Colloques en ligne

Ralph Häfner

Littérature comparée et histoire européenne des traditions. Le centre de recherche « Myosotis » : bilan et perspectives

Comparative Literature and European History of Traditions. The “Forget-Me-Not” Research Centre: Assessment and Perspectives

1« Myosotis. Centre de recherche en histoire européenne des traditions » (« Forschungsstelle für europäische Traditionsgeschichte ») est né en 20121. Au cours de mes travaux sur certains aspects de la circulation des idées en Europe, du XVIe au XIXe siècle, j’ai gagné l’impression que la fondation d’un centre de recherche explicitement consacré à l’histoire européenne des idées pourrait être utile à la coordination des recherches et à leur visibilité dans le contexte de l’Université de Fribourg. Notre centre n’a pas d’ailleurs de prétention à la nouveauté, compte tenu du fait qu’il y a des institutions prestigieuses très bien connues qui se consacrent à une programmation encore plus vaste. Le but principal de notre centre est de promouvoir des recherches qui situent les études sur la littérature allemande dans l’espace global des études dans le domaine de la littérature comparée et de l’histoire des idées.

2En guise de préambule, j’aimerais expliquer la notion poétique de « Myosotis », terme emblématique de notre centre de recherche. Puis je mettrai en lumière la dimension théorique qui caractérise l’approche historique de nos projets. Enfin, ces réflexions serviront de base à la présentation rapide d’une sélection de projets.

« Myosotis »

3Le « myosotis » est un genre de plantes très largement répandu dans les régions boisées. Bien que l’étymologie grecque ne réfère littéralement qu’à la forme des feuilles de ces plantes, il y a bien des équivalents en langues vernaculaires impliquant une symbolique très populaire : le « Vergissmeinnicht » en allemand, le « forget-me-not » en anglais, le « non-ti-scordar-di-me » en italien, le « nomeolvides » en espagnol, etc. Pour Gérard de Nerval, la plante sylvestre est un chiffre complexe capable de superposer des opposés. Nerval était convaincu que dans le rêve, la conscience humaine s’approprie un terrain imaginaire qui unit les opposés : l’absent est présent et le présent est absent. En tant que miroir énigmatique du macrocosme, la conscience est un microcosme qui, par les quatre points cardinaux, représente un réseau de signes multiformes, dont la valeur est justement le produit de la superposition des opposés ; le nord s’explique par le sud, l’ouest s’explique par l’est. Je laisse de côté le fait que la poétique nervalienne est foncièrement enracinée dans la biographie partiellement imaginaire de l’auteur romantique, qui s’inscrit volontairement dans une descendance bipolaire, unissant l’Aquitaine à l’Orient (lequel Orient s’étend pour lui de la région rhénane et de la Silésie jusqu’à l’Extrême‑Orient). Dans les « Mémorables », pièce célèbre qui clôt le récit nervalien d’Aurélia ([1855] 1920, en ligne), le rêveur écrit : « Sur les montagnes de l’Himalaya une petite fleur est née – Ne m’oubliez pas ! – Le regard chatoyant d’une étoile s’est fixé un instant sur elle, et une réponse s’est fait entendre dans un doux langage étranger. – Myosotis ! » Un peu plus bas, le texte propose une variation sur l’expression « Sur les montagnes de l’Himalaya » via une référence à la couleur : « Sur la cime d’un mont bleuâtre ». Visiblement, la couleur bleue est l’élément qui met en relation la montagne et la plante emblématique ; les deux sont ainsi les signes commémoratifs d’un souvenir lointain, à la fois dans l’espace et dans le temps.

4Le nom de « Myosotis » nous a donc paru parfaitement adapté au programme de notre centre de recherche. Dans la poétique nervalienne, le souvenir – historique, onirique, imaginaire – est à la source de l’acte créateur qui consiste à construire un réseau de signes, dont la signification est le résultat d’un processus interprétatif. Comme toute interprétation des signes est nécessairement inconstante, la signification des signes est perpétuellement en mouvement. En se déplaçant dans l’espace (du texte ou du corpus), le lecteur/observateur (surtout si son regard se veut comparatif/comparatiste) crée un réseau de signes qui s’organise de façon toujours renouvelée. Dans son traité sur « l’interprétation de la nature » ([1753] 1754, en ligne), Denis Diderot, penseur d’importance primordiale pour l’œuvre de Nerval, avait paradoxalement parlé de la nature comme d’un « ordre momentané ». En tout moment, la nature forme un tout, dont les particules élémentaires s’arrangent et se réorganisent sans cesse. L’acte créateur de l’interprétation des signes transforme la conscience de l’observateur, qui devient lui-même un autre au fil de ses essais d’interprétation. Et réciproquement, l’objet de l’observation n’a de réalité que dans l’interprétation de l’observateur. La réalité des objets interprétés fait donc partie de l’imaginaire de la conscience. C’est précisément ce que Nerval évoque. Face à son portrait à l’eau-forte, fait d’après un daguerréotype, il écrit : « Je suis l’autre ». « L’autre », c’est l’interprétation d’un « je » qui n’existe que dans le miroir trompeur du vrai. S’il y a une valeur du « je », elle ne se révèle que dans l’interprétation ambiguë de « l’autre ». Le « mont bleuâtre », dans l’imaginaire de Nerval, ne s’entend qu’à la lumière d’une fleur dont la couleur sert d’intermédiaire entre deux données à première vue très différentes.

Approche théorique

5Voici pour la genèse du nom de notre centre. Disons à présent quelques mots de l’approche théorique qui caractérise nos recherches comparatistes.

6La notion d’« europäische Traditionsgeschichte », d’« histoire européenne des traditions », a été élaborée par Edgar Wind (1900-1971) en 1934, alors qu’il rédigeait le premier (et seul) volume de la Bibliographie culturologique sur la postérité de l’Antiquité2 [Kulturwissenschaftliche Bibliographie zum Nachleben der Antike]. La Kulturwissenschaftliche Bibliographie est sans doute la plus vigoureuse manifestation du cercle d’Aby Warburg après le décès de l’historien en 1929. Dans sa préface, Wind a mis l’accent sur ce qu’il appelle les « analyses articulées [artikulierte Einzelanalysen] » des phénomènes historiques, qu’il décrit comme un ensemble de données historiques, de mouvements sociaux ou d’actions culturelles et intellectuelles. Selon Wind, l’ensemble culturel se compose de multiples aspects gnoséologiques, à savoir la « tradition figurative artistique [künstlerische Bildtradition] », la « tradition poétique et philologique [poetische und philologische Tradition] », la « tradition politico-sociale de l’action [politisch-soziale Tradition des Handelns] » et la « tradition des moyens d’orientation religieux, magiques et mathématiques [Tradition der religiösen, magischen und mathematischen Orientierungsmittel] ». S’inscrivant dans la lignée de l’« histoire culturelle [Kulturgeschichte] » de Jacob Burckhardt, Wind se comporte en grand polémiste à l’égard des concepts d’« empathie [Einfühlung] » et d’« intériorité [Innerlichkeit] », que Wilhelm Dilthey avait favorisés comme moyens interprétatifs dans le cadre de ce qu’il appelait les « Geisteswissenschaften » (les sciences de l’esprit, c’est-à-dire les sciences humaines). Héritier de Warburg en ce qui concerne l’étude intégrale des phénomènes culturels, Wind utilise pourtant la notion de « symbole » plutôt dans le sens d’Ernst Cassirer, dont les trois tomes de la Philosophie des formes symboliques [Philosophie der symbolischen Formen] ont été publiés en 1923, 1925 et 1929. Wind décrit le symbole comme l’expression de l’âme, ce qui lui donne une valeur signalétique (il parle explicitement de « Signal »). L’ensemble des phénomènes historiques se présente comme un « ordre momentané », s’il est permis de rappeler encore une fois la notion de Diderot (1749, en ligne), ou comme un « rééquilibrage passager » de signaux qui sont les vecteurs des multiples aspects culturels évoqués. La teneur symbolique des phénomènes, qui a une importance fonctionnelle pour l’ensemble culturel, est donc le sujet propre de la « Kulturwissenschaft » esquissée par Wind. Le signal éveille dans l’âme de l’observateur des souvenirs qu’il avait oubliés et qu’il revitalise dès qu’il les interprète à la lumière du présent. Les souvenirs ont donc une double portée – ils donnent du sens aux phénomènes culturels d’un passé dont on a oublié la signification et ils déploient en même temps une force créatrice dans un présent encore indéterminé et incompris (ce qui ressemble fort à une description des vertus des travaux comparatistes comportant une dimension diachronique) :

Puisque les événements historiques assument leur forme symbolique par le fait même qu’ils sont des essais de rééquilibrage passager qui résultent de tensions foncières, ils sont d’une inconstance caractéristique. L’histoire ne se « déroule » pas simplement, elle se produit par des crises, et leurs événements décisifs sont les « accalmies de la méditation », qui sont suivies par le risque de l’action. Or, c’est précisément dans ces crises que doit s’avérer juste la force créatrice du souvenir, force qui par l’intervention et la stimulation de symboles traditionnels appelle à la contemplation ou contraint à l’action et soulève ainsi périodiquement le renversement. Dans la crise de la décision le symbole rappelé agit comme modèle ou comme semonce ; dans l’accalmie du doute il agit comme incitation ou comme bride. Pour l’historien du symbole le « souvenir » est donc le problème central de la philosophie de l’histoire : non seulement parce qu’il est lui-même l’organe de la connaissance historique, mais aussi parce qu’il crée – dans ses symboles – un réservoir de forces qui se déchargent d’une manière historique dans une situation donnée [Gerade weil die geschichtlichen Ereignisse und Leistungen ihre symbolische Form dadurch gewinnen, daß sie aus grundlegenden Spannungen als vorübergehende Ausgleichsversuche hervorgehen, sind sie von einer eigentümlichen Sprunghaftigkeit. Die Geschichte « rollt » nicht einfach « ab », sondern sie vollzieht sich in Krisen, und ihre entscheidenden Ereignisse sind die « Pausen der Besinnung », denen das Wagnis der Handlung folgt. Gerade in diesen Krisen aber muß sich die gestaltende Macht der Erinnerung bewähren, die durch Ergreifung und Belebung überkommener Symbole zur Besinnung aufruft oder zur Handlung treibt und so die Umkehr periodisch auslöst. In der Krisis der Entscheidung wirkt das erinnerte Symbol als Vorbild oder als Warnung, in der Pause des Zweifels als Ansporn oder Zügel. « Erinnerung » ist daher für den Historiker des Symbols das zentrale geschichtsphilosophische Problem : nicht nur weil sie selbst das Organ geschichtlicher Erkenntnis ist, sondern weil sie – in ihren Symbolen – gleichsam das Reservoir der Kräfte schafft, die sich in einer gegebenen Situation geschichtlich entladen]. (voir Meier, Newald et Wind, 1934, p. X, nous traduisons)

7Wind a enseigné l’histoire de l’art à l’Université d’Oxford de 1955 à sa disparition en 1971. Il a réalisé l’idée d’une « europäische Traditionsgeschichte » dans son œuvre magistrale, Les Mystères païens à la Renaissance [Pagan Mysteries in the Renaissance] (1958). La contexture de l’ouvrage a quelque ressemblance, au moins superficielle, avec la monographie La Littérature européenne et le Moyen Âge latin [Europäische Literatur und lateinisches Mittelalter] (1948) d’Ernst Robert Curtius, particulièrement en ce qui concerne la complémentarité des chapitres thématiques et de la série d’appendices spécialisés. Toutefois, Curtius se servait le plus souvent du principe d’analogie entre les idées, et construisait donc une structure de parallélismes artificielle qui, bien que souvent ingénieuse, ne visait pas à la reconstruction d’un ensemble de phénomènes historiques dans son intégralité sociale et culturelle. Wind, lui, voulait créer une texture dont l’intelligibilité se fondât sur un ensemble d’« analyses articulées » de phénomènes historiques. Il emploie cette même méthode dans ses études sur le siècle des Lumières, publiées après sa mort par Jaynie Anderson sous le titre Hume et le portrait héroïque. Études sur l’imagerie du XVIIIe siècle [Hume and the Heroic Portrait. Studies in 18th-Century Imagery] (1986). Or cette ambition de rendre compte des articulations internes d’un ensemble est fondamentale dans notre conception de la littérature comparée.

8Cela dit, pourquoi cette restriction : l’histoire européenne des traditions ? Pour répondre à cette question, jetons un œil sur l’étude Pagan Mysteries in the Renaissance. En choisissant le problème de la survivance de l’Antiquité gréco-romaine comme objet d’investigation, Wind a très bien noté que l’appréciation des phénomènes culturels extra-européens a fourni, depuis l’Antiquité tardive jusqu’au XIXe siècle, un apport décisif à la formation et au changement continuels des réseaux symboliques. Pour comprendre l’impact du zoroastrisme ou des religions antiques à mystères du Proche-Orient, par exemple, Wind a essayé de reconstituer les approches multiples et parfois très diverses qu’a connu ce phénomène dans les cercles érudits depuis la Renaissance jusqu’à l’âge moderne. Il serait d’ailleurs erroné de supposer qu’il n’existe qu’une seule perspective européenne face à un phénomène aussi complexe que les religions à mystères. La pluralité des regards en Europe, en diverses époques et dans des espaces sociaux variés, sur des phénomènes culturels qui semblent être, en apparence, les mêmes, mais qui sont en fait clairement distincts les uns des autres, ouvre déjà un champ de recherche assez vaste. Par ailleurs, si l’on prend en considération les difficultés qui surgissent quand l’on confronte des ensembles culturels s’appuyant sur des fondements linguistiques divergents, la question se pose de savoir comment on peut écrire des histoires globales sans connaissance linguistique suffisante des langues concernées, des langues asiatiques, par exemple. Si l’on parle de l’histoire européenne des traditions, ce problème se résout dans la mesure où les religions à mystères, dans l’exemple de Wind, sont déjà, pour ce qui est de l’espace gréco-romain, transformées en des formes symboliques qui se comprennent par une tradition textuelle grecque et latine, c’est-à-dire occidentale. C’est cette même double raison – difficulté déjà suffisamment grande d’appréhender la complexité interne de l’Europe, problème de la connaissance des langues – qui a fait que nous avons décidé de nous focaliser, dans nos travaux comparatistes, sur des corpus européens.

Projets

9Venons-en à présent à la présentation de quelques projets de notre centre.

10Les projets poursuivis entre 2012 et 2019 sont de types nettement distincts :

  1. organisation de colloques interdisciplinaires et publication des actes ;

  2. préparation d’éditions de textes ;

  3. publication de monographies.

11En 2013, nous avons organisé un colloque international et interdisciplinaire qui avait pour but d’explorer la tradition mythographique à l’âge moderne. Dans la tradition d’Edgar Wind, nos « analyses articulées » de phénomènes historiques exemplaires portaient sur la mythographie du XVIe au XXe siècle, tout en intégrant la tradition mythographique depuis l’Antiquité tardive. Le but de ce colloque était donc d’explorer les fonctions multiples de l’usage des manuels mythographiques depuis la Renaissance (Boccaccio, Giraldi, Conti et bien d’autres) dans la littérature, les arts et les sciences. Depuis la naissance de la philologie critique au tournant du XVIIe siècle, la recherche comparée sur les mythes remet en question les origines « orientales » (hébraïques et égyptiennes) de la mythologie gréco-romaine. D’autre part, au seuil du XIXe siècle, on entreprend d’enquêter sur la possibilité d’une origine indienne de la mythologie antique. Le colloque a mis l’accent sur les modèles et les méthodes de l’accueil critique des mythes dans les cercles intellectuels concernés. Nous avons essayé d’établir une série de cas exemplaires visant à reconstruire les fonctions variées de la mythographie, qui sert d’intermédiaire critique entre les mythes antiques et la littérature, les arts et les sciences à l’âge moderne. Ont contribué à ce projet des spécialistes des littératures anglaise, française et allemande – toujours, bien entendu, dans une perspective comparatiste. Nous avions d’ailleurs profité d’un soutien de la Fritz Thyssen Stiftung. Le projet a abouti en 2016 à la publication des actes dans la collection dédiée à notre centre de recherche, « Myosotis. Forschungen zur europäischen Traditionsgeschichte », chez l’éditeur Universitätsverlag Winter à Heidelberg.

12Par ailleurs, un colloque que Markus Winkler (Université de Genève) et moi-même avons organisé en décembre 2018 avait pour but de reconsidérer quelques « figurations modernes de mythes anciens ». Les contributions, qui portaient sur des sujets allant de l’appréciation européenne des marbres célèbres dits d’Elgin jusqu’au romancier Hans Henny Jahnn (début du XXe siècle), tournaient autour du thème notoire des « dieux en exil », en hommage au fameux traité de Henri Heine, qui, en 1853, publiait ses recherches humoristiques « Die Götter im Exil » (voir Häfner et Winkler, 2020).

13Pour ce qui est des éditions, j’aimerais présenter brièvement deux exemples. Nous avons mené à bien une édition de la bibliographie manuscrite de la bibliothèque personnelle de Johann Gottfried Herder (1744-1803), établie en 1776, lors de son déménagement de Bückeburg à Weimar, où Goethe l’avait appelé. Dans le cercle d’écrivains dont le duc Charles Auguste de Saxe-Weimar-Eisenach s’était entouré, c’est le théologien Herder qui rassembla la plus prestigieuse bibliothèque. Elle comptait plus de six mille livres à sa mort en 1804, et il avait déjà rassemblé en 1776 plus de mille livres témoignant d’intérêts multiples qui le désignent comme un des derniers érudits universels. Pour ce qui est de sa philosophie de l’histoire, par exemple, notre connaissance de sa bibliothèque et de sa genèse nous permet de mieux apprécier, en tant que comparatistes, les sources littéraires complexes auxquelles il a puisé.

14L’autre édition, en cours, comprendra les poèmes du poète et physiologiste bernois Albrecht von Haller (1708-1777). Dans les deux domaines, Haller avait une renommée européenne incontestée. Ses poèmes, dont le plus connu est sans doute la pièce « Les Alpes » [« Die Alpen »] (1729), écrite en alexandrins, ont été traduits au cours du XVIIIe siècle, notamment en français, en italien et en anglais. En établissant une édition semi-critique, nous souhaitons présenter, dans la mesure du possible, les variantes que l’auteur a proposées au fil des nombreuses éditions qui se sont succédé à un rythme rapide jusqu’à sa mort en 1777. L’édition sera accompagnée d’un commentaire à dimension comparatiste qui mettra en relief notamment la corrélation entre le texte, le savoir scientifique (essentiellement botanique et géologique) de l’auteur, ses sources littéraires grecques et latines et l’imaginaire qui s’exprime en de larges tableaux descriptifs.

15Enfin, pour ce qui concerne les monographies, j’ai de mon côté publié en 2014 Masques en société. Bacchanales, banquets et petits soupers de Henri Heine à François Rabelais [Masken in Gesellschaft. Bacchanale, Bankette, Petits Soupers von Heine bis Rabelais], dont l’achèvement m’a été facilité par un semestre sabbatique que j’ai passé au Freiburg Institute of Advanced Studies (FRIAS). Cet essai s’inscrit dans la continuité de mon livre intitulé La Sagesse de Silène. Henri Heine et la critique de la vie [Die Weisheit des Silen. Heinrich Heine und die Kritik des Lebens], paru en 2006. Le point de départ de Masques en société est un texte énigmatique, les Aveux de l’auteur, écrit par Heine quelques années avant sa mort, texte qui mobilise toute une tradition intellectuelle progressiste qui ne se termine pas, à coup sûr, avec Rabelais. Au niveau stylistique et matériel, le célèbre inventeur de Gargantua et de Pantagruel – roman que Balzac, qui fut l’ami de Heine pendant plus d’une décennie, qualifia d’« immortelle satire » (voir Balzac, 1979, p. 1351) – représente un modèle pour ce que j’ai appelé « la société imaginaire d’intellectuels » entrant en communication par-delà les siècles. D’ailleurs, pour l’écrivain allemand, qui habita à Paris pendant vingt-cinq ans, l’autre grand modèle est Voltaire, qui se plaisait à réunir Lucien, Érasme et Rabelais dans un dialogue imaginaire. La créativité qui naît de cette tradition consistant à établir des sociétés imaginaires, critiques des sociétés réelles, sera de plus nettement mise en lumière par Gérard de Nerval, lui aussi contemporain et ami de Heine, dans Les Illuminés (1852) : en reconstituant l’histoire des « précurseurs du socialisme », Nerval crée une tradition imaginaire qui met en valeur le penser autrement dans des contextes littéraires du XVIe au XIXe siècle.

16L’autre projet de monographie comparatiste que je présenterai rapidement a été réalisé en 2018. Il s’agit d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université de Fribourg, qui aborde la question du statut des platonismes multiformes dans l’œuvre de Percy Bysshe Shelley. Grâce au travail de Frank F. Pauly, La Vérité de la poésie. La Défense de la poésie de P. B. Shelley dans le contexte de la tradition des poétologies néoplatoniciennes [Die Wahrheit der Dichtung. P. B. Shelley’s Defence of Poetry im Kontext der Tradition neuplatonischer Poetologien], on comprendra désormais mieux dans quelle mesure le néoplatonisme, toujours transformé et réinterprété au fil des âges, a modelé la créativité de l’auteur et poète anglais.

17Voilà donc, dans les grandes lignes, quelques-uns des projets par lesquels s’est réalisé l’ambition de notre centre de recherche de pratiquer le comparatisme sous la forme d’une histoire européenne des traditions.