait apparaître n’est jamais en réalité qu’une projection personnelle. N’est-ce pas toujours au fond une projection de notre esprit ? Le sujet comparatiste voit et projette des liens entre des objets qui n’en ont pas forcément (de manière ostensible en tout cas), d’où l’importance de conscientiser l’identité de celui qui compare. Impossible de comparer sans s’interroger sur le statut du « sujet comparant » et sur les multiples injonctions dont il fait l’objet : distanciation du sujet avec ses objets d’analyse, acceptation de la subjectivité du sujet, responsabilité individuelle du sujet comparant, prise en compte du doute scientifique, reversement sur le sujet des analyses et des comparaisons effectuées (voir Toudoire-Surlapierre, 2013, p. 132 et suivantes). Et tout cela ne suffit pas, il faut encore que le comparatiste se présente : qui il est, quelle est sa démarche, sur quoi il travaille, pourquoi il compare… Ces éléments ne relèvent pas seulement de la curiosité, ils entrent en ligne de compte dans l’évaluation même des résultats obtenus. Pour évaluer leur pertinence, nous proposons de recourir à une analogie. En effet, Pierre Fontanier, dans Les Figures du discours, posait les trois conditions de cette figure de style qu’est la comparaison. Or ces conditions, telles qu’elles sont présentées, ne sont pas sans intérêt pour notre réflexion. Première condition : la pertinence. La comparaison doit sembler (elle reste, quoiqu’on dise, toujours une question de subjectivité et de point de vue) juste et vraie, « non dans tous les rapports quelconques, mais dans ceux qui lui servent de fondement » (Fontanier, [1821, 1830] 2004, p. 377-378). Pierre Fontanier confère ainsi un critère moral à une figure de style, et il attribue à la comparaison un critère de justesse et d’effectivité : il faut qu’elle s’impose en quelque sorte, que son utilité apparaisse clairement, qu’elle se suffise à elle-même. Deuxième condition : la comparaison doit être « opérationnelle ». Il faut « que l’objet dont elle est tirée soit plus connu que celui qu’on veut faire mieux connaître ». Fontanier fait de la vertu didactique de la comparaison une condition indispensable (limitant de fait la comparaison au domaine au maîtrisable). Troisième condition : la comparaison doit être stimulante. Il faut qu’elle « présente à l’imagination quelque chose de neuf, d’éclatant, d’intéressant ; rien, par conséquent, de bas, d’abject, ou même d’usé ou de trivial. Ce qui est surtout à désirer, c’est que les rapports en soient imprévus et frappants, en même temps que sensibles et aisés à percevoir. » Dans cette définition linguistique de la comparaison, une notion (centrale dans la deuxième partie de ce recueil, consacrée aux vertus créatrices de la comparaison) a été introduite : l’imagination. Paul Ricœur ([1986] 1998, p. 243) considère que l’imagination est « un espace de comparaison innovant […] où peuvent se comparer, se mesurer, des motifs aussi hétérogènes que des désirs et des exigences éthiques, elles-mêmes aussi diverses que des règles professionnelles, des coutumes sociales ou des valeurs fortement personnelles ». Est-ce à dire que la pertinence de la comparaison tiendrait aussi à ce qu’elle fait imaginer ? La force du comparatiste viendrait-elle de sa puissance d’invention ?
10Une comparaison n’est jamais absolue, elle dépend des contextes, des espaces, des périodes. Guy Jucquois souligne qu’il y a des périodes particulièrement propices pour le comparatisme, périodes pendant lesquelles sont précisément revendiquées et valorisées des valeurs comme l’humanisme, l’altérité ou la nécessité des échanges extérieurs, qu’ils soient commerciaux ou culturels. Il repère ainsi trois périodes durant lesquelles se manifestèrent des attitudes comparatistes : l’époque de la première sophistique, la première Renaissance et la période qui va de la Révolution de 1789 à nos jours (voir Jucquois, 1989a ; Jucquois, 1989b ; et Jucquois, 1993). Certaines caractéristiques telles que le goût des voyages et des explorations, la découverte d’autres cultures, la remise en cause d’idées reçues, l’émergence de positions personnelles et la revendication d’une liberté individuelle sont également récurrentes dans ces trois périodes (voir Jucquois, 2000, p. 22-23). Si cette répartition est fructueuse pour l’esprit, elle n’est peut-être pas suffisamment distinctive, notamment en ce qui concerne la troisième période. La fin du XXe siècle est un moment de rupture politique et de transformations idéologiques qui a des conséquences sur la façon d’appréhender les sciences humaines. Plus encore, on assiste à un changement de paradigme : jusque-là, la théorisation des sciences humaines passait par « la formalisation et la mathématisation que proposait la physique » (Jucquois, 2000, p. 25) ; à présent, l’épistémologie des sciences humaines se construit davantage par rapport à l’idéologie, à la politique, à la sociologie, intégrant ainsi d’autres données. « La réunification [n’est] pas seulement celle de l’Allemagne », elle touche également « les sciences humaines » en transformant radicalement la fonction et la représentation des savoirs humanistes.
11Le XXIe siècle étant résolument entamé, il nous revient d’actualiser encore ce propos, car le nouveau siècle nous semble inaugurer des changements radicaux concernant le comparatisme. Une nouvelle donnée s’est imposée ces dernières années, donnée qui affecte la fonction et le rôle de la comparaison : la mondialisation. Comment s’articulent la mondialisation et la comparaison ? Que devient la comparaison maintenant qu’elle s’est elle-même mondialisée ? La mondialisation a pour effet de gommer les différences et donc d’amoindrir le statut de la comparaison. On pourrait postuler que l’un des effets de la mondialisation est qu’elle permet de mieux connaître les autres ; les interactions sont en mouvement expansif, de sorte qu’il existe concrètement de plus en plus de comparaisons possibles. En réalité, il n’en est rien, ce qu’on peut observer pour l’heure de la mondialisation, c’est qu’elle provoque plutôt une uniformisation de la pensée, puisqu’elle a tendance à réduire les écarts et à gommer les altérités. Attention, cela ne signifie pas qu’il n’y a plus de comparatisme, mais qu’il change de point de vue, ou plus exactement de focale : les ressemblances et les influences réciproques augmentant, il faut chercher les différences dans des distinctions plus fines, moins apparentes, plus subtiles. Le comparatiste, dans un contexte mondialisé, doit avoir l’esprit aiguisé. Tout en ayant un esprit panoramique (celui de l’accès massif aux connaissances), il doit aussi faire preuve de gulliverisation : être capable de voir l’infiniment petit, la nuance infime, le détail apparemment imperceptible... Dans un monde unifié et globalisé, l’horizon de la comparaison consiste à rechercher les différences ténues plutôt que les points communs massifs.
12Les travaux de Bruno Latour vont nous permettre de compléter notre propos. Le monde contemporain se configure en effet selon un principe de réseaux et de systèmes ouverts qui connectent et globalisent l’espace, ce que Bruno Latour a conceptualisé via la notion d’acteur-réseau dans son essai Reassembling the Social. An Introduction to Actor-Network-Theory3. Cette théorie de l’acteur-réseau (ANT ou Actor-Network Theory) rend compte des modifications actuelles, à la fois techniques et technologiques mais également réflexives et intellectuelles, que produisent les nouvelles configurations rhizomatiques (les associations, les formations de collectifs, l’ensemble des relations et les médiations qui les font tenir ensemble), à commencer par de nouvelles formes d’interactions qui ne concernent plus seulement les humains. Cette notion de réseau fait évidemment penser au « rhizome » de Deleuze et Guattari, dont elle constitue une actualisation (en matière d’objets concernés) : le rhizome est un dispositif qui s’oppose à la construction hiérarchique en arborescence, il est horizontal et ne comporte pas de centre, et il est investi de résonances politiques, sociales, idéologiques, ce qui renforce son statut de notion méta-conceptuelle. Bruno Latour ([2005] 2006, p. 34) fait du réseau une « méta-organisation rassemblant humains et non-humains », en faisant intervenir cette notion d’« acteurs-réseaux » qu’il définit comme « les interactions successives d’actants hétérogènes ». L’accès aux open sources, la circulation de toutes formes de données, l’importance des flux quels qu’ils soient modifient notre conception de la comparaison en la rendant macroscopique : elle doit rendre compte de processus de plus en plus extensifs (ou pour le dire en utilisant un terme actuellement sensible, pandémiques). Le comparatisme se confronte à des réseaux fonctionnant en système ou en extension.
13Comment compare-t-on en Europe ? Pourquoi ? Quels sont nos présupposés, nos savoirs respectifs, quels sont nos méthodes, nos concepts, nos théories, mais également quels sont les enjeux culturels, politiques, historiques, médiatiques de nos comparaisons ? Peut-on identifier les lignes de force du comparatisme européen ? Dans la première partie de ce recueil, certains contributeurs ont choisi de présenter ce qui leur semblait important et/ou représentatif de la comparaison dans leur pays, selon le postulat qu’il existe une corrélation entre comparaison et nation (tout au moins au sein du territoire européen) ; selon le postulat également que l’Europe fonctionne comme un macrocosme qui interagit avec différents microcosmes, de sorte que le comparatisme est en réalité la comparaison de ces microcosmes (ce second postulat se retrouvant dans les contributions dont les auteurs ont choisi une perspective continentale). Ces contributions sont autant de réflexions en marche, et pas seulement des articles-monades, car elles portent en elles des débats, des échanges sur les différentes pratiques comparatistes, des convictions, des projections. En ce sens, ce recueil possède une dimension théorique et avant-gardiste, il constitue une réflexion en cours sur l’horizon du comparatisme européen dans un contexte mondialisé. C’est dans cette perspective que se situe le défi d’une communauté savante qui, comme celle des comparatistes européens, doit savoir à la fois trouver sa place et se déplacer sur l’échiquier mondial.