Pour une équité dans la littérature comparée. Autour du comparatisme en Bulgarie
1La littérature comparée présuppose une équité dans les procédés d’analyse du dialogue inter-littéraire. Et pourtant, certains ouvrages théoriques dans ce domaine proposent des définitions de la discipline qui ne respectent pas le principe d’impartialité dans les jugements critiques. Dans son livre intitulé La Littérature générale et comparée (1994), Daniel-Henri Pageaux reprend la définition formulée dans Qu’est-ce que la littérature comparée ? de Pierre Brunel, Claude Pichois et André-Michel Rousseau :
La littérature comparée est l’art méthodique, par la recherche de liens d’analogie, de parenté et d’influence, de rapprocher la littérature d’autres domaines de l’expression ou de la connaissance, ou bien les faits et textes littéraires entre eux, distants ou non dans le temps ou dans l’espace, pourvu qu’ils appartiennent à plusieurs langues ou à plusieurs cultures, fissent-elles partie d’une même tradition, afin de mieux les décrire, les comprendre et les goûter. (Brunel, Pichois et Rousseau, [1983] 1996, p. 150)
2Cette définition exhaustive présente pourtant un élément qui prête à confusion : c’est la notion d’influence, car elle implique une relation de dépendance entre deux littératures. Il nous semble erroné d’étudier les rapports littéraires en présupposant une subordination, et cela dans un domaine lié à l’acte de création.
3Nous sommes donc tentés de proposer une approche alternative. Nous partons de l’idée que les littératures correspondent dans leur réalisation à une situation locale, sociale et mentale concrète. Les œuvres littéraires ont la capacité de promouvoir des idées novatrices sur les sociétés et les comportements humains, idées récoltées partiellement dans le jardin mondial des belles-lettres et des arts, sans que cela suppose pour autant aucune forme d’influence.
4Logiquement, nos exemples seront puisés dans le contexte bulgare. Un des comparatistes bulgares les plus connus dans le cercle littéraire international des années 1980, et en particulier dans le milieu comparatiste slavisant et germanophone, Boyan Nitchev, a formulé une première définition bulgare de la littérature comparée : « La littérature comparée est une science qui étudie la manière dont les peuples interagissent les uns avec les autres, tout en échangeant des valeurs morales et spirituelles à travers l’art de la parole [Сравнителното литературознание е наука за това, как народите общуват помежду си, обменяйки нравствени и духовни стойности чрез изкуството на словото] » (Nitchev, 1986, p. 5, nous traduisons). Cette définition ne prend pas le risque d’indiquer les causes possibles des similitudes inter-littéraires. Mettre les littératures sur un pied d’égalité permet une analyse libérée des préjugés. Cette attitude théorique de Nitchev peut s’expliquer par l’histoire de la littérature bulgare, où les ruptures jouent un rôle au moins aussi important que la continuité, ce qui a provoqué un désir de stabilisation qui lui-même a suscité le besoin de chercher l’inspiration dans des œuvres canoniques à l’étranger, sans que ce choix volontaire suppose une quelconque influence (l’influence impliquant une forme de passivité chez celui qui la subit). À quoi il faut ajouter que Nitchev a formulé sa définition à une époque où la théorie de la réception1 esthétique de Hans Robert Jauss prenait de l’ampleur et apportait ses arguments à l’appui d’une approche centrée sur la notion d’interaction bien plus que sur celle d’influence.
5De notre côté, dans un ouvrage paru en 2014 et consacré à la littérature comparée et aux études relatives aux littératures du sud-est européen, nous avons, dans la continuité des réflexions de Nitchev, proposé une nouvelle définition susceptible de simplifier la définition française et de battre en brèche l’idée de la supériorité d’une littérature par rapport à une autre : « La littérature comparée étudie les belles-lettres en les soumettant à l’examen comparatif et en assurant leur passage à travers les frontières [Сравнителното литературознание изучава литературите, като сравнява, преминава граници и си служи с модели] » (Stantcheva, 2014a, p. 14, nous traduisons). Cette définition implique la nécessité d’approcher de manière comparative des réalités situées des deux côtés d’une frontière linguistique ou culturelle, et suppose donc la connaissance d’au moins deux cultures et deux langues. Elle laisse entendre aussi que le comparatiste doit choisir une méthode de travail : proposer une étude relevant de la poétique, historique ou non (formes, genres, courants littéraires), ou développer une analyse contextuelle, au sens large du terme (thèmes, mythes, images de l’autre). Et surtout, cette définition (qui inclut d’ailleurs aussi implicitement les études intermédiales dans le champ de la littérature comparée) permet de contourner la notion d’influence dans les études mettant en regard les littératures « à petite résonance » et les littératures « dominantes ».
Projets réalisés
6Chaque littérature éprouve le besoin de mesurer son impact sur les lecteurs étrangers (ce qui n’implique aucune volonté d’influencer les littératures étrangères). Ainsi, pour la recherche comparatiste en Bulgarie, il est important de savoir jusqu’à quel point la littérature bulgare a pu susciter des échos dans d’autres littératures européennes. Certes, on trouve dans la littérature bulgare de l’époque moderne des thèmes, des genres, des courants littéraires, des topoï exploités par les autres littératures européennes ; et l’appareil terminologique des courants littéraires modernes, emprunté aux littératures de l’Europe occidentale dès le « réveil national bulgare » (fin du XVIIIe-XIXe siècle), a été repris par la théorie et la critique littéraires bulgares. Mais l’histoire littéraire bulgare n’est pas structurée comme celle d’autres pays européens : ainsi, on y observe de nombreux syncrétismes entre différents courants. Cela vaut aussi pour les littératures des autres pays du sud-est européen.
7Il existe en Bulgarie des comparatistes qui s’intéressent exclusivement aux littératures étrangères. Toutefois, à notre avis, le rôle d’un comparatiste consiste surtout à montrer la place de sa propre littérature parmi les autres littératures. Il s’agit pour nous, plus concrètement, de mettre en place dans nos recherches, dans l’enseignement, et par le biais de la revue Colloquia Comparativa Litterarum2, une démarche comparatiste européenne à géométrie triangulaire. Nous entreprenons systématiquement des études comparées concernant au moins trois littératures européennes. L’absence d’intérêt réciproque que l’on constate souvent entre les littératures d’une même région se trouve compensée par l’intérêt de chacune de ces littératures pour d’autres littératures européennes. Ainsi, les littératures bulgare et roumaine affichent une indifférence magistrale l’une pour l’autre : mais on peut les intégrer ensemble à un corpus comprenant des œuvres représentant une troisième littérature à laquelle l’une et l’autre s’intéressent. On trouve ainsi des échos du naturalisme d’Émile Zola chez nombre d’auteurs bulgares, roumains, grecs et serbes (voir Stantcheva, 2016). Dans une de nos études (voir Stantcheva, 2014b), nous avons par ailleurs analysé la façon dont des écrivains européens se servent de procédés musicaux pour construire leurs textes : notre corpus comprenait des œuvres de Thomas Mann (Les Buddenbrook et Le Docteur Faustus), d’André Gide (Les Faux-Monnayeurs), de l’écrivaine roumaine Anna Blandiana (Le Tiroir aux applaudissements) et de la romancière bulgare Emilia Dvorianova (Passion ou la mort d’Alissa). Nous avons également, dans un autre travail (voir Stantcheva, 2015), axé notre attention sur le roman psychologique moderne, autour de trois littératures européennes : la littérature roumaine, la littérature bulgare et la littérature française de la période de l’entre-deux-guerres. En nous fondant sur une étude comparative de romans de Camil Petrescu, de Boris Chivatchev, d’André Gide et de Marcel Proust, nous avons mis au jour un tropisme commun, à savoir la peur de l’inconscient employée comme élément matriciel de l’intrigue.
8Les démarches thématologiques sont également attrayantes. Dans une étude de cette sorte (voir Stantcheva, 2007), nous avons évoqué la fusion entre la thématique de la danse et le modernisme, qu’on retrouve chez Friedrich Nietzsche, Johan Huizinga, Sigmund Freud, Arthur Schnitzler, Matei Caragiale, Tchavdar Moutafov, Blaise Cendrars, Ion Barbu, Guéo Milev, Marc Chagall, Luan Starova, Liviu Rebreanu, Anton Strachimirov, Mircea Cărtărescu et Mile Nedelkovski (les noms moins connus sont ceux d’écrivains bulgares, roumains et de la république de Macédoine). Sans être le seul biais par lequel aborder le modernisme, la danse n’en reste pas moins un angle d’attaque particulièrement pertinent. Nous avons d’ailleurs monté, avec des collègues, un projet plus large traitant de la problématique de la danse dans les littératures balkaniques (voir Stantcheva, 2004).
9Une autre approche est celle qui s’intéresse aux questions d’identité. La connaissance mutuelle des littératures européennes étant encore peu développée, l’identification des similitudes dans le comportement des écrivains n’est pas aisée. Dans une de nos études (voir Stantcheva, 2011), nous nous sommes penchée sur des exemples empruntés à la littérature bulgare, roumaine, française et lituanienne (autour de Konstantin Pavlov, Marin Sorescu, Jacques Prévert et Marcelijus Martinaitis), afin de mettre en évidence les grandes caractéristiques d’un genre particulier : le poème transformé en conte et critiquant une société donnée. Le « jeu avec le texte » et la « conscience critique » y entrent en résonance, quel que soit le contexte de production de l’œuvre.
10La dimension européenne de ce genre de projets aboutit à des analyses dépassant les clivages des histoires littéraires nationales. Une histoire littéraire nationale s’aperçoit rarement de l’intensité des dialogues littéraires internationaux. La construction de réseaux thématiques, stylistiques et comportementaux permet de découvrir des littératures dont la présence n’est encore tangible ni dans l’histoire littéraire européenne, ni dans les programmes universitaires.
Les entraves aux études comparant les littératures du sud-est européen et les littératures occidentales
11Nous nous proposons de commenter à présent les entraves historiques aux études comparant les littératures du sud-est européen et les littératures occidentales. Nous n’aborderons pas l’Antiquité grecque, dont toutes les littératures européennes sont les héritières. L’ancienne culture bulgare, créée sur la base de l’alphabet cyrillique des frères Cyrille et Méthode et de leurs disciples, et devenue, avec le temps, classique pour les autres peuples slaves et pour les Roumains, est également en dehors de notre sphère d’intérêts.
12Vers la fin du XIVe siècle, les États de la péninsule balkanique sont occupés par les Turcs ottomans. L’État bulgare de Tirnovo est conquis en 1393. L’Empire byzantin disparaît également après la prise de Constantinople, en 1453. Jusqu’à l’insurrection de 1821 et la création de l’État grec suite à la conférence de Londres en 1830, les terres des Grecs restent sous la domination des Ottomans. L’État serbe Raška est également asservi par l’Empire ottoman en 1459. Les principautés de Moldavie et de Valachie sont vassales de l’Empire ottoman à partir de 1461 pour la Valachie et de 1538 pour la Moldavie. Cet état de choses s’est prolongé jusqu’au milieu du XIXe siècle.
13Si nous énumérons ces dates historiques bien connues, c’est pour montrer à quel point l’arrivée des Turcs ottomans dans les Balkans s’est avérée désastreuse pour les peuples de la région. Cette domination qui détruit les États de la péninsule et introduit la tutelle d’une culture étrangère aux pays chrétiens de la région a duré de la fin du XIVe siècle jusqu’à la deuxième moitié du XIXe siècle. Pendant cette période, les pays d’Europe occidentale ont eu, eux, le loisir de se développer de manière spectaculaire dans tous les domaines de la vie sociale, politique et culturelle. Par conséquent, les comparaisons littéraires entre l’Europe occidentale et l’Europe orientale durant cette longue période n’étaient pratiquement pas possibles, sauf pour quelques manifestations dans la littérature et les arts. Les idées de la Renaissance et plus tard des Lumières n’étaient, en Europe du Sud-Est, connues que d’un nombre réduit d’hommes de lettres et d’érudits.
14Les études comparées prenant en compte les littératures des deux pôles européens naissent donc, timidement, au XVIIIe siècle, et s’affirment au XIXe siècle, pour se développer jusqu’à nos jours. Ce n’est en effet qu’à la fin du XVIIIe siècle que les peuples balkaniques commencent à fonder des institutions modernes d’administration de la culture et de l’enseignement. C’est à partir de cette époque qu’ils travaillent à l’affirmation de leur identité nationale et à l’obtention de leur indépendance politique et culturelle. Peu à peu, la vie culturelle et littéraire de la région balkanique commence à rattraper celle des pays occidentaux. Quel est le miracle qui a pu compenser cinq siècles de stagnation culturelle ? Les hommes de lettres et les érudits sont ceux qui ont réussi à maintenir, malgré les obstacles, les liens avec l’Europe occidentale. Et, grâce aux institutions ecclésiastiques, aux écoles, aux universités, et plus tard grâce aux livres imprimés et aux journaux, la vie culturelle a pu renaître de ses cendres.
15Mais il ne suffit pas de mentionner ces obstacles historiques. Les études comparatistes relatives aux littératures du sud-est européen se heurtent à de nombreuses autres difficultés, à commencer par la multitude de langues et de branches linguistiques : le roumain est une langue latine, la langue grecque et la langue albanaise constituent, chacune, une branche spécifique, le bulgare est une langue slave, etc. Une deuxième difficulté est liée à l’hostilité politique entre les nouveaux États qui se sont formés à la suite de leur libération des Empires ottoman et habsbourgeois. À quoi il faut ajouter une troisième entrave majeure : le manque de prestige, aux yeux des représentants de chaque nation, des littératures voisines. Or, nous savons que le capital symbolique (voir Bourdieu, 1994, p. 161) est très important dans le choix des objets de recherche ; et les recherches en matière de réception et les ouvrages bibliographiques montrent que l’intérêt des hommes de lettres de la région s’est longtemps porté principalement sur les littératures occidentales. Prenons l’ouvrage (en plusieurs volumes) intitulé La Réception des littératures européennes en Bulgarie (2004). Il ne signale, pour la période de l’entre-deux-guerres, qu’un seul roman roumain traduit en Bulgarie : et ce roman est de Panaït Istrati, qui écrivait en français. Et même au sein du groupe formé par les littératures d’Europe de l’Ouest, des hiérarchies très nettes sont perceptibles. Ainsi, dans la Bibliographie des relations de la littérature roumaine avec les littératures étrangères dans les éditions périodiques, 1859-1918 (1982), les indications bibliographiques relatives à la littérature française s’étendent sur 351 pages, alors que la littérature italienne n’occupe que 60 pages et la littérature espagnole 11.
Ivan D. Schischmanov et les débuts de la discipline comparatiste en Bulgarie
16Cela dit, la discipline comparatiste s’est malgré tout développée en Bulgarie, grâce notamment au Professeur Ivan D. Schischmanov. Né en 1862 (c’est-à-dire avant la libération de la Bulgarie de l’Empire ottoman, en 1878) à Svichtov, une ville portuaire au bord du Danube, il termine ses études secondaires à l’École Normale de Vienne (1876-1882), poursuit ses études supérieures de littérature et de philosophie à Iéna (1884) et à Genève (1885-1886), et soutient sa thèse de doctorat à Leipzig en 1888, sous la direction du professeur Wilhelm Wundt, l’un des fondateurs de la psychologie moderne.
17Ivan D. Schischmanov devient l’un des premiers professeurs de l’Université de Sofia, fondée en 1888. Il enseigne l’histoire littéraire comparée, la littérature et l’histoire culturelle générale. Il est connu pour ses activités de chercheur et de professeur universitaire, mais aussi comme ministre de l’Instruction publique (1903-1907) et comme fondateur et rédacteur en chef de revues littéraires importantes3. Marié à la fille de l’intellectuel ukrainien Mykhaïlo Drahomanov, philosophe, historien et folkloriste, Schischmanov est ambassadeur de Bulgarie en Ukraine de 1918-1919. Il meurt lors d’un voyage en service commandé à Oslo, en 1928.
18Schischmanov a ouvert deux voies à la littérature comparée en Bulgarie dès la dernière décennie du XIXe siècle. D’un côté, il accorde une attention spéciale à l’étude des relations de la littérature bulgare avec les littératures occidentales. Sa méthode consiste à expliciter des coïncidences temporelles et terminologiques. Dans son article intitulé « 1762. Païssii et Rousseau » (1890), il présente des œuvres contemporaines, mais très différentes pour ce qui est de leur fonction et de leur contexte4. Schischmanov analyse Émile ou De l’éducation, qu’il compare avec l’Histoire slavo-bulgare de Païssii de Hilendar. Il passe en revue la situation historique dans chacun des deux pays en 1762. Sa démarche vise à promouvoir l’idée d’un ensemble européen, malgré des différences frappantes : Jean-Jacques Rousseau consacre son ouvrage à l’éducation moderne du citoyen, Païssii écrit une histoire des Bulgares au caractère polémique, pour leur redonner la fierté d’être un peuple à l’histoire glorieuse. Schischmanov s’intéresse aussi aux destins respectifs des deux livres, qui sont également bien différents : celui de Rousseau est brûlé, alors que celui de Païssii reçoit un accueil chaleureux de la part des Bulgares. Même si aujourd’hui nous pouvons considérer la démarche de Schischmanov comme discutable d’un point de vue méthodologique, il a le grand mérite d’avoir réalisé une comparaison à l’échelle européenne. Grâce à lui, l’idée de chercher des similitudes entre les littératures d’Europe du Sud-Est et d’Europe de l’Ouest a pris forme en Bulgarie.
19Dans un autre article plus tardif intitulé « La Renaissance ouest-européenne et bulgare » (1928, repris dans Schischmanov, 1965), Schischmanov commente l’importance de la Renaissance italienne pour l’Europe aux XIVe, XVe et XVIe siècles. Le paradoxe historique consiste dans le fait que les grandes réussites de Pétrarque et de Boccace, par exemple, concordent presque avec la décadence de la Bulgarie médiévale et des autres peuples balkaniques, qui perdent leur indépendance. Tout en mentionnant le potentiel culturel de l’État bulgare avant sa chute, Schischmanov rappelle que les hommes de lettres bulgares ont transféré leur activité culturelle en Serbie, en Russie et en Roumanie, et ont joué un rôle similaire à celui de Byzance pour la Renaissance italienne (voir Schischmanov, 1965, p. 76-77). En ce qui concerne la Renaissance bulgare, qui se développe aux XVIIIe-XIXe siècles, l’auteur met l’accent sur son caractère de « Réveil national ». L’emploi, dans la langue bulgare, du même terme « Renaissance » – « Възраждане » – pour désigner deux mouvements culturels s’inscrivant dans deux époques et dans deux contextes géographiques radicalement hétérogènes est à l’origine de cette analyse comparative qui signale (malgré des différences très importantes) quelques similitudes. Schischmanov ne manque pas de souligner le rôle de plus en plus important, dans le cadre de ces deux Renaissances, du respect de la personnalité humaine, ainsi que de la foi en la valeur du savoir, de la science et de la culture. Schischmanov, ainsi, a posé les jalons des futures études comparatistes bulgares.
20De telles démarches comparatistes, fondées sur la synchronie, se développent depuis la deuxième moitié du XIXe siècle. Prenons à titre d’exemple la conférence de l’écrivain russe Ivan Tourgueniev sur Shakespeare et Cervantès ([1860], 1879). Si l’on compare les travaux de Schischmanov à celui de Tourgueniev, on constate que l’approche est très différente. Si dans son analyse, Tourgueniev s’appuie constamment sur la coïncidence entre les dates de parution respectives de Don Quichotte et de Hamlet, ses conclusions sont d’ordre esthétique (il affirme notamment que l’art, dans sa globalité, est fondé sur l’équilibre entre des extrêmes qu’on ne rencontre jamais dans la vie réelle), et relèvent, quoique librement, de ce que nous appellerons la « littérature comparée générale ». Schischmanov, lui, esquisse dans ses études un axe productif pour le développement de la littérature comparée en Bulgarie : celui de ce que nous nommerons les comparaisons « intereuropéennes ».
21Par ailleurs, il est important de souligner que Schischmanov est l’initiateur des études littéraires balkaniques. On peut mentionner notamment dans cette perspective ses études sur « La chanson du frère mort dans la poésie des peuples balkaniques » (voir Schischmanov, 1896). Dans le cadre de ses recherches sur le sujet, l’érudit bulgare entre en contact avec des collègues d’Athènes, de Graz, de Bucarest, de Londres, de Belgrade et de Zagreb, afin de suivre la diffusion de ce motif. Même s’il s’agit d’une recherche relevant des études sur le folklore, la démarche comparative de Schischmanov devient un modèle pour les chercheurs des générations futures en Bulgarie, en particulier pour ceux qui s’intéressent à la région du sud-est européen.
22L’étude des relations entre les littératures balkaniques ne se développera cependant que plus tard, dans la deuxième moitié du XXe siècle, grâce à plusieurs comparatistes, dont Pénio Roussev (1919-1982), Ilia Konev (1928-2009) et Nadejda Dragova (née en 1931). Tous s’intéressent à la Renaissance nationale qui caractérise les sociétés du sud-est européen au XIXe siècle. Depuis les années 1970, plusieurs comparatistes comme Boyan Nitchev (1930-1997) et Svetlozar Igov (né en 1945) ont étudié les relations entre les littératures slaves et balkaniques, dont la littérature bulgare.
En guise de conclusion
23Il est notoire que de nos jours, les démarches dans le domaine de la littérature comparée sont de plus en plus nombreuses en Europe. Ce qui nous semble important, c’est de trouver le moyen d’introduire les littératures moins reconnues dans la recherche et dans l’enseignement en littérature comparée. Nous avons essayé de présenter les points de vue de plusieurs comparatistes bulgares, ainsi que plusieurs projets comparatistes. Ce qui nous semble ressortir de ce petit survol, c’est le fait que le voisinage géographique ou même culturel entre deux littératures ne garantit pas entre elles des contacts intenses. Mais cela ne doit pas, bien au contraire, nous dissuader de développer des recherches comparatistes mettant en regard les différentes littératures du sud-est européen. L’exemple du savant Ivan D. Schischmanov doit nous encourager à développer nos recherches dans deux directions : il semble indispensable, d’une part de comparer les littératures balkaniques aux littératures occidentales, d’autre part de rechercher des similitudes au sein de cette unité non institutionnelle que représentent les littératures du sud-est européen.